« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Sculpture » : différence entre les versions

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dans les édifices italiens de la même époque (III<sup>e</sup> siècle). Or, les autres
chapiteaux appartenant au même portique ne sont pas taillés sur le
même modèle. Cette variété, dans un temps où la sculpture n'était
qu'un
travail d'ouvriers assez grossiers, est remarquable. Elle permettrait
de
supposer que ces Gaulois romanisés des derniers temps étaient fatigués
de ces reproductions abâtardies des mêmes types, et qu'ils cherchaient à
les abandonner.
 
Cette tendance,--en admettant qu'elle fût générale sur le sol des
Gaules,--se perdit dans le flot des invasions. L'art de la sculpture
s'éteint sous les conquérants du Nord, et si, dans les rares édifices qui
nous restent de l'époque mérovingienne, on rencontre çà et là
quelques
fragments de sculpture, ils sont arrachés à des monuments
gallo-romains.
Sous les Carlovingiens, des tentatives sont faites pour renouer
la chaîne brisée des arts, mais ces tentatives n'aboutissent guère
qu'à
de pâles copies des types de l'antiquité romaine, sous une influence byzantine
plus ou moins prononcée. Charlemagne ne pouvait songer à
autre chose, en fait d'art, qu'à remuer les cendres de l'empire romain
pour y retrouver quelques étincelles; il essayait une renaissance des
formes et des moyens pratiques oubliés. De semblables tentatives
n'aboutissent
qu'à des pastiches grossiers. On ne refait pas des arts avec
des lois, des institutions ou des règlements; il faut d'autres éléments
pour les rendre viables et les faire pénétrer dans une nation. Or, sous
les Carlovingiens, l'heure d'une véritable renaissance des arts n'était pas
sonnée. Les ferments apportés par les peuplades conquérantes étaient
depuis trop peu de temps mêlés à la vieille civilisation gallo-romaine
pour qu'un art, comme la sculpture, pût éclore.
 
[Illustration: Fig. 1.]
 
Ce n'est en effet qu'à la fin du XI<sup>e</sup> siècle que l'on voit apparaître les
premiers embryons de cet art de la sculpture française, qui, cent ans
plus tard, devait s'élever à une si grande hauteur. Alors, à la fin du
XI<sup>e</sup> siècle, les seules provinces de la Gaule qui eussent conservé des traditions
d'art de l'antiquité étaient celles dont l'organisation municipale
romaine s'était maintenue. Quelques villes du Midi, à cette époque, se
gouvernaient encore <i>intra muros</i>, comme sous l'empire; par suite, elles
possédaient leurs corps d'artisans et les traditions des arts antiques, très-affaiblies,
il est vrai, mais encore vivantes. Toulouse, entre toutes ces
anciennes villes gallo-romaines, était peut-être celle qui avait le mieux
conservé son organisation municipale. Les arts, chez elle, n'avaient pas
subi une lacune complète, ils s'étaient perpétués. Aussi cette cité devint-elle,
dès le eommencement du XII<sup>e</sup> siècle, le centre d'une école puissante
et dont l'influence s'étendit sur uu vaste territoire.
 
Dans une autre région de la France, l'ordre de Cluny, institué au
commencement
du X<sup>e</sup> siècle, avait pris, au milieu du XI<sup>e</sup>, un développement
prodigieux<span id="note2"></span>[[#footnote2|<sup>2</sup>]].
 
À cette époque, les clunisiens étaient en rapport avec l'Espagne,
l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre, la Hongrie; non-seulement ils possédaient
des maisons dans ces contrées, mais encore ils entretenaient des
relations avec l'Orient. C'est au sein de ces établissements clunisiens que
nous pouvons constater un véritable mouvement d'art vers la seconde
moitié du XI<sup>e</sup> siècle. Jusqu'alors, sur le sol des Gaules, et depuis
la chute
de l'empire, la sculpture n'est plus; mais tout à coup elle se montre
comme un art déjà complet, possédant ses principes, ses moyens
d'exécution,
son style. Un art ne pousse pas cependant comme des champignons;
il est toujours le résultat d'un travail plus ou moins long, et
possède une généalogie. C'est cette généalogie qu'il convient d'abord de
rechercher.
 
En 1098, une armée de chrétiens commandée par Godefroi, le comte,
Baudouin, Bohémond, Tancrède, Raymond de Saint-Gilles et beaucoup
d'autres chefs, s'empara d'Antioche, et depuis cette époque jusqu'en
1268, cette ville resta au pouvoir des Occidentaux. Antioche fut comme
le cœur des croisades; prélude de cette période de conquêtes et de
revers,
elle en fut aussi le dernier boulevard. C'était dans ces villes de
Syrie, bien plus que dans la cité impériale de Constantinople, que les
arts grecs s'étaient réfugiés. Au moment de l'arrivée des croisés, Antioche
était encore une ville opulente, industrieuse, et possédant des restes
nombreux de l'époque de sa splendeur. Toute entourée de ces villes
grecques abandonnées depuis les invasions de l'islam, mais restées
debout,
villes dans lesquelles on trouve encore aujourd'hui tous les éléments
de notre architecture romane. Antioche devint une base d'opérations pour les Occidentaux, mais aussi un centre commercial, le point
principal de réunion des religieux envoyés par les établissements monastiques
de la France, lorsque les chrétiens se furent emparés de la Syrie.
D'ailleurs, avec les premiers croisés, étaient partis de l'Occident, à la voix
de Pierre l'Ermite, non-seulement des hommes de guerre, mais des
gens de toutes sortes, ouvriers, marchands, aventuriers, qui bientôt,
avec cette facilité qu'ont les Français principalement d'imiter les choses
nouvelles qui attirent leur attention, se façonnèrent aux arts et métiers
pratiqués dans ces riches cités de l'Orient. C'est en effet à dater des
premières années du XII<sup>e</sup> siècle que nous voyons l'art de la sculpture se
transformer sur le sol de la France, mais avec des variétés qu'il faut
signaler. Les monuments grecs des VI<sup>e</sup> et VII<sup>e</sup> siècles qui remplissent les
villes de Syrie, et notamment l'ancienne Cilicie, possèdent une ornementation
sculptée d'un beau style, et qui rappelle celui des meilleurs temps
de la Grèce antique<span id="note3"></span>[[#footnote3|<sup>3</sup>]], mais sont absolument dépourvus de statuaire.
Cependant il y avait eu à Constantinople, avant et après les fureurs des
iconoclastes, des écoles de sculpteurs statuaires, qui fabriquaient quantité
de meubles en bois, en ivoire, en orfévrerie, que les Vénitiens et les
Génois répandaient en Occident. Nous possédons, dans nos musées et
nos bibliothèques, bon nombre de ces objets antérieurs au XII<sup>e</sup> siècle. Il
ne paraît pas toutefois que les artistes byzantins se livrassent à la grande
statuaire, et les exemples dont nous parlons ici sont, à tout prendre, de
petite dimension et d'une exécution souvent barbare. Il n'en était pas de
même pour la peinture: les Byzantins avaient produit dans cet art des
œuvres tout à fait remarquables, et dont nous pouvons nous faire une
idée par les peintures des églises de la Grèce<span id="note4"></span>[[#footnote4|<sup>4</sup>]] et par les vignettes des
manuscrits de la Bibliothèque impériale.
 
Or, parmi ces croisés partis des différents points de l'extrême Occident,
les uns rapportent, dès le commencement du XII<sup>e</sup> siècle, de nombreux
motifs de sculpture d'ornement d'un beau caractère, d'autres de l'ornementation
et de la statuaire.
 
Nous voyons, par exemple, à cette époque, le Poitou, la Saintonge, la
Normandie, l'Île-de-France, la Picardie, l'Auvergne, répandre sur leurs
édifices, des rinceaux, des chapiteaux, des frises d'ornements d'un très-beau
style, d'une bonne exécution, qui semblent copiés, ou du moins
immédiatement inspirés par l'ornementation byzantine de la Syrie, tandis
qu'à côté qe ces ornements, la statuaire demeure à l'état barbare et ne
semble pas faire un progrès sensible. Mais si nous nous transportons en
Bourgogne, sur les bords de la Saône, dans le voisinage des principaux
monastères clunisiens, c'est tout autre chose. La statuaire a fait,
au commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, un progrès aussi rapide que l'ornementation
sculptée, et rappelle moins encore par son style les diptyques byzantins,
que les peintures qui ornent les monuments et les manuscrits grecs.
Ceci s'explique. Si des moines grossiers, si des ouvriers ignorants pouvaient reproduire les ornements grecs qui abondent sur les édifices de
la Syrie septentrionale, ils ne pouvaient copier des statues ou
bas-reliefs
à sujets, qui n'existaient pas. Ils s'orientalisaient quant à la décoration
sculptée, et restaient gaulois quant à la statuaire. Pour transposer dans
les arts, il faut un certain degré d'instruction, de savoir, que les clunisiens
seuls alors possédaient. Les clunisiens firent donc chez eux une
renaissance de la statuaire, à l'aide de la peinture grecque. Cela est sensible
pour quiconque est familier avec cet art. Si nous nous transportons,
par exemple, devant le tympan de la grande porte de l'église abbatiale
de Vézelay, ou même devant celui de la grande porte de la cathédrale
d'Autun, qui lui est quelque peu postérieur, nous reconnaîtrons dans
ces deux pages et particulièrement dans la première, une influence byzantine
prononcée, incontestable, et cependant cette statuaire ne rappelle
pas les diptyques byzantins, ni par la composition, ni par le faire, mais
bien les peintures.
 
Autant la statuaire byzantine du vieux temps prend un caractère hiératique,
autant elle est bornée dans les moyens, conventionnelle, autant
la peinture se fait remarquer par une tendance dramatique, par la composition,
par l'exactitude et la vivacité du geste<span id="note5"></span>[[#footnote5|<sup>5</sup>]]. Ces mêmes qualités
se retrouvent à un haut degré dans les bas-reliefs que nous venons de
signaler. De plus, dans ces bas-reliefs, les draperies sont traitées comme
dans les peintures grecques, et non comme elles le sont sur les monuments
byzantins sculptés. La composition des bas-reliefs de Vézelay, par
la manière dont les personnages sont groupés, rappelle également les compositions
des peintures grecques; on y remarque plusieurs plans, des
agencements de lignes, un mouvement dramatique très-prononcé. Mais
par cela même que les clunisiens transposaient d'un art dans l'autre,
tout en laissant voir la source d'où sortait la statuaire, ils étaient obligés de
recourir, pour une foule de détails, à l'imitation des objets qui les entouraient.
Aussi l'architecture, les meubles, les instruments, sont français,
les habits mêmes, sauf ceux de certains personnages sacrés, qui sont évidemment
copiés sur les peintures grecques, sont les habits portés en Occident,
mais ils sont byzantinisés (qu'on nous pardonne le barbarisme) par
la manière dont ils sont rendus dans les détails. Quant aux têtes, et cela
est digne de fixer l'attention des archéologues et des artistes, elles ne
rappellent nullement les types admis par les peintres grecs. Les sculpteurs
occidentaux ont copié, aussi bien qu'ils ont pu le faire, les types
qu'ils voyaient, et cela souvent avec une délicatesse d'observation et une
ampleur très-remarquables.
 
Nous avons souvent entendu discuter ce point, de savoir si ces bas-reliefs de Vézelay, d'Autun, de Moissac, de Charlien, etc., étaient sculptés
par des artistes envoyés d'Orient, ou s'ils étaient dus à des sculpteurs
occidentaux travaillant sous une influence byzantine. Longtemps nous
avons hésité devant ce problème; mais, après avoir examiné beaucoup
de ces sculptures françaises, des sculptures et des peintures grecques,
surtout des vignettes de manuscrits; après avoir réuni des dessins et des
photographies en grand nombre pour établir des comparaisons immédiates,
notre hésitation a dû cesser. D'ailleurs, si des artistes grecs avaient
été appelés en France pour exécuter ces sculptures, ils auraient trahi
leur origine sur quelques points, une inscription, un meuble, un ustensile.
Rien de pareil ne se rencontre sur aucun de ces bas-reliefs. Tout est
occidental, et encore une fois la sculpture des Byzantins à cette époque
n'est pas traitée comme celle de ces bas-reliefs français.
 
Dans cette statuaire française que nous regardons comme dérivée de
la peinture byzantine très-ancienne,--car certainement les vignettes de
manuscrits servaient de types aux clunisiens, et ces manuscrits pouvaient
être très-antérieurs au XII<sup>e</sup> siècle,--une des qualités qui frappent le plus
les personnes qui savent voir, c'est l'exactitude et la vérité saisissantes du
geste. Or, quand on se rappelle à quel degré de barbarie était tombée la
statuaire au X<sup>e</sup> siècle, et combien cette qualité était oubliée alors, les
artistes sortis des écoles de Cluny avaient dû recourir à des modèles
d'une grande valeur, comme art, pour se former.
 
Mais il en est de ce fait historique comme de bien d'autres, il faut se
garder d'établir un système sur un seul groupe d'observations. Ce qui est
vrai ici peut être erroné là. Si les clunisiens sont parvenus, au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, à former une école de sculpteurs avec les éléments
que nous venons d'indiquer, il est évident que sur les bords du Rhin,
qu'en Provence et à Toulouse, l'influence byzantine s'était fait sentir dès
avant les premières croisades, et avait permis de constituer des écoles de
sculpture relativement florissantes. Sur les bords du Rhin, les efforts que
Charlemagne avait fait pour faire renaître les arts avaient porté quelques
fruits. Ce prince s'était entouré d'artistes byzantins, avait reçu de Byzance
et de Syrie des présents considérables en objets d'art. Depuis son règne,
les traditions introduites par les artistes orientaux, les objets réunis dans
les monastères, dans les palais, avaient permis de former une école
pseudo-byzantine, qui ne laissait pas d'avoir une certaine valeur relative.
En Provence, dans une partie du Languedoc, et à Toulouse notamment,
une autre école s'était constituée dès le XI^e siècle, en s'appuyant sur les
exemples si nombreux d'objets d'art rapportés d'Orient par le commerce
de la Méditerranée.
 
Au X<sup>e</sup> siècle, les Vénitiens avaient des comptoirs dans un certain
nombre de villes du Midi et jusqu'à Limoges. Ces négociants fournissaient les provinces du Midi et du Centre d'étoffes de soie orientales, de
bijoux, de coffrets et ustensiles d'ivoire et de métal fabriqués à Constantinople,
à Damas, à Antioche, à Tyr. Il suffit de voir les sculptures,
 
[Illustration: Fig. 2]
 
du XI<sup>e</sup> siècle qui existent encore autour du chœur de Saint-Sernin de
Toulouse, et dans le cloître de Moissac, pour reconnaître dans cette statuaire
des copies grossières de ivoires byzantins. Voici (fig. 2) un de
ces exemples provenant du cloître de Moissac. Cette image de saint
Pierre, de marbre, est très bas-relief. On retrouve là, non-seulement le
caractère des sculptures de Byzance, mais le faire, le style hiératique
maniéré, et jusqu'aux procédés pour indiquer les draperies. Il est certain
que les artistes qui taillaient ces images ne regardaient ni la nature, ni
même les nombreux fragments de l'antiquité romaine qui abondaient
dans cette contrée, mais qu'ils n'avaient d'yeux que pour ces ouvrages
byzantins d'ivoire, de cuivre ou d'argent repoussé qu'on exportait
sans cesse de Constantinople. Tout dans cette sculpture est de
convention;
on n'y retrouve que les traces effacées d'un art qui ne procède
plus que par recettes. Mais de cette sculpture qui sent si fort la décadence,
à celle qu'on fit un siècle plus tard à peine, dans les mêmes
provinces,
il y a toute une révolution; car cette dernière a repris l'air de
jeunesse
qui appartient à un art naissant. Ce n'est plus la barbarie sénile,
c'est le commencement d'un art qui va se développer. Des causes politiques
empêchèrent cette école languedocienne de s'élever, ainsi que
nous l'exposerons tout à l'heure; mais ce que nous venons de dire explique
les diverses natures des influences byzantines en France pendant
le XI<sup>e</sup> siècle et les premières années du XII<sup>e</sup>. Ces artistes de Provence, du
Languedoc, du Rhin, par cela même qu'ils avaient entre les mains un
grand nombre d'objets sculptés provenant de Byzance, n'avaient pas eu,
comme les clunisiens, à transporter l'art de la peinture dans la statuaire;
aussi leurs produits n'ont pas cette originalité des œuvres de
l'école clunisienne,
qui, procédant de la peinture à la sculpture, devait mettre
beaucoup du sien dans les imitations byzantines.
 
Voici donc, à la fin du XI<sup>e</sup> siècle, quel était l'état des écoles de sculpture
dans les différentes provinces de la France actuelle. Les traditions romaines
s'étaient éteintes à peu près partout, et ne laissaient plus voir
que de faibles lueurs dans les villes du Midi. En Provence, les restes des
monuments romains étaient assez nombreux pour que l'école de
sculpture
renaissante à cette époque s'inspirât principalement de la statuaire
antique, tandis qu'elle allait chercher les ornements et les formes de
l'architecture en Orient<span id="note6"></span>[[#footnote6|<sup>6</sup>]]. L'école de Toulouse avait abandonné toute
tradition romaine, et s'inspirait, quant à la statuaire, des nombreux
exemples sculptés rapportés de Byzance: l'ornementation était alors un
compromis entre les traditions gallo-romaines et les exemples venus de
Byzance. Dans les provinces rhénanes l'élément byzantin, mais altéré,
dominait dans la statuaire et l'ornementation. Dans les provinces occidentales,
le Périgord, la Saintonge, la statuaire était à peu près nulle, et
l'ornementation, gallo-romaine, bien que Saint-Front eût été bâti sur un
plan byzantin. À Limoges et les villes voisines, vers l'ouest et le sud, la
proximité des comptoirs vénitiens avait donné naissance à une école assez
florissante, appuyée sur les types byzantins. En Auvergne, le Nivernais
et une partie du Berry, les traditions byzantines inspiraient la statuaire,
tandis que l'ornementation conservait un caractère gallo-romain. Mais
ces provinces étaient en rapport par Limoges avec les Vénitiens, et recevaient
dès lors un grand nombre d'objets venus d'Orient. En Bourgogne,
dans le Lyonnais, l'école clunisienne produisait seule des œuvres d'une
valeur originale, et comme statuaire, et comme ornementation, par les
motifs déduits plus hauts. Dans l'Île-de-France la statuaire n'avait nulle
valeur, et l'ornementation, comme celle de la Normandie, s'inspirait des
compositions byzantines, à cause de la grande quantité d'étoffes d'Orient
qui pénétraient dans ces provinces par le commerce des Vénitiens et des
Génois. En Poitou, la statuaire était également tombée dans la plus
grossière barbarie, et l'ornementation, lourde, était un mélange de traditions
gallo-romaines et d'influences byzantines fournies par les étoffes et
les ustensiles d'Orient.
 
Si l'on consulte la carte que nous avons dressée pour accompagner
l'article CLOCHER (fig. 6), on se rendra compte d'une partie de ces divisions
d'écoles, bien que les arts de la sculpture n'aient pas exactement
les mêmes foyers que ceux de l'architecture. Ainsi, il y a une école d'architecture
normande au commencement du XI<sup>e</sup> siècle, et il n'y a pas, à
proprement parler, d'école de sculpture normande. L'école de sculpture
de l'Île-de-France ne commence à rayonner que vers la fin de la
première
moitié du XII<sup>e</sup> siècle. Si l'influence de l'architecture rhénane
se fait sentir au commencement du XII<sup>e</sup> siècle jusqu'à
Châlons-sur-Marne,
la sculpture des bords du Rhin ne pénètre pas si loin vers l'ouest.
Toulouse, qui n'a pas, à la fin du XI<sup>e</sup> siècle, une école d'architecture
locale, possède déjà une puissante école de sculpture. L'architecture,
développée au XI<sup>e</sup> siècle dans les provinces occidentales, ne possède des
écoles de sculpture dignes de ce nom qu'au XII<sup>e</sup> siècle. On peut donc
compter vers 1100, en France, cinq écoles de statuaire: la plus ancienne,
l'école rhénane; l'école de Toulouse, l'école de Limoges, l'école
provençale, et la dernière née, l'école clunisienne. Or, cette dernière
allait promptement en former de nouvelles sur la surface du territoire, et
renouveler entièrement la plupart de celles qui lui étaient antérieures,
en les poussant en dehors de la voie hiératique, à la recherche du vrai,
vers l'étude de la nature. Constatons d'abord que partout où résident les
clunisiens au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, la sculpture acquiert une
supériorité marquée, soit comme ornementation, soit comme statuaire.
Le témoignage d'un contemporain, celui de saint Bernard, qui s'éleva
si vivement contre ces écoles de sculptures clunisiennes et qui essaya de
combattre leur influence, serait une preuve de l'importance qu'elles
avaient acquise au XII<sup>e</sup> siècle, si les monuments n'étaient pas là.
 
L'école clunisienne était la seule en effet qui pouvait se développer,
parce qu'en prenant pour point de départ, pour enseignement,
dirons-nous, l'art byzantin, elle observait la nature, et tendait à s'éloigner ainsi
des types consacrés, à se soustraire peu à peu à l'hiératisme des arts
grecs des bas temps, et qu'elle avait su prendre, dans ces arts, comme
modèle, celui qui avait conservé les allures les plus libres, la
peinture.
 
La peinture byzantine, en effet, n'excluait pas encore à cette époque
l'individualisme, tandis que la sculpture semblait ne reproduire que des
types uniformes consacrés. Les vignettes de manuscrits grecs du VI<sup>e</sup>
au
X<sup>e</sup> siècle présentent, non-seulement des compositions empreintes d'une
 
[Illustration: Fig. 3.]
 
liberté que ne conservent pas les sculptures des ivoires et objets d'orfévrerie,
mais qui reproduisent évidemment des portraits. Ces vignettes
tiennent compte de la perspective, de l'effet produit par des plans différents,
par la lumière; quelques-unes même sont profondément empreintes
d'une intention dramatique<span id="note7"></span>[[#footnote7|<sup>7</sup>]].
 
Nous allons montrer comment les clunisiens avaient introduit dans la
sculpture, imitée comme <i>faire</i> et comme style de l'école byzantine,
ces éléments de liberté et l'observation de la nature soit par la
reproduction
vraie du geste, soit par l'étude des types qu'ils avaient sous
les yeux. C'est la porte principale de l'église abbatiale de Vézelay, ouvrage
d'une grande valeur pour l'époque, qui va nous fournir les exemples
les plus remarquables de cette statuaire pseudo-byzantine des
clunisiens,
à la fin du XI<sup>e</sup> siècle ou pendant les premières années du XII<sup>e</sup>
 
L'ensemble de cette œuvre est présentée dans l'article PORTE (fig. 11).
On remarquera, tout d'abord, qu'il y a dans cette composition un
mouvement,
une <i>mise en scène</i>, qui n'existent pas dans les compositions byzantines
de la même époque ou antérieures. L'idée dramatique subsiste au
milieu de ces groupes de personnages auxquels l'artiste a voulu donner la
vie et le mouvement. Voyons les détails: voici fig. 3, deux des figures 3/4
nature, sculptées sur le pied-droit de droite; c'est un saint Pierre qui discute
avec un autre apôtre attentif et paraissant se disposer à donner la
réplique. Le geste du saint Pierre est net, bien accusé, et sa tête prend
une expression d'insistance grave qui est tout à fait remarquable. À côté
de ce <i>réalisme</i>, le <i>faire</i> des draperies, la manière dont elles sont disposées,
ces plis relevés par le vent, sentent l'école byzantine. Examinant
attentivement les types des têtes de ces statues, on reconnaît qu'ils
n'ont rien de commun avec la statuaire byzantine. Les sculpteurs clunisiens
se sont inspirés de ce qu'ils voyaient autour d'eux. Ces têtes
présentent
des caractères individuels, ce ne sont plus des types de convention.
Sur des chapiteaux de la même porte, des personnages fournissent des
types variés; l'un, celui A, figure 4, a le nez long, fin, le front découvert,
les yeux grands, à fleur de tête, l'angle externe légèrement relevé; la
bouche petite, la lèvre inférieure saillante, le menton rond et la barbe
soyeuse. L'autre, celui B, a le nez court, les yeux couverts, la bouche large
et la mâchoire développée. La tête du premier est longue, celle du second
ronde. La tête de femme C présente un autre type. Cette femme, vêtue
seulement d'un court jupon de poils, tient une fronde de la main droite;
à son bras gauche est attaché une sorte de bouclier orné d'une croix, et
derrière lequel elle semble se cacher. C'est une sainte Madeleine chassant
au désert, pour pourvoir à sa nourriture. Un gros oiseau est devant
elle. Le sculpteur a-t-il voulu donner à cette tête un caractère qu'il
supposait oriental? Ce qui est certain, c'est que les traits de cette femme
diffèrent des types admis dans les sculptures du monument. Les yeux
sont longs, les pommettes saillantes, le menton et la bouche vivement
accentués, le nez très-fin et recourbé. Il y a donc dans cette école déjà
une recherche des physionomies, des traits, sur la nature. Si nous regardons
les pieds, les mains des personnages de ces bas-reliefs, nous
pouvons
constater également une étude déjà fine de la nature, on a recours
à elle, et l'influence byzantine se fait sentir seulement dans la façon d'exprimer
les plis des draperies, dans certains procédés adoptés pour faire
les cheveux, les accessoires; la même observation pourra être faite
sur
le bas-relief de la cathédrale d'Autun, bas-relief postérieur à celui dee
Vézelay de vingt ou trente ans au plus, et d'un moins bon style. Mais
dans cette œuvre de sculpture, les types des têtes ont un caractère bien
prononcé et qui n'est nullement byzantin.
 
[Illustration: Fig. 4.]
 
L'une de ces têtes que nous donnons figure 5, et que nous avons pu
avoir entre les mains parce qu'elle avait été brisée et jetée dans
des plâtras,
lorsque ce bas-relief fut mûré à la fin du dernier siècle, reproduit
un des types généralement admis dans cette sculpture. Ce type tout
à fait particulier, n'a rien de romain ou de byzantin, mais possède un
caractère asiatique prononcé; il semble appartenir aux belles races
caucasiques. Les lignes du front et du nez, la délicatesse de la bouche,
l'enchâssement de l'œil couvert et légèrement relevé à l'angle externe,
la longueur des joues, le peu d'accentuation des pommettes, la petitesse
extrême de l'oreille, la barbe soyeuse et frisée, accusent une belle race
qui n'est ni romaine, ni germaine. L'œil est rempli par une boule de
verre bleu et le sourcil est accusé par un trait peint en noir. Ce type de
tête ne se rencontre nulle part dans les figures de Vézelay, où
généralement
les fronts sont hauts et développés, la distance entre la bouche
et le nez grande, l'œil très-ouvert, les pommettes prononcées. Mais ce
qui est à remarquer, c'est que si l'on se promène dans les campagnes
du Morvan, sur les points les plus éloignés de la circulation, on
rencontre
assez fréquemment ce beau type chez les jeunes paysans.
Voici donc dans deux monuments très-voisins,--puisque Autun n'est
qu'à 90 kilomètres de Vézelay,--la même école de sculpteurs ayant
pris pour point de départ l'étude des arts byzantins, qui s'inspire des
types variés que fournissent ces localités. Mais si nous pénétrons dans
d'autres régions, soumises à d'autres écoles, nous trouverons
également
à cette époque, c'est-à-dire de 1100 à 1150, ces mêmes tendances vers
l'étude de la nature et l'observation des types locaux.
 
[Illustration: Fig. 5.]
 
On comprendra qu'il ne nous serait pas possible de fournir la quantité
d'exemples que comporterait un pareil sujet qui demanderait, à lui
seul, un ouvrage étendu. Nous devons nous borner à signaler quelques
points saillants afin d'attirer l'attention des artistes, des archéologues,
des anthropologistes, sur ces questions dont la valeur est trop
dédaignée.
 
Nous avons parlé de l'école de Toulouse, toute byzantine au XI<sup>e</sup>
siècle.
Comme ses sœurs, au XII<sup>e</sup> siècle cette école abandonne en partie l'hiératisme
grec des bas temps pour chercher l'étude de la nature.
 
Le petit hôtel de ville de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne)<span id="note8"></span>[[#footnote8|<sup>8</sup>]] est
un des
plus jolis édifices du milieu du XII<sup>e</sup> siècle, c'est-à-dire de 1140 environ.
Il appartient à l'école de Toulouse. Sa sculpture est traitée avec un soin
et une perfection rares.
 
[Illustration: Fig. 6.]
 
Entre autres figures, sur l'un des chapiteaux de la galerie du premier
étage de ce monument est sculpté un roi dont nous donnons ici le
masque
(fig. 6). S'il est un caractère de tête bien caractérisé, évidemment
pris sur la nature, c'est celui-là. Ce front large, ces yeux bien fendus,
grands, ces arcades sourcilières éloignées du globe de l'œil, ce nez fin,
cambré, serré à la racine et près des narines, celles-ci étant minces,
relevées; ces lèvres fermes et nettement bordées; cette barbe en
longues
mèches, ces oreilles écartées du crâne, ces cheveux longs et soyeux
ne présentent-ils pas un de ces types slaves comme on en trouve en Hongrie
et sur les bords du bas Danube<span id="note9"></span>[[#footnote9|<sup>9</sup>]]. À côté de cette tête il en est d'autres
qui présentent un caractère absolument différent et qui se rapproche
des types les plus fréquemment adoptés dans la statuaire de Toulouse.
 
Poursuivons cette revue avant de reprendre l'ordre que nous devons
suivre dans cet article.
 
Transportons-nous à Chartres. Le portail occidental de la cathédrale
présente une suite de statues d'une exécution très-soignée. Ce sont de
grandes figures longues qui semblent emmaillotées dans leurs vêtements
comme des momies dans leurs bandelettes et qui sont profondément
pénétrées
de la tradition byzantine comme <i>faire</i>, bien que les vêtements
soient occidentaux. Les têtes de ces personnages ont l'aspect de portraits
et de portraits exécutés par des maîtres. Nous prenons l'une d'elles,
que connaissent toutes les personnes qui ont visité cette
cathédrale<span id="note10"></span>[[#footnote10|<sup>10</sup>]]
(fig. 7). Ces statues de Chartres datent aussi de 1140 environ. À coup
sûr l'artiste qui a sculpté cette tête, tout soumis qu'il fût à la
donnée
byzantine sous certains rapports, s'en écartait encore plus que ceux dont
nous venons de présenter les œuvres, au point de vue de l'étude de la
nature. Des types que nous venons de présenter, celui-là seul a un
caractère
vraiment français ou gaulois, ou celte si l'on veut. Ce front
plat, ces arcades sourcilières relevées, ces yeux à fleur de tête, ces
longues joues, ce nez largement accusé à la base et un peu tombant,
droit sur son profil, cette bouche large, ferme, éloignée du nez, ce
bas du visage carré, ces oreilles plates et développées, ces longs cheveux
ondés n'ont rien du Germain, rien du Romain, rien du Franc.
C'est là, ce nous semble, un vrai type du vieux Gaulois. La face est
grande relativement au crâne, l'œil peut facilement devenir moqueur,
cette bouche dédaigne et raille. Il y a dans cet ensemble un mélange de
fermeté, de grandeur et de finesse, voire d'un peu de légèreté et de vanité
dans ces sourcils relevés, mais aussi l'intelligence et le sang-froid au moment
du péril. Les masques des autres statues de ce portail ont tous un
caractère individuel; l'artiste ou les artistes qui les ont sculptés ont copié
autour d'eux et ne se sont pas astreints à reproduire un type uniforme.
Ce fait mérite d'autant mieux d'être observé, que vers la fin du
XII<sup>e</sup> siècle, ainsi que nous le démontrerons tout à l'heure, la statuaire
admet un type absolu qu'elle considère comme la perfection, et ne se
préoccupe plus de l'individualisme des personnages.
 
[Illustration: Fig. 7.]
 
Il existe encore dans l'église abbatiale de Saint-Denis deux statues
transportées par Alexandre Lenoir au Musée des monuments français et
provenant de l'église Notre-Dame de Corbeil; ces deux figures baptisées des noms de Clovis et de Clotilde, sans autorité, sont de la même
époque
que celles du portail occidental de Chartres. Longues comme
celles-ci,
exécutées avec un soin extrême, remarquables d'ailleurs comme style,
très-intéressantes au point de vue des vêtements, rendues avec une grande
finesse, elles nous fournissent des types de têtes qui ne rappellent en
rien ceux de Chartres. Voici (fig. 8) celle du roi. Ce masque n'est pas la
reproduction d'un type admis, d'un canon; c'est, pour qui sait voir, un
portrait ou plutôt un type de race, un individu par excellence. Les
grands yeux, fendus comme ceux des plus belles races venues du
nord-est,
les joues plates, le nez bien fait, droit, la bouche petite et bien coupée,
 
[Illustration: Fig. 8.]
 
la lèvre supérieure étant saillante; le front très-large et plat, les
arcades sourcilières charnues et suivant le contour du globe de l'œil, la
barbe souple et les moustaches prononcées, les cheveux abondants et
longs; tous ces traits appartiennent au caractère de physionomie donné à
la race mérovingienne. Que l'on compare ce masque à celui que donne
la figure 7 et l'on trouvera entre ces deux types la différence qui sépare
le mérovingien ou les dernières peuplades venues du nord-est, du vieux
sang gaulois. Le dernier type, celui figure 8, est évidemment plus
beau,
plus noble que l'autre. Il y a dans ces grands yeux si bien ouverts une
hardiesse tenace, dans cette bouche fine quelque chose d'ingénieux qui
n'existent pas dans le masque de Chartres. Ces deux têtes mises en parallèle,
on comprend que le type nº 8 domine par la hardiesse et la
conscience
de sa dignité le type nº 7; mais on comprend aussi que ce dernier, dans la physionomie duquel perce un certain scepticisme, finira
par redevenir le maître. Il y a dans les traits du roi, et dans la bouche
notamment, une naïveté qui est bien éloignée de l'expression du masque
de Chartres. La tête de la reine provenant du portail de Notre-Dame de
Corbeil et qui faisait pendant à la statue du roi n'est pas moins remarquable. Mais pour mieux faire saisir avec quelle finesse ces écoles du
XII<sup>e</sup> siècle en France reproduisaient les caractères des types humains
qu'ils avaient sous les yeux, nous mettons en parallèle le masque d'une
statue de femme du portail de la cathédrale de Chartres et celui de la
statue provenant de Corbeil (fig. 9).
 
[Illustration: Fig. 9.]
 
Si l'on demandait laquelle de ces deux femmes est la maîtresse, laquelle
la servante, personne ne s'y tromperait; il y a dans la tête de la reine A,
de Corbeil, une distinction, un sentiment de dignité, une gravité intelligente
qui ne se trouvent pas dans la tête B, de Chartres. Mais si nous
mettons en parallèle la tête de femme de Chartres avec celle de l'homme
(fig. 7), ces deux types appartiennent bien à la même race; si nous
voyons ensemble les têtes du roi et de la reine de Notre-Dame de
Corbeil,
il est évident que ces personnages appartiennent tous deux aussi à
une même race. Ce qu'il y a de railleur et d'amer dans la bouche de
l'homme de Chartres se traduit dans le masque de la femme par une
expression de bonhomie malicieuse. Les yeux de ces deux masques
sont fendus de même, les paupières couvrent en partie le globe; le nez
est large à la base et la mâchoire développée. Les personnages de Corbeil
ont tous deux les yeux bien ouverts, les arcades sourcilières semblables,
la bouche identique, la mâchoire fine, le nez délicat<span id="note11"></span>[[#footnote11|<sup>11</sup>]].
 
Entrons dans une autre province; en Poitou vers la même époque,
c'est-à-dire de 1120 à 1140, la statuaire abonde sur les monuments.
Cette statuaire est fortement empreinte du style byzantin, mais
cependant
l'individualisme, l'étude de la nature se fait sentir.
 
Voici (fig. 10) la tête d'une femme faisant partie d'un relief
représentant
la naissance du Sauveur, sur la façade de Notre-Dame-la-Grande,
Poitiers. Qui ne reconnaîtrait là un de ces types si fréquents dans le
Poitou? L'angle externe de l'œil est abaissé, le nez est fort, droit, formant
avec le front une ligne continue, le front est bien fait mais bas, la
partie supérieure du crâne plate, la bouche près du nez et les lèvres
charnues, la mâchoire ronde et développée, les joues grandes, les
cheveux
lisses. Mais nous devons limiter cet examen de l'observation des
types humains à quelques exemples et reprendre l'historique des
diverses
écoles de sculpture du sol français.
 
[Illustration: Fig. 10.]
 
Les influences byzantines n'ont pas été les seules qui aient permis à
l'art de la sculpture de se relever de l'état de barbarie absolue où il
était tombé.
 
Il est certain que des éléments d'art, très-peu développés il est vrai,
avaient été introduits par les envahisseurs des V<sup>e</sup> et VI<sup>e</sup> siècles. Les Burgondes,
entre tous ces barbares venus du nord-est, semblent avoir apporté
avec eux quelques-uns de ces éléments tout à fait étrangers aux arts
de la Rome antique et même de Byzance.
 
Il existe dans les cryptes de l'ancienne rotonde de Saint-Bénigne, à
Dijon, rebâtie en 1001 par l'abbé Guillaume, des fragments de l'édifice
du VI<sup>e</sup> siècle. Ces fragments consistent en débris de moulures et de sculptures,
lesquels ont à nos yeux un intérêt particulier. L'un des chapiteaux
retrouvés dans les massifs du commencement du XI<sup>e</sup> siècle et qui par
conséquent ne peuvent avoir appartenu qu'à un monument plus ancien,
n'a rien qui rappelle le style gallo-romain. Cette étrange sculpture dont
nous donnons (fig. 11) un dessin, se rapprocherait plutôt de certains
types d'ornementation de l'Inde.
 
[Illustration: Fig. 11.]
 
C'est un entrelacement d'êtres monstrueux parmi lesquels on distingue
des serpents. Certaines sculptures anciennes de Scandinavie et d'Islande
ont avec ce chapiteau des rapports de parenté non contestables. On y
retrouve cette abondance de monstres, ce travail par intailles, ces ornements
en forme de palmettes, ces entrelacs.
 
«La conquête des provinces méridionales et orientales de la Gaule
par les Visigoths et les Burgondes fut loin d'être aussi violente que
celle du Nord par les Francs. Étrangers à la religion que les
Scandinaves
propageaient autour d'eux, ces peuples avaient émigré par nécessité
avec femmes et enfants sur le territoire romain.
 
«C'était par des négociations réitérées plutôt que par la force des armes
qu'ils avaient obtenu leurs nouvelles demeures. À leur entrée en
Gaule ils étaient chrétiens comme les Gaulois, quoique de la secte
arienne, et se montraient en général tolérants, surtout les Burgondes.
Il paraît que cette bonhomie, qui est un des caractères actuels de la
race germanique, se montra de bonne heure chez ce peuple. Avant
leur établissement à l'ouest du Jura presque tous les Bourgondes
étaient gens de métiers, ouvriers en charpente ou en menuiserie. Ils
gagnaient leur vie à ce travail dans les intervalles de la paix et étaient
ainsi étrangers à ce double orgueil du guerrier et du propriétaire civil,
qui nourrissait l'insolence des autres conquérants barbares»<span id="note12"></span>[[#footnote12|<sup>12</sup>]].
 
C'est en effet dans les provinces de la Gaule romaine où s'établirent
les Burgondes et les Visigoths que nous pouvons signaler un sentiment
d'art étranger aux traditions gallo-romaines. C'est dans ces provinces de
l'est conquises par les Burgondes et dans l'Aquitaine, occupée par les Visigoths,
que les écoles de sculpture se développent plus particulièrement
avant le XII<sup>e</sup> siècle, tandis que les provinces occupées par les Francs demeurent
attachées aux traditions gallo-romaines jusqu'au moment des
premières croisades. Les Normands ne laissèrent pas d'apporter avec eux
quelques ferments d'art, mais cela se bornait à ces ornements qu'on
retrouve chez les peuples scandinaves et ne concernait point la statuaire
qui semble leur avoir été tout à fait étrangère. Si les monuments
normands
les plus anciens, c'est-à-dire du XI<sup>e</sup> siècle, conservent quelques
traces de sculptures, celles-ci se bornent à des entrelacs grossiers, à
des imbrications et des intailles; mais la figure n'y apparaît qu'à l'état
monstrueux; encore est-elle rare.
 
Les invasions scandinaves qui eurent lieu dès le VI<sup>e</sup> siècle sur les côtes
de l'ouest avaient-elles aussi déposé quelques germes de cette ornementation
d'entrelacs et de monstres tordus que l'on rencontre encore au
XI<sup>e</sup> siècle sur les monuments du bas Poitou et de la Saintonge? C'est ce
que nous ne saurions décider. Quoi qu'il en soit, cette ornementation
ne conserve plus le caractère gallo-romain abâtardi que l'on trouve encore
entier dans le Périgord, le Limousin et une bonne partie de
l'Auvergne
pendant le XI<sup>e</sup> siècle et qui ne cessa de se reproduire en Provence
jusques au XIII<sup>e</sup>.
 
Nous avons montré par un exemple (fig. 2) ce qu'était devenue la
statuaire
au XI<sup>e</sup> siècle dans les villes d'Aquitaine ayant conservé des écoles
d'art. Elle n'était plus qu'un pastiche grossier des ivoires byzantins répandus
par les négociants en Occident. Cependant cette province, comme
celles du Nord et de l'Est, fait au, commencement du XII<sup>e</sup> siècle un
effort pour abandonner les types hiératiques; elle aussi cherche le dramatique,
l'expression vraie du geste, et elle ne dédaigne plus l'étude de
la nature. Le musée de Toulouse et l'église de Saint-Sernin nous offrent
de très-beaux spécimens de ce passage de l'imitation plate des types rapportés
de Byzance à un art très-développé bien qu'empreint encore des
données grecques byzantines.
 
Le fragment (fig. 12) qui représente un signe du zodiaque et qui fait
 
[Illustration: Fig. 12.]
 
partie du musée de Toulouse date de la première moitié du XII<sup>e</sup> siècle. La
figure est trois quarts de nature. Il y a dans cette sculpture un mouvement,
une recherche de l'effet, une <i>manière</i> que l'on rencontre dans les
peintures grecques mais point dans les sculptures. Il semblerait donc que
la méthode adoptée par les clunisiens, consistant à s'inspirer des peintures
plutôt que des sculptures byzantines, était désormais admise par
les principales écoles de la France. Mais on peut distinguer dans le
centre d'art qui se développait à Toulouse, au XII<sup>e</sup> siècle, d'une façon si
remarquable, deux écoles, l'une qui tendait vers l'exagération des types
admis chez les peintres grecs, l'autre qui inclinait vers l'imitation de la
nature. Un certain nombre de chapiteaux déposés au musée de Toulouse et provenant des cloîtres de Saint-Sernin bâtis vers 1140, sont d'une
finesse d'exécution, d'une recherche de style exceptionnelles. Les scènes
représentées sur ces chapiteaux sont, au point de vue de l'étude de la nature
et notamment du geste, en avance sur les écoles des provinces
voisines
et même sur celles du nord.
 
[Illustration: Fig. 13.]
 
Voici (fig. 13) un fragment d'un de ces chapiteaux représentant
Salomé,
la fille d'Hérodiade, au moment où elle obtient d'Hérode, pendant
un festin et en dansant devant lui, la tête de saint Jean-Baptiste. Les gestes
de ces deux personnages sont exprimés avec délicatesse, indiquent le
sujet non sans une certaine grâce maniérée. Les draperies, les détails des
vêtements, d'une extrême richesse, sont rendus avec une précision, une
vivacité et un style que l'on ne rencontre plus à cette époque dans la
sculpture engourdie des Byzantins.
 
Ces belles écoles toulousaines du XII<sup>e</sup> siècle dont il nous reste de si
remarquables fragments, s'éteignent pendant les cruelles guerres contre
les Albigeois. Cependant si l'on considère leurs œuvres à Toulouse, à
Moissac, à Saint-Antonin, à Saint-Hylaire<span id="note13"></span>[[#footnote13|<sup>13</sup>]], à Saint-Bertrand de
Comminge<span id="note14"></span>[[#footnote14|<sup>14</sup>]], on peut admettre qu'elles eussent pu rivaliser avec les meilleures
écoles du Nord pendant le XII<sup>e</sup> siècle. Faire sortir un art libre, poursuivant
le progrès par l'étude de la nature, en prenant un art hiératique
comme point de départ, c'est ce que firent avec un incomparable
succès
les Athéniens de l'antiquité. Des sculptures dites éginétiques,
c'est-à-dire
empreintes encore profondément d'un caractère hiératique, aux
sculptures de Phidias, il y a vingt-cinq ou trente ans. Or nous voyons en
France le même phénomène se produire. Des statues de Chartres, de
Corbeil, de Châlons-sur-Marne, de Notre-Dame de Paris<span id="note15"></span>[[#footnote15|<sup>15</sup>]], de
Saint-Loup
(Seine-et-Marne), à la statuaire du portail occidental de la cathédrale de
Paris il y a un intervalle de cinquante ans environ et le pas franchi est
immense. Dans cette statuaire des premières années du XIII<sup>e</sup> siècle il n'y
a plus rien qui rappelle les données byzantines pas plus qu'on ne retrouve
de traces de la statuaire éginétique, toute empreinte de l'hiératisme de
l'Asie, dans les sculptures du temple de Thésée ou du Parthénon.
 
Cela, si nous envisageons l'art à un point de vue philosophique,
mérite
une sérieuse attention et tendrait à détruire une opinion
généralement
répandue, savoir: que l'art ne saurait se développer dans le sens
du progrès s'il prend pour point de départ un art à son déclin
enfermé
dans des formules hiératiques. Les Hellènes cependant se saisirent des
arts déjà engourdis de l'Asie et de l'Égypte comme on se saisit d'un langage.
En peu de temps avec ces éléments, desquels jusqu'à eux on ne
savait tirer qu'un certain nombre d'idées formulées de la même manière,
ils surent tout exprimer.
 
Comment ce phénomène put-il se produire? C'est qu'ils n'avaient
considéré
l'art hiératique que comme un moyen quasi-élémentaire d'enseignement, un moyen d'obtenir d'abord une certaine perfection d'exécution,
un degré déjà franchi au-dessous duquel il était inutile de
redescendre. Quand leurs artistes eurent appris le <i>métier</i> à l'aide de ces
arts, très-développés au point de vue de l'exécution matérielle, quand
ils furent assurés de l'habilité de leur main, quand (pour nous servir
encore de la comparaison de tout à l'heure) ils eurent une parfaite connaissance
de la grammaire, alors seulement ils cherchèrent à manifester
leurs propres idées à l'aide de ce langage qu'ils savaient bien. Une fois
certains de ne pas tomber dans une exécution matérielle inférieure à
celle des arts asiatiques, ils n'essayèrent plus d'en reproduire les types,
mais se tournant du côté de la nature, étudiant ses ressorts
physiologiques
et psychologiques avec une finesse incomparable, ils s'élancèrent
à la recherche de l'idéal ou plutôt de la nature idéalisée. Comment cela?
D'abord, de la reproduction plus ou moins fidèle des types hiératiques
qui leur servent de modèles, ils en viennent à chercher l'imitation des
types vivants qui les entourent. Cet effort est visible dans les sculptures
doriennes de la Sicile, de la grande Grèce et dans celles de l'Hellade les
plus anciennes. Comme chez les Égyptiens et les Assyriens, le portrait
sinon de l'individu, de la race au moins, apparaît dans la statuaire dorienne
immédiatement après des essais informes.
 
Mais au lieu de faire comme l'artiste assyrien et égyptien qui, perpétuant
ces reproductions de types, arrivait à les exprimer d'une manière absolument
conventionnelle; qui possédait des formules, des poncifs pour
faire un Lybien, un Nubien, un Ionien, un Mède ou un Carien, le Grec
réunit peu à peu ces types divers d'individus et même de races; il leur
fait subir une sorte de gestation dans son cerveau, pour produire un
être idéal, l'humain par excellence. Ce n'est pas le Mède ou le Macédonien,
le Sémite pur ou l'Égyptien, le Syrien ou le Scythe, c'est l'homme.
Cherchant une abstraction parfaite il ne saurait s'arrêter; il retouche
sans cesse ce modèle abstrait qui est une création éternellement remise
dans le moule, et par cela même qu'il cherche toujours, qu'il va devant
lui, étant monté aussi haut que l'artiste peut atteindre, il doit
redescendre.
C'est ainsi que le Grec tourne le dos à l'hiératisme oriental.
 
Ce phénomène dans l'histoire de l'art se reproduit identiquement à la
fin du XII<sup>e</sup> siècle sur une grande partie du territoire français. Si les éléments
sont moins purs, les résultats moins considérables, la marche est
la même.
 
Les statuaires du XII<sup>e</sup> siècle en France commencent par <i>aller à l'école</i>
des Byzantins; il faut avant tout apprendre le <i>métier</i>, c'est à l'aide des
modèles byzantins que se fait ce premier enseignement. Cependant
l'artiste occidental ne pouvant s'astreindre à la reproduction hiératique
dès qu'il sait son métier, regarde autour de lui. Les physionomies le
frappent; il commence par copier des types de têtes, tout en
conservant
le faire byzantin dans les draperies, dans les nus, dans les
accessoires.
Bientôt de tous ces types divers, il prétend faire sortir un idéal,
le beau, il y parvient. Que ce beau, que cet idéal ne soit pas le beau et
l'idéal trouvé par le Grec, cela doit être, puisque jamais dans ce monde
des causes semblables ne produisent deux fois des effets identiques; que
cet idéal soit inférieur à celui rêvé et trouvé par le Grec, en considérant
le beau absolu, nous le reconnaissons; mais ce mouvement d'art n'en est
pas moins un des faits les plus remarquables des temps modernes.
 
Les conditions faites à l'art du statuaire par le christianisme étaient-elles
d'ailleurs aussi favorables au développement de cet art que l'avait
été l'état social de la Grèce? Non. Chez les Grecs, la religion, les habitudes,
les mœurs, tout semblait concourir au développement de l'art du
statuaire. Si les Athéniens ne se promenaient pas tout nus dans les rues,
le gymnase, les jeux, mettaient sans cesse en relief, aux yeux du peuple,
les avantages corporels de l'homme et les habitants des villes grecques
pouvaient distinguer la beauté physique du corps humain, comme de
nos jours le peuple de nos villes distingue à première vue un homme bien
mis et portant son vêtement avec aisance, d'un malotru. L'art ne pouvant
plus se développer en observant et reproduisant avec distinction le côté
plastique du corps humain devait se faire jour d'une autre manière. Il
s'attacha donc à étudier les reflets de l'âme sur les traits du visage, dans
les gestes, dans la façon de porter les vêtements, de les draper. Et ainsi
limité, il atteignit encore une grande élévation.
 
Si donc nous voulons considérer l'art de la statuaire dans les temps
antiques et dans le moyen âge du côté historique et en oubliant les redites
de l'école moderne, nous serons amenés à cette conclusion, savoir:
que les habitudes introduites par le christianisme étant admises, les
statuaires du moyen âge en ont tiré le meilleur parti et ont su développer
leur art dans le sens possible et vrai. Au lieu de chercher, comme nous
le voyons faire aujourd'hui, à reproduire des modèles de l'antiquité
grecque, ils ont pris leur temps tel qu'il était et ont trouvé pour lui un
art intelligible, vivant, propre à instruire et à élever l'esprit du peuple.
Un pareil résultat mérite bien qu'on s'y arrête, surtout si dans des données
aussi étroites, ces artistes ont atteint le beau, l'idéal. S'en prendre
à eux s'ils ne sculptaient point le Christ et la sainte Vierge nus comme
Apollon et Vénus c'est leur faire une singulière querelle, d'autant que
les Grecs eux-mêmes ne se sont pris d'amour qu'assez tard pour la beauté
plastique dépouillée de tout voile. Mais la nécessité de vêtir la statuaire
étant une affaire de mœurs, savoir donner au visage de beaux traits, une
expression très-élevée, aux gestes un sentiment vrai et toujours simple,
aux draperies un style plein de grandeur, c'était là un véritable mouvement
d'art, neuf, original et certes plus sérieux que ne saurait l'être
l'imitation éternelle des types de l'antiquité. Ces imitations de <i>chic</i>, le
plus souvent, et dont on a tant abusé n'ont pu faire, il est vrai, descendre
d'un degré les chefs-d'œuvre des beaux temps de la Grèce dans
l'esprit des amants de l'art et c'est ce qui fait ressortir l'inappréciable valeur
de ces ouvrages; mais cela ne saurait les faire estimer davantage de
la foule, aussi la statuaire de nos jours est-elle devenue affaire de
luxe
entretenue par les gouvernements, ne répondant à aucun besoin, à aucun
penchant de l'intelligence du public; or nous ne pensons pas qu'un art
soit, s'il n'est compris et aimé de tous.
 
À Athènes toute la ville se passionnait pour une statue. À Rome, au
contraire, les objets d'art étaient la jouissance de quelques-uns; aussi la
Rome impériale n'a pas un art qui lui soit propre, au moins quant à la
statuaire. Pendant les beaux temps du moyen âge l'art de la statuaire
était compris, c'était un livre ouvert où chacun lisait. La prodigieuse
quantité d'œuvres de statuaire que l'on fit à cette époque prouve combien
cet art était entré dans les mœurs. Il faut considérer d'ailleurs que si
toutes ces sculptures ne sont pas des chefs-d'œuvre, il n'en est pas une
qui soit vulgaire; l'exécution est plus ou moins parfaite, mais le style, la
pensée, ne font jamais défaut. La statuaire remplit un objet, signifie quelque
chose, sait ce qu'elle veut dire et le dit toujours. Et l'on pourrait
mettre au défi de trouver dans un monument du moyen âge une figure,
une seule, occupant une place sans autre raison, comme cela se fait tous
les jours au XIX<sup>e</sup> siècle, que de loger quelque part une statue achetée par
l'État à M. X...
 
Un statuaire dans son atelier fait une statue pour une exposition
publique;
cette statue était il y a trente ans un Cincinnatus, ou un Solon,
ou une nymphe; aujourd'hui c'est un jeune pâtre, ou une idée
métaphysique,
l'Espérance, l'Attente, le Désespoir. Deux ou trois particuliers
en France, ou l'État, peuvent seuls acheter cette œuvre... Acquise,
où la place-t-on? Dans un jardin?.. Dans un musée de province? Dans
la niche vide de tel ou tel édifice? Dans une chapelle ou dans le vestibule
d'un palais?
 
Or, comment une statue conçue dans un atelier, sans savoir quelle
sera sa destination, si elle sera éclairée par les rayons du soleil ou par
un jour intérieur, comment cette statue, achetée par des personnes qui
ne l'ont point demandée pour un objet et qui ne savent où la placer,
comment cette statue, disons-nous, produirait-elle une impression sur
le public? Excepté quelques amateurs qui pourront apprécier certaines
qualités d'exécution, qui s'en occupera? Qui la regardera?
 
Si des Athéniens voyaient ces niches vides dans nos édifices, attendant
des statues inconnues, et ces statues dans des ateliers demandant des
places qui n'existent pas, nous croyons qu'ils nous trouveraient de singulières
idées sur les arts, et qu'en allant regarder les portails de Chartres,
de Paris, d'Amiens ou de Reims, ils nous demanderaient quel était
le peuple, dispersé aujourd'hui, auteur de ces œuvres. Mais si nous leur
répondions, ainsi que de raison, que ces maîtres passés étaient nos ancêtres,
nos ancêtres barbares... et que nous, gens civilisés, nous pratiquons l'art de la statuaire pour cinq ou six cents amateurs en France ou
prétendus tels; que d'ailleurs la multitude n'est pas faite pour comprendre
ces produits académiques développés à grand'peine, en serre
chaude, les Athéniens nous riraient au nez.
 
Le grand malentendu, c'est de supposer que le beau, parce qu'il est
un est attaché à une seule forme; or, la forme que revêt le beau et l'essence
du beau ce sont deux choses aussi distinctes que peuvent l'être
une pensée et la façon de l'exprimer, le principe créateur et la créature.
L'erreur moderne des statuaires est de croire qu'en reproduisant l'enveloppe
ils reproduisent l'être; qu'en copiant l'instrument ils donnent
l'idée de la mélodie.
 
L'idéal plastique du Grec possède l'agent, l'âme, le souffle qui l'a fait
composer, parce que l'artiste grec a cherché logiquement une forme qui
rendît sa pensée et l'a trouvée; mais faire l'opération inverse, prendre
l'imitation plastique seulement, puisque nous ne pouvons avoir ni les
idées, ni les aspirations intellectuelles qui guidaient l'artiste, et croire
que dans ce cadavre va venir se loger un souffle, c'est une illusion aussi
étrange que serait celle du fabricant de fleurs artificielles attendant l'épanouissement
d'un bouton de rose façonné par lui avec une rare perfection.
Le merveilleux, c'est de nous entendre accuser de matérialisme en
fait d'art, par ceux qui ne voient dans l'art de la statuaire que la reproduction
indéfinie d'un type reconnu beau, mais auquel nous sommes impuissants à rendre l'âme qui l'a fait naître! Nous avons la prétention de
nous croire spiritualistes au contraire lorsque nous disons: «Ou ayez
sur les forces de la nature, sur les émanations de la divinité les idées des
Grecs, vivez dans leur milieu, si vous voulez essayer de faire de la statuaire
comme celle qu'ils nous ont laissée, ou si vous ne pouvez retrouver ces conditions, cherchez autre chose.» Certes il n'est pas nécessaire
d'être croyant pour exprimer, par les arts plastiques, des sentiments qui
impressionnent des croyants, il est fort possible que Phidias ne fut nullement
dévôt, mais il faut vivre dans un milieu d'idées ayant cours pour
pouvoir leur donner une valeur compréhensible et pour pouvoir animer
le bloc de marbre ou de pierre. Un athée payen pouvait être saisi de respect
devant la statue de Jupiter d'Olympie, de Phidias, parce que cet
homme, tout athée qu'il fût, se rendait compte de l'idée élevée que le
Grec attachait au Zeus et vivait au milieu de gens qui l'adoraient.
L'intelligence
se séparait en lui de l'incrédulité. Mais aussi est-ce bien plutôt,
le dirons-nous encore, l'intelligence que le sentiment qui permet à l'artiste
de produire une impression, de donner le souffle à sa création.--Il est entendu que nous prenons ici l'intelligence, comme <i>intellect</i>, faculté
de s'approprier et de rendre des idées, même ne vous appartenant
pas.--Il en est de cela comme de l'acteur qui généralement produit
d'autant
plus d'effet sur le public qu'il comprend les sentiments qu'il
exprime,
non parce qu'il en est ému et qu'ils émanent de lui, mais parce
qu'il a observé comment se comportent ceux qui les éprouvent. Or, nous
est-il possible aujourd'hui de croire que nous faisons des statues pour
des Grecs du temps de Périclès? Peut-il y avoir entre le public et nous
cette communauté d'idées--admettant que nous soyons, nous, mythologues
savants--qui existait entre Phidias et son public? Cette communauté d'idées n'existant pas, ces figures que nous faisons en imitant la
statuaire grecque peuvent-elles avoir une âme, émaner d'une pensée
compréhensible pour la foule? Certes non, dès lors ces œuvres sont purement
matérielles. Ne portons donc pas l'accusation de matérialistes à
ceux qui cherchent autre chose dans la statuaire qu'une reproduction de
types qui n'ont plus de vie au milieu de notre société et qui croient que
la première condition d'un art c'est l'idée qui le crée.
 
Nous allons voir comment l'idée se dégage pendant le moyen âge, des
tentatives faites par les écoles de statuaires du XII<sup>e</sup> siècle. Nous avons
essayé de faire sentir comment ces statuaires instruits par les méthodes
byzantines, avaient peu à peu laissé de côté l'hiératisme byzantin et
avaient cherché l'individualisme, c'est-à-dire s'étaient mis à copier fidèlement
des types qu'ils avaient sous les yeux. Toutes les écoles cependant ne procédaient pas de la même manière; pendant que celles du
Nord passaient de l'hiératisme au réalisme ou plutôt mêlaient les traditions,
les méthodes et le <i>faire</i> du byzantin à une imitation scrupuleuse
dans les nus, les têtes, les pieds, les mains, d'autres écoles manifestaient
d'autres tendances. La belle école de Toulouse penchait vers une exécution
de plus en plus délicate, étudiait avec scrupule le geste, les
draperies,
l'expression dramatique. L'école provençale, sous l'influence de la
sculpture gallo-romaine se dégageait bien difficilement de ces modèles
si nombreux sur le sol. Une autre école faisait des efforts pour épurer
les méthodes byzantines sans chercher la préciosité de l'école
toulousaine
ni pencher vers le réalisme des écoles du Nord.
 
Cette école a laissé des traces d'Angoulême à Cahors et occupe un
demi-cercle dont une branche naît dans la Charente, se développant
vers Angoulême, Limoges, Uzerche, Tulle, Brives, Souillac et Cahors.
Sur ce point, elle joint à Moissac l'école de Toulouse. On sait que dès
une époque fort reculée du moyen âge il y avait à Limoges des comptoirs
vénitiens. Il ne serait donc pas surprenant que les villes que nous venons
de signaler eussent eu des rapports très-étendus et fréquents avec
l'Orient. Aussi la statuaire dans ces contrées prend un caractère de grandeur
et de noblesse qu'elle n'a point à Toulouse. Il semblerait que
l'influence
byzantine fût plus pure ou du moins qu'ayant commencé plutôt,
elle eût donné le temps aux artistes locaux de se développer avant la
réaction de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. En effet, à Cahors, sur le tympan de la
porte septentrionale de la cathédrale qui paraît appartenir au
commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, il existe un grand bas-relief d'une beauté de style
laissant assez loin les sculptures de la même époque que l'on voit à Toulouse
et dans les provinces de l'Ouest. De ce bas-relief nous donnons le
Christ (fig. 14) qui en occupe le centre dans une auréole allongée. Cette
belle sculpture contemporaine, ou peu s'en faut, de celle de la porte de
Vézelay, n'en a pas la sécheresse et l'âpreté. Mieux modelée, plus savante,
sans accuser les tendances au réalisme des écoles du Nord, ni l'afféterie
de celle de Toulouse, elle indique un état relativement avancé sur une
voie très-large, une recherche du beau dans la forme qui n'existe nulle
part ailleurs sur le sol français à la même époque.
 
En effet, la sculpture ne peut être considérée comme un art que du
jour où elle se met à la recherche de l'idéal. Le XII<sup>e</sup> siècle est une époque
de préparation; les artistes sont occupés à apprendre leur état,
mais--grâce à cette liberté d'allure qui, en France, finit toujours par
prendre le dessus,--tentent de se soustraire à l'hiératisme byzantin,
 
[Illustration: Fig. 14.]
 
d'abord en cherchant dans la peinture grecque les éléments dramatiques
qui lui manquent dans la statuaire, puis en recourant à la nature.
 
Cette évolution de l'art français coïncide avec un fait historique
important;
le développement de l'esprit communal, l'affaissement de l'état
monastique et l'aurore de l'unité politique se manifestant sous une influence
prépondérante prise par le pouvoir royal. L'art de la statuaire
appartient aux laïques; il s'émancipe dans ces belles écoles qui s'affranchissent,
vers la fin du XII<sup>e</sup> siècle, de la tutelle monastique.
 
Il y a ici des questions complexes qui ne semblent pas avoir été
suffisamment
appréciées. Les historiens sont peu familiers avec l'étude et la
pratique des arts plastiques et les artistes ne vont guère chercher les
causes d'un développement ou d'un affaissement des arts dans un état
particulier de la société. Aussi vivons-nous sous l'empire d'un certain
nombre d'opinions banales dont personne ne songe à contrôler la
valeur.
Pour que les arts arrivent à une sorte de floraison rapide, comme
chez les Athéniens, comme au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle chez nous
comme dans certaines villes italiennes pendant le XIV<sup>e</sup> et le XV<sup>e</sup> siècle, il
faut qu'il s'établisse un milieu social particulier, milieu social que nous
nommerons, faute d'un autre nom, <i>état municipal</i>. Lorsque par suite de
circonstances politiques, des cités sont entraînées à faire leurs affaires
elles-mêmes, qu'elles ont, comme Athènes, mis de côté des tyrans; qu'elles
ont, comme nos villes du nord de la France, pu obtenir une indépendance
relative entre des pouvoirs également forts et rivaux, en donnant leur
appui tantôt aux uns, tantôt aux autres; comme les républiques
italiennes
en s'enrichissant par l'industrie et le commerce; ces cités forment
très-rapidement un noyau compact, vivant dans une communion intime
d'idées, d'intérêts se développant dans un sens favorable aux expressions
de l'art. Alors la nécessité politique d'existence forme des associations
solidaires, des corporations que les pouvoirs ne peuvent dissoudre et
qu'ils cherchent au contraire à s'attacher. Ces corporations, si elles sont
comme en France, en présence d'une organisation féodale luttant contre
une puissance monarchique qui cherche à se constituer, obtiennent
bientôt les priviléges qui assurent leur existence. L'émulation, le désir
de prendre un rang important dans la cité, de marcher en avant, de
dépasser
les villes voisines, non-seulement en influence mais en richesse
de manifester extérieurement ce progrès, deviennent un stimulant
très-propre
à ouvrir aux artistes une large carrière. Il ne s'agit plus alors de
copier dans des cellules de moines des œuvres traditionnelles, sans s'enquérir
de ce qui se passe au dehors, mais au contraire de rivaliser d'efforts
et d'intelligence pour faire de cette société urbaine un centre assez
puissant, riche et composé d'éléments habiles pour que, quoiqu'il
advienne,
il faille compter avec lui.
 
Au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, les moines ne sont plus maîtres
ès-arts,
ils sont débordés par une société d'artistes laïques que peut-être ils
ont élevés, mais qui ont laissé de côté leurs méthodes surannées. La
cour n'existe pas encore, et ne peut imposer ou avoir la prétention d'imposer
un goût, comme cela s'est fait depuis le XVI<sup>e</sup> siècle. La féodalité
toute occupée de ses luttes intestines, de combattre les empiètements
du haut clergé, des établissements monastiques, et du pouvoir royal, ne
songe guère à gêner le travail qui se fait dans les grandes cités qu'elle
n'aime guère et où elle réside le moins possible. On conçoit donc que
dans un semblable état une classe comme celle des artistes jouisse d'une
liberté intellectuelle très-étendue; elle n'est pas sous la tutelle d'une
académie; elle n'a pas affaire à de prétendus connaisseurs, ou à plaire
à une cour; ce qu'elle considère comme le progrès sérieux de l'art l'inquiète
seul et dirige sa marche.
 
L'attitude que les évêques avait prise à cette époque vis-à-vis de la féodalité
laïque et des établissements religieux, en s'appuyant sur l'esprit
communal tendant à s'organiser, était favorable à ce progrès des arts,
définitivement tombés dans les mains des laïques. Ces prélats pensant
un moment établir une sorte de théocratie municipale, ainsi que cela
avait eu lieu à la chute de l'Empire romain, et, une fois devenus
magistrats
suprêmes des grandes cités, n'avoir plus à compter avec toute
la hiérarchie féodale, avaient puissamment aidé à ce développement des
arts par l'érection de ces vastes cathédrales que nous voyons encore aujourd'hui.
 
Ces monuments, qui rivalisaient de splendeur furent, de 1160 à 1240,
l'école active des architectes, imagiers, peintres, sculpteurs, qui trouvaient
là un chantier ouvert dans chaque cité et sur lequel ils conservaient toute leur indépendance; car les prélats, désireux avant tout
d'élever
des édifices qui fussent la marque perpétuelle de leur protection
sur le peuple des villes, qui pussent consacrer le pouvoir auquel ils
aspiraient, se gardaient de gêner les tendances de ces artistes. Loin de
là, la cathédrale devait être, avant tout, le monument de la cité, sa chose,
son bien, sa garantie, sorte d'arche d'alliance entre le pouvoir épiscopal
et la commune; c'était donc à la population laïque à l'élever, et moins
la cathédrale ressemblait à une église conventuelle et plus l'évêque
devait
se flatter de voir s'établir entre la commune et lui cette alliance qu'il
considérait comme le seul moyen d'assurer sa suprématie au centre de
la féodalité. Le rôle que joue la statuaire dans ces cathédrales est considérable.
Si l'on visite celles de Paris, de Reims, de Bourges, d'Amiens, de
Chartres, on est émerveillé, ne fût-ce que du nombre prodigieux de statues
et bas-reliefs qui complètent leur décoration.
 
À dater des dernières années du XII<sup>e</sup> siècle, l'école laïque,
non-seulement
a rompu avec les traditions byzantines conservées dans les
monastères,
mais elle manifeste une tendance nouvelle dans le choix des sujets,
et la manière de les exprimer.
 
Au lieu de s'en tenir presque exclusivement aux reproductions de sujets
légendaires dans la statuaire, comme cela se faisait dans les églises conventuelles,
elle ouvre l'Ancien et le Nouveau Testament, se passionne
pour les encyclopédies, et cherche à rendre saisissables pour la foule
certaines idées métaphysiques. Il ne semble pas que l'on ait pris garde
à ce mouvement d'art du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, l'un des faits
intellectuels les plus intéressants de notre histoire. Qu'il ait été aidé par
l'épiscopat, ce n'est guère douteux; mais qu'il émane de l'esprit laïque
ce l'est encore moins. Aussi qu'arrive-t-il? les chroniqueurs d'abbayes,
empressés, avant cette époque, de vanter les moindres travaux dus aux
moines, qui relatent avec un soin minutieux et une exagération naïve,
les embellissements de leurs églises; qui voient du marbre et de l'or là
où l'on emploie de la pierre ou du plomb doré, se taisent tout à coup et
n'écrivent plus un mot touchant les constructions dorénavant confiées
aux laïques, même dans les monastères. Ils subissent le talent de ces
nouveaux venus dans la pratique des arts, ils acceptent l'œuvre, mais
quant à la vanter ou à mettre en lumière son auteur, ils n'ont garde.
Pour les cathédrales, si la chronique parle de leur construction, elle
montre des populations entières mues par un souffle religieux amenant
les pierres et les élevant comme par l'effet d'une grâce toute spéciale.
Or imagine-t-on des populations urbaines concevant, traçant, taillant et
dressant des édifices comme la cathédrale de Chartres, comme celles de
Paris ou de Reims, et ces mêmes citadins prenant le ciseau pour
sculpter
ces myriades de figures? C'est cependant sur ces graves niaiseries
que beaucoup jugent ces arts; comme s'il était du ressort de la foi,
si pure qu'elle fût, d'enseigner la géométrie, le trait, la pratique de la
construction, l'art de modeler la terre ou de sculpter la pierre.
 
Dans les églises clunisiennes du XI<sup>e</sup> et du XII<sup>e</sup> siècle, la statuaire ne
reproduit guère que des sujets empruntés aux légendes de saint Antoine,
de saint Benoît, de sainte Madeleine, ou même de personnages moins
considérables, et il faut reconnaître que dans ces légendes les imagiers,
qui certes alors travaillaient dans les couvents s'ils n'étaient moines eux-mêmes,
choisissaient les sujets les plus étranges. Pour des portails, on
reproduisait les grandes scènes du Jugement. On faisait les honneurs du
lieu saint aux personnages divins et aux apôtres, mais partout
ailleurs
les scènes de l'Ancien ou du Nouveau Testament ne prenaient qu'une
petite place. Saint Bernard en s'élevant contre cette abondance de
représentations
sculptées qu'il considère comme des fables grossières
mises sous les yeux du peuple, sut interdire l'art de la statuaire à
l'ordre
institué par lui. Les cisterciens du XII<sup>e</sup> siècle sont de véritables iconoclastes.
Soit que le blâme amer de saint Bernard ait porté coup sur les
esprits, soit que l'épiscopat partageât en partie ses idées à ce sujet, soit
qu'un esprit philosophique eût déjà pénétré les populations des grands
centres, toujours est-il que lorsqu'on élève les cathédrales, de 1180
à 1230, l'iconographie de ces édifices prend un caractère différent de
celle admise jusqu'alors dans les églises monastiques. Les sujets
empruntés
aux légendes disparaissent presque entièrement. La sculpture
va chercher ses inspirations dans l'Ancien et le Nouveau Testament, puis
elle adopte tout un système iconographique sans précédents. Elle
devient
une encyclopédie représentée. Si les scènes principales indiquées
dans le Nouveau Testament prennent la place importante, si le Christ
assiste au Jugement, si le royaume du ciel est figuré, si l'histoire de la
sainte Vierge se développe largement, si la hiérarchie céleste entoure le
Sauveur ressuscité, à côté de ces scènes purement religieuses apparaissent,
l'histoire de la Création, le combat des Vertus et des Vices, des
figures symboliques, la Synagogue, l'Église personnifiées, les Vierges
sages et folles, la Terre, la Mer, les productions terrestres, les Arts libéraux.
Puis les prophéties qui annoncent la venue du Messie, les ancêtres
du Christ, le cycle davidique commençant à Jessé.
 
Il y a donc dans cette statuaire de nos grandes cathédrales un ordre,
et un ordre très-vraisemblablement établi par les évêques, suivant un
système étranger à celui qui avait été admis dans les églises
conventuelles.
Mais à côté de cet ordre, il y a l'exécution qui, elle, appartient à
l'école laïque. Or, c'est dans cette exécution qu'apparaît un esprit d'indépendance
tout nouveau alors, mais qui pour cela n'en est pas moins
vif. Dans les représentations des vices condamnés à la géhenne
éternelle,
les rois, les seigneurs, ni les prélats ne font défaut. Les vertus ne
sont plus représentés par des moines, comme sur les chapiteaux de
quelques
portails d'abbayes, mais par des femmes couronnées: l'idée symbolique s'est élevée; parmi ces vertus apparaît, comme à Chartres, la
Liberté (<i>Libertas</i>). L'Avarice figurée sur les portails des églises abbatiales
de Saint-Sernin de Toulouse et de Sainte-Madeleine de Vézelay, par un
homme portant au cou une énorme sacoche et tourmenté par deux démons hideux, est représentée au portail de la cathédrale de Sens par
une femme les cheveux en désordre, assise sur un coffre qu'elle ferme
avec un mouvement plein d'énergie. L'artiste remplace la représentation
matérielle par une pensée philosophique. Plus de ces scènes repoussantes,
si fréquentes dans les églises abbatiales du commencement du XII<sup>e</sup>
siècle.
Le statuaire du XIII<sup>e</sup> siècle, ainsi que l'artiste grec, a sa pudeur, et
s'il figure l'Enfer comme à la grande porte occidentale de Notre-Dame
de
Paris, c'est par la combinaison tourmentée des lignes, par les expressions
de terreur données aux personnages, par leurs mouvements étranges,
qu'il prétend décrire la scène et non par des détails de supplices repoussants
ou ridicules. Le côté de damnés sur les voussures de la porte
principale de Notre-Dame de Paris est empreint d'un caractère farouche
et désordonné qui contraste singulièrement avec le style calme de la
partie réservée aux élus. Toutes ces figures des élus expriment une
placidité,
une douceur quelque peu mélancolique qui fait songer et qu'on
ne trouve pas dans la statuaire du XII<sup>e</sup> siècle, ni même dans celle
de l'antiquité.
 
C'est maintenant que nous devons parler de l'expression des sentiments
moraux, si vivement sentie par ces artistes du XIII<sup>e</sup> siècle et qui les
classent au premier rang. Nos lecteurs voudront bien croire que nous
n'allons pas répéter ici ce que des admirateurs plutôt passionnés qu'observateurs
de l'art gothique ont dit sur cette belle statuaire, en prétendant la mettre en parallèle et même au-dessus de la statuaire de la bonne
époque grecque, en refusant à cette dernière l'expression des sentiments
de l'âme ou plutôt d'un état moral. Non; nous nous garderons de
tomber
dans ces exagérations qui ne prouvent qu'une chose, c'est qu'on n'a
ni vu, ni étudié les œuvres dont on parle. Les artistes qui, au XVII<sup>e</sup> siècle,
prétendaient faire de la statuaire expressive, étaient aussi éloignés de l'art
du moyen âge que de l'art antique, et le Puget, malgré tout son mérite,
n'est qu'un artiste maniéré à l'excès, prenant la fureur pour l'expression
de la force, les grimaces pour l'expression de la passion, le théâtral pour
le dramatique. De toutes les figures de Michel-Ange, à nos yeux la plus
belle est celle du Laurent de Médicis dans la chapelle de
San-Lorenzo, à
Florence. Mais cette statue est bien loin encore des plus belles œuvres
grecques et ne dépasse pas certaines productions du moyen âge.
Expliquons-nous.
La statuaire n'est pas un art se bornant à reproduire en
terre ou en marbre une <i>académie</i>, c'est-à-dire un modèle plus ou moins
heureusement choisi, car ce ne serait alors qu'un métier, une sorte de
mise au point. Tout le monde est, pensons-nous, d'accord sur ce
chapitre;
tout le monde (sauf peut-être quelques réalistes fanatiques) admet
qu'il est nécessaire d'idéaliser la nature. Comment les Grecs ont-ils
idéalisé la nature? C'est en formant un type d'une réunion d'individus.
De même que, dans un poëme, un auteur peut réunir toutes les vertus
qui se trouvent éparses chez un grand nombre d'hommes, mais dont
chacun, en particulier, a la conscience sans les pratiquer à la fois; de
même sur un bloc de marbre ou avec un peu de terre, le statuaire grec
a su réunir toutes les beautés empruntées à un certain nombre d'individus
choisis. La conséquence morale et physique de cette opération de
l'artiste, c'est d'obtenir une pondération parfaite, pondération dans l'expression
intellectuelle. Par conséquent, si violente que soit l'action à
laquelle se livre ce type, si vifs que soient ses sentiments, du moment
que l'idéal est admis (c'est-à-dire le beau par excellence,
c'est-à-dire
la pondération), la grimace, soit par le geste, soit par l'expression
des traits, est exclue. Les Lapithes, qui combattent si bien les
Centaures
sur les métopes du Parthénon, expriment parfaitement leur
action, mais ce n'est ni par des grimaces, ni par l'exagération du geste,
ni par un jeu outré des muscles. Le geste est largement vrai dans son
ensemble, finement observé dans les détails, mais ces hommes ne font
point des contorsions à la manière des personnages de Michel-Ange. Si
les traits de leurs visages paraissent conserver une sorte d'impassibilité,
le mouvement des têtes, un léger froncement de sourcil, expriment
la lutte bien mieux que ne l'aurait fait une décomposition des
lignes de la face. On ne saurait prétendre que les têtes, malheureusement
trop rares, des statues de la belle époque grecque, soient dépourvues
d'expression; elles ne sont jamais grimaçantes, d'accord; il ne
faut pas plus les regarder après avoir vu celles du Puget qu'il ne faut
goûter un mets délicat après s'être brûlé le palais avec une venaison
pimentée. Mais pour retrouver cette expression si fine des types de têtes
grecques, il ne s'agit pas de les copier niaisement et de nous encombrer
d'un amas de pastiches plats; mieux vaut alors tomber dans le réalisme
brutal et copier le premier modèle venu, voire le mouler, ce qui est
plus simple. Est-ce à dire que ces types du beau, trouvés par les Grecs,
fussent d'ailleurs identiques, qu'ils aient exclu l'individualité? Sur les
quatre ou cinq têtes de Vénus, réparties dans les musées de l'Europe et
qui datent de la belle époque, bien que l'on ne puisse se méprendre
sur leur qualité divine, y en a-t-il deux qui se ressemblent? Parmi ces
têtes qui semblent appartenir à une race d'une perfection physique et
intellectuelle supérieures, l'une possède une expression de bonté insoucieuse,
l'autre laisse deviner, à travers ses traits si purs, une sorte
d'inflexibilité
jalouse, une troisième sera dédaigneuse, etc.; mais toutes,
comme pour conserver un cachet appartenant à l'antiquité, font songer
à la fatalité inexorable, qui jette sur leur front comme un voile de sérénité
pensive et grave. Retrouvons-nous ce milieu qui nous permette de
reproduire ces expressions si délicates? Voyons-nous autour de nous des
gens subissant ces influences de la société antique? Les cerveaux d'aujourd'hui
songent-ils aux mêmes choses? Non, certes. Mais nos physionomies
ne disent-elles rien? N'est-il pas possible aux statuaires de
procéder
au milieu de notre société comme les Athéniens ont procédé chez
eux? Ne peut-on extraire et de ces formes physiques et de ces
sentiments
moraux dominants, des types beaux qui, dans deux mille cinq
cents ans, produiraient sur les générations futures l'effet profond
qu'exercent sur nous les œuvres grecques? Cela doit être possible,
puisque cela s'est fait déjà au milieu d'une société qui n'avait nuls rapports
avec la société grecque.
 
Cette école du XIII<sup>e</sup> siècle qui n'avait certes pas étudié l'art grec en
Occident et qui en soupçonnait à peine la valeur, se développe comme
l'école grecque. Après avoir appris la pratique du métier, ainsi que nous
l'avons démontré plus haut, elle ne s'arrête pas à la perfection purement
matérielle de l'exécution et cherche un type de beauté. Va-t-elle le saisir
de seconde main, d'après un enseignement académique? Non; elle le
compose en regardant autour d'elle. Nous verrons que pour la sculpture
d'ornement cette école procède de la même manière, c'est-à-dire
qu'elle
abandonne entièrement des errements admis, pour recourir à la nature
comme à une forme toujours vivifiante. Apprendre le <i>métier</i>, le conduire
jusqu'à une grande perfection en se faisant le disciple soumis d'une tradition,
quitter peu à peu ce guide pour étudier matériellement la nature, puis un jour se lancer à la recherche de l'idéal quand on se sent
des ailes assez fortes, c'est ce qu'ont fait les Grecs, c'est ce qu'ont fait
les écoles du XIII<sup>e</sup> siècle. Et de ces écoles, la plus pure, la plus élevée
est, sans contredit, l'école de l'Île-de-France. Celle de Champagne la suit
de près, puis l'école picarde. Quant à l'école rhénane, nous en parlerons
en dernier lieu, parce qu'en effet elle se développa plus tardivement.
 
Dès les premières années du XIII<sup>e</sup> siècle, la façade occidentale de
Notre-Dame de Paris s'élevait. À la mort de Philippe-Auguste,
c'est-à-dire
en 1223, elle était construite jusqu'au-dessus de la rose.
Donc--toutes
les sculptures et failles étant terminées avant la pose--les trois
portes de cette façade étaient montées en 1220. Celle de droite, dite de
Sainte-Anne, est en grande partie refaite avec des sculptures du XII<sup>e</sup> siècle,
mais celle de gauche, dite porte de la Vierge, est une composition
complète et l'une des meilleures de cette époque<span id="note16"></span>[[#footnote16|<sup>16</sup>]]. Il est évident pour
tout observateur attentif et non prévenu--car beaucoup d'artistes, bien
convaincus que cette sculpture est sans valeur n'ont jamais pris la peine
de la regarder<span id="note17"></span>[[#footnote17|<sup>17</sup>]]--que les statuaires auteurs de ces nombreuses figures
ont abandonné entièrement les traditions byzantines, dans la conception
comme dans les détails et le <i>faire</i>, qu'ils ont soigneusement étudié la nature
et qu'ils atteignent un idéal leur appartenant en propre. Voici
(fig. 15) une tête d'un des rois, petite nature, qui garnissent l'une des
voussures de cette porte. Certes, cela ne ressemble pas aux types grecs;
ce n'est pas la beauté grecque, mais ne pas reconnaître qu'il y a dans
cette tête toutes les conditions de la beauté et d'une beauté singulière,
c'est, nous semble-t-il, nier la lumière en plein jour. Le sens moral imprimé
sur ce visage n'est pas non plus celui que dénotent habituellement
les traits des statues grecques. Ce front large et haut, ces yeux très-ouverts,
à peine abrités par les arcades sourcilières, ce nez mince, cette
bouche fine et un peu dédaigneuse, ces longues joues plates, indiquent
l'audace réfléchie, une intelligence hardie, emportée à l'occasion. Mais
ce n'est plus là, comme dans les figures du XII<sup>e</sup> siècle de Chartres, le
portrait d'un individu; c'est un type et un type qui ne manque ni de
noblesse ni de beauté. Nous donnerions trop d'étendue à cet article,
s'il nous fallait présenter un grand nombre de ces figures, toutes soumises
évidemment à un type de beauté admis, mais qui ne se ressemblent
pas plus que ne se ressemblent entre eux les visages des personnages
sculptés sur les métopes du Parthénon.
 
Si nous nous attachons à l'exécution de cette statuaire, nous trouvons
ce <i>faire</i> large, simple, presque insaisissable des belles œuvres grecques;
c'est la même sobriété de moyens, le même sacrifice des détails, la
même souplesse et la même fermeté à la fois dans la façon de modeler
les nus. D'ailleurs ces figures sont taillées dans une pierre dont la dureté
égale presque celle du marbre de Paros. C'est du liais cliquart, le plus
serré et le mieux choisi.
 
[Illustration: Fig. 15.]
 
Nous avons décrit à l'article PORTE cette statuaire, la plus remarquable
du portail de Notre-Dame de Paris. Ce n'est pas seulement par l'expression
noble des têtes qu'elle se recommande; au point de vue de la
composition
elle accuse un art très-profondément étudié et senti. Le bas-relief de la mort de la Vierge est une scène admirablement entendue
[Illustration: Fig. 16.]
 
comme effet dramatique, comme agencement de lignes. Celle du
couronnement
de la Mère du Christ, dont nous présentons figure 16 un tracé
bien insuffisant, fait assez connaître que ces artistes savaient composer,
agencer les lignes d'un groupe et rendre une action par les mouvements
et par l'expression du geste; les têtes des deux personnages sont admirablement
belles par la simplicité des attitudes et la pureté de l'expression.
C'est ici le cas de faire une observation. On parle beaucoup, lorsqu'il
est question de cette statuaire du XIII<sup>e</sup> siècle, de ce qu'on appelle le sentiment
religieux et l'on est assez disposé à croire que ces artistes étaient
des personnages vivant dans les cloîtres et tout attachés aux plus étroites
pratiques religieuses. Mais sans prétendre que ces artistes fussent des
croyants tièdes, il serait assez étrange cependant que ce sentiment religieux
se fût manifesté d'une manière tout à fait remarquable dans l'art
de la statuaire, précisément au moment où les arts ne furent plus guère
pratiqués que par des laïques et sur ces cathédrales pour la construction
desquelles les évêques se gardaient bien de s'adresser aux
établissements
religieux. Il ne serait pas moins étrange que l'art de la statuaire,
pendant tout le temps qu'il resta confiné dans les cloîtres, ne produisit
que des œuvres possédant certaines qualités entre lesquelles ce qu'on
peut appeler le sentiment religieux n'apparaît guère que sous une forme
purement traditionnelle, ainsi que des exemples précédents ont pu le
faire voir.
 
Voici le vrai. Tant que les arts ne furent pratiqués que par des moines,
la tradition dominait, et la tradition n'était qu'une inspiration plus ou
moins rapprochée de l'art byzantin. Si les moines apportaient quelques
progrès à cet état de choses, ce n'était que par une imitation plus exacte
de la nature. La pensée était pour ainsi dire dogmatisée sous certaines
formes; c'était un art hiératique tendant à s'émanciper par le côté purement
matériel. Mais lorsque l'art franchit les limites du cloître pour
entrer
dans l'atelier du laïque, celui-ci s'en saisit comme d'un moyen
d'exprimer
ses aspirations longtemps contenues, ses désirs et ses espérances.
L'art, dans la société des villes devint, au milieu d'un état politique très-imparfait,--qu'on
nous passe l'expression,--une sorte de <i>liberté de la
presse</i>, un exutoire pour les intelligences toujours prêtes à réagir contre
les abus de l'état féodal. La société civile vit dans l'art un registre ouvert
où elle pouvait jeter hardiment ses pensées sous le manteau de la
religion; que cela fut réfléchi, nous ne le prétendons pas, mais c'était
un instinct. L'instinct qui pousse une foule manquant d'air vers une
porte ouverte. Les évêques, au sein des villes du Nord qui avaient dès
longtemps manifesté le besoin de s'affranchir des pouvoirs féodaux,
dans ce qu'ils crurent être l'intérêt de leur domination, poussèrent activement
à ce développement des arts, sans s'apercevoir que les arts, une
fois entre les mains laïques, allaient devenir un moyen d'affranchissement,
de critique intellectuelle dont ils ne seraient bientôt plus les
maîtres.
Si l'on examine avec une attention profonde cette sculpture laïque
du XIII<sup>e</sup> siècle, si on l'étudie dans ses moindres détails, on y découvre
bien autre chose que ce qu'on appelle le sentiment religieux; ce qu'on
y voit, c'est avant tout un sentiment démocratique prononcé dans la manière
de traiter les programmes donnés, une haine de l'oppression qui
se fait jour partout, et ce qui est plus noble et ce qui en fait un art digne
de ce nom, le dégagement de l'intelligence des langes théocratiques et
féodaux. Considérez ces têtes des personnages qui garnissent les
portails
de Notre-Dame, qu'y trouvez-vous? L'empreinte de l'intelligence,
de la puissance morale, sous toutes les formes. Celle-ci est pensive et
sévère; cette autre laisse percer une pointe d'ironie entre ses lèvres serrées. Là sont ces prophètes du linteau de la Vierge, dont la physionomie
méditative et intelligente finit, si on les considère de près et pendant un
certain temps, par vous embarrasser comme un problème. Plusieurs,
animés d'une foi sans mélange, ont les traits d'illuminés; mais combien
plus expriment un doute, posent une question et la méditent? Aussi nous
expliquons-nous aujourd'hui les dédains et les colères même qu'excite,
dans certains esprits, l'admiration que nous professons pour ces œuvres,
surtout si nous les déclarons françaises. Au fond, cette protestation est
raisonnée. Longtemps nous avons pensé--car tout artiste possède une
dose de naïveté--qu'il y avait, dans cette opposition à notre admiration,
ignorance des œuvres, présomptions ou préjugés qu'un examen sincère
pourrait vaincre à la longue. Nous nous abusions complétement. La
question, c'est qu'il ne <i>faut pas</i> que cet art puisse passer pour beau, et il
ne <i>faut pas</i> que cet art soit admis comme beau, parce qu'il est une marque
profonde de ce que peut obtenir l'affranchissement des intelligences
et des développements que cet affranchissement peut prendre. Une école
qui, élevée sous des cloîtres, dans des traditions respectées, s'en éloigne
brusquement, pour aller demander la lumière à sa propre intelligence,
à sa raison et à son examen, pour réagir contre un dogmatisme
séculaire
et courir dans la voie de l'émancipation en toute chose! Quel dangereux
exemple qu'on ne saurait trop repousser! Toutes les débauches nous
seront permises en fait d'art et de goût, plutôt que l'admiration pour la
seule époque de notre histoire où les artistes affranchis ont su trouver,
en architecture, des méthodes et des formes toutes nouvelles, ont su
élever une école de sculpteurs qui ne sont ni grecs, ni byzantins, ni romans,
ni italiens, ni quoique ce soit qui ait paru dans le champ des arts
depuis le siècle de Périclès, qui puisent dans leur propre fond en détournant
les yeux du dogmatisme en fait d'art. Pour qui prétend maintenir
en tutelle l'intelligence humaine comme une mineure trop prompte à
s'émanciper, il est clair qu'un tel précédent intellectuel dans l'histoire
d'un peuple doit être présenté sous le jour le plus sombre; cela est logique.
Mais il est plus difficile d'expliquer pourquoi beaucoup de
personnes
en France, dévouées aux idées d'émancipation et qui prétendent en
protéger l'expression, ne voient dans ces productions du XIII<sup>e</sup> siècle
qu'un état maladif, étouffé sous un ordre social oppressif, qu'un signe
d'asservissement moral. Asservissement à quoi? On ne le dit pas. Foulez
les cendres refroidies de la féodalité et de la théocratie, si bon vous semble;
il n'y a pas grand péril, car vous savez qu'elles ne sauraient se
réchauffer,
mais pourquoi écraser du même talon le système oppressif et
ceux qui ont su les premiers s'en affranchir en réagissant contre l'énervement
intellectuel au moyen âge? Cela est-il équitable, courageux et
habile?
 
Le monument religieux était à peu près le seul où l'artiste pouvait
exprimer ses idées, ses sentiments, il le fait d'une façon indépendante,
hardie même. Il repousse l'hiératisme qui s'attache toujours à une
société gouvernée par un despotisme quelconque, théocratique ou
monarchique.
Pourquoi lui refuseriez-vous ce rôle de précurseur dans la voie
de l'émancipation de l'intelligence?
 
On peut reconnaître les qualités d'un art en considérant quels sont ses
détracteurs. Les admirations n'apprennent pas grand'chose, mais la critique
de parti pris et le côté d'où elle vient, sont un enseignement
précieux.
Si vous voyez un siècle tout entier s'élever contre un art d'un
temps antérieur, vous pouvez être assuré que les idées qui ont dominé
dans cet art vilipendé sont en contradiction manifeste avec les idées de
la société qui le repousse. Si vous voyez un corps, une association, une
coterie d'artistes rejeter un art, vous pouvez être assuré que les qualités
de cet art sont en opposition directe avec les méthodes et les façons
d'être de ce corps. Si une école se signale par la médiocrité ou la platitude
de ses productions, vous pouvez être assuré que l'école rejetée
amèrement par elle se distinguait par l'originalité, la recherche du progrès
et l'examen. Dans la république des arts, ce qu'on redoute le plus,
ce n'est pas la critique contemporaine, pouvant toujours être
soupçonnée
de partialité, c'est la protestation silencieuse, mais cruelle, persistante,
d'un art qui se recommande par les qualités qu'on ne possède plus.
Dans un temps comme le siècle de Louis XIV où l'artiste n'était plus
guère qu'un commensal de quelque grand seigneur, pensionné par le
roi, subissant tous les caprices d'une cour, disposé à toutes les concessions
pour plaire, à toutes les flatteries pour vivre (car on flatte avec le
ciseau comme avec la plume), il n'est pas surprenant que la statuaire du
XIII<sup>e</sup> siècle avec son caractère individuel, indépendant, dût paraître barbare.
Placez un de ces beaux bronzes étrusques comme le Musée
britannique
en possède tant, sur la cheminée d'une dame à la mode, au milieu
de chinoiseries, de biscuits, de vieux Sèvres, de ces mièvreries tant recherchées
de la fin du dernier siècle, et voyez quelle figure fera le
bronze antique? Il était naturel que les critiques du dernier siècle qui
mettaient, par exemple, le tombeau du maréchal de Saxe au niveau
des plus belles productions de l'antiquité, trouvassent importunes les
sculptures hardies des beaux temps du moyen âge. Le clergé lui-même
mit un acharnement particulier à détruire ces dénonciateurs
permanents
de l'état d'avilissement où tombait l'art. Ceux dont le devoir serait
de lutter contre l'affaiblissement d'une société et qui, loin d'en avoir le
courage et la force, profitent de ce relâchement moral, s'attaquent habituellement
à tout ce qui fait un contraste avec l'état de décadence où tombe
cette société. Quand les chapitres, quand les abbés du dernier siècle jetaient
bas les œuvres d'art des beaux moments du moyen âge, ils rendaient
à ces œuvres le seul hommage qu'ils fussent désormais en état de
leur rendre; ils ne pouvaient souffrir qu'elles fussent les témoins des
platitudes dont on remplissait alors les édifices religieux. C'était la pudeur
instinctive de l'homme qui, livré à la débauche, raille et cherche à disperser
la société des honnêtes gens. Les statues pensives et graves de
nos portails n'étaient bonnes qu'à envoyer de mauvais rêves aux petits
abbés de salon ou à ces chanoines qui, afin d'augmenter leurs revenus,
vendaient les enceintes de leurs cathédrales pour bâtir des échoppes.
Aujourd'hui encore une partie du clergé français ne voit qu'avec
défiance
se manifester l'admiration pour la bonne sculpture du moyen
âge. Il y a là dedans des hardiesses, des tendances indépendantes
fâcheuses;
ces figures de pierre ont l'air trop méditatives. On aime mieux
les saints à l'air évaporé, aux gestes théâtrals, ou les vierges ressemblant
à des bonnes décentes, ces anges affadis et toutes ces pauvretés
auxquelles
l'art est à peu près étranger, mais qui, ne disant rien, ne
compromettent
rien. Beaucoup de personnages respectables--et nous plaçant
à leur point de vue, nous comprenons parfaitement l'esprit qui les guide--n'ont
pas vu sans une certaine appréhension ce mouvement archéologique
qui poussait les intelligences vers l'étude des arts du moyen
âge si soigneusement tenus sous le boisseau; ils ont senti que la critique,
entrant sur ce terrain du passé, allait remettre en lumière toute une série
d'idées qui ébranleraient plusieurs temples; celui de la <i>religion
facile</i>
élevé avec tant de soin depuis le XVII<sup>e</sup> siècle; celui de l'art officiel, commode,
qui, n'admettant qu'une forme, rejette bien loin toute pensée,
tout travail intellectuel comme une hérésie.
 
Tout s'enchaîne dans une société, et quand on y regarde de près aucun
fait n'est isolé. La société qui au milieu d'elle admettait qu'une compagnie
puissante condamnât l'esprit humain à un abandon absolu de toute
personnalité, à une soumission aveugle, à une direction morale dont on
ne devait même pas chercher le sens et la raison, cette société devait
bientôt voir s'élever comme corollaire, dans le domaine de l'art, un principe
semblable, ennemi acharné de tout ce qui pouvait signaler
l'individualisme,
l'examen, l'indépendance de l'artiste, le respect de l'art avant
le respect pour le dogme qui prétend le diriger.
 
Ce qui frappe toujours dans les œuvres grecques, c'est que l'artiste d'abord
respecte son art. On subit la même impression lorsqu'on examine
les bonnes productions du XIII<sup>e</sup> siècle; que l'artiste soit religieux ou non,
cela nous importe peu; mais il est évidemment croyant à son art, et il
manifeste toute la liberté d'un croyant, dont le plus grand soin est de
ne pas mentir à sa conscience.
 
Nous avouons que, pour notre part, dans toute production d'art, ce qui
nous saisit et nous attache, c'est presque autant l'empreinte de l'homme
qui l'a créée que la valeur intrinsèque de l'objet. La sculpture grecque
nous charme tant que nous entrevoyons l'artiste à travers son œuvre,
que nous pouvons, sur le marbre qu'il a laissé, suivre ses penchants, ses
désirs, l'expression de son vouloir, mais quand ces productions n'ont
plus d'autre mérite que celui d'une exécution d'atelier, quand le praticien
s'est substitué à l'artiste, l'ennui nous saisit. Ce que nous aimons
par-dessus tout dans la statuaire du moyen âge, même la plus ordinaire,
c'est l'empreinte individuelle de l'artiste toujours ou presque toujours
profondément gravée sur la pierre. Dans ces figures innombrables du
XIII<sup>e</sup> siècle, on retrouve les joies, les espérances, les amertumes et les
déceptions de la vie. L'artiste a sculpté comme il pensait, c'est son esprit
qui a dirigé son ciseau; et comme pour l'homme il n'est qu'un sujet toujours
neuf, c'est celui qui traduit les sentiments et les passions de
l'homme, on ne sera pas surpris si, en devinant l'artiste derrière son
œuvre, nous sommes plus *[?touchés] que si l'œuvre n'est qu'un <i>solide</i>
revêtissant
une belle forme.
 
C'est là la question pour nous, au XIX<sup>e</sup> siècle. Devons-nous considérer
le beau, suivant un <i>canon</i> admis, ou le beau est-il une essence se développant
de différentes manières suivant des lois aussi variables que
sont celles de l'esprit humain? Au point de vue philosophique, la réponse
ne saurait être douteuse; le beau ne peut être que l'émanation d'un
principe et non l'apparence d'une forme. Le beau naît et réside dans
l'âme de l'artiste et doit se traduire d'après les mouvements de cette
âme qui s'est habituée à concevoir le beau, la vérité. Ce n'est
pas nous qui
disons cela, mais un Grec. Et à ce propos qu'il nous soit permis de faire
ressortir une de ces contradictions entre tant d'autres, quand il est question
de l'esthétique. Nos philosophes modernes, nos écrivains, ne sont
point artistes, nos artistes ne sont rien moins que philosophes; de sorte
que ces deux expressions de l'esprit humain chez nous, l'art et la philosophie,
s'en vont chacune de leur côté et se trompent réciproquement ou
trompent le public sur l'influence qu'elles ont pu exercer l'une sur l'autre.
Il est évident que Socrate était fort sensible à la beauté plastique; il
avait quelque peu pratiqué la sculpture. Il vivait dans un milieu--que
jamais il ne voulut quitter, même pour échapper à la mort,--où la
beauté de la forme semblait subjuguer tous les esprits, et cependant c'est
ainsi qu'il s'exprime quelque part<span id="note18"></span>[[#footnote18|<sup>18</sup>]]: «La philosophie, recevant l'âme liée
véritablement et, pour ainsi dire, collée au corps, est forcée de considérer
les choses non par elle-même, mais par l'intermédiaire des organes
comme à travers les murs d'un cachot et dans une obscurité absolue,
reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui
font
que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne; la philosophie, dis-je
recevant l'âme en cet état, l'exhorte doucement et travaille à la
délivrer;
et pour cela elle lui montre que le témoignage des yeux du corps est
plein d'illusions comme celui des oreilles, comme celui des autres sens;
elle l'engage à se séparer d'eux, autant qu'il est en elle; elle lui conseille
de se recueillir et de se concentrer en elle-même, de ne croire qu'à
elle-même, après avoir examiné au dedans d'elle et avec l'essence même
de sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir pour
faux tout ce qu'elle apprend par un autre qu'elle-même, tout ce qui
varie selon la différence des intermédiaires: elle lui enseigne que ce
qu'elle voit ainsi c'est le sensible et le visible; ce qu'elle voit par elle-*
même, c'est l'intelligible et l'immatériel...» Et avant Socrate le poëte
Épicharme n'avait-il pas dit:
</div>
<center>
«C'est l'esprit qui voit, c'est l'esprit qui entend:
L'œil est aveugle, l'oreille est sourde.»
</center>
<div class=prose>
Donc ces Grecs qu'on nous représente (lorsqu'il est question des arts)
comme absolument dévoués au culte de la beauté extérieure, de la forme,
possédaient au milieu d'eux, dès avant Phidias, des poëtes, des philosophes
qui chantaient et professaient quoi? L'illusion des sens, le
détachement
de l'âme du corps, de ses appétits et de ses passions, l'asservissement
de l'enveloppe matérielle à l'esprit. On avouera que sous ce rapport le
christianisme n'a rien inventé. Mais si les Athéniens, tout en écoutant
Socrate, taillaient les marbres du Parthénon et du temple de Thésée, ils
alliaient difficilement les théories du philosophe avec cette importance
merveilleuse donnée à la beauté extérieure... Socrate fut condamné à
mort. Phidias fut exilé; ce qui tendrait à prouver qu'à ce moment de la
civilisation athénienne une lutte sourde commençait entre ces deux
principes, de la prépondérance de la matière sur l'âme, de l'âme sur la
matière. Et en effet Phidias n'est pas plutôt à Olympie qu'il façonne
cette statue de Zeus, d'une si étrange beauté, si l'on en croit ceux qui
l'ont vue, en ce qu'elle reflétait, sur une admirable forme, la
pensée la
plus profonde. Déjà donc, à l'apogée de la splendeur plastique de l'art
grec s'élève la réaction, non contre la beauté plastique, mais contre la
suprématie de cette beauté sur l'intelligence, sur ce que Socrate
lui-même
appelle la vérité née de la raison humaine. Qu'ont donc fait ces
statuaires de notre belle école laïque primitive, si ce n'est de suivre cette
voie ouverte par les Grecs eux-mêmes et de chercher, non point par
une imitation plastique, mais dans leur pensée, tous les éléments de l'art
dont ils nous ont laissé de si beaux exemples?
 
Les statuaires du XIII<sup>e</sup> siècle ne pouvaient avoir les idées, les sentiments
des statuaires du temps de Périclès; ayant d'autres idées, d'autres
sentiments, il était naturel qu'ils cherchassent, pour les rendre, des
moyens différents de ceux employés par les artistes grecs et en cela ils
étaient d'accord avec les principes émis par les Grecs, si nous en croyons
Platon. Mais, objectera-t-on: «nous ne contestons pas cela; nous
n'accusons
pas les artistes du moyen âge de n'avoir pas produit des œuvres
aussi bonnes que le permettait le milieu social où ils vivaient. Nous tenons
à constater seulement que leurs œuvres ne sont pas et ne pouvaient
être aussi belles que celles de l'époque grecque, et que par conséquent
il est bon d'étudier celles-ci, funeste d'étudier celles-là.» Nous sommes
d'accord, sauf sur la conclusion en ce qu'elle a au moins d'absolu.
Nous
répondrons: «Il est utile d'étudier la statuaire grecque et de s'enquérir
en même temps de l'état social au milieu duquel elle s'est développée,
parce que cet art est en harmonie avec cet état social et que sa forme sen-*
 
 
 
Ligne 381 ⟶ 2 069 :
<span id="footnote1">[[#note1|1]] : Commencement d'un ouvrage (Diog. Laerce, II, 6; Walken,
<i>Diatrib. in Euripid. fragm.</i>).
 
<span id="footnote2">[[#note2|2]] : Voyez ARCHITECTURE MONASTIQUE.
 
<span id="footnote3">[[#note3|3]] : Voyez l'ouvrage de M. le comte Melchior de Vogué et de M. Duthoit, sur les villes
entre Alep et Antioche (<i>Syrie centrale</i>).
 
<span id="footnote4">[[#note4|4]] : M. Paul Durand a calqué un grand nombre de ces peintures
qui datent des VIII^e,
IX<sup>e</sup>, X<sup>e</sup> et XI<sup>e</sup> siècles, et qui sont du plus beau style. Il serait fort à désirer que ces calques
fussent publiés.
 
<span id="footnote5">[[#note5|5]] : Il ne faut pas prendre ici la peinture grecque telle, par exemple, que les moines du
mont Athos l'ont faite depuis le XIII<sup>e</sup> siècle et la font encore aujourd'hui. C'est là un
art tout de recettes, figé; les peintures des manuscrits des VIII<sup>e</sup>, IX<sup>e</sup> et X<sup>e</sup> siècles ont un
caractère plus libre et une tout autre valeur. Nous en dirons autant des peintures
grecques recueillies par M. Paul Durand.
 
<span id="footnote6">[[#note6|6]] : Voyez PORTE, fig. 66, et le texte qui accompagne cette figure.
 
<span id="footnote7">[[#note7|7]] : Voyez dans les œuvres de Dioscoride de la bibliothèque impériale de Vienne, manuscrit
du VI<sup>e</sup> siècle, la miniature représentant Juliana Anicia; les
manuscrits grecs, n<sup>OS</sup> 139,
64, 70 de la bibliotbèqne impériale de Paris, X<sup>e</sup> siècle; les manuscrits de la bibliothèque
de Saint-Marc de Venise; celui conservé au Louvre. Beaucoup de vignettes de ces manuscrits
se font remarquer par la grandeur et l'énergie des compositions, par la netteté
du geste et par la physionomie tout individuelle de certains personnages. Dans son
<i>Histoire des arts au myen âge</i>, M. Labarte a reproduit fidèlement quelques-unes de ces
vignettes. Dans le même ouvrage on peut voir des copies d'ivoire du du V<sup>e</sup> au XI<sup>e</sup> siècle
byzantin, obtenues par la photographie, qui forment, par leur caractère hiératique, un
contraste frappant avec ces peintures.
 
<span id="footnote8">[[#note8|8]] : Voyez HÔTEL DE VILLE, fig. 1, 2 et 3.
 
<span id="footnote9">[[#note9|9]] : Cette tête, comme toutes les sculptures de cet édifice, était peinte. On voit encore
la trace des prunelles d'un ton gris bleu.
 
<span id="footnote10">[[#note10|10]] : Autant que possible ces dessins sont faits sur des moulages que nous possédons, ou
sur des photographies.
 
<span id="footnote11">[[#note11|11]] : Les deux statues de Notre-Dame de Corbeil étaient peintes. On voit encore sur la tête
de la femme la coloration des sourcils et des prunelles. Mais nous devons revenir sur
cette question de la peinture de la statuaire.
 
<span id="footnote12">[[#note12|12]] : Voyez Aug. Thierry, <i>Lettres sur l'histoire de France</i>, VI<sup>e</sup> «Quippe omnes fere
sunt fabri lignarii, et ex hac arte mercedem capientes, semetipsos
alunt.» Socratis.
<i>Hist.</i> Éccl. lib. VII, cap. XXX, apud <i>Script. rer. Gallic.
et Franc.</i>, t.I, p. 604.
 
<span id="footnote13">[[#note13|13]] : Un magnifique sarcophage de marbre du XII<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote14">[[#note14|14]] : Le cloître.
 
<span id="footnote15">[[#note15|15]] : Nous parlons ici du tympan de la porte Sainte-Anne
(porte de droite, de la façade
occidentale) lequel date de 1140 environ.
 
<span id="footnote16">[[#note16|16]] : Voyez PORTE, fig. 68.
 
<span id="footnote17">[[#note17|17]] : Nous n'exagérons pas. Possédant des moulages de
quelques-unes des têtes provenant
de cette porte, il nous est arrivé de les montrer à des sculpteurs, dans notre cabinet.
Frappés de la beauté des types et de l'exécution, ceux-ci nous demandaient d'où
provenaient ces <i>chefs-d'œuvre</i>. Si nous avions l'imprudence de leur avouer que cela était
moulé sur une porte de Notre-Dame de Paris, immédiatement l'admiration tombait dans
la glace. Mais si, mieux avisés, nous disions que ces moulages venaient de quelque monument
d'Italie--or au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle la sculpture italienne
était assez
barbare--c'était une recrudescence d'enthousiasme. Le dogmatisme académique, non
seulement ne permet pas d'admirer ces œuvres françaises, mais il considère comme une
assez méchante action de les regarder. Tout au moins ce serait une bien mauvaise note.
 
<span id="footnote18">[[#note18|18]] : <i>Phédon</i>, trad. de V. Cousin, édit. de 1822.
Bossange, tome I, page 243.