« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Sculpture » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
en cours ...
en cours ...
Ligne 2 056 :
répondrons: «Il est utile d'étudier la statuaire grecque et de s'enquérir
en même temps de l'état social au milieu duquel elle s'est développée,
parce que cet art est en harmonie avec cet état social et que sa forme sen-*sensible est parfaitement belle; mais notre état social moderne étant différent
de celui des Grecs, il est utile de savoir comment à d'autres époques,
dans des conditions nouvelles étrangères à celles de la société
grecque, des artistes ont su aussi développer un art sans imiter les Grecs
et en conservant leur caractère propre; parce qu'il est utile toujours de
connaître les moyens sincères qu'emploie l'intelligence humaine pour se
manifester.» Nier que l'état social et religieux de la Grèce n'ait pas été
le milieu le plus favorable au développement des arts plastiques qui ait
jamais existé, ce serait nier la lumière en plein midi; mais prétendre
que ce milieu puisse être le seul, ou plutôt que ce qu'il a produit doive
sans cesse être reproduit, même dans d'autres milieux, c'est nier le développement
de l'esprit humain, si bien préconisé par les Grecs eux-mêmes,
et considérer les aspirations vers des horizons nouveaux comme
les bouffées d'une sotte vanité. Nous accordons qu'on ne saurait dépasser
la beauté plastique de la statuaire grecque, alors la conclusion devrait
être de chercher une autre face non développée de la beauté. C'est dans
ce sens que les efforts des statuaires du XIII<sup>e</sup> siècle se sont dirigés. Dans
leurs ouvrages la beauté purement plastique est certainement fort
au-dessous
de ce que nous a laissé la Grèce; mais un nouvel élément intervient,
c'est l'élément intellectuel que les Grecs les premiers ont fait surgir. La
statuaire n'est plus seulement une admirable forme extérieure, une
sublime
apparence matérielle, elle devient un être révélant toute une suite
d'idées, de sentiments. Toutes les statues grecques regardent dans <i>leur</i>
présent--et c'est pour cela qu'il est si ridicule de les copier aujourd'hui
que ce passé est bien loin--tandis que les statues du moyen âge des
bons temps manifestent une pensée qui est de l'humanité tout entière et
semblent vouloir deviner l'inconnu. C'est ce qui nous faisait dire tout à
l'heure que beaucoup d'entre elles expriment le doute, non le doute
mélancolique et découragé, mais le doute audacieux, investigateur;
ce
doute qui, à tout prendre, conduit au grand développement des sociétés
modernes, ce doute qui a formé les Bacon, les Galilée, les Pascal, les
Newton, les Descartes. La statuaire des Grecs est sœur de la poésie;
celle du moyen âge pénètre dans le domaine de la psychologie et de la
philosophie. Est-ce un malheur? Qu'y faire? si ce n'est en prendre résolûment
son parti et profiter du fait au lieu d'essayer de le cacher. La
plupart de nos statuaires ne sont-ils pas un peu comme des scribes s'amusant
à recopier sans cesse des manuscrits enluminés et refusant de
reconnaître l'invention de l'imprimerie?
 
Il ne faudrait pas croire cependant que ces statuaires du XIII<sup>e</sup> siècle
n'ont pas pu, quand ils l'ont voulu, exprimer cette sérénité brillante et
glorieuse qui est le propre de la foi. À Paris, à Reims, bon nombre de
figures sont empreintes de ces sentiments de noble béatitude, que l'imagination
prête aux êtres supérieurs à l'humanité. Les anges ont été pour
eux un motif de compositions remarquables, soit comme ensemble, soit
dans l'expression des têtes.
 
On peut voir dans les voussures de la porte principale de Notre-Dame
de Paris deux zones d'anges à mi-corps dont les gestes et les expressions
sont d'une grâce ravissante. La cathédrale de Reims a conservé une grande
quantité de ces représentations d'êtres supérieurs, traitées avec un rare
mérite. Les anges posés sur les grands contreforts et qui sont de dimensions
colossales sont presque tous des œuvres magistrales. D'autres, d'une époque
un peu plus ancienne, c'est-à-dire qui ont dû être sculptés vers l'année
1225 et qui sont adossés aux angles des chapelles absidales, sous la corniche,
ont des qualités qui les mettent presqu'en parallèle, comme faire,
avec la statuaire grecque du bon temps. Nous donnons (fig. 17) la tête
d'un de ces anges. L'antiquité n'exprime pas mieux la jeunesse, l'ingénuité,
le bonheur calme et sûr, et cependant dans ces traits intelligents,
rien de niais ou de mignard. C'est jeune et gracieux, mais en même
temps puissant et sain. Nous inviterions les personnes qui, sans avoir
jamais regardé la statuaire du moyen âge que sur des bahuts flamands
couverts de magots difformes ou sur quelques dyptiques, ne voyent dans
cet art qu'un développement du <i>laid</i>, d'aller faire un voyage à Reims, à
Chartres ou à Amiens et d'examiner avec quelque attention les bonnes
statues colossales de ces églises et les deux ou trois mille figures des
voussures et bas-reliefs; peut-être leur jugement serait-il quelque peu
modifié<span id="note19"></span>[[#footnote19|<sup>19</sup>]].
 
Si cette tête d'ange est belle, intelligente, cette beauté
ressemble-t-elle
à celle des beautés grecques? Nullement. Le front est haut et large,
les yeux longs, à peine enfoncés sous les arcades sourcilières, le nez est
petit, le crâne large aux tempes, le menton fin. C'est un type de jeune
Champenois idéalisé, qui n'a rien de commun avec le type grec. Ce n'est
pas là un tort, à nos yeux, mais une qualité. Idéaliser les éléments que
l'on possède autour de soi, c'est là le véritable rôle du statuaire plutôt
que de reproduire cent fois la tête de la Vénus de Milo, en lui enlevant,
à chaque reproduction, quelque chose de sa fleur de beauté
originale<span id="note20"></span>[[#footnote20|<sup>20</sup>]].
Nous n'avons pas suffisamment insisté sur les conditions dans lesquelles
le beau se développait chez les Athéniens entre tous les Grecs. Si élevée
 
[Illustration: Fig. 17.]
 
que soit la doctrine de Platon, si merveilleux que soit le <i>Phédon</i>, comme
grandeur et sérénité de la pensée, il ressort évidemment de
l'argumentation
de Socrate que la fin de l'homme c'est lui, c'est le perfectionnement de <i>son</i> esprit, le détachement de <i>son</i> âme des choses matérielles. Il
y a dans le <i>Phédon</i> et dans le <i>Criton</i> particulièrement, une des plus belles
définitions du devoir que l'on ait jamais faite. Mais il n'est question que
du devoir envers la patrie; l'humanité n'entre pour rien dans les
pensées
exprimées par Socrate. C'est à l'homme à s'élever par la recherche
de la sagesse et par cette recherche il se détache autant du prochain que
de son propre corps. La recherche de la beauté dans les arts, suivant les
Athéniens, procédait de la même manière; l'homme est sublime,
l'humanité
n'existe pas. C'est pourquoi tant de personnes, jugeant des choses
d'art avec leur instinct seulement, tout en admirant une statue grecque,
lui reprochent le défaut d'expression, ce qui n'est pas exact, mais plutôt
le defaut de sensibilité humaine, ce qui serait plus près de la vérité.
Tout <i>individu-statue</i>, plus il est parfait chez l'Athénien et plus il se rapproche
d'un <i>mythe-homme</i>, complet, mais indépendant du reste de
l'humanité,
détaché, absolu dans sa perfection, Aussi, voyez la pente: de
l'homme supérieur, le Grec fait un héros; du héros, un dieu. Certes il y
a là un véhicule puissant pour arriver à la beauté, mais est-ce à dire que
ce véhicule soit le seul et surtout qu'il soit applicable aux sociétés modernes?
Et cela est particulièrement propre aux Athéniens, non point à
toute la civilisation grecque. Les découvertes faites en dehors de l'Attique
nous démontrent qu'on s'est fait chez nous, surl'art grec, des idées
trop absolues. Les Grecs pris en bloc ont été des artistes bien plus
<i>romantiques</i> qu'on ne le veut croire. Il suffit, pour s'en convaincre, d'aller
visiter le Musée britannique, mieux fourni de productions de la statuaire
grecque que le Musée du Louvre. Ce qui ressort de cet examen, c'est
l'extrême liberté des artistes. Les fragments du tombeau de Mausole,
par exemple, qui certes datent d'un bon temps et qui sont très-beaux,
ressemblent plus à de la statuaire de Reims qu'à celle du Parthénon.
Nous en sommes désolés pour les classiques qui se sont fait un petit art
grec commode pour leur usage particulier et celui de leurs prosélytes;
c'est d'un déplorable exemple, mais c'est grec et bien grec; et ce monument
était fort prisé par les Grecs, puisqu'il fut considéré comme la
septième
merveille des arts. Pouvons-nous admettre que les Grecs ne s'y
connaissaient
pas?
 
La statue du roi de Carie est presque entièrement conservée, compris la
tête; et tout le personnage rappelle singulièrement une des statues du portail
de Reims que nous donnons ici (fig.18), en engageant les sculpteurs à
aller la voir. C'est la première sur l'ébrasement de gauche de la porte centrale.
Or, quand on songe que cette statue du roi Mausole est postérieure
de soixante ans à la statuaire de Phidias, on peut assurer que les statuaires
grecs ne se recopiaient pas et qu'ils cherchaient le neuf sur toutes les
voies, sans craindre d'aller sans cesse recourir à la nature comme à la
source vivifiante. Au Musée britannique on peut voir d'assez nombreux
exemples de cette statuaire grecque des côtes de l'Asie Mineure qui, bien
qu'empreinte d'un style excellent, diffère autant que la statuaire du
moyen âge elle-même de la statuaire de l'Attique. Si les musées en France
étaient des établissements sérieusement affectés à l'étude et placés en
dehors des systèmes exclusifs, n'aurait-on pas déjà dû réunir, dans des
salles spéciales, des moulages de la statuaire antique et du moyen âge
comparées. Rien ne serait plus propre à ouvrir l'intelligence des artistes
et à leur montrer comment l'art, à toutes les époques, procède toujours
d'après certains principes identiques. Cela ne vaudrait-il pas mieux et ne
serait-il pas plus libéral que de repaître notre jeunesse de banalités et
d'entretenir au milieu d'elle une ignorance qui, si les choses continuent
 
[Illustration: Fig. 18.]
 
ainsi, nous fera honte en Europe<span id="note21"></span>[[#footnote21|<sup>21</sup>]]? Si dans des salles on plaçait parallèlement des figures grecques de l'époque éginétique et des figures du
XII<sup>e</sup> siècle de la statuaire française, on serait frappé des analogies de
ces deux arts, non-seulement quant à la forme, mais quant au <i>faire</i>. Si
plus loin on mettait en regard des figures de l'époque du développement
grec et du XIII<sup>e</sup> siècle français, on verrait par quels points de contact
nombreux se réunissent ces deux arts, si différents dans leurs
expressions.
Mais cela tendrait à émanciper l'esprit des artistes et à faire
reconnaître
qu'il y a un art français avant le XVI<sup>e</sup> siècle, deux choses qu'il faut
empêcher à tout prix, parce que ce serait la mort du protectorat académique
en matière d'art, et que le protectorat est commode pour ceux
qui l'exercent comme pour ceux qui s'y soumettent et en profitent par
conséquent.
 
Ce qu'il est important de maintenir, c'est qu'avant le XVI<sup>e</sup> siècle, toute
reproduction d'art en France n'était qu'un essai grossier, barbare. Que
l'Italie a eu l'heureuse destinée de nous éclairer, que certains artistes
assez adroits, au XVI<sup>e</sup> siècle, en France, sous l'influence de la cour de
François I<sup>er</sup>, se sont dégrossis au contact des Italiens et ont produit des
œuvres qui ne manquent pas de charme. Mais qu'au XVII<sup>e</sup> siècle seul,
c'est-à-dire à l'académie qui en est une incarnation, il était réservé de
coordonner tous ces éléments et d'en faire un corps de doctrine d'où la
lumière, à tout jamais, doit jaillir. Si on laisse entrevoir que la France a
possédé un art avant cette inoculation italienne du XVI<sup>e</sup> siècle, si bien réglée
par l'académie, tout cet échafaudage scellé, dressé avec tant de soins
et à l'aide de mensonges historiques s'écroule et nous nous retrouvons
en face de nous-mêmes, c'est-à-dire de nos œuvres à nous. Nous
reconnaissons
qu'on a pu faire des chefs-d'œuvre sans école des Beaux-Arts et
sans <i>villa Medici</i>. Nous n'avons plus, en fait de <i>protecteurs</i> des arts, que
notre talent, notre étude, notre génie propre et notre courage. Il n'y a
plus de gouvernement possible dans l'art avec ces éléments seuls, tout
est perdu pour les gouvernants comme pour une bonne partie des
gouvernés
et surtout pour la classe des censeure, n'ayant jamais tenu ni
l'ébauchoir, ni le compas, ni le pinceau, mais vivant de l'art comme
le lierre vit du chêne en l'étouffant sous son plantureux feuillage.
</div>
<center>
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable!<br>
</center>
<div class=prose>
Si l'on eû dit à ces artistes, pardon, à ces imagiers du XIII<sup>e</sup>
siècle: «Bonnes
gens, qui faites de la sculpture comme nulle part on n'en fait de votre
temps, qui formez l'école mère où l'on vient étudier, qui envoyez des
artistes partout, qui pratiquez votre art avec la foi en vos œuvres et une
parfaite connaissance des moyens matériels, qui couvrez notre pays d'un
monde de statues égal, au moins, au monde de statues des villes
grecques;
il arrivera un moment en France, à Paris, là où vous placez le
centre
de vos écoles, où des hommes, Français comme vous, nieront votre
mérite,--cela vous importe peu,--mais essayeront de faire croire que
vous n'avez pas existé, que vos œuvres ne sont pas de vous, qu'elles sont
dues à un hasard protecteur, et donneront, comme preuve, que vous
n'avez pas <i>signé</i> vos statues...» les bonnes gens n'auraient pas ajouté foi
à la prédiction. Cependant le prophète eût bien prophétisé.
 
Nous ne demanderions pas mieux ici que de nous occuper seulement
de nos arts anciens; mais il est bien difficile d'éviter les parallèles, les
comparaisons, si l'on prétend être intelligible. La statuaire est un art qui
possède plus qu'aucun autre le privilége de l'unité. Elle n'est point
comme l'architecture forcée de se soumettre aux besoins du moment,
comme la peinture dont les ressources sont tellement variées, infinies,
qu'entre une fresque des catacombes et un tableau de l'école hollandaise
il y a mille routes, mille sentiers, mille expressions diverses et mille manières
différentes de les employer. Faire l'histoire de la statuaire d'une
époque, c'est entrer forcément dans toutes les écoles qui ont marqué.
Qu'on veuille donc bien nous pardonner ces excursions répétées soit dans
l'antiquité, soit chez nos statuaires modernes. Pourrions-nous faire saisir
la qualité que nous appelons <i>dramatique</i>, dans la statuaire du moyen âge,
sans chercher jusqu'à quel point les anciens l'ont admise et ce que nous
en avons fait aujourd'hui?
 
Il est nécessaire d'abord d'expliquer ce que nous considérons comme
l'élément dramatique dans la statuaire. C'est le moyen d'imprimer dans
l'esprit du spectateur, non pas seulement la représentation matérielle
d'un personnage, d'un mythe, à un acte, d'une scène, mais tout un ordre
d'idées qui se rattachent à cette représentation. Ainsi une statue parfaitement
calme dans son geste, dans l'expression même de ses traits, peut
posséder des qualités dramatiques et une scène violente n'en posséder
aucune. Telle statue antique, comme l'Agrippine du Musée de Naples,
par exemple (admettant même qu'on ne sût pas quel personnage elle
représente), est éminemment drmnatique, en ce sens que dans sa pose
affaissée, dans l'ensemble profondément triste et pensif de la figure, on
devine tout une histoire funeste, tandis que le groupe de Laocoon est
bien loin d'émouvoir l'esprit et de développer un drame. Ce sont des
modèles, et les serpents ne sont-ils qu'un prétexte pour obtenir des effets
de pose et de muscles. Nous choisissons exprès ces deux exemples dans
une période de la statuaire où l'on cherchait précisément cette qualité
dramatique, et où on ne l'obtenait que quand on ne la cherchait pas,
c'est-à-dire dans quelques portraits. Bien que dans la statuaire la beauté
de l'exécution soit plus nécessaire qne dans tout autre art, cependant
l'élément dramatique n'est pas essentiellement dépendant de cette
exécution.
Tel bas-relief des métopes de Sélinonte, quoique d'une exécution
primitive, roide, telle sculpture du XII<sup>e</sup> siècle qui présente les mêmes im-*
perfections, sont profondément empreints de l'idée dramatique, en ce que
ces sculptures transportent l'esprit du spectateur bien au delà du champ
restreint rempli par l'artiste. Il est à remarquer d'ailleurs que la qualité
dramatique dans la statuaire semble s'affaiblir à mesure que la perfection
d'exécution matériel1e se développe. Dans les monuments égyptiens
de la haute antiquité, l'impression dramatique est souvent d'autant plus
profonde que l'exécution est plus rude<span id="note22"></span>[[#footnote22|<sup>22</sup>]].
 
Dans les arts du dessin et dans la sculpture particulièrement, l'impression
dramatique ne se communique au spectateur que si elle émane
d'une idée simple et que si cette idée se traduit, non par l'apparence
matérielle du fait, mais par une sorte de traduction idéale ou poétique,
ou par l'expression d'un sentiment parallèle, dirons-nous. Ainsi, donner
à un héros des dimensions supérieures à celles des personnages qu'il
combat, c'est rentrer dans la première condition. Donner à ce héros une
physionomie impassible pendant une action violente, c'est rentrer dans
la seconde. Représenter un personnage colossal lançant du haut de son
char, entraîné par des chevaux au galop, des traits sur une foule de petits
ennemis renversés et suppliants, c'est une traduction idéale ou
poétique
d'un fait; donner aux traits de ce personnage une expression impassible,
de telle sorte qu'il semble ne jeter sur ces vaincus qu'un regard
vague, exempt de passion ou de colère, c'est graver dans l'esprit du
spectateur une impression de grandeur morale qui produit
instinctivement
l'effet voulu.
 
Nous ne possédons malheureusement qu'un très-petit nombre de
grandes compositions de la statuaire grecque et il serait difficile de suivre
la filiation du dramatique dans cet art. La composition des frontons
du temple d'Égine obtenue au moyen de statues représentant, dans
diverses
poses, un fait matériel, n'a rien de dramatique. Mais cependant le
sentiment du dramatique est profondément gravé dans l'art grec dès une
assez haute antiquité, si l'on en juge par certains fragments du temple de
Sélinonte déjà indiqués, et par les peintures des vases. Le sentiment
dramatique (la vérité du geste mise à part) est très-développé dans la statuaire
du Parthénon et du temple de Thésée, mais développé dans le sens
purement matériel. C'est beaucoup d'émouvoir par la beauté extérieure,
et c'est peut-être ce qu'avant tout doit chercher le statuaire, mais
ce
n'est pas tout, croyons-nous. Il est d'autres cordes que l'art peut faire
vibrer et la difficulté est de réunir dans un même objet et la beauté
plastique qui saisit l'esprit par les yeux et ce reflet d'une pensée qui
transporte l'esprit au delà de la représentation matérielle. Rarement ces
deux résultats sont atteints dans l'antiquité; plus rarement encore dans
l'art du moyen âge. Le sens dramatique, si profond souvent dans la
statuaire du moyen âge, semble gêner le développement du beau
plastique
et le statuaire, tout pénétré de son idée, l'exprime sans songer à la
beauté de la forme. Il n'en faut pas moins distinguer ces qualités et en
tenir compte.
 
Quelques bas-reliefs de la fin du XII<sup>e</sup> siècle de l'école de
l'Île-de-France
sont très-fortement empreints du sentiment dramatique. Nous
citerons entre autres celui qui sur le tympan de la porte centrale de la
cathédrale de Senlis représente la mort de la Vierge, et là l'exécution est
belle. Dans cette scène, à laquelle assistent des anges, il y a une pensée
rendue avec une grandeur magistrale. L'événement émeut les esprits
célestes
plus peut-être que les apôtres, et dans cette émotion des anges, il
y a comme un air de triomphe qui remue le cœur, en enlevant à cette
scène toute apparence d'une mort vulgaire. Ce n'est plus la mère du
Christ s'éteignant au milieu des apôtres qui expriment leur douleur,
c'est une âme dégagée des liens terrestres et dont la venue prochaine réjouit
le ciel. L'idée, dans des sujets semblables, de placer le Christ
parmi les apôtres, recevant dans ses bras, sous la figure d'un enfant,
l'âme de sa mère, est déjà l'expression très-dramatique d'un sentiment
élevé, touchant, et cette idée a souvent été rendue avec bonheur par les
artistes du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle. L'école rhénane manifeste aussi
des tendances dramatiques dès le XII<sup>e</sup> siècle, mais avec une certaine recherche
qui fait pressentir les défauts de cette école inclinant vers le
maniéré.
 
La clôture du chœur oriental de la cathédrale de Bamberg représente,
sous une arcature, des apôtres groupés deux par deux qui accusent bien
les tendances de cette école rhénane si intéressante à étudier. La
figure
19 donne l'un de ces groupes. Il y a dans les gestes, dans les
expressions
de ces personnages qui discutent, un sentiment dramatique
prononcé, penchant vers le réalisme, qu'on ne trouve à cette époque
dans aucune autre école. Mais ce sentiment dramatique manque de
l'élévation
que possède la statuaire de l'Île-de-France. Cette province est
l'Attique du moyen âge. C'est à son école qu'il est bon de recourir quand
on veut se rendre compte du développement de la statuaire soit comme
pensée, soit comme exécution.
 
Nous avons parlé déjà des scènes qui garnissent les voussures de la
porte centrale de Notre-Dame de Paris (côté des damnés) et de l'expression
terrible de ces scènes mises en regard de la béatitude et du calme
des élus. L'une de ces scènes représente une femme nue, les yeux
bandés,
tenant un large coutelas dans chaque main; elle est à cheval et
derrière elle tombe, à la renverse, un homme dont les intestins s'échappent
par une large blessure. Voyez figure 20. «Et en même temps je
vis paraître un cheval pâle; et <i>celui</i> qui était monté dessus
s'appelait
<i>la Mort</i> et l'enfer le suivait; et le pouvoir lui fut donné sur la quatrième
 
[Illustration: Fig. 19.]
 
partie de la terre, pour y faire mourir les hommes par l'épée, par la
famine, par la mortalité et par les bêtes sauvages»<span id="note23"></span>[[#footnote23|<sup>23</sup>]]. L'apparition des
quatre chevaux de l'Apocalypse est rendue dans un grand nombre
d'édifices
religieux de cette époque, à la cathédrale de Reims notamment;
mais quelle différence dans la manière dont est exprimée cette scène!
Ici, à Notre-Dame, l'artiste a donné à celui qui monte le quatrième cheval
la figure d'une femme, <i>la Mort</i>. Elle a les yeux bandés. Il
semble
qu'elle se soit élancée sur ce cheval monté par l'homme orgueilleux, et
que du même coup elle ait éventré cet homme dont la tête traîne dans
la
poussière. Cette façon d'interpréter ce verset de l'Apocalypse, de le traduire
en sculpture, le geste de <i>la Mort</i> dont les jambes étreignent fortement
le cheval, le mouvement abandonné de l'homme, l'expression effarée
de la tête de l'animal, la composition des lignes de ce groupe, présentent
un ensemble terrible. Il est difficile d'aller plus loin dans l'expression
dramatique. L'exécution même a quelque chose de heurté, de rude, qui
s'harmonise avec le sujet. La tête de l'animal, celle de l'homme
renversé,
sont des œuvres de sculpture remarquables et dont notre figure
 
[Illustration: Fig. 20.]
 
ne peut donner qu'une idée fort incomplète; on retrouve ce sentiment
dramatique dans un grand nombre de bas-reliefs de la même époque,
c'est-à-dire de la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. Les Prophéties, les Vices
du portail de la cathédrale d'Amiens, les bas-reliefs des porches de Notre-Dame
de Chartres, possèdent ces qualités indépendantes de l'exécution matérielle qui parfois est défectueuse. Ces artistes avaient des idées
et prenaient le plus court chemin pour les exprimer. Aussi, comme les
Grecs, atteignaient-ils souvent la véritable grandeur; car il faut bien reconnaître
que la sculpture ne possède pas les ressources étendues de la
peinture, surtout de la peinture telle qu'elle a été comprise depuis le
XVI<sup>e</sup> siècle; elle n'a ni le prestige des effets obtenus par la perspective,
la coloration, la différence des plans. Elle n'a, pour exprimer un sentiment
dramatique, que le geste et la composition des lignes. La pénurie
de ces moyens exige une grande netteté dans la conception. Or, on doit
reconnaître que les artistes du XIII<sup>e</sup> siècle ont possédé ces qualités à un
degré très-élevé.
 
Il ne faudrait pas croire cependant que dans leurs œuvres l'exécution
matérielle ne tînt pas une grande place. Il ne s'agit pas ici de cette perfection
mécanique qui consiste à tailler et ciseler adroitement la pierre,
le marbre ou le bois; ils ont prouvé que, sous ce rapport, ils ne le cédaient
à aucune école, y compris celles de l'antiquité, mais il s'agit de
cette exécution si rarement comprise de nos jours, et qui tient à l'objet,
à sa place, à sa destination. Les sculpteurs du moyen âge ont composé
de très-petits bas-reliefs et des colosses. Si nous nous reportons à la belle
antiquité grecque, nous observerons que les infiniment petits en sculpture
sont traités comme les œuvres d'une dimension extra-naturelle.
Les procédés admis pour le modelé d'une figure d'un centimètre ou deux
de hauteur sur une pierre intaillée grecque, sont les mêmes que ceux
appliqués à un colosse. En effet, pour qu'un colosse paraisse grand, il ne
suffit pas de lui donner une dimension extra-naturelle; il faut sacrifier
quantité de détails, exagérer les masses, faire ressortir certaines parties.
Il en est de même si l'on cherche l'infiniment petit. L'échelle alors vous
oblige à sacrifier les détails, à faire valoir les masses principales. Aussi
les pierres gravées grecques donnent-elles l'idée d'une grande chose; et
si l'on voulait faire un colosse avec une de ces figures de 2 centimètres
de hauteur, il n'y aurait qu'à la grandir en observant exactement les
procédés de l'artiste. Les Égyptiens dans la haute antiquité, avant les
Ptolémées, ont mieux qu'aucun peuple compris cette loi; leurs colosses,
dont ils ne sont point avares, sont traités en raison de la dimension;
c'est-à-dire que plus ils sont grands et plus les détails sont sacrifiés, plus
les points saillants de la forme générale sont sentis, prononcés. Aussi
les colosses égyptiens paraissent-ils plus grands encore qu'ils ne le sont
réellement, tandis que les grandes statues que nous faisons aujourd'hui
ne donnent guère l'idée que de la dimension naturelle.
 
Les artistes de la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle ont sculpté
quantité de
colosses et en les sculptant ils ont observé cette loi si bien pratiquée dans
l'antiquité, d'obtenir une exécution d'autant plus simple que l'objet est
plus grand et d'insister sur certaines parties qu'il s'agit de faire valoir.
 
[Illustration: Fig. 21.]
 
Voyons, par exemple, comme sont traitées les statues colossales de la
galerie des rois de la cathédrale d'Amiens. La plupart de ces statues sont
assez médiocres, mais toutes produisent leur effet de grandeur par la
manière dont elles sont traitées; quelques-unes sont très-bonnes. Les
draperies sont d'une simplicité extrême, les détails sacrifiés, mais les
mouvements nettement accusés, accusés même souvent à l'aide
d'outrages
faits à la forme réelle. D'ailleurs tout, dans l'exécution, est traité en
vue de la place occupée par ces statues qui sont posées à 30 mètres du
sol. Prenons une tête de l'un de ces colosses (fig 21); on observera
comme les traits sont coupés en vue de la hauteur à laquelle sont placées
ces statues. L'œil se détache profondément de la racine du nez comme
dans certains colosses de la haute Égypte. Il est incliné vers le sol. Le
nez est taillé hardiment avec exagération des saillies à la racine. La liaison
du front avec le sourcil est vive; la bouche est coupée nettement;
les cheveux traités par grandes masses bien détachées; les joues aplaties
sous les pommettes, afin de laisser la lumière accuser vivement les points
saillants du visage. Les mêmes procédés sont employés pour les
draperies,
pour les nus; sacrifice des détails, simplicité de moyens,
exagération
des parties qui peuvent faire ressortir l'ossature de la figure.
Très-fréquemment voit-on dans les monuments de la première moitié du
XIII<sup>e</sup> siècle des statues qui produisent un effet excellent à leur
place et
qui moulées, posées dans un musée, sont défectueuses. Le contraire a
trop souvent lieu aujourd'hui; des statues satisfaisantes dans l'atelier de
l'artiste sont défectueuses une fois mises en place. La question se borne
à savoir s'il convient de faire de la statuaire pour la satisfaction de l'artiste
et de quelques amis qui la voient dans l'atelier, ou s'il est préférable
dans l'exécution de songer à cette place définitive. Les sculpteurs du
moyen âge n'avaient point d'expositions annuelles où ils envoyaient leurs
œuvres pour les faire voir isolées, sous un aspect qui n'est pas l'aspect
définitif. Ils pensaient avant tout à la destination des figures qu'ils sculptaient,
à l'effet qu'elles devaient produire en raison de cette destination.
Ils se permettaient ainsi des irrégularités ou des exagérations que l'effet
en place justifie pleinement, mais qui les feraient condamner dans une
salle d'exposition aujourd'hui.
 
À notre avis, l'exposition d'une statue, en dehors de la place à laquelle
on la destine, est un piége pour l'artiste. Ou il travaille en vue de cette
exhibition isolée, partielle, et alors il ne tient pas compte de l'emplacement,
du milieu définitif; ou il satisfait à ces dernières conditions et il ne saurait
contenter les amateurs qui vont voir sa statue comme on regarde un
meuble ou un ustensile dont la place n'est point marquée. On peut
produire
une œuvre de statuaire charmante, possédant en elle-même sa
valeur, et plusieurs de nos statuaires modernes ont prouvé que cela était
possible encore aujourd'hui. Mais s'il s'agit de la statuaire appliquée à
l'architecture, il est des conditions particulières auxquelles on doit satisfaire,
conditions d'effet, d'emplacement, souvent opposées à celles qui
peuvent pleinement satisfaire dans l'atelier. Or, les sculpteurs du moyen
âge avaient acquis une grande expérience de ces effets, en raison de la
place et de l'entourage, de la hauteur, de la dimension vraie ou relative.
On pourrait même soutenir que sous ce rapport les statuaires du moyen
âge sont allés bien au delà des Grecs, soit parce qu'ils plaçaient dans les
édifices un nombre beaucoup plus considérable de figures, soit parce que
ces édifices étant de dimensions incomparablement plus grandes, ils devaient
tenir compte de ces dimensions lorsqu'il s'agissait de produire
certains effets que l'éloignement, la perspective tendaient à détruire.
 
Il est évident, par exemple, que les Parques du fronton du Parthénon,
ces incomparables statues, ont été faites bien plutôt pour être vues dans
un atelier que sur le larmier du temple de Minerve. À cette place, la
plupart des détails n'étaient vues que des hirondelles, et les figures assises
devaient presque entièrement être masquées par la saillie de la
corniche.
Dans le même monument, les bas-reliefs de la frise sous le portique,
éclairés de reflet, pouvaient difficilement être appréciés, bien que le
sculpteur, par la manière dont sont traités les figures, ait évidemment
pensé à leur éclairage. Mais comme dimension, qu'est-ce que le
Parthénon
comparé à la cathédrale de Reims? C'est dans ce dernier édifice où
l'on peut constater plus particulièrement la science expérimentale des
statuaires du moyen âge. Les statues qui garnissent les grands pinacles
des contreforts et qui ont plus de 4 mètres de hauteur produisent un effet
complétement satisfaisant, vues d'en bas; si nous les examinons de près,
toutes ont les bras trop courts, le col trop long, les épaules basses, les
jambes courtes, le sommet de la tête développé en largeur et en hauteur.
Cependant la pratique la plus ordinaire de la perspective fait
reconnaître
que ces défauts sont calculés pour obtenir un effet satisfaisant du point
où l'on peut voir ces statues. On ne saurait donner géométriquement les
règles que dans des cas pareils les statuaires doivent observer; c'est là
une affaire d'expérience et de tact, car ces règles se modifient suivant,
par exemple, que les statues sont encadrées, qu'elles se détachent sur
des fonds clairs ou obscurs, sur un nu ou sur le ciel, qu'elles sont isolées
ou accompagnées d'autres figures. Ce n'est donc pas à nous à dédaigner
les œuvres de ces maîtres qui avaient su acquérir une si parfaite
connaissance
des effets de la statuaire monumentale et qui ont tant produit dans
des genres si divers.
 
Il est admis que les statuaires du moyen âge n'ont su faire que des figures
allongées, sortes de gaines drapées en tuyaux d'orgues, corps grêles
sans vie et sans mouvement, terminés par des têtes à l'expression ascétique
et maladive.
 
Un critique, un jour, après avoir vu les longues figures du XII<sup>e</sup> siècle
de Notre-Dame de Chartres, a fait sur ce thème quelques phrases et la
foule de les répéter, car observons qu'en fait d'appréciation des œuvres
d'art, rien n'est plus commode que ces opinions toutes faites qui dispensent
de s'enquérir par soi-même, cette enquête ne dut-elle demander
qu'une heure. Nous avons donné déjà, dans cet article, un assez grand
nombre d'exemples de statues qui ne ressemblent nullement à des
gaines
et de têtes qui n'ont rien moins qu'une expression extatique ou
maladive.
Que les artistes du moyen âge aient cherché à faire prédominer
l'expression,
le sentiment moral sur la forme plastique, ce n'est pas douteux et
c'est en grande partie ce qui constitue leur originalité, mais ce
sentiment
moral, empreint sur les physionomies, dans les gestes, est plutôt énergique
que maladif, plutôt indépendant et ferme qu'humble ou contrit. On
ne saurait nier, par exemple, que les statues qui décorent la façade de
la maison des Musiciens, à Reims<span id="note24"></span>[[#footnote24|<sup>24</sup>]], statues forte nature, n'aient toute la
vie que comporte un pareil sujet. Le joueur de harpe (fig. 22), par sa pose,
l'expression fine de ses traits, la simplicité charmante du vêtement, est
bien loin de ce type banal que l'on prête à la statuaire du XIII<sup>e</sup>
siècle. Et à
propos de cette statue posée à 6 ou 7 mètres au-dessus du pavé d'une rue
étroite, nous observerons comment le sculpteur a tenu compte de la place.
Vue à son niveau, cette figure a le corps trop développé pour les jambes,
mais de la rue, à cause du peu de reculée, les jambes prennent de l'importance
 
[Illustration: Fig. 22.]
 
et le corps diminue, si bien que l'ensemble est parfaitement en
proportion. Et ce n'est pas là l'effet d'une maladresse ou de
l'ignorance
de l'artiste; toutes les figures assises de cette façade sont dans le
même cas. De même, on pourra remarquer que les statues posées à
quelques
mètres au-dessus du sol, dans les monuments du moyen âge, ont,
les bras relativement courts et très-rarement abandonnés le long du
corps. C'était un moyen de donner de la grandeur aux figures et de la
grâce aux mouvements. Vestris, le célèbre danseur, disait qu'il avait
passé dix ans de sa vie à raccourcir ses bras. Et en effet, les bras sont
parfois aussi gênants dans la statuaire que dans un salon. La plupart des
statues antiques nous sont parvenues sans ces membres supérieurs; elles
ont ainsi un avantage en échappant par ce côté à la critique, mais celles
qui en sont pourvues, font très-bien voir que les statuaires grecs ne se
faisaient pas faute de dissimuler la longueur des bras de l'homme, soit
par des artifices, des raccourcis, ou une diminution de la dimension
réelle.
 
Mais il est une qualité, dans la bonne statuaire du moyen âge, dont
on
ne saurait trop tenir compte. C'est celle qui consiste à bien répartir la
lumière sur les compositions ou les figures isolées, afin d'obtenir un
effet, une pondération des masses. Les sculpteurs grecs des bons temps
possédaient cette qualité; ils savaient faire des sacrifices pour donner de
la valeur à certaines surfaces lumineuses; ils agençaient les mouvements
de leurs figures en laissant toujours des larges parties éclairées. En effet,
il faut, dans la sculpture monumentale, reposer l'œil du spectateur
sur des masses simples, lumineuses, pour faire saisir un sujet ou le
mouvement d'une figure, à une grande distance. Examinons les
bas-reliefs
ou les statues de notre école du XIII<sup>e</sup> siècle, nous observerons qu'au
milieu de la plus riche façade, fût-on éloigné du monument, ces
bas-reliefs
ou statues s'écrivent clairement. On a prétendu que les sculpteurs
du moyen âge ne savaient pas faire de bas-reliefs et qu'ils procédaient
toujours par la ronde-bosse. Cela n'est point exact. Comme les Grecs,
lorsqu'on ne pouvait voir la statuaire qu'à une assez grande distance,
ils procédaient en effet par juxtaposition de statues, ainsi que
Phidias
l'a fait pour les tympans des frontons du Parthénon, mais
lorsque les sujets étaient placés près de l'œil, ils ne se faisaient
pas faute d'adopter le mode bas-relief avec tous ses artifices. À Notre-Dame
de Paris, on voit sur les soubassements des portes de la façade
occidentale, des bas-reliefs très-caractérisés et très-habilement composés.
Ceux qui sont placés dans les tympans de l'arcature de la porte de
la Vierge sont, entre autres, d'une charmante facture et du meilleur
style. L'un de ces bas-reliefs que nous donnons ici (fig. 23), et qui représente
l'archange saint Michel terrassant le dragon, possède toutes
les qualités de la meilleure statuaire. Excellente composition de lignes,
pondération des masses, mouvement bien senti et exprimé, sobriété de
moyens, noblesse de style. Cette composition peut rivaliser avec les belles
œuvres de l'antiquité. Cette figure n'a rien de la roideur archaïque que
 
[Illustration: Fig. 23.]
 
l'on prête si volontiers à la statuaire du moyen âge; elle n'est ni grêle,
ni enveloppée de ces plis en tuyaux d'orgues. Mais, pas plus que dans la
statuaire grecque, on ne saurait trouver là ces gestes théâtrals, ces mouvements
outrés, ces poses académiques, auxquels nous nous sommes habitués
et que nous prenons trop souvent pour de l'action et de l'énergie.
Or, tous les bas-reliefs de cette arcature se valent et datent des premières
années du XIII<sup>e</sup> siècle. Plus tard, nous retrouvons, avec un style moins
large mais avec une observation plus fine de la nature, ces mêmes qualités
dans les bas-reliefs. Témoins ceux de la porte Sud du transsept de la même
église qui représentent des épisodes de la vie des étudiants de l'Université
de Paris et qui sont de véritables chefs-d'œuvre; ceux des portes de la
cathédrale d'Auxerre (église Saint-Étienne) qui malgré les mutilations
qu'ils ont subies, nous laissent encore voir des compositions charmantes,
bien comprises comme bas-reliefs et d'un style tout à fait remarquable,
ainsi qu'on pourra tout à l'heure en juger.
 
Cependant, comme il arrive toujours au sein d'une école de statuaire
déjà développée, on inclinait à admettre un <i>canon</i> du beau. Ce canon qui
était loin d'avoir la valeur de ceux admis par les artistes de la belle antiquité
grecque, avait un mérite, il nous appartenait; il était établi sur
l'observation des types français, il possédait son originalité native. Aussi
est-il aisé de reconnaître, à première vue, une statue appartenant à
l'école de l'Île-de-France du milieu du XIII<sup>e</sup> siècle entre mille autres. Ces
types ont un charme; leur exacte observation, après tout, donne des
résultats supérieurs à ceux que peut produire l'imitation de seconde main
d'une nature physique qui nous est devenue étrangère. Nous l'avons dit
déjà; le beau n'est pas heureusement limité dans une certaine forme. La
nature a su répartir le beau partout; c'est à l'artiste à le distinguer du
vulgaire, à l'extraire par une sorte d'opération intellectuelle d'affinage,
du milieu d'éléments grossiers, abâtardis où il existe à l'état parcellaire.
Les statuaires grecs n'ont pas fait autre chose, mais de ce que la Vénus
de Milo est belle, on ne saurait admettre que toutes les femmes qui ne
ressemblent pas à la Vénus de Milo sont laides. Le beau, loin d'être rivé
à une certaine forme, se traduit dans toute créature par une harmonie,
une pondération, qui ne dépendent pas essentiellement de la forme. Il
nous est arrivé à tous, devant un geste vrai, une certaine liaison parfaite
entre le sentiment de la personne et son apparence extérieure,
d'être vivement touchés. C'est à rendre cette harmonie entre l'intelligence
et son enveloppe que la belle école du moyen âge s'est
particulièrement
attachée. Dans les traits du visage, comme dans les formes et les
mouvements du corps, on retrouve l'individu moral. Chaque statue
possède
son caractère personnel, qui reste gravé dans la mémoire comme le
souvenir d'un être vivant que l'on a connu. Il est entendu que nous ne
parlons ici que des œuvres ayant une valeur au point de vue de l'art,
œuvres qui d'ailleurs sont nombreuses. Une grande partie des statues
des porches de Notre-Dame de Chartres, des portails des cathédrales
d'Amiens et de Reims possèdent ces qualités individuelles, et c'est ce qui
explique pourquoi ces statues produisent sur la foule une si vive impression,
si bien qu'elle les nomme, les connaît et attache à chacune d'elles
une idée, souvent même une légende. Telle est, entre autres, la belle
statue de la Vierge de la porte Nord du transsept de Notre-Dame de
Paris.
Comme attitude, comme composition, agencement de draperies, cette
figure est un modèle de noblesse vraie; comme expression, la tête dévoile
une intelligence ferme et sûre, une fierté délicate, des qualités de
grandeur
morale qui rejettent dans les bas-fonds de l'art cette statuaire prétendue
religieuse dont on remplit aujourd'hui nos églises; pauvres figures
aux gestes de convention, à l'expression d'une doucereuse fadeur, cherchant
le <i>joli</i> pour plaire à une petite église de boudoir.
 
La statuaire qui mérite le nom d'art s'est retirée de nos temples, par
suite des tendances du clergé français depuis le XVII<sup>e</sup> siècle. Il ne s'agissait
plus dès lors de tremper l'esprit des fidèles dans ces hardiesses,
quelquefois sauvages de l'art, dans cette verdeur juvénile d'œuvres
empreintes
de passions ou de sentiments robustes, mais de l'assouplir au
contraire par un régime doux et facile à suivre.
 
[Illustration: Fig. 24.]
 
Cette Vierge du portail Nord de Notre-Dame de Paris, dont nous
donnons
la tête (fig. 24), est une femme de bonne maison, une noble dame.
L'intelligence, l'énergie tempérée par la finesse des traits, ressortent sur
 
cette figure délicatement modelée. À coup sûr, rien dans cette tête ne
rappelle la statuaire grecque comme type. C'est une physionomie toute
française, qui respire la franchise, la grâce audacieuse et la netteté de
jugement. L'auteur inconnu de cette statue voyait juste et bien, savait
tirer parti de ce qu'il voyait et cherchait son idéal dans ce qui l'entourait.
D'ailleurs, habile praticien,--car rien ne surpasse l'exécution des bonnes
figures de cette époque--son ciseau docile savait atteindre les
délicatesses
du modelé le plus savant.
 
Si impuissante que soit une gravure sur bois à rendre ces délicatesses,
nous espérons néanmoins que cette copie très-imparfaite engagera les
statuaires à jeter en passant les yeux sur l'original.
 
Nous trouvons toutes ces qualités dans les bas-reliefs du portail Sud
de Notre-Dame de Paris qui représentent la légende de saint Étienne et
qui datent de la même époque (1257). La composition et l'exécution de
ces bas-reliefs les placent parmi les meilleures œuvres du milieu du
XIII<sup>e</sup> siècle.
 
Il faut citer encore parmi les bons ouvrages de statuaire du milieu
du XIII<sup>e</sup> siècle, quelques figures tombales des églises abbatiales de
Saint-Denis<span id="note25"></span>[[#footnote25|<sup>25</sup>]], de Royaumont; les apôtres de la Sainte-Chapelle du Palais
à Paris; certaines statues du portail occidental de Notre-Dame de
Reims
et des porches de Notre-Dame de Chartres<span id="note26"></span>[[#footnote26|<sup>26</sup>]]. Il résulte toutefois de cet
examen qu'alors, sous le règne de saint Louis, la meilleure école de
statuaire
était celle de l'Île-de-France. On ne trouve pas une figure médiocre dans la statuaire de Notre-Dame de Paris, tandis qu'à Amiens, à
Chartres,
à Reims, au milieu d'œuvres hors ligne, on en rencontre qui sont
très-inférieures, soit comme style, soit comme exécution. À Reims
particulièrement,
les ébrasements des portes du nord sont décorés de statues
du plus mauvais travail; sauf deux ou trois qui sont bonnes. L'école
de
l'Île-de-France tenait la tête alors et la ville de Paris était la capitale des
travaux intellectuels et d'art, comme elle était déjà la capitale politique.
Ce n'est pas à dire que les autres êcoles n'eussent pas leur valeur; l'école
champenoise, l'école picarde et l'école bourguignonne fournissaient alors
une belle carrière, possédaient leur caractère particulier. L'école
rhénane
qui avait jeté déjà au XII<sup>e</sup> siècle un vif éclat, se distinguait
entre les précédentes
par une tendance prononcée vers la manière, l'exagération, la
recherche. Moins pénétré du beau idéal, elle inclinait vers un réalisme
souvent près de la laideur. Cette disposition de l'école rhénane a eu
sur
les opinions que l'on se fait de la statuaire du moyen âge une fâcheuse
influence. Comme nous sommes naturellement portés en France à
considérer
les œuvres d'art en raison directe de la distance où elles se
trouvent de notre centre, beaucoup de personnes qui n'avaient jamais jeté
les yeux sur la statuaire des cathédrales de Paris, d'Amiens ou de Chartres,
ne voulant pas que leurs frais de déplacement fussent perdus, ont
regardé avec quelque attention la statuaire de Strasbourg ou de Fribourg.
N'ayant donc regardé que celle-là, elles en ont conclu que la statuaire du
moyen âge inclinait vers la recherche du laid, ou tout au moins était maniérée,
maigre, dépourvue de grandeur. Ce jugement est cependant téméraire,
même sur les bords du Rhin. Il est quelques statues de la cathédrale
de Strasbourg qui sont des œuvres capitales; les deux statues de l'Église
et de la Synagogue placées à la porte Sud et qui sont du commencement
du XIII<sup>e</sup> siècle sont remarquablement belles. Plusieurs des statues des
vierges sages et folles de la porte droite de la façade occidentale, datant
de la fin du XIII<sup>e</sup> siècle, sont des chefs-d'œuvre. On en pourra juger par
l'exemple que nous donnons ici (fig. 25). Ces statues grande nature, taillées
dans du grès rouge, sont d'une exécution excellente, et la plupart
ont une très-belle tournure. Ces artistes rhénans, comme leurs confrères
de l'Île-de-France, de la Champagne, de la Bourgogne, de la Picardie,
s'inspiraient d'ailleurs des types qu'ils avaient sous les yeux. Ce ne sont
plus là les physionomies que nous retrouvons à Paris, à Reims ou à
Amiens, mais bien le type alsacien. Malheureusement beaucoup de
ces statues ou bas-reliefs de la cathédrale de Strasbourg ont été refaits à
diverses époques, car jamais on n'a cessé de travailler à cet
édifice. Une
statue, un bas-relief étaient-ils détériorés par le temps ou la main des
hommes, on les remplaçait. Il ne faut donc pas s'en rapporter, pour
porter un jugement sur l'école de sculpteurs des XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles de
Strasbourg, à l'ensemble des exemples que nous montre la cathédrale,
mais discerner, au milieu de ces restaurations successives, les ouvrages
qui réellement appartiennent au beau moment de cette école.
 
Que de fois des critiques, peu familiers avec la pratique de l'art, ont
établi des jugements, voire des théories ou des systèmes, sur des œuvres
de sculpture qui ne sont que de faibles copies ou des pastiches
maladroits.
Il en est de la statuaire du moyen âge comme de la statuaire
grecque;
il est bien des ouvrages mal restaurés ou refaits, bien des copies
qu'il ne faut pas confondre avec les œuvres originales. Que d'amateurs
s'extasient sur de faux antiques, les supposant de bon aloi! Combien
d'autres mettent sur le compte de l'art du moyen âge les défauts
grossiers
de mauvais pastiches et jugent ainsi toute une école, d'après un exemple
dû à quelque ciseau maladroit, à quelque pauvre praticien ignorant. Il
est une qualité de cette statuaire du moyen âge du bon temps qui se
fait toujours reconnaître, même dans les œuvres de second ordre,
c'est la
fermeté du modelé, la simplicité des moyens, l'observation fine du gestes
de la physionomie, du jet des draperies. Cette qualité ne s'acquiert qu'après
de longues études, aussi ne la trouve-t-on pas dans les pastiches,
surout
lorsque ceux-ci ont été faits par des artistes qui, prétendant ne trouver
dans cet art qu'une naïveté grossière, se faisaient plus maladroits
qu'ils
 
[Illustration: Fig. 25.]
 
ne l'étaient réellement, afin, supposaient-ils, de se rapprocher de la simplicité de cet art. Simplicité d'aspect seulement, car lorsqu'on étudie les
œuvres de la statuaire du moyen âge on reconnaît bientôt que ces
imagiers
ne sont rien moins que naïfs. On n'atteint la simplicité dans tous les
arts et particulièrement dans la sculpture, qu'après une longue pratique,
une longue expérience et une observation scrupuleuse de principes définis.
N'oublions pas que dans les choses de la vie, la simplicité est la marque
d'un goût sûr, d'un esprit droit et cultivé; il en est de même dans
la pratique des arts et l'on ne nous persuadera jamais que les artistes qui
ont conçu et exécuté les bonnes statues de notre XIII<sup>e</sup> siècle, remarquables
par la distinction et la simplicité de leur port, de leur physionomie,
de leur ajustement, fussent de pauvres diables, ignorants, superstitieux,
grossiers. Tant vaut l'homme, tant vaut l'œuvre d'art qu'il met au jour;
et jamais d'un esprit borné, d'un caractère vulgaire, il ne sortira qu'une
œuvre plate. Pour faire des artistes, faites des hommes d'abord. Que les
artistes français du moyen âge aient très-rarement signé leurs œuvres,
cela ne prouve pas qu'ils fussent de pauvres machines obéissantes; cela
prouve seulement qu'ils pensaient, non sans quelque fondement, qu'un
nom, au bas d'une statue, n'ajouterait rien à sa valeur réelle aux yeux
des gens de goût; ceux-ci n'ayant pas besoin d'un certificat ou d'un titre
pour juger une œuvre. En cela ils étaient simples, comme les gens qui
comptent plus sur leur bonne mine et leur façon de se présenter pour
être bien reçus partout, que sur les décorations dont ils pourraient orner
leur boutonnière. Nous avons changé tout cela, et aujourd'hui, à l'imitation
des Italiens, de tous temps grands tambourineurs de réputation,
c'est l'attache du nom de l'artiste auquel, à tort ou à raison on a fait
une célébrité, qui donne de la valeur à l'œuvre. Mais qu'est-ce que l'art
a gagné à cela?
 
Quelques-uns veulent voir dans cette rareté de noms d'artistes sur
notre statuaire une marque d'humilité chrétienne; mais les œuvres d'art
sur lesquelles on trouve le plus de noms sont des sculptures romanes,
dues à des artistes moines, ou sur d'assez médiocres ouvrages. Comment
donc les meilleurs artistes et les artistes laïques eussent-ils pu montrer
plus d'humilité chrétienne que des moines et de pauvres imagiers de
petites villes? Non, ces consciencieux artistes du XIII<sup>e</sup> siècle voyaient
dans l'œuvre d'art, l'art, et non point leur personne, ou plutôt leur personnalité
passait dans leurs ouvrages. Ils s'animaient peut-être en songeant que la postérité, pendant des siècles, admireraient leurs statues, et
n'avaient point la vanité de croire qu'elle se soucierait de savoir si ceux
qui les avaient sculptées s'appelaient Jacques ou Guillaume.
 
D'ailleurs que voulaient-ils? Concourir à un ensemble; ni le sculpteur,
ni le peintre, ni le verrier, ne se séparaient de l'édifice. Ils
n'étaient pas
gens à aller regarder <i>leur</i> statue, ou <i>leur</i> vitrail, ou <i>leur</i> peinture, indépendamment
du monument auquel s'attachaient ces ouvrages. Ils se
considéraient comme les parties d'un tout, sorte de chœur dans lequel
chacun s'évertuait non pas à crier plus fort ou sur un autre ton que son
voisin, mais à produire un ensemble harmonieux et complet. Mais nous
expliquerons plus loin les motifs de cette absence de noms sur les
œuvres d'art du XIII<sup>e</sup> siècle.
 
Nous n'avons guère donné jusqu'à présent que des exemples isolés
tirés de ces grands ensembles, afin de faire apprécier leur valeur absolue.
Il est temps de montrer comme la statuaire sait se réunir à sa sœur,
l'architecture, dans ces édifices du moyen âge. C'st au XIII<sup>e</sup> siècle que
cette réunion est la plus intime, et ce n'est pas un des moindres mérites
de l'art de cette époque.
 
Dans les monuments de l'antiquité grecque qui conservent les traces
de la statuaire qui les décorait, celle-ci ne se lie pas absolument avec
l'architecture. L'architecture l'encadre, lui laisse certaines places, mais
ne se mêle point avec elle. Ce sont des métopes, des frises
d'entablements,
des tympans de frontons, des couronnements ou amortissements,
pris entre des moulures formant autour d'eux comme une sorte
de sertissure. L'architecture romaine, plus somptueuse, laisse en outre,
dans ses édifices, des niches pour des statues, de larges espaces pour
des bas-reliefs, comme dans les arcs de triomphe par exemple. Mais à
la rigueur, ces sculptures peuvent disparaître sans que l'aspect
général
du monument perde ses lignes.
 
L'alliance entre les deux arts est bien plus intime pendant le moyen
âge. Il ne serait pas possible, par exemple, d'enlever des porches de la
cathédrale de Chartres, la statuaire, sans supprimer du même coup l'architecture.
Dans des portails comme ceux de Paris, d'Amiens, de Reims,
il serait bien difficile de savoir où finit l'œuvre de l'architecte et ou
commence celle du statuaire et du sculpteur d'ornements. Ce principe
se retrouve même dans les détails. Ainsi, compose-t-on un riche soubassement
sous des rangées de statues d'un portail (lesquelles sont elles-mêmes adhérentes aux colonnes, et forment, pour ainsi dire, corps avec
elles); ce soubassement sera comme une brillante tapisserie ou les
compartiments géométriques de l'architecture, où la sculpture
d'ornement
et la statuaire seront liés ensemble comme un tissu sorti de la
même main. C'est ainsi que sont composés les soubassements du grand
portail de Notre-Dame d'Amiens, tels sont ceux des ébrasements des
portes de l'ancienne cathédrale d'Auxerre qui datent de la fin du XIII<sup>e</sup>
siècle, et beaucoup d'autres encore qu'il serait trop long d'énumérer.
Entre ces soubassements, ceux d'Auxerre sont des plus remarquables.
Les sujets sculptés sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. On
y voit la Création, l'histoire de Joseph, la parabole de l'Enfant prodigue.
Ce sont des bas-reliefs ayant peu de saillie, très-habilement agencés
dans un réseau géométrique de moulures et d'ornements. L'aspect
général, par le peu de relief, est solide, brillant, vivement senti; les
sujets sont traités avec une verve sans égale.
 
La figure 26 est un fragment de soubassement tapisserie, représentant
l'histoire de l'Enfant prodigue. Dans les compartiments en quatre lobes A,
on voit l'Enfant prodigue au milieu de femmes, se baignant et
banquetant.
Le médaillon 26 est la moralité de ces passe-temps profanes. Une
femme allaite deux dragons. Cette figure n'a guère que 40 centimètres
de hauteur, d'un style charmant, d'une exécution excellente; elle a été
passablement mutilée, comme tous ces bas-reliefs de soubassements,
par les enfants, que jusqu'à ce jour on laisse faire avec une parfaite
indifférence, bien qu'il y ait des lois punissant la mutilation des édifices
publics<span id="note27"></span>[[#footnote27|<sup>27</sup>]].
 
[Illustration: Fig. 26.]
 
Mais, tout à l'heure, nous parlions des porches de la cathédrale de
Chartres comme réunissant d'une manière plus intime l'architecture et
la sculpture. En effet, les piles qui portent les voussures de ces porches
appartiennent plutôt à la statuaire qu'aux formes architectoniques. Le
porche du nord présente un des exemple les plus complets de cette
alliance intime des deux arts. Il suffit pour le reconnaître de feuilleter
la monographie de cette cathédrale publiée par Lassus et les planches de
l'ouvrage de M. Gailhabaud<span id="note28"></span>[[#footnote28|<sup>28</sup>]]. Les supports des statues, celles-ci et
les colonnes qui leur servent de dossier, forment un tout dont la
silhouette est des plus heureuses, et dont les détails sont du meilleur
style. L'originalité de ces compositions, qui datent de 1230 à 1240, est
d'autant plus remarquable, qu'à cette époque déjà les maîtres des
œuvres, séduits par les combinaisons géométriques, tendaient à
restreindre
le champ du statuaire.
 
Dès les premières années du XIII<sup>e</sup> siècle, il s'était fait dans l'art de la
sculpture d'ornement une révolution qui tendait d'ailleurs à faciliter
l'alliance de la statuaire avec l'architecture. La sculpture d'ornement servait
alors de lien, de transition naturelle entre les formes géométriques
et celles de la figure humaine, en ce que déjà elle recourait à la flore
des bois et des champs pour trouver ses motifs, au lieu de s'en tenir
aux traditions des arts romains et byzantins. Il nous faut ici revenir un
peu en arrière afin de faire connaître par quelles phases les différentes
écoles françaises avaient fait passer la sculpture d'ornement, tout en
s'occupant de développer la statuaire. Jusqu'au XI<sup>e</sup> siècle, sauf de rares
exceptions, telles que celle présentée figure 11, la sculpture
d'ornement
reproduisait d'une manière barbare et maladroite les restes de la sculpture
gallo-romaine. Nous n'avons fait qu'indiquer les influences dues
aux Visigoths, aux Burgondes, aux Scandinaves (Normands), parce qu'il
est difficile d'apprécier l'étendue et l'importance de ces influences faute
de monuments assez nombreux. Mais, au moment des premières croisades, la sculpture d'ornement se développe, nous l'avons dit déjà, avec
une abondance telle que bientôt les modèles orientaux qui avaient servi
de point de départ sont dépassés quant à la variété et à l'exécution. Ces
modèles, les croisés occidentaux les avaient trouvés dans les villes de la
Syrie centrale et à Constantinople. Mais cette sculpture gréco-romaine
est plate, un peu maigre, découpée, et sa composition pêche par la
monotonie.
C'est un art de convention qui n'empruntait que bien peu à la
nature. Le bel ouvrage sur les églises de Constantinople, par M. Salzenberg<span id="note29"></span>[[#footnote29|<sup>29</sup>]];
le <i>Recueil d'architecture civile et religieuse de la Syrie centrale</i>,
publié par M. le comte Melchior de Vogüé avec les dessins de M.
Duthoit<span id="note30"></span>[[#footnote30|<sup>30</sup>]], nous font assez connaître que déjà, au V<sup>e</sup> siècle, il existait dans
toute cette partie de l'Orient, visitée plus tard par les croisés, une quantité
de monuments dans lesquels la sculpture d'ornement prend un
caractère particulier, évidemment issu de l'antique art grec, mais profondément
modifié par les influences romaines et asiatiques. Aussi dans
son <i>Avant-propos</i>, M. le comte Melchior de Vogüé, reconnaissant combien
notre art du XII<sup>e</sup> siècle se rapproche de cet art gréco-romain de
Syrie, termine-t-il par ce passage: «Tandis qu'en Occident le sentiment
de l'art s'éteignait peu à peu, sous la rude étreinte des barbares, en
Orient, en Syrie du moins, il existait une école intelligente qui maintenait
les bonnes traditions et les rajeunissait par d'heureuses innovations.
Dans quelles limites s'exerça l'influence de cette école? Dans
quelle mesure ses enseignements ou ses exemples contribuèrent-ils à
la renaissance occidentale du XI<sup>e</sup> siècle? Quelle part enfin l'Orient byzantin
eut-il dans la formation de notre art français du moyen âge?...»
 
M. le comte Melchior de Vogüé nous fournit une partie des pièces
nécessaires à la solution de ces questions, en ce qui touche à l'architecture
et à la sculpture. Celle-ci ne se compose que d'une ornementation
toujours adroitement composée, mais sèche et plate; la figure humaine
et les animaux font absolument défaut, sauf deux ou trois exemples, un
agneau, des paons, très-naïvement traités. Ce sont presque toujours des
feuilles dentelées, découpées vivement, cannelées dans les pleins de
manière à obtenir une suite d'ombres et de clairs sans modelé. Du IV<sup>e</sup> au
VI<sup>e</sup> siècle, ce genre d'ornementation varie à peine. À cette ornementation
empruntée à une flore toute de convention se mêlent parfois--surtout dans les édifices les plus éloignés de la chute du paganisme--des
combinaisons géométriques, des entrelacs obtenus par des pénétrations
de cercles ou de lignes droites suivant certains angles. En examinant
ces jolis monuments, si habilement entendus comme structure,
conçus si sagement en vue du besoin et de l'emploi des matériaux,
toujours
d'une heureuse proportion, qui présentent un si grand nombre
de dispositions originales, on est surpris de trouver dans l'ornementation
cette sécheresse, ce défaut d'imagination, cette pauvreté de
ressources.
Les églises, couvents, villas, bains, maisons, qui témoignent
d'un état de civilisation très-parfait, présentent à peu près la même
ornementation
pendant l'espace de trois siècles, et cette ornementation ne
s'élève pas au-dessus du métier. Elle n'est qu'un poncif tracé sur la
pierre, <i>enfoncé</i> de quelques millimètres dans les intervalles des feuilles
ou brindilles, des fruits ou rosettes, et uniformément modelés à l'aide
de ce coup de ciseau en creux vif. D'ailleurs, les anciennes sculptures
de l'église de Sainte-Sophie présentent le même <i>faire</i>, avec un
peu plus
de recherche dans les détails. Les artistes occidentaux, à dater des premières
croisades, s'inspirent évidemment de cet art. Nous avons fait
ressortir à l'article PROFIL, comment ils copient les moulures, mais ils
ne se bornent pas à cet emprunt: ils prennent aussi des procédés de
structure, des dispositions de détails et cette ornementation sèche et
découpée. Ces Occidentaux cependant ne sont pas tous pourvus des
mêmes goûts, des mêmes aptitudes. Ce sont des Provençaux, des
Languedociens, des Poitevins, des Bourguignons, des Normands, des
Auvergnats, des Berrichons. En allant à l'école d'art de la Syrie, ils
voient ces monuments à travers des traditions fort appauvries, mais
assez vivaces encore pour que, revenus chez eux, les traductions
auxquelles
ils se livrent prennent des caractères différents. Les uns,
comme les Provençaux, copient presque littéralement cette
ornementation
des édifices syriaques et la placent à côté d'ornements
gallo-romains;
d'autres, comme les Normands, inclinent à choisir dans ces
décorations les combinaisons géométriques: d'autres encore, comme les
Berrichons, font un mélange de ces ornements syriaques et de ceux que
les Gallo-Romains ont laissé sur le sol. Les Poitevins, en les imitant, leur
donnent une ampleur particulière. Mais toutes ces écoles, sans
exception,
mêlent bientôt la figure à ces imitations d'ornements byzantins.
Cela tient au génie occidental de cette époque; et, si grossiers que soient
ses premiers essais, ils ne tardent guère à se développer d'une manière
tout à fait remarquable. L'Italie, beaucoup plus <i>byzantinisée</i>, n'arrive que
plus tard à ces compositions d'ornement, dans lesquelles la figure joue
un rôle important.
 
Voyons donc comment procèdent les principales écoles françaises
lorsqu'elles prennent pour point de départ les arts de l'Orient,
après les
grossiers tâtonnements des X<sup>e</sup> et XI<sup>e</sup> siècles.
 
C'est en Provence que l'imitation de l'ornementation byzantine, bien
que partielle, est d'abord sensible. Il est tel édifice de cette contrée dont
les bandeaux, les frises, les chapiteaux mêmes, pourraient figurer sur
l'un de ces bâtiments de la Syrie centrale. Pour s'en assurer, il n'y a
qu'à consulter l'ouvrage que M. Revoil publie sur l'architecture du midi
de la France<span id="note31"></span>[[#footnote31|<sup>31</sup>]]. Nous en donnons ici même un exemple frappant,
figure 27, tiré d'une corniche de la petite église de Sainte-Croix, à Montmajour
près Arles. Dans un grand nombre de monuments du XII<sup>e</sup> siècle,
de la Provence, à côté d'un ornement évidemment copié sur la
sculpture
romano-grecque de Syrie, se développe une frise, se pose un
chapiteau, que l'on pourrait croire empruntés à quelques ruines
gallo-romaines.
Ce mélange des deux arts, ou plutôt des deux branches de
l'art romain, dont l'une s'est développée dans les Gaules et l'autre en
Syrie sous l'influence grecque, ne donne au total qu'un art médiocre,
sans caractère propre, sans originalité. Ce n'est pas là le côté brillant de
l'architecture provençale du XII<sup>e</sup> siècle. La sculpture d'ornement ne
prend pas une allure libre entre deux influences également puissantes.
Les cloîtres de saint Trophyme d'Arles, de Montmajour; les églises de
Saint-Gabriel près Tarascon; de Saint-Gilles, du Thor près Avignon,
présentent dans leur sculpture d'ornement ce caractère mixte, hésitant,
des réminiscences de deux arts sortis d'un même tronc, il est vrai, mais
qui s'étant développés séparément ne peuvent plus s'allier et
préoccupent
l'œil par la diversité des styles. On peut fondre deux arts d'origines
différentes ou un art ancien dans des principes nouveaux, mais
deux branches d'un même art, lorsqu'on prétend les réunir, se soudent
mal et laissent dans l'esprit le sentiment d'une chose inachevée, ou tout
au moins produite par des artistes isolés, fort surpris de trouver leurs
œuvres mêlées.
 
[Illustration: Fig. 27.]
 
Tout autre est l'école de Toulouse; celle-là abandonne franchement,
au XII^e siècle, l'imitation de la sculpture d'ornement
gallo-romaine; mais
en s'inspirant de l'art byzantin, en lui empruntant ses hardiesses, ses
combinaisons géométriques, ses compositions, elle conserve un
caractère
local, dû très-vraisemblablement aux émigrations qui se répandirent
dans le Languedoc à la chute de l'Empire romain. Cette école
s'émancipe
et produit des ouvrages très-supérieurs à ceux de l'école
provençale.
Il faut reconnaître qu'indépendamment de son caractère propre,
l'école de Toulouse n'est pas en contact direct avec l'Orient; ce qui l'inspire,
ce sont moins les monuments de Syrie ou de Constantinople que
la vue d'objets provenant du Levant; ivoires, bois sculptés, objets d'orfévrerie,
étoffes; tout lui est bon, tout devient pour elle un motif
d'ornement
sculpté. Les Byzantins ne représentent, dans leur sculpture
monumentale,
ni des animaux, ni des figures humaines; en revanche leurs
étoffes en sont amplement remplies; beaucoup d'ornements de l'école
de Toulouse reproduisent, au milieu d'entrelacs de branches, des
animaux
affrontés, ou se répétant sur une frise comme ils se répètent sur
un galon fait au métier. Le musée de Toulouse est rempli de ces
bandeaux
ressemblant fort à de la passementerie byzantine, d'une finesse
d'exécution toute particulière et de ces entrelacs rectilignes ou
curvilignes,
de ces rinceaux perlés empruntés à des menus objets rapportés
d'Orient et aussi au génie local qui, par les émigrations des Visigoths,
 
 
Ligne 2 143 ⟶ 3 241 :
<span id="footnote18">[[#note18|18]] : <i>Phédon</i>, trad. de V. Cousin, édit. de 1822.
Bossange, tome I, page 243.
 
<span id="footnote19">[[#note19|19]] : Les planches jointes à cet article ont toutes été dessinées soit sur des estampages,
à la chambre claire, soit d'après des photograpbies, soit sur les originaux, de même à
l'aide de la chambre claire. Nous faisons cette observation, parce que, de bonne foi
d'ailleurs, quelques personnes ont prétendu que nous donnions à la statuaire du moyen
âge uu caractère de beauté qu'elle ne possède pas. Nous ne saurions accepter cette critique
flatteuse. Mais serait-elle vraie qu'elle prouverait que l'étude de cette sculpture
peut conduire ceux qui s'y livrent à faire mieux tout en conservant son style et son caractère;
donc cette étude ne serait pas une mauvaise chose.
 
<span id="footnote20">[[#note20|20]] : Sur un édifice récent, qu'il est inutile de citer, nous avons compté vingt-deux têtes
de la Vénus de Milo, autant que de statues. Sur l'observation que nous faisions à un
sculpteur de cet abus d'un chef-d'œuvre, il nous fut répondu: «Ces statues étaient si
mal payées!» Soit, mais alors qu'on ne vienne pas mettre en avant les intérêts de
l'art.
 
<span id="footnote21">[[#note21|21]] : Il y a déjà plus de dix ans, notre belle statuaire des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles a été moulée
pour être envoyée en Angleterre, et former des musées comparatifs du plus grand intérêt, à tous les points de vue. À la même époque nous avons offert d'envoyer, <i>sans frais
de moulages</i>, des épreuves de ces modèles pour en former à Paris un musée de statuaire
comparée. Il n'a pas été répondu à cette offre.
 
<span id="footnote22">[[#note22|22]] : Nous ne nous servons pas du mot naïf qui nous semble appliqué fort mal à propos
lorsqu'il s'agit des arts dits primitifs. Sculpter un lion comme les Égyptiens, en supprimant
quantité de détails, mais en rendant d'autant mieux l'allure imposante de cet animal,
cela n'est point de la naïveté; tout au contraire, c'est le résultat
d'un art très-réfléchi
et très-sûr de ce qu'il fait...
 
<span id="footnote23">[[#note23|23]] : Apocalypse de saint Jean, chap. VI, v. 8.
 
<span id="footnote24">[[#note24|24]] : Voyez MAISON, figure 11.
 
<span id="footnote25">[[#note25|25]] : Voyez le <i>Recueil de photographies d'après les
monuments de l'église abbatiale de Saint-Denis</i>,
publié par M. Fichot.
 
<span id="footnote26">[[#note26|26]] : Voyez la <i>Monographie de la cathédrale de Chartres</i>, publiée par Lassus, sous les
auspices du Ministre de l'Instruction publique.
 
<span id="footnote27">[[#note27|27]] : Ce fait de vandalisme toléré par la police des villes n'empêche pas ces mêmes villes
de posséder des Sociétés archéologiques qui lisent force mémoires, qui prêchent volontiers
contre les restaurations qu'elles ne dirigent point à leur gré. Ne feraient-elles pas
bien aussi d'obtenir de leurs édiles une police un peu plus attentive à l'endroit de ces mutilations
perpétuelles de monuments uniques et de grande valeur? Des deux siècles, au
point de vue de l'art, quel est le barbare? Est-ce celui qui a su inspirer ces sculptures
et qui possédait, dans de petites capitales de province, des artistes
capables de les exécuter,
ou celui qui laisse détruire ces ouvrages par quelques polissons
désœuvrés?
 
<span id="footnote28">[[#note28|28]] : L'<i>Architecture du V<sup>e</sup> au XVII<sup>e</sup> siècle et les arts qui en dépendent</i>, t. I, Porche sept. de l'égl. cath. de Chartres et les détails.
 
<span id="footnote29">[[#note29|29]] : <i>Alt-Christliche baudenkmale von Constantinopel</i>.
Berlin, 1854.
 
<span id="footnote30">[[#note30|30]] : Paris, Noblet et Baudry, 1865.
 
<span id="footnote31">[[#note31|31]] : <i>Arch. romane du midi de la France</i>, par H. Revoil,
architecte. Paris, Morel, 1864.