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#REDIRECTION [[Jean-Jacques Rousseau
Lettres élémentaires sur la Botanique
Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau, tome 7 : Mélanges, tome 2, 1782 (p. 531-588).
LETTREs ÉLÉMENTAIREs sUR LA BOTANIQUE,
A MADAME DE L***. [1]]]
 
[[Catégorie:Botanique]]
LETTRE PREMIERE.
[[Catégorie:Bon pour export]]
22 Août 1771.
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Votre idée d’amuser un peu la vivacité de votre fille et de l’exercer à l’attention sur des objets agréables et variés comme les plantes, me parait excellente, mais je n’aurais osé vous la proposer, de peur de faire le Monsieur Josse, Puisqu’elle vient de vous, je l’approuve de tout mon cœur, et j’y concourrai de même, persuadé qu’à tout âge l’étude de la nature émousse le goût des amusements frivoles, prévient le tumulte des passions, et porte à l’âme une nourriture qui lui profite en la remplissant du plus digne objet de ses contemplations.
 
Vous avez commencé par apprendre à la Petite les noms d’autant de plantes que vous en aviez de communes sous les yeux : c’était précisément ce qu’il falait faire. Ce petit nombre de plantes qu’elle connait de vue sont les pièces de comparaison pour étendre ses connoissances : mais elles ne suffisent pas. Vous me demandez un petit catalogue des plantes les plus connues avec des marques pour les reconnaitre. Je trouve à cela quelque embarras. C’est de vous donner par écrit ces marques ou caractères d’une manière claire et cependant peu diffuse. Cela me parait impossible sans employer la langue de la chose, et les termes de cette langue forment un vocabulaire à part que vous ne sauriez entendre, s’il ne vous est préalablement expliqué.
 
D’ailleurs ne connaitre simplement les plantes que de vue et ne savoir que leurs noms, ne peut être qu’une étude trop insipide pour des esprits comme les vôtres, et il est à présumer que votre fille ne s’en amuserait pas longtems. Je vous propose de prendre quelques notions préliminaires de la structure végétale ou de l’organisation des plantes, afin, dussiez-vous ne faire que quelques pas dans le plus beau, dans le plus riche des trois regnes de la nature, d’y marcher du moins avec quelques lumières. Il ne s’agit donc pas encore de la nomenclature, qui n’est qu’un savoir d’herboriste. J’ai toujours cru qu’on pouvait être un très-grand Botaniste sans connaitre une seule plante par son nom ; et sans vouloir faire de votre fille un très grand Botaniste, je crois néanmoins qu’il lui sera toujours utile d’apprendre à bien voir ce qu’elle regarde. Ne vous effarouchez pas au reste de l’entreprise. Vous connaitrez bientôt qu’elle n’est pas grande. Il n’y a rien de compliqué ni de difficile à suivre dans ce que j’ai à vous proposer. Il ne s’agit que d’avoir la patience de commencer par le commencement. Après cela on n’avance qu’autant qu’on veut.
 
Nous touchons à l’arrière-saison, et les plantes dont la structure a le plus de simplicité sont déjà passées. D’ailleurs, je vous demande quelque temps pour mettre un peu d’ordre dans vos observations. Mais en attendant que le printems nous mette à portée de commencer et de suivre le cours de la nature, je vais toujours vous donner quelques mots du vocabulaire à retenir.
 
Une plante parfaite est composée de racine, de tige, de branches, de feuilles, de fleurs et de fruits, (car on appelle fruit en Botanique, tant dans les herbes que dans les arbres, toute la fabrique de la semence). Vous connaissez déjà tout cela, du moins assez pour entendre le mot ; mais il y a une partie principale qui demande un plus grand examen ; c’est la fructification, c’est-à-dire, la fleur et le fruit. Commençons par la fleur, qui vient la premiere. C’est dans cette partie que la nature a renfermé le sommaire de son ouvrage ; c’est par elle qu’elle le perpétue, et c’est aussi de toutes les parties du végétal la plus éclatante pour l’ordinaire, toujours la moins sujette aux variations.
 
Prenez un Lis. Je pense que vous en trouverez encore aisément en pleine fleur. Avant qu’il s’ouvre vous voyez à l’extrémité de la tige un bouton oblongue verdâtre, qui blanchit à mesure qu’il est prêt à s’épanouir ; et quand il est tout-à-fait ouvert, vous voyez son enveloppe blanche prendre la forme d’un vase divisé en plusieurs segments. Cette partie enveloppante et colorée qui est blanche dans le Lis, s’appelle la corolle, et non pas la fleur comme chez le vulgaire, parce que la fleur est un composé de plusieurs parties dont la corolle est seulement la principale.
 
La corolle du Lis n’est pas d’une seule pièce, comme il est facile à voir. Quand elle se fane et tombe, elle tombe en six pièces bien séparées, qui s’appellent des pétales. Ainsi, la corolle du Lis est composée de six pétales. Toute corolle de fleur qui est ainsi de plusieurs pièces, s’appelle corolle polypétale. Si la corolle n’était que d’une seule pièce, comme par exemple dans le Liseron, appellé clochette des champs, elle s’appellerait monopétale. Revenons à notre Lis.
 
Dans la corolle, vous trouverez précisément au milieu une espèce de petite colonne attachée tout au fond et qui pointe directement vers le haut. Cette colonne, prise dans son entier, s’appelle le Pistil : prise dans ses parties, elle se divise en trois ; 1°. sa base renflée en cylindre avec trois angles arrondis tout autour. Cette base s’appelle le Germe. 2°. Un filet posé sur le germe. Ce filet s’appelle style. 3°. Le style est couronné par une espèce de chapiteau avec trois échancrures. Ce chapiteau s’appelle le stigmate. Voilà en quoi consiste pistil et ses trois parties.
 
Entre le pistil et la corolle, vous trouvez six autres corps bien distincts, qui s’appellent les Etamines. Chaque étamine est composée de deux parties ; savoir, une plus mince par laquelle l’étamine tient au fond de la corolle, et qui s’appelle le Filet. Une plus grosse qui tient à l’extrémité supérieure du filet, et qui s’appelle Anthère. Chaque anthère est une boëte qui s’ouvre quand elle est mûre, et verse une poussiere jaune très-odorante, dont nous parlerons dans la suite. Cette poussiere jusqu’ici n’a pas de nom français ; chez les Botanistes on l’appelle le Pollen, mot qui signifie poussiere.
 
Voilà l’analyse grossiere des parties de la fleur. A mesure que la corolle se fane et tombe, le germe grossit et devient une capsule triangulaire allongée, dont l’intérieur contient des semences plates distribuées en trois loges. Cette capsule considérée comme l’enveloppe des graines, prend le nom de Péricarpe. Mais, je n’entreprendrai pas ici l’analyse du fruit. Ce sera le sujet d’une autre Lettre.
 
Les parties que je viens de vous nommer se trouvent également dans les fleurs de la plupart des autres plantes, mais à divers degrés de proportion, de situation et de nombre. C’est par l’analogie de ces parties et par leurs diverses combinaisons, que se déterminent les diverses familles du regne végétal. Et ces analogies des parties de la fleur se lient avec d’autres analogies des parties de la plante qui semblent n’avoir aucun rapport à celles-la. Par exemple, ce nombre de six étamines, quelque fois seulement trois, de six pétales ou divisons de la corolle, et cette forme triangulaire à trois loges de l’ovaire, déterminent toute la famille des liliacées ; et dans toute cette même famille qui est très-nombreuse, les racines sont toutes des oignons ou bulbes plus ou moins marquées, et variées quant à leur figure ou composition. L’oignon du Lis est composé d’écailles en recouvrement ; dans l’Asphodèle, c’est une, liasse de navets allongés ; dans le safran, ce sont deux bulbes : l’une sur l’autre ; dans la Colchique, à coté l’une de l’autre, mais toujours des bulbes.
 
Le Lis, que j’ai choisi parce qu’il est de la saison, et aussi à cause de la grandeur de sa fleur et de ses parties qui les rend plus sensibles, manque cependant d’une des parties constitutives d’une fleur parfaite, savoir, le calice. Le calice est cette partie verte et divisée communément en cinq folioles, qui soutient et embrasse par le bas la corolle, et qui l’enveloppe toute entière avant son épanouissement, comme vous aurez pu le remarquer dans la Rose. Le calice qui accompagne presque toutes les autres fleurs manque à la plupart des liliacées, comme la Tulipe, la Jacinthe, le Narcisse, la Tubéreuse, etc. et même l’Oignon, le Poireau, l’Ail, qui sont aussi de véritables liliacées, quoiqu’elles paraissent différentes au premier coup-d’œil. Vous verrez encore que dans toute cette même famille les tiges sont simples et peu rameuses, les feuilles entières et jamais découpées ; observations qui confirment dans cette famille l’analogie de la fleur et du fruit par celle des autres parties de la plante. Si vous suivez ces détails avec quelque attention, et que vous vous les rendiez familiers par des observations fréquentes, vous voilà déjà en état de déterminer par l’inspection attentive et suivie d’une plante, si elle est ou non de la famille des liliacées, et cela, sans savoir le nom de cette plante. Vous voyez que ce n’est plus ici un simple travail de la mémoire, mais une étude d’observations et de faits, vraiment digne d’un Naturaliste. Vous ne commencerez pas par dire tout cela à votre fille, et encore moins dans la suite quand vous serez initiée dans les mystères de la végétation ; mais vous ne lui développerez par degrés que ce qui peut convenir à son âge et à son sexe, en la guidant pour trouver les choses par elle-même plutôt qu’en les lui apprenant. Bon jour, chère Cousine, si tout ce fatras vous convient ; je suis à vos ordres.
 
LETTRE II.
Du 18 Octobre 1771.
Puisque vous saisissez si bien, chère Cousine, les premiers linéamens des plantes, quoique si légèrement marqués, que votre œil clairvoyant sait déjà distinguer un air de famille dans les liliacées, et que notre chère petite Botaniste s’amuse de corolles et de pétales, je vais vous proposer une autre famille sur laquelle elle pourra derechef exercer son petit savoir ; avec un peu plus de difficulté pourtant, je l’avoue, à cause des fleurs beaucoup plus petites, du feuillage plus varié ; mais avec le même plaisir de sa part et de la vôtre ; du moins si vous en prenez autant à suivre cette route fleurie que j’en trouve à vous la tracer.
 
Quand les premiers rayons du printemps auront éclairé vos progrès en vous montrant dans les jardins les Jacinthes, les Tulipes, les Narcisses, les Jonquilles à les Muguets dont l’analyse vous est déjà connue, d’autres fleurs arrêteront bientôt vos regards et vous demanderont un nouvel examen. Telles seront les Giroflées ou Violiers ; telles les Juliennes ou Girardes. Tant que vous les trouverez doubles, ne vous attachez pas à leur examen ; elles seront défigurées, ou, si vous voulez, parées à notre mode, la nature ne s’y trouvera plus : elle refuse de se reproduire par des monstres ainsi mutilés ; car si la partie la plus brillante, savoir, la corolle, s’y multiplie, c’est aux dépens des parties plus essentielles qui disparaissent sous cet éclat.
 
Prenez donc une Giroflée simple, et procédez à l’analyse de sa fleur. Vous y trouverez d’abord une partie extérieure qui manque dans les liliacées, savoir, le calice. Ce calice est de quatre pièces qu’il faut bien appeller feuilles ou folioles, puisque nous n’avons pas de mot propre pour les exprimer, comme le mot pétales pour les pièces de la corolle. Ces quatre pièces, pour l’ordinaire, sont inégales de deux en deux : c’est-à-dire, deux folioles opposées l’une à l’autre, égales entre elles, plus petites ; et les deux autres, aussi égales entre elles et opposées, plus grandes, et surtout par le bas ou leur arrondissement fait en dehors une bosse assez sensible.
 
Dans ce calice, vous trouverez une corolle composée de quatre pétales dont je laisse à part la couleur, parce qu’elle ne fait pas caractère. Chacun de ces pétales est attaché au réceptacle ou fond du calice par une partie étroite et pâle qu’on appelle l’Onglet, et déborde le calice par une partie plus large et plus colorée, qu’on appelle la Lame.
 
Au centre de la corolle est un pistil alongé, cylindrique ou à-peu-près, terminé par un style très-court, lequel est terminé lui-même par un stigmate oblongue, bifide, c’est-à-dire partagé en deux parties qui se réfléchissent de part et d’autre.
 
Si vous examinez avec soin la position respective du calice et de la corolle, vous verrez que chaque pétale, au lieu de correspondre exactement à chaque foliole du calice, est posé au contraire entre les deux ; de sorte qu’il répond à l’ouverture qui les sépare, et cette position alternative a lieu dans toutes les espèces de Fleurs qui ont un nombre égal de pétales à la corolle et de folioles au calice.
 
Il nous reste à parler des étamines. Vous les trouverez dans la Giroflée au nombre de six, comme dans les liliacées, mais non pas de même égales entre elles, ou alternativement inégales ; car vous en verrez seulement deux en opposition l’une de l’autre, sensiblement plus courtes que les quatre autres qui les séparent, et qui en sont aussi séparées de deux en deux.
 
Je n’entrerai pas ici dans le détail de leur structure et de leur position : mais je vous préviens que si vous y regardez bien, vous trouverez la raison pourquoi ces deux étamines sont plus courtes que les autres, et pourquoi deux folioles du calice sont plus bossues, ou, pour parler en termes de Botanique, plus gibbeuses et les deux autres plus applaties ?
 
Pour achever l’histoire de notre Giroflée, il ne faut pas l’abandonner après avoir analysé sa fleur, mais il faut attendre que la corolle se flétrisse et tombe, ce qu’elle fait assez promptement, et remarquer alors ce que devient le pistil, composé, comme nous l’avons dit ci-devant, de l’ovaire ou péricarpe, du style et du stigmate. L’ovaire s’alonge beaucoup et s’élargit un peu à mesure que le fruit mûrit. Quand il est mur, cet ovaire ou fruit devient une espèce de gousse plate appelée silique.
 
Cette silique est composée de deux valvules posées l’une sur l’autre, et séparée par une cloison fort mince appelée Médiastin.
 
Quand la semence est tout-à-fait mûre, les valvules s’ouvrent de bas en haut pour lui donner passage, et restent attachées au stigmate par leur partie supérieure. Alors, on voit des graines plates et circulaires posées sur les deux faces du médiastin, et si l’on regarde avec soin comment elles y tiennent, on trouve que c’est par un court pédicule qui attache chaque graine alternativement à droite et à gauche aux sutures du médiastin, c’est-à-dire, à ses deux bords par lesquels il était comme cousu avec les valvules avant leur séparation.
 
Je crains fort, chère Cousine, de vous avoir un peu fatiguée par cette longue description ; mais elle était nécessaire pour vous donner le caractère essentiel de la nombreuse famille des Crucifères ou Fleurs en croix, laquelle compose une classe entière dans presque tous les systèmes des Botanistes ; et cette description difficile à entendre ici sans figure, vous deviendra plus claire, j’ose l’espérer, quand vous la suivrez avec quelque attention, ayant l’objet sous les yeux.
 
Le grand nombre d’espèces qui composent la famille des Crucifères, a déterminé les Botanistes à la diviser en deux sections qui, quant à la fleur, sont parfaitement semblables, mais différent sensiblement quant au fruit. La premiere section comprend les Crucifères à silique, comme la Giroflée dont je viens de parler, la Julienne, le Cresson de fontaine, les Choux, les Raves, les Navets, la Moutarde, etc. La seconde section comprend les Cruciferes à silicule, c’est-à-dire, dont la silique en diminutif est extrêmement courte, presque aussi large que longue, et autrement divisée en-dedans ; comme entre autres le Cresson alenois, dit Nasitort ou Natou, le Thlaspi appellé Taraspi par les Jardiniers, le Cochléaria, la Lunaire, qui, quoique la gousse en soit fort grande, n’est pourtant qu’une silicule, parce que sa longueur excède peu sa largeur. Si vous ne connaissez ni le Cresson alenois, ni le Cochléaria, ni le Thlaspi, ni la Lunaire, vous connaissez, du moins je le présume, la Bourse-à-pasteur, si commune parmi les mauvaises herbes des jardins. Hé bien, Cousine, la Bourse-à-pasteur est une Crucifère à silicule, dont la silicule est triangulaire. Sur celle-là, vous pouvez vous former une idée des autres, jusqu’à ce qu’elles vous tombent sous la main.
 
Il est temps de vous laisser respirer, d’autant plus que cette Lettre, avant que, la saison vous permette d’en faire usage, sera, j’espère, suivie de plusieurs autres, ou je pourrai ajouter ce qui reste à dire de nécessaire sur les Crucifères et que je n’ai pas dit dans celle-ci. Mais, il est bon peut-être de vous prévenir dès à présent que dans cette famille et dans beaucoup d’autres vous trouverez souvent des fleurs beaucoup plus petites que la Giroflée, et quelquefois si petites que vous ne pourrez guères examiner leurs parties qu’à la faveur d’une loupe ; instrument dont un Botaniste ne peut se passer, non plus que d’une pointe, d’une lancette et d’une paire de bons ciseaux fins à découper. En pensant que votre zèle maternel peut vous mener jusques-là, je me fais un tableau charmant de ma belle Cousine empressée avec son verre à éplucher des monceaux de fleurs, cent fois moins fleuries, moins fraîches et moins agréables qu’elle. Bon jour, Cousine, jusqu’au chapitre suivant.
 
LETTRE III.
Du 16 Mai 1772.
Je suppose, chère Cousine, que vous avez bien reçu ma précédente réponse, quoique vous ne m’en parliez pas dans votre seconde Lettre. Répondant maintenant à celle-ci, j’espère sur ce que vous m’y marquez, que la maman bien rétablie est partie en bon état pour la Suisse, et je compte que vous n’oublierez pas de me donner avis de l’effet de ce voyage et des eaux qu’elle va prendre. Comme tante Julie a dû partir avec elle, j’ai chargé M. G. qui retourne au Val-de-Travers, du petit herbier qui lui est destiné, et je l’ai mis à votre adresse afin qu’en son absence vous puissiez le recevoir et vous en servir ; si tant est que parmi ces échantillons informes, il se trouve quelque chose à votre usage. Au reste, je n’accorde pas que vous ayez des droits sur ce chiffon. Vous en avez sur celui qui l’a fait, les plus forts et les plus chers que je connaisse ; mais pour l’herbier, il fut promis à votre sœur, lorsqu’elle herborisait avec moi dans nos promenades à la croix de Vague, et que vous ne songiez à rien moins dans celles ou mon cœur et mes pieds vous suivaient avec grand-Maman en Vaise. Je rougis de lui avoir tenu parole si tard et si mal ; mais enfin elle avait sur vous à cet égard ma parole, et l’antériorité. Pour vous, chère Cousine, si je ne vous promets pas un herbier de ma main, c’est pour vous en procurer un plus précieux de la main de votre fille, si vous continuez à suivre avec elle cette douce et charmante étude qui remplit d’intéressantes observations sur la nature, ces vides du temps que les autres consacrent à l’oisiveté ou à pis. Quant à présent, reprenons le fil interrompu de nos familles végétales.
 
Mon intention est de vous décrire d’abord six de ces familles pour vous familiariser avec la structure générale des parties caractéristiques des plantes. Vous en avez déjà deux ; reste à quatre qu’il faut encore avoir la patience de suivre, après quoi laissant pour un temps les autres branches de cette nombreuse lignée, et passant à l’examen des parties différentes de la fructification, nous ferons en sorte que sans, peut-être, connaitre beaucoup de plantes, vous ne serez du moins jamais en terre étrangère parmi les productions du regne végétal.
 
Mais je vous préviens que si vous voulez prendre des livres, et suivre la nomenclature ordinaire, avec beaucoup de noms vous aurez peu d’idées, celles que vous aurez se brouilleront et vous ne suivrez bien ni ma marche ni celle des autres, et n’aurez tout au plus qu’une connaissance de mots. Chère Cousine, je suis jaloux d’être votre seul guide dans cette partie. Quand il en sera temps je vous indiquerai les livres que vous pourrez consulter. En attendant, ayez la patience de ne lire que dans celui de la nature et de vous en tenir à mes lettres.
 
Les Pais sont à présent en pleine fructification. Saisissons ce moment pour observer leurs caracteres. Il est un des plus curieux que puisse offrir la Botanique. Toutes les fleurs se divisent généralement en régulières et irrégulières. Les premières sont celles dont toutes les parties s’écartent uniformément du centre de la fleur, et aboutiraient ainsi par leurs extrémités extérieures à la circonférence d’un cercle. Cette uniformité fait qu’en présentant à l’œil les fleurs de cette espèce, il n’y distingue ni dessus ni dessous, ni droite ni gauche ; telles sont les deux familles ci-devant examinées. Mais au premier coup d’œil, vous verrez qu’une fleur de Pais est irrégulière, qu’on y distingue aisément dans la corolle la partie plus longue qui doit être en haut, de la plus courte qui doit être en bas, et qu’on conçoit fort bien, en présentant la fleur vis-à-vis de l’œil, si on la tient dans sa situation naturelle ou si on la renverse. Ainsi, toutes les fais qu’examinant une fleur irrégulière, on parle du haut et du bas, c’est en la plaçant dans sa situation naturelle.
 
Comme les fleurs de cette famille sont d’une construction fort particulière, non-seulement il faut avoir plusieurs fleurs de Pais et les disséquer successivement, pour observer toutes leurs parties l’une après l’autre, il faut même suivre le progrès de la fructification depuis la première floraison jusqu’à la maturité du fruit.
 
Vous trouverez d’abord un calice monophylle, c’est-à-dire d’une seule pièce terminée en cinq pointes bien distinctes, dont deux un peu plus larges sont en haut, et les trois plus étroites en bas. Ce calice est recourbé vers le bas, de même que le pédicule qui le soutient, lequel pédicule est très-délié, très-mobile, en sorte que la fleur suit aisément le courant de l’air et présente ordinairement son dos au vent et à la pluie.
 
Le calice examiné, on l’ôte, en le déchirant délicatement de manière que le reste de la fleur demeure entier, et alors vous voyez clairement que la corolle est polypétale. Sa premiere pièce est un grand et large pétale qui couvre les autres et occupe la partie supérieure de la corolle, à cause de quoi ce grand pétale à pris le nom de Pavillon. On l’appelle aussi l’Etendard. Il faudrait se boucher les yeux et l’esprit pour ne pas voir que ce pétale est-là comme un parapluie pour garantir ceux qu’il couvre des principales injures de l’air.
 
En enlevant le pavillon comme vous avez fait le calice, vous remarquerez qu’il est emboité de chaque coté par une petite oreillette dans les pièces latérales, de maniere que sa situation ne puisse être dérangée par le vent. Le pavillon ôté laisse à découvert ces deux pièces latérales auxquelles il était adhérent par ses oreillettes ; ces pièces latérales s’appellent les Aîles. Vous trouverez en les détachant qu’emboitées encore plus fortement avec celle qui reste, elles n’en peuvent être séparées sans quelque effort. Aussi, les aîles ne sont guères moins utiles pour garantir les côtés de la fleur que le pavillon pour la couvrir.
 
Les aîles ôtées vous laissent voir la derniere pièce de corolle, pièce qui couvre et défend le centre de la fleur, et l’enveloppe, surtout par dessous, aussi soigneusement que les trois autres pétales enveloppent le dessus et les côtés. Cette derniere pièce, qu’à cause de sa forme on l’appelle la Nacelle, est comme le coffre-fort dans lequel la nature a mis son trésor à l’abri des atteintes de l’air et de l’eau.
 
Après avoir bien examiné ce pétale, tirez-le doucement par-dessous en le pinçant légérement par la quille, c’est-à-dire, par la prise mince qu’il vous présente, de peur d’enlever avec lui ce qu’il enveloppe. Je suis sur qu’au moment ou ce dernier pétale sera forcé de lâcher prise et de déceler le mystère qu’il cache, vous ne pourrez en l’appercevant vous abstenir de faire un cri de surprise et d’admiration.
 
Le jeune fruit qu’enveloppait la nacelle est construit de cette manière. Une membrane cylindrique terminée par dix filets bien distincts entoure l’ovaire, c’est-à-dire, l’embrion de la gousse. Ces dix filets sont autant d’étamines qui se réunissent par le bas autour du germe et se terminent par le haut en autant d’anthères jaunes dont la poussière va séconder le stigmate qui termine le pistil, et qui, quoique jaune aussi par la poussière fécondante qui s’y attache, se distingue aisément des étamine par sa figure et par sa grosseur. Ainsi, ces dix étamines forment encore autour de l’ovaire une dernière cuirasse pour le préserver des injures du dehors.
 
Si vous y regardez de bien près, vous trouverez que ces dix étamines ne sont par leur base un seul corps qu’en apparence. Dans la partie supérieure de ce cylindre, il y a une pièce ou étamine qui d’abord parait adhérente aux autres, mais qui à mesure que la fleur se fane et que le fruit grossit, se détache et laisse une ouverture en dessus par laquelle ce fruit grossissant peut s’étendre en entrouvrant et écartant de plus le cylindre qui sans cela le comprimant et l’étranglant tout autour l’empêcherait de grossir et de profiter. Si la fleur n’est pas assez avancée, vous ne verrez pas cette étamine détachée du cylindre ; mais passez un épingle dans deux petits trous que vous trouverez près du réceptacle à la base de cette étamine, et bientôt vous verrez l’étamine avec son anthère suivre l’épingle et se détacher des neuf autres qui continueront toujours de faire ensemble un seul corps, jusqu’à ce qu’elles se flétrissent et dessechent quand le germe fécondé devient gousse et qu’il n’a plus besoin d’elles.
 
Cette Gousse dans laquelle l’ovaire se change en mûrissant se distingue de la silique des crucifères, en ce que dans la silique les graines sont attachées alternativement aux deux sutures, au lieu que dans la Gousse elles ne sont attachées que d’un côté, c’est-à-dire, à une seulement des deux sutures, tenant alternativement à la vérité aux deux valves qui la composent, mais toujours du même côté. Vous saisirez parfaitement cette différence, si vous ouvrez en même temps la Gousse d’un Pais et la silique d’une Giroflée, ayant attention de ne les prendre ni l’une ni l’autre en parfaite maturité, afin qu’après l’ouverture du fruit les graines restent attachées par leurs ligaments à leurs futures et à leurs valvules.
 
Si je me suis bien fait entendre, vous comprendrez, chère Cousine, quelles étonnantes précautions ont été cumulées par la nature pour amener l’embrion du Pais à maturité, et le garantir surtout, au milieu des plus grandes pluies, de l’humidité qui lui est funeste, sans cependant l’enfermer dans une coque dure qui en eut fait une autre sorte de fruit. Le suprême Ouvrier, attentif à la conservation de tous les êtres, a mis de grands soins à garantir la fructification des plantes des atteintes qui lui peuvent nuire ; mais il parait avoir redoublé d’attention pour celles qui servent à la nourriture de l’homme et des animaux, comme la plupart des légumineuses. L’appareil de la fructification du Pais est, en divirses proportions, le même dans toute cette famille. Les fleurs y portent le nom de Papillonacées, parce qu’on a cru y voir quelque chose de semblable à la figure d’un papillon : elles ont généralement un Pavillon, deux Aîles, une Nacelle, ce qui fait communément quatre pétales irréguliers. Mais il y a des genres où la nacelle se divise dans sa longueur en deux pièces presque adhérentes par la quille, et ces fleurs-là ont réellement cinq pétales : d’autres, comme le Treffle des prés, ont toutes leurs parties attachées en une seule pièce, et quoique papillonacées ne laissent pas d’être monopétales.
 
Les papillonacées ou légumineuses sont une des familles des plantes les plus nombreuses et les plus utiles. On y trouve les Fèves, les Genets, les Luzernes, sainfoins, Lentilles, Veces, Gesses, les Haricots, dont le caractère est d’avoir la nacelle contournée en spirale, ce qu’on prendrait d’abord pour un accident. Il y a des arbres, entre autres celui qu’on appelle vulgairement Acacia, et qui n’est pas le véritable Acacia, l’Indigo, la Réglisse en sont aussi : mais nous parlerons de tout cela plus en détail dans la suite. Bon jour Cousine. J’embrasse tout ce que vous aimez.
 
LETTRE IV.
Du 19 Juin 1772.
Vous m’avez tiré de peine, chère Cousine, mais il me reste encore de l’inquiétude sur ces maux d’estomac appellés maux de cœur, dont votre maman sent les retours dans l’attitude d’écrire. Si c’est seulement l’effet d’une plénitude de bile, le voyage et les eaux suffiront pour l’évacuer ; mais je crains bien qu’il n’y ait à ces accidents quelque cause locale qui ne sera pas si facile à détruire, et qui demandera toujours d’elle un grand ménagement, même après son rétablissement. J’attends de vous des nouvelles de ce voyage, aussitôt que vous en aurez ; mais j’exige que la maman ne songe à m’écrire que pour m’apprendre son entière guérison.
 
Je ne puis comprendre pourquoi vous n’avez pas reçu l’herbier. Dans la persuasion que tante Julie était déjà partie, j’avais remis le paquet à M. G. pour vous l’expédier en passant à Dijon. Je n’apprends d’aucun côté qu’il sait parvenu ni dans vos mains ni dans celles de votre sœur, et je n’imagine plus ce qu’il peut être devenu.
 
Parlons de plantes tandis que la saison de les observer nous y invite. Votre solution de la question que je vous avais faite sur les étamines des crucifères est parfaitement juste, et me prouve bien que vous m’avez entendu ou plutôt que vous m’avez écouté ; car vous n’avez besoin que d’écouter pour entendre. Vous m’avez bien rendu raison de la gibbosité de deux folioles du calice et de la briéveté relative de deux étamines, dans la Giroflée, par la courbure de ces deux étamines. Cependant un pas de plus vous eût mené jusqu’a la cause première de cette structure : car si vous recherchez encore pourquoi ces deux étamines sont ainsi recourbées et par conséquent raccourcies, vous trouverez une petite glande implantée sur le réceptacle entre l’étamine et le germe, c’est cette glande qui, éloignant l’étamine et la forçant à prendre le contour, la raccourcit nécessairement. Il y a encore sur le même réceptacle deux autres glandes, une au pied de chaque paire des grandes étamines ; mais ne leur faisant pas faire de contour, elles ne les raccourcissent pas, parce que ces glandes ne sont pas, comme les deux premières, en dedans ; c’est-à-dire, entre l’étamine et le germe ; mais en dehors c’est-à-dire entre la paire d’étamines et le calice. Ainsi, ces quatre étamines soutenues et dirigées verticalement en droite ligne, débordent celles qui sont recourbées et semblent plus longues parce qu’elles sont plus droites. Ces quatre glandes se trouvent, ou du moins leurs vestiges, plus ou moins visiblement dans presque toutes les fleurs crucifères, et dans quelques-unes bien plus distinctes que dans la Giroflée. Si vous demandez encore pourquoi ces glandes ? Je vous répondrai qu’elles sont un des instruments destinés par la nature à unir le règne végétal au règne animal, et les faire circuler l’un dans l’autre : mais laissant ces recherches un peu trop anticipées, revenons quant-à-présent à nos familles.
 
Les fleurs que je vous ai décrites jusqu’a présent sont toutes polypétale. J’aurais dû commencer peut-être par les monopétales régulières dont la structure est beaucoup plus simple : cette grande simplicité même est ce qui m’en a empêché. Les monopétales régulières constituent moins une famille qu’une grande nation dans laquelle on compte plusieurs familles bien distinctes ; en sorte que pour les comprendre toutes sous une indication commune, il faut employer des caractères si généraux et si vagues que c’est paraitre dire quelque chose, en ne disant en effet presque rien du tout. Il vaux mieux se renfermer dans des bornes plus étroites, mais qu’on puisse assigner avec plus de précision.
 
Parmi les monopétales irrégulières, il y a une famille dont la physionomie est si marquée qu’on en distingue aisément les membres à leur air. C’est celle à laquelle on donne le nom de fleurs en gueule, parce que ces fleurs sont fendues en deux levres dont l’ouverture, soit naturelle, soit produite par une légère compression des doigts, leur donne l’air d’une gueule béante. Cette famille se subdivise en deux sections ou lignées. L’une des fleurs en levres ou labiées, l’autre des fleurs en masque ou personnées : car le mot latin persona signifie un masque, nom très convenable assurément à la plupart des gens qui portent parmi nous celui de personnes. Le caractère commun à toute la famille est non-seulement d’avoir la corolle monopétale, et, comme je l’ai dit, fendue en deux levres ou babines, l’une supérieure appelée casque, l’autre inférieure appelée barbe, mais d’avoir quatre étamines presque sur un même rang distinguées en deux paires, l’une plus longue et l’autre plus courte. L’inspection de l’objet vous expliquera mieux ces caractères que ne peut faire le discours.
 
Prenons d’abord les labiées. Je vous en donnerais volontiers pour exemple la sauge, qu’on trouve dans presque tous les jardins. Mais la construction particulière et bizarre de ses étamines qui l’a fait retrancher par quelques Botanistes du nombre des labiées, quoique la nature ait semblé l’y inscrire, me porte à chercher un autre exemple dans les Orties mortes et particulièrement dans l’espèce appelée vulgairement Ortie blanche, mais que les Botanistes appellent plutôt Lamier blanc, parce qu’elle n’a nul rapport à l’Ortie par sa fructification, quoiqu’elle en ait beaucoup par son feuillage. L’Ortie blanche, si commune par-tout, durant très longtemps en fleur, ne doit pas vous être difficile à trouver. Sans m’arrêter ici à l’élégante situation des fleurs, je me borne à leur structure. L’Ortie blanche porte une fleur monopétale labiée, dont le casque est concave et recourbé en forme de voûte pour recouvrir le reste de la fleur et particulièrement ses étamines qui se tiennent toutes quatre assez serrées sous l’abri de son toit. Vous discernerez aisément la paire plus longue et la paire plus courte, et au milieu des quatre, le style de la même couleur, mais qui s’en distingue en ce qu’il est simplement fourchu par son extrémité au lieu d’y porter une anthère comme font les étamines. La barbe, c’est-à-dire, la levre inférieure se replie et pend en en-bas, et par cette situation laisse voir presque jusqu’au fond le dedans de la corolle. Dans les Lamiers cette barbe est refendue en longueur dans son milieu, mais cela n’arrive pas de même aux autres labiées.
 
Si vous arrachez la corolle, vous arracherez avec elle les étamines qui y tiennent par leurs filets, et non pas au réceptacle où le style restera seul attaché. En examinant comment les étamines tiennent à d’autres fleurs, on les trouve généralement attachées à la corolle quand elle est monopétale, et au réceptacle ou au calice quand la corolle est polypétale : en sorte qu’on peut, en ce dernier cas, arracher les pétales sans arracher les étamines. De cette observation, on tire une règle belle, facile et même assez sure pour savoir si une corolle est d’une seule pièce ou de plusieurs, lorsqu’il est difficile, comme il l’est quelquefois, de s’en assurer immédiatement.
 
La corolle arrachée reste percée à son fond, parce qu’elle était attachée au réceptacle, laissant une ouverture circulaire par laquelle le pistil et ce qui l’entoure pénétrait au-dedans du tube et de la corolle. Ce qui entoure ce pistil dans le Lamier et dans toutes les labiées, ce sont quatre embryons qui deviennent quatre graines nues, c’est-à-dire, sans aucune enveloppe ; en sorte que ces graines, quand elles sont mûres, se détachent et tombent à terre séparément. Voilà le caractere des labiées.
 
L’autre lignée ou section, qui est celle des personnées, se distingue des labiées, premièrement par sa corolle dont les deux levres ne sont pas ordinairement ouvertes et béantes, mais fermées et jointes, comme vous le pourrez voir dans la fleur de jardin appelée Mufflaude ou Muffle de veau, ou bien à son défaut dans la Linaire, cette fleur jaune à éperon, si commune en cette saison dans la campagne. Mais un caractère plus précis et plus sûr est qu’au lieu d’avoir quatre graines nues au fond du calice comme les labiées, les personnées y ont toutes une capsule qui renferme les graines et ne s’ouvre qu’a leur maturité pour les répandre. J’ajoute à ces caractères qu’un grand nombre de labiées sont ou des plantes odorantes et aromatiques, telles que l’Origan, la Marjolaine, le Thym, le serpolet, le Basilic, la Menthe, l’Hysope, la Lavande, etc, ou des plantes odorantes et puantes, telles que diverses espèces d’Orties mortes, staquis, Crapaudines, Marrube ; quelques-unes seulement, telles que le Bugle, la Brunelle, la Toque n’ont pas d’odeur : au lieu que les personnées sont pour la plupart des plantes sans odeur comme la Mufflaude, la Linaire, l’Euphraise, la Pédiculaire, la Crête de coq, l’Orobanche, la Cymbalaire, la Velvote, la Digitale ; je ne connais gueres d’odorantes dans cette branche que la scrophulaire qui sente et qui pue, sans être aromatique. Je ne puis guères vous citer ici que des plantes qui vraisemblablement ne vous sont pas connues, mais que peu-à-peu vous apprendrez à connaitre, et dont au moins à leur rencontre vous pourrez par vous-même déterminer la famille. Je voudrais même que vous tâchassiez d’en déterminer la lignée ou section, par la physionomie, et que vous vous exerçassiez à juger au simple coup-d’œil, si la fleur en gueule que vous voyez est une labiée, ou une personnée. La figure extérieure de la corolle peut suffire pour vous guider dans ce choix, que vous pourrez vérifier ensuite en ôtant la corolle et regardant au fond du calice ; car si vous avez bien jugé, la fleur que vous aurez nommée labiée vous montrera quatre graines nues, et celles que vous aurez nommée personnée vous montrera un péricarpe : le contraire vous prouverait que vous vous êtes trompée, et par un second examen de la même plante vous préviendrez une erreur semblable pour une autre fois. Voilà, chère Cousine, de l’occupation pour quelques promenades. Je ne tarderai pas à vous en préparer pour celles qui suivront.
 
LETTRE V.
Du 16 Juillet 1772.
Je vous remercie, chère Cousine, des bonnes nouvelles que vous m’avez données de la maman. J’avais espéré le bon effet du changement d’air, et je n’en attends pas moins des eaux et surtout du régime austère prescrit durant leur usage. Je suis touché du souvenir de cette bonne amie, et je vous prie de l’en remercier pour moi. Mais je ne veux pas absolument qu’elle m’écrive durant son séjour en Suisse, et si elle veut me donner directement de ses nouvelles, elle a près d’elle un bon secrétaire[2] qui s’en acquittera fort bien. Je suis plus charmé que surpris qu’elle réussisse en Suisse ; indépendamment des graces de son âge, et de sa gaîté vive et caressante, elle a dans le caractère un fond de douceur et d’égalité, dont je l’ai vu donner quelquefois à la grand’maman l’exemple charmant qu’elle a reçu de vous. Si votre sœur s’établit en Suisse, vous perdrez l’une et l’autre une grande douceur dans la vie, et elle a surtout, des avantages difficiles à remplacer. Mais votre pauvre maman qui porte-à-porte, sentait pourtant si cruellement sa séparation d’avec vous, comment supportera-t-elle la sienne à une si grande distance ? C’est de vous encore qu’elle tiendra ses dédommagements et ses ressources. Vous lui en ménagez une bien précieuse en assouplissant dans vos douces mains la bonne et forte étoffe de votre favorite, qui, je n’en doute pas, deviendra par vos soins aussi pleine de grandes qualités que de charmes. Ah cousine, l’heureuse mère que la vôtre !
 
Savez-vous que je commence à être en peine du petit herbier ? Je n’en ai d’aucune part aucune nouvelle, quoique j’en aie eu de M. G. depuis son retour, par sa femme qui ne me dit pas de sa part un seul mot sur cet herbier. Je lui en ai demandé des nouvelles ; j’attends sa réponse. J’ai grand’peur que ne passant pas à Lyon, il n’ait confié le paquet à quelque quidam, qui sachant que c’étaient des herbes sèches aura pris tout cela pour du foin. Cependant, si comme je l’espère encore, il parvient enfin à votre sœur Julie ou à vous, vous trouverez que je n’ai pas laissé d’y prendre quelque soin. C’est une perte qui, quoique petite, ne me serait pas facile à réparer promptement, surtout à cause du catalogue accompagné de divers petits éclaircissements écrits sur-le-champ, et dont je n’ai gardé aucun double.
 
Consolez-vous, bonne Cousine, de n’avoir pas vu les glandes des crucifères. De grands Botanistes très bien oculés ne les ont pas mieux vues. Tournefort lui-même n’en fait aucune mention. Elles sont bien claires dans peu de genres, quoiqu’on en trouve des vestiges presque dans tous, et c’est à force d’analyser des fleurs en croix et d’y voir toujours des inégalités au réceptacle, qu’en les examinant en particulier, on a trouvé que ces glandes appartenaient au plus grand nombre des genres, et qu’on les suppose par analogie dans ceux mêmes ou on ne les distingue pas.
 
Je comprends qu’on est faché de prendre tant de peine sans apprendre les noms des plantes qu’on examine. Mais je vous avoue de bonne foi qu’il n’est pas entré dans mon plan de vous épargner ce petit chagrin. On prétend que la Botanique n’est qu’une science de mots qui n’exerce que la mémoire et n’apprend qu’a nommer des plantes. Pour moi, je ne connais pas d’étude raisonnable qui ne soit qu’une science de mots ; et auquel des deux, je vous prie, accorderai-je le nom de Botaniste, de celui qui fait cracher un nom ou une phrase à l’aspect d’une plante, sans rien connaitre à sa structure, ou de celui qui connaissant très bien cette structure ignore néanmoins le nom très arbitraire qu’on donne à cette plante en tel ou en tel pays ? Si nous ne donnons à vos enfans qu’une occupation amusante, nous manquons la meilleure moitié de notre but qui est, en les amusant, d’exercer leur intelligence et de les accoutumer à l’attention. Avant de leur apprendre à nommer ce qu’ils voient, commençons par leur apprendre à le voir. Cette science oubliée dans toutes les éducations doit faire la plus importante partie de la leur. Je ne le redirai jamais assez ; apprenez-leur à ne jamais se payer de mots, et à croire ne rien savoir de ce qui n’est entré que dans leur mémoire.
 
Au reste, pour ne pas trop faire le méchant, je vous nomme pourtant des plantes sur lesquelles, en vous les faisant montrer, vous pouvez aisément vérifier mes descriptions. Vous n’aviez pas, je le suppose, sous vos yeux, une Ortie blanche, en lisant l’analyse des labiées ; mais vous n’aviez qu’a envoyer chez l’herboriste du coin chercher de l’Ortie blanche fraîchement cueillie, vous appliquiez à sa fleur ma description, et ensuite examinant les autres parties de la plante de la maniere dont nous traiterons ci-après, vous connaissiez l’Ortie blanche infiniment mieux que l’herboriste qui la fournit ne la connaitra de ses jours ; encore trouverons-nous dans peu le moyen de nous passer d’herboriste : mais il faut premiérement achever l’examen de nos familles ; ainsi je viens à la cinquieme qui, dans ce moment, est en pleine fructification.
 
Représentez-vous une longue tige assez droite garnie alternativement de feuilles pour l’ordinaire découpées assez menu, lesquelles embrassent par leur base des branches qui sortent de leurs aisselles. De l’extrémité supérieure de cette tige partent comme d’un centre plusieurs pédicules ou rayons, qui s’écartant circulairement et régulièrement comme les côtes d’un parasol, couronnent cette tige en forme d’un vase plus ou moins ouvert. Quelquefois ces rayons laissent un espace vide dans leur milieu et représentent alors plus exactement le creux du vase ; quelquefois aussi ce milieu est fourni d’autres rayons plus courts, qui montant moins obliquement garnissent le vase et forment conjointement avec les premiers la figure à-peu-près d’un demi globe dont la partie convexe est tournée en-dessus.
 
Chacun de ces rayons ou pédicules est terminé à son extrémité, non pas encore par une fleur, mais par un autre ordre de rayons plus petits qui couronnent chacun des premiers précisément comme ces premiers couronnent la tige.
 
Ainsi voilà deux ordres pareils et successifs : l’un de grands rayons qui terminent la tige, l’autre de petits rayons semblables, qui terminent chacun des grands. Les rayons des petits parasols ne se subdivisent plus, mais chacun d’eux est le pédicule d’une petite fleur dont nous parlerons tout à l’heure. Si vous pouvez vous former l’idée de la figure que je viens de vous décrire, vous aurez celle de la disposition des fleurs dans la famille des ombellifères ou porte-parasols : car le latin umbella signifie un parasol.
 
Quoique cette disposition régulière de la fructification soit frappante et assez constante dans toutes les ombellifères, ce n’est pourtant pas elle qui constitue le caractère de la famille. Ce caractère se tire de la structure même de la fleur, qu’il faut maintenant vous décrire.
 
Mais, il convient pour plus de clarté, de vous donner ici une distinction générale sur la disposition relative de la fleur et du fruit dans toutes les plantes, distinction qui facilite extrêmement leur arrangement méthodique, quelque systême qu’on veuille choisir pour cela.
 
Il y a des plantes, et c’est le plus grand nombre, par exemple l’Œillet, dont l’ovaire est évidemment enfermé dans la corolle. Nous donnerons à celles-la le nom de fleurs infères, parce que les pétales embrassant l’ovaire prennent leur naissance au-dessous de lui.
 
Dans d’autres plantes en assez grand nombre, l’ovaire se trouve placé, non dans les pétales, mais au-dessous d’eux ; ce que vous pouvez voir dans la Rose ; car le Grate-cu qui en est le fruit, est ce corps vert et renflé que vous voyez au-dessous du calice, par conséquent aussi au-dessous de la corolle qui de cette manière couronne cet ovaire et ne l’enveloppe pas. J’appellerai celles-ci fleurs superes, parce que la corolle est au-dessus du fruit. On pourrait faire des mots plus francisés : mais il me parait avantageux de vous tenir toujours le plus près qu’il se pourra des termes admis dans la Botanique, afin que sans avoir besoin d’apprendre ni latin ni grec, vous puissiez néanmoins entendre passablement le vocabulaire de cette science, pédantesquement tire de ces deux langues, comme si pour connaitre les plantes, il falait commencer par être un savant grammairien.
 
Tournefort exprimait la même distinction en d’autres termes : dans le cas de la fleur infère, il disait que le pistil devenait fruit : dans le cas de la fleur supere, il disait que le calice devenait fruit. Cette maniere de s’exprimer pouvait être aussi claire, mais elle n’était certainement pas aussi juste. Quoi qu’il en soit, voici une occasion d’exercer, quand il en sera temps, vos jeunes éleves à savoir démêler les mêmes idées, rendues par des termes tout différents.
 
Je vous dirai maintenant que les plantes ombellifères ont la fleur supere, ou posée sur le fruit. La corolle de cette fleur est à cinq pétales appellés réguliers, quoique souvent les deux pétales qui sont tournés en dehors dans les fleurs qui bordent l’ombelle, soient plus grands que les trois autres.
 
La figure de ces pétales varie selon les genres, mais le plus communément elle est en cœur ; l’onglet qui porte sur l’ovaire est fort mince ; la lame va en s’élargissant, son bord est émarginé (légèrement échancré), ou bien il se termine en une pointe qui, se repliant en-dessus, donne encore au pétale l’air d’être émarginé, quoiqu’on le vît pointu s’il était déplié.
 
Entre chaque pétale est une étamine dont l’anthère débordant ordinairement la corolle, rend les cinq étamines plus visibles que les cinq pétales. Je ne fais pas ici mention du calice, parce que les ombellifères n’en ont aucun bien distinct. Du centre de la fleur, partent deux styles garnis chacun de leur stigmate, et assez apparents aussi, lesquels après la chute des pétales et des étamines, restent pour couronner le fruit.
 
La figure la plus commune de ce fruit est un ovale un peu alongé, qui dans sa maturité s’ouvre par la moitié, et se partage en deux semences nues attachées au pédicule, lequel par un art admirable se divise en deux ainsi que le fruit, et tient les graines séparément suspendues, jusqu’à leur chûte.
 
Toutes ces proportions varient selon les genres, mais en voilà l’ordre le plus commun. Il faut, je l’avoue, avoir l’œil très attentif pour bien distinguer sans loupe de si petits objets ; mais ils sont si dignes d’attention, qu’on n’a pas regret à sa peine.
 
Voici donc le caractere propre de la famille des ombellifères : Corolle supere à cinq pétales, cinq étamines, deux styles portés sur un fruit nu disperme, c’est-à-dire, composé de deux graines accolées.
 
Toutes les fois que vous trouverez ces caractères réunis dans une fructification, comptez que la plante est une ombellifères, quand même elle n’aurait d’ailleurs dans son arrangement rien de l’ordre ci-devant marqué. Et quand vous trouveriez tout cet ordre de parasols conforme à ma description, comptez qu’il vous trompe, s’il est démenti par l’examen de la fleur.
 
S’il arrivait, par exemple, qu’en sortant de lire ma Lettre vous trouvassiez en vous promenant un sureau encore en fleurs, je suis presque assuré qu’au premier aspect vous diriez, voilà une ombellifères. En y retardant, vous trouveriez grande ombelle, petite ombelle, petites fleurs blanches, corolle supere, cinq étamines : c’est une ombellifères assurément ; mais voyons encore : je prends une fleur.
 
D’abord, au lieu de cinq pétales, je trouve une corolle à cinq divisions, il est vrai, mais néanmoins d’une seule pièce. Or les fleurs des ombellifères ne sont pas monopétales. Voilà bien cinq étamines, mais je ne vais point de styles, et, je vais plus souvent trois stigmates que deux, plus souvent trois graines que deux. Or les ombellifères n’ont jamais ni plus ni moins de deux stigmates, ni plus ni moins de deux graines pour chaque fleur. Enfin le fruit du sureau est une baye molle, et celui des ombellifères est sec et nud. Le sureau n’est donc pas une ombellifères.
 
Si vous revenez maintenant sur vos pas en regardant de plus près à la disposition des fleurs, vous verrez que cette disposition n’est qu’en apparence celle des ombellifères. Les grands rayons, au lieu de partir exactement du même centre, prennent leur naissance les uns plus haut, les autres plus bas ; les petits naissent encore moins régulièrement : tout cela n’a pas l’ordre invariable des ombellifères. L’arrangement des fleurs du sureau est en Corymbe, ou bouquet plutôt qu’en ombelle. Voilà comment en nous trompant quelquefois, nous finissons par apprendre à mieux voir.
 
Le Chardon-roland, au contraire, n’a guères le port d’une ombellifères, et néanmoins c’en est une, puisqu’il en a tous les caractères dans sa fructification. Où trouver, me direz-vous, le Chardon-roland ? par toute la campagne. Tous les grands chemins en sont tapissés à droite et à gauche : le premier paysan peut vous le montrer, et vous le reconnaitriez presque vous-même à la couleur bleuâtre ou vert de mer de ses feuilles, à leurs durs piquants et à leur consistance lice et coriace comme du parchemin. Mais on peut laisser une plante aussi intraitable ; elle n’a pas assez de beauté pour dédommager des blessures qu’on se fait en l’examinant ; et fût-elle cent fois plus jolie, ma petite Cousine avec ses petits doigts sensibles serait bientôt rebutée de caresser une plante de si mauvaise humeur.
 
La famille des ombellifères est nombreuse, et si naturelle que ses genres sont très difficiles à distinguer : ce font des frères que la grande ressemblance fait souvent prendre l’un pour l’autre. Pour aider à s’y reconnaitre, on a imaginé des distinctions principales qui sont quelquefois utiles, mais sur lesquelles il ne faut pas non plus trop compter. Le foyer d’ou partent les rayons, tant de la grande que de la petite ombelle, n’est pas toujours nu ; il est quelquefois entouré de folioles, comme d’une manchette. On donne à ces folioles le nom d’involucre (enveloppe). Quand la grande ombelle à une manchette, on donne à cette manchette le nom de grand involucre : on appelle petits involucres, ceux qui entourent quelquefois les petites ombelles. Cela donne lieu à trois sections des ombellifères.
 
1°. Celles qui ont grand involucre et petits involucres.
 
2°. Celles qui n’ont que les petits involucres seulement.
 
3°. Celles qui n’ont ni grands ni petits involucres.
 
Il semblerait manquer une quatrieme division de celles qui ont un grand involucre et pas de petits ; mais on ne connait aucun genre qui soit constamment dans ce cas.
 
Vos étonnants progrès, chère Cousine, et votre patience m’ont tellement enhardi que, comptant pour rien votre peine, j’ai osé vous décrire la famille des ombellifères sans fixer vos yeux sur aucun modèle, ce qui a rendu nécessairement votre attention beaucoup plus fatigante. Cependant j’ose douter, lisant comme vous savez faire, qu’après une ou deux lectures de ma Lettre, une ombellifères en fleurs échappe à votre esprit en frappant vos yeux, et dans cette saison vous ne pouvez manquer d’en trouver plusieurs dans les jardins et dans la campagne.
 
Elles ont la plupart les fleurs blanches. Telles sont la Carotte, le Cerfeuil, le Persil, la Ciguë, l’Angélique, la Berce, la Berle, la Boucage, le Chervis ou Girole, la Percepierre, etc. Quelques-unes, comme le Fenouil, l’Anet, le Panais, sont à fleurs jaunes ; il y en a peu à fleurs rougeâtres, et pas d’aucune autre couleur.
 
Voilà, me direz-vous, une belle notion générale des ombellifères : mais comment tout ce vague savoir me garantira-t-il de confondre la Ciguë avec le Cerfeuil et le Persil, que vous venez de nommer avec elle ? La moindre cuisinière en saura là-dessus plus que nous avec toute notre doctrine. Vous avez raison. Mais cependant si nous commençons par les observations de détail, bientôt accablés par le nombre, la mémoire nous abandonnera, et nous nous perdrons dès les premiers pas dans ce regne immense ; au lieu que si nous commençons par bien reconnaitre les grandes routes, nous nous égarerons rarement dans les sentiers, et nous nous retrouverons partout sans beaucoup de peine. Donnons cependant quelque exception à l’utilité de l’objet, et ne nous exposons pas, tout en analysant le regne végétal, à manger par ignorance une omelette à la Ciguë.
 
La petite Ciguë des jardins est une ombellifères ainsi que, le Persil et le Cerfeuil. Elle a la fleur blanche comme l’un et l’autre[3], elle est avec le dernier dans la section qui a la petite enveloppe et qui n’a pas la grande ; elle leur ressemble assez par son feuillage, pour qu’il ne soit pas aisé de vous en marquer par écrit les différences. Mais voici des caractères suffisants pour ne vous y pas tromper.
 
Il faut commencer par voir en fleurs ces diverses plantes, car c’est en cet état que la Ciguë a son caractere propre. C’est d’avoir sous chaque petite ombelle un petit involucre composé de trois petites folioles pointues, assez longues, et toutes trois tournées en dehors, au lieu que les folioles des petites ombelles du Cerfeuil l’enveloppent tout autour, et sont tournées également de tous les côtés. A l’égard du Persil, à peine a-t-il quelques courtes folioles, fines comme des cheveux, et distribuées indifféremment, tant dans la grande ombelle que dans les petites, qui toutes sont claires et maigres.
 
Quand vous vous serez bien assurée de la Ciguë en fleurs, vous vous confirmerez dans votre jugement en froissant légérement et flairant son feuillage ; car son odeur puante et vireuse ne vous la laissera pas confondre avec le Persil ni avec le Cerfeuil, qui tous deux ont des odeurs agréables. Bien sure enfin de ne pas faire de quiproquo, vous examinerez ensemble et séparément ces trois plantes dans tous leurs états et par toutes leurs parties, surtout par le feuillage qui les accompagne plus constamment que la fleur, et par cet examen comparé et répété jusqu’à ce que vous ayez acquis la certitude du coup-d’œil, vous parviendrez à distinguer et connaitre imperturbablement la Ciguë. L’étude nous mène ainsi jusqu’à la porte de la pratique, après quoi celle-ci fait la facilité du savoir.
 
Prenez haleine, chère Cousine, car voilà une Lettre excédante ; je n’ose même vous promettre plus de discrétion dans celle qui doit la suivre ; mais après cela nous n’aurons devant nous qu’un chemin bordé de fleurs. Vous en méritez une couronne pour la douceur et la constance avec laquelle vous daignez me suivre à travers ces broussailles, sans vous rebuter de leurs épines.
 
LETTRE VI.
Du 2 Mai 1773.
Quoiqu’il vous reste, chère Cousine, bien des choses, à désirer dans les notions de nos cinq premières familles, et que je n’aie pas toujours su mettre mes descriptions à la portée de notre petite Botanophile, (amatrice de la Botanique), je crois néanmoins vous en avoir donné une idée suffisante, pour pouvoir, après quelques mois d’herborisation, vous familiariser avec l’idée générale du port de chaque famille : en sorte qu’à l’aspect d’une plante, vous puissiez conjecturer à peu près si elle appartient à quelqu’une des cinq familles et à laquelle ; sauf à vérifier ensuite par l’analyse de la fructification si vous vous êtes trompée ou non dans votre conjecture. Les ombellifères, par exemple, vous ont jetté dans quelque embarras, mais dont vous pouvez sortir quand il vous plaira, au moyen des indications que j’ai jointes aux descriptions : car enfin les Carottes ; les Panais, sont choses si communes, que rien n’est plus aisé dans le milieu de l’été que de se faire montrer l’une ou l’autre en fleurs dans un potage. Or au simple aspect de l’ombelle et de la plante qui la porte, on doit prendre une idée si nette des ombellifères, qu’à la rencontre d’une plante de cette famille on s’y trompera rarement au premier coup d’œil. Voilà tout ce que j’ai prétendu jusqu’ici ; car il ne sera pas question sitôt des genres et des espèces ; et encore une fois, ce n’est pas une nomenclature de perroquet qu’il s’agit d’acquérir, mais une science réelle, et l’une des sciences les plus aimables qu’il soit possible de cultiver. Je passe donc à notre sixième famille avant de prendre une route plus méthodique. Elle pourra vous embarrasser d’abord autant et plus que les ombellifères. Mais mon but n’est, quant à présent, que de vous en donner une notion générale, d’autant plus que nous avons bien du temps encore avant celui de la pleine floraison, et que ce temps bien employé pourra vous aplanir des difficultés contre lesquelles il ne faut pas lutter encore.
 
Prenez une de ces petites fleurs qui, dans cette saison, tapissent les pâturages et qu’on appelle ici paquerettes, petites Marguerites, ou Marguerites tout court. Regardez-la bien ; car à son aspect, je suis sûr de vous surprendre en vous disant que cette fleur si petite et si mignone est réellement composée du deux ou trois cents autres fleurs toutes parfaites, c’est-à-dire, ayant chacune sa corolle, son germe, son pistil, ses étamines, sa graine, en un mot aussi parfaite en son espèce qu’une fleur de Jacinthe ou de Lis. Chacune de ces folioles blanches en-dessus, rose en-dessous, qui forment comme une couronne autour de la Marguerite, et qui ne vous paraissent tout au plus qu’autant de petits pétales, sont réellement autant de véritables fleurs ; et chacun de ces petits brins jaunes que vous voyez dans le centre et que d’abord vous n’avez peut-être pris que pour des étamines, sont encore autant de véritables fleurs. Si vous aviez déjà les doigts exercés aux dissections botaniques, que vous vous armassiez d’une bonne loupe et de beaucoup de patience, je pourrais vous convaincre de cette vérité par vos propres yeux ; mais pour le présent, il faut commencer, s’il vous plaît, par m’en croire sur ma parole, de peur de fatiguer votre attention sur des atomes. Cependant, pour vous mettre au moins sur la voie, arrachez une des folioles blanches de la couronne ; vous croirez d’abord cette foliole plate d’un bout à l’autre ; mais regardez-la bien par le bout qui était attaché à la fleur, vous verrez que ce bout n’est pas plat, mais rond et creux en forme de tube, et que de ce tube sort un petit filet à deux cornes ; ce filet est le style fourchu de cette fleur, qui comme vous voyez n’est plate que par le haut.
 
Regardez maintenant les brins jaunes qui sont au milieu de la fleur et que je vous ai dit être autant de fleurs eux-mêmes ; si la fleur est assez avancée, vous en verrez plusieurs tout autour, lesquels sont ouverts dans le milieu et même découpés en plusieurs parties. Ce sont des corolles monopétales qui s’épanouissent, et dans lesquelles la loupe vous ferait aisément distinguer le pistil et même les anthères dont il est entouré. Ordinairement les fleurons jaunes qu’on voit au centre sont encore arrondis et non percés. Ce sont des fleurs comme les autres, mais qui ne sont pas encore épanouies ; car elles ne s’épanouissent que successivement en avançant des bords vers le centre. En voilà assez pour vous montrer à l’œil la possibilité que tous ces brins tant blancs que jaunes soient réellement autant de fleurs parfaites, et c’est un fait très constant. Vous voyez néanmoins que toutes ces petites fleurs sont pressées et renfermées dans un calice qui leur est commun, et qui est celui de la Marguerite. En considérant toute la Marguerite comme une seule fleur, ce sera donc lui donner un nom très convenable, que de l’appeller une fleur composée. Or il y a un grand nombre d’espèces et de genres de fleurs formées comme la Marguerite d’un assemblage d’autres fleurs plus petites, contenues dans un calice commun. Voilà ce qui constitue la sixième famille dont j’avais à vous parler, savoir celle des fleurs composées.
 
Commençons par ôter ici l’équivoque du mot de fleur, en restreignant ce nom dans la présente famille à la fleur composée, et donnant celui de fleurons aux petites fleurs qui la composent ; mais n’oublions pas que dans la précision du mot ces fleurons eux-mêmes sont autant de véritables fleurs.
 
Vous avez vu dans la Marguerite deux sortes de fleurons, savoir, ceux de couleur jaune qui remplissent le milieu de la fleur, et les petites languettes blanches qui les entourent. Les premiers sont dans leur petitesse assez semblables de figure aux fleurs du Muguet ou de la Jacinthe, et les seconds ont quelque rapport aux fleurs du Chevre-feuille. Nous laisserons aux premiers le nom de fleurons et pour distinguer les autres nous les appellerons demi-fleurons : car en effet, ils ont assez l’air de fleurs monopétales qu’on aurait rognées par un côté en n’y laissant qu’une languette qui ferait à peine la moitié de la corolle.
 
Ces deux sortes de fleurons se combinent dans les fleurs composées de manière à diviser toute la famille en trois sections bien distinctes.
 
La premiere section est formée de celles qui ne sont composées que de languettes ou demi-fleurons tant au milieu qu’à la circonférence ; on les appelle fleurs demi-fleuronnées, et la fleur entière dans cette section est toujours d’une seule couleur, le plus souvent jaune. Telle est la fleur appelée Dent-de-lion ou Pissenlit ; telles sont les fleurs de Laitues, de Chicorée (celle-ci est bleue), de scorsonère, de salsifis, etc.
 
La seconde section comprend les fleurs fleuronnées, c’est-à-dire, qui ne sont composées que de fleurons, tous pour l’ordinaire aussi d’une seule couleur. Telles sont les fleurs d’Immortelles, de Bardane, d’Absynthe, d’Armoise, de Chardon, d’Artichaut, qui est un Chardon lui-même dont on mange le calice et le réceptacle encore en bouton, avant que la fleur soit éclose et même formée. Cette bourre qu’on ôte du milieu de l’Artichaut n’est autre chose que l’assemblage des fleurons qui commencent à se former et qui sont séparés les uns des autres par de longs poils implantes sur le réceptacle.
 
La troisieme section est celle des fleurs qui rassemblent les deux sortes de fleurons. Cela se fait toujours de manière que les fleurons entiers occupent le centre de la fleur, et les demi-fleurons forment le contour ou la circonférence, comme vous avez vu dans la Pâquerette. Les fleurs de cette section s’appellent radiées, les Botanistes ayant donné le nom de rayon au contour d’une fleur composée, quand il est formé de languettes ou demi-fleurons. A l’égard de l’aire ou du centre de la fleur occupé par les fleurons, on l’appelle le disque, et on donne aussi quelquefois ce même nom de disque à la surface du réceptacle où sont plantés tous les fleurons et demi-fleurons. Dans les fleurs radiées, le disque est souvent d’une couleur et le rayon d’une autre ; cependant il y a aussi des genres et des espèces où tous les deux sont de la même couleur.
 
Tâchons à présent de bien déterminer dans votre esprit l’idée d’une fleur composée. Le Treffle ordinaire fleurit en cette saison ; sa fleur est pourpre : s’il vous en tombait une sous la main, vous pourriez en voyant tant de petites fleurs rassemblées être tentée de prendre le tout pour une fleur composée. Vous vous tromperiez ; en quoi ? en ce que, pour constituer une fleur composée, il ne suffit pas d’une agrégation de plusieurs petites fleurs, mais qu’il faut de plus qu’une ou deux des parties de la fructification leur soient communes, de maniere que toutes aient part à la même, et qu’aucun n’ait la sienne séparément. Ces deux parties communes sont le calice et réceptacle. Il est vrai que la fleur de Treffle ou plutôt le groupe de fleurs qui n’en semblent qu’une parait d’abord portée sur une espèce de calice ; mais écartez un peu ce prétendu calice, et vous verrez qu’il ne tient pas à la fleur, mais qu’il est attaché au-dessous d’elle au pédicule qui la porte. Ainsi, ce calice apparent n’en est pas un ; il appartient au feuillage, et non pas à la fleur et cette prétendue fleur n’est en effet qu’un assemblage de fleurs légumineuses fort petites, dont chacune a son calice particulier, et qui n’ont absolument rien de commun entre elles que leur attache au même pédicule. L’usage est pourtant de prendre tout cela pour une seule fleur ; mais c’est une fausse idée, ou si l’on veut absolument regarder comme une fleur, un bouquet de cette espèce, il ne faut pas du moins l’appeller une fleur composée, mais une fleur agrégée ou une tête (flos aggregatus, flos capitatus, capitulum). Et ces dénominations sont en effet quelquefois employées en ce sens par les Botanistes.
 
Voilà, chère Cousine, la notion la plus simple et la plus naturelle que je puisse vous donner de la famille, ou plutôt de la nombreuse classe des composées, et des trois sections ou familles dans lesquelles elles se subdivisent. Il faut maintenant vous parler de la structure des fructifications particulières à cette classe, et cela nous menera peut-être à en déterminer le caractere avec plus de précision.
 
La partie la plus essentielle d’une fleur composée est le réceptacle sur lequel sont plantés, d’abord les fleurons et demi-fleurons, et ensuite les graines qui leur succedent. Ce réceptacle qui forme un disque d’une certaine étendue fait le centre du calice, comme vous pouvez voir dans le Pissenlit que nous prendrons ici pour exemple. Le calice dans toute cette famille est ordinairement découpé jusqu’à la base en plusieurs pièces, afin qu’il puisse se fermer, se rouvrir et se renverser, comme il arrive dans le progrès de la fructification, sans y causer de déchirure. Le calice du Pissenlit est formé de deux rangs de folioles inférés l’un dans l’autre, et les folioles du rang extérieur qui soutient l’autre se recourbent et replient en-bas vers le pédicule, tandis que les folioles du rang intérieur restent droites pour entourer et contenir les demi-fleurons qui composent la fleur.
 
Une forme encore des plus communes aux calices de cette classe est d’être imbriqués, c’est-à-dire, formés de plusieurs rangs de folioles en recouvrement, les unes sur les joints des autres, comme les tuiles d’un toit. L’Artichaut, le Bluet, la Jacée, la scorsonère vous offrent des exemples de calices imbriqués.
 
Les fleurons et demi-fleurons enfermés dans le calice sont plantés fort dru sur son disque ou réceptacle en quinconce ou comme les cases d’un Damier. Quelquefois, ils s’entretouchent à nu sans rien d’intermédiaire, quelquefois ils sont séparés par des cloisons de poils ou de petites écailles qui retient attachées au réceptacle quand les graines sont tombées. Vous voilà sur la voie d’observer les différences de calices et de réceptacles ; parlons à présent de la structure des fleurons et demi-fleurons en commençant par les premiers.
 
Un fleuron est une fleur monopétale, régulière pour l’ordinaire, dont la corolle se fend dans le haut en quatre ou cinq parties. Dans cette corolle, sont attachés à son tube les filets des étamines au nombre de cinq : ces cinq filets se réunissent par le haut en un petit tube rond qui entoure le pistil, et ce tube n’est autre chose que les cinq anthères ou étamines réunies circulairement en un seul corps. Cette réunion des étamines forme aux Botanistes le caractère essentiel des fleurs composées, et n’appartient qu’à leurs fleurons exclusivement à toutes sortes de fleurs. Ainsi vous aurez beau trouver plusieurs fleurs portées sur un même disque, comme dans les scabieuses et le Chardon-à-foulon ; si les anthères ne se réunissent pas en un tube autour du pistil, et si la corolle ne porte pas sur une seule graine nue, ces fleures ne sont pas des fleurons et ne forment pas une fleur, composée. Au contraire, quand vous trouveriez dans une fleur unique les anthères ainsi réunies en un seul corps, et la corolle supere posée sur une seule graine, cette fleur, quoique seule, serait un vrai fleuron, et appartiendrait à la famille des composées, dont il vaut mieux tirer ainsi le caractère d’une structure précise, que d’une apparence trompeuse.
 
Le pistil porte un style plus long d’ordinaire que le fleuron au-dessus duquel on le voit s’élever à travers le tube formé par les anthères. Il se termine le plus souvent dans le haut par un stigmate fourchu dont on voit aisément les deux petites cornes. Par son pied, le pistil ne porte pas immédiatement sur le réceptacle non plus que le fleuron, mais l’un et l’autre y tiennent par le germe qui leur sert de base, lequel croit et s’alonge à mesure que le fleuron se dessèche, et devient enfin une graine longuette qui reste attachée au réceptacle, jusqu’à ce qu’elle soit mûre. Alors, elle tombe si elle est nue, ou bien le vent l’emporte au loin si elle est couronnée d’une aigrette de plumes, et le réceptacle reste à découvert tout nu dans des genres, ou garni d’écailles ou de poils dans d’autres.
 
La structure des demi-fleurons est semblable à celle des fleurons ; les étamines, le pistil, et la graine y sont arrangés à-peu-près de même : seulement dans les fleurs radiées il y a plusieurs genres ou les demi-fleurons du contour sont sujets à avorter, soit parce qu’ils manquent d’étamines, soit parce que celles sont stériles, et n’ont pas la force de féconder le germe ; alors la fleur ne graine que par les fleurons du milieu. Dans toute la classe des composées, la graine est toujours sessile, c’est-à-dire, qu’elle porte immédiatement sur le réceptacle sans aucun pédicule intermédiaire. Mais, il y a des graines dont le sommet est couronné par une aigrette quelquefois sessile, et quelquefois attachée à la graine par un pédicule. Vous comprenez que l’usage de cette aigrette est d’éparpiller au loin les semences en donnant plus de prise à l’air pour les emporter et semer à distance.
 
A ces descriptions informes et tronquées, je dois ajouter que les calices ont pour l’ordinaire la propriété de s’ouvrir quand la fleur s’épanouit, de se refermer quand les fleurons se sement et tombent afin de contenir la jeune graine, et l’empêcher de se répandre avant sa maturité, enfin de se rouvrir et de se renverser tout-à-fait pour offrir dans leur centre une aire plus large aux graines qui grossissent en mûrissant. Vous avez dû souvent voir le Pissenlit dans cet état, quand les enfants le cueillent pour souffler dans ses aigrettes qui forment un globe autour du calice renversé.
 
Pour bien connaitre cette classe, il faut en suivre les fleurs dès avant leur épanouissement jusqu’à la pleine maturité du fruit, et c’est dans cette succession qu’on voit des métamorphoses et un enchaînement de merveilles qui tiennent tout esprit sain qui les observe, dans une continuelle admiration. Une fleur commode pour ces observations est celle des soleils qu’on rencontre fréquemment dans les vignes et dans les jardins. Le soleil, comme vous voyez, est une radiée. La reine-Marguerite, qui dans l’automne fait l’ornement des parterres en est une aussi. Les Chardons[4] sont des fleuronnées ; j’ai déjà dit que la scorsonère et le Pissenlit sont des demi-fleuronnées. Toutes ces fleurs sont assez grosses pour pouvoir être disséquées et étudiées à l’œil nu sans le fatiguer beaucoup.
 
Je ne vous en dirai pas davantage aujourd’hui sur la famille ou classe des composées. Je tremble déjà d’avoir trop abusé de votre patience par des détails que j’aurais rendus plus clairs si j’avais su les rendre plus courts ; mais il m’est impossible de sauver la difficulté qui naît de la petitesse des objets. Bonjour, chère Cousine.
 
LETTRE VII.
sur les Arbres Fruitiers.
J’attendais de vos nouvelles, chère Cousine, sans impatience, parce que M. T. que j’avais vu depuis la réception de votre précédente Lettre m’avait dit avoir laissé votre maman et toute votre famille en bonne santé. Je me réjouis d’en avoir la confirmation par vous-même, ainsi que des bonnes et fraîches nouvelles que vous me donnez de ma tante Gonceru. Son souvenir et sa bénédiction ont épanoui de joie un cœur à qui depuis longtems on ne suit plus gueres éprouver de ces sortes de mouvemens. C’est par elle que je tiens encore à quelque chose de bien précieux sur la terre, et tant que je la conserverai, je continuerai, quoiqu’on fasse, à aimer la vie. Voici le temps de profiter de vos bontés ordinaires pour elle et pour moi ; il me semble que ma petite offrande prend un prix réel en passant par vos mains. Si votre cher époux vient bientôt à Paris, comme vous me le faites espérer, je le prierai de vouloir bien se charger de mon tribut annuel ; mais s’il tarde un peu, je vous prie de me marquer à qui je sais le remettre, afin qu’il n’y ait point de retard et que vous n’en fassiez pas l’avance comme l’année derniere, ce que je fais que vous faites avec plaisir, mais à quoi je ne sais pas consentir sans nécessité.
 
Voici, chère Cousine, les noms des plantes que vous m’avez envoyées en dernier lieu. J’ai ajouté un point d’interrogation à ceux dont je suis en doute, parce que vous n’avez pas eu soin d’y mettre des feuilles avec la fleur, et que le feuillage est souvent nécessaire pour déterminer l’espèce à un aussi mince Botaniste que moi. En arrivant à Fourriere, vous trouverez la plupart des arbres fruitiers en fleurs, et je me souviens que vous aviez desiré quelques directions sur cet article. Je ne puis en ce moment vous tracer là-dessus que quelques mots très à la hâte, étant très pressé, et afin que vous ne perdiez pas encore une saison pour cet examen.
 
Il ne faut pas, chère amie, donner à la Botanique une importance qu’elle n’a pas ; c’est une étude de pure curiosité et qui n’a d’autre utilité réelle que celle que peut tirer un être pensant et sensible de l’observation de la nature, et des merveilles de l’Univers. L’homme a dénaturé beaucoup de choses pour les mieux convertir à son usage ; en cela il n’est point à blâmer ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il les a souvent défigurées, et que, quand dans les œuvres de ses mains, il croit étudier vraiment la nature, il se trompe. Cette erreur a lieu surtout dans la société civile, elle a lieu de même dans les jardins. Ces fleurs doubles qu’on admire dans les parterres, sont des monstres dépourvus de la faculté de produire leur semblable dont la nature a doué tous tes êtres organisés. Les arbres fruitiers sont à peu près dans le même cas par la greffe ; vous aurez beau planter des pépins de Poires et de Pommes des meilleures espèces, il n’en naîtra jamais que des sauvageons. Ainsi pour connaitre la Poire et la Pomme de nature, il faut les chercher non dans les potagers, mais dans les forêts. La chair n’en est pas si grosse et si succulente, mais les semences en mûrissent mieux, en multiplient davantage, et les arbres en sont infiniment plus grands et plus vigoureux. Mais j’entame ici un article qui me menerait trop loin : revenons à nos potagers.
 
Nos arbres fruitiers, quoique greffés, gardent dans leur fructification tous les caracteres botaniques qui les distinguent, et c’est par l’étude attentive de ces caracteres, aussi bien que par les transformations de la greffe, qu’on s’assure qu’il n’y a, par exemple, qu’une seule espèce de Poire sous mille noms divers, par lesquels la forme et la saveur de leurs fruits les a fait distinguer en autant de prétendues espèces qui ne sont au fond que des variétés. Bien plus, la Poire et la Pomme ne sont que deux espèces du même genre, et leur unique différence bien caractéristique, est que le pédicule de la Pomme entre dans un enfoncement du fruit, et celui de la Poire tient à un prolongement du fruit un peu alongé. De même toutes les sortes de Cerises, Guignes, Griottes, Bigarreaux, ne sont que des variétés d’une même espèce ; toutes les Prunes ne sont qu’une espèce de Prunes ; le genre de la Prune contient trois espèces principales, savoir la Prune proprement dite, la Cerise, et l’Abricot qui n’est aussi qu’une espèce de Prune. Ainsi quand le savant Linnæus divisant le genre dans ses espèces à dénommé la Prune Prune, la Prune Cerise, et la Prune Abricot, les ignorants se sont moqués de lui ; mais les observateurs ont admiré la justesse de ses réductions, etc. Il faut courir, je me hâte.
 
Les arbres fruitiers entrent presque tous dans une famille nombreuse, dont le caractère est facile à saisir, en ce que les étamines, en grand nombre, au lieu d’être attachées au réceptacle sont attachées au calice, par les intervalles que laissent les pétales entre eux ; toutes leurs fleurs sont polypétales et à cinq communément. Voici les principaux caracteres génériques.
 
Le genre de la Poire, qui comprend aussi la Pomme et le Coin. Calice monophylle à cinq pointes. Corolle à cinq pétales attachés au calice, une vingtaine d’étamines toutes attachées au calice. Germe ou ovaire infère ; c’est-à-dire au-dessous de la corolle, cinq styles. Fruits charnus à cinq logettes, contenant des graines, etc.
 
Le genre de la Prune, qui comprend l’Abricot, la Cerise, et le Laurier-cerise, Calice, corolle et anthères à peu près comme la Poire. Mais le germe est supere, c’est-à-dire, dans la corolle, et il n’y a qu’un style. Fruit plus aqueux que charnu contenant un noyau, etc.
 
Le genre de l’Amande, qui comprend aussi la Pêche. Presque comme la Prune, si ce n’est que le germe est velu, et que le fruit, mou dans la Pêche, sec dans l’Amande, contient un noyau dur, raboteux, parsemé de cavités, etc.
 
Tout ceci n’est que bien grossiérement ébauché, mais c’en est assez pour vous amuser cette année. Bonjour, chère Cousine.
 
LETTRE VIII.
Du 11 Avril 1773
Grace au ciel, chère Cousine, vous voilà rétablie. Mais ce n’est pas sans que votre silence et celui de M. G. que j’avais instamment prié de m’écrire un mot à son arrivée, ne m’ait causé bien des alarmes. Dans des inquiétudes de cette espèce rien n’est plus cruel que le silence, parce qu’il fait tout porter au pis. Mais tout cela est déjà oublié et je ne sens plus que le plaisir de votre rétablissement. Le retour de la belle saison, la vie moins sédentaire de Fourrière, et : le plaisir de remplir avec succès la plus douce, ainsi que la plus respectable des fonctions, acheveront bientôt de l’affermir, et vous en sentirez moins tristement l’absence passagère de votre mari, au milieu des chers gages de son attachement et des soins continuels qu’ils vous demandent.
 
La terre commence à verdir, les arbres à bourgeonner, les fleurs à s’épanouir ; il y en a déjà de passées ; un moment de retard pour la Botanique, nous reculerait d’une année entière : ainsi j’y passe sans autre préambule.
 
Je crains que nous ne l’ayons traitée jusqu’ici d’une maniere trop abstraite, en n’appliquant point nos idées sur des objets déterminés : c’est le défaut dans lequel je suis tombé, principalement à l’égard des ombellifères. Si j’avais commencé par vous en mettre une sous les yeux, je vous aurais épargné une application très fatigante sur un objet imaginaire, et à moi des descriptions difficiles, auxquelles un simple coup d’œil aurait supplée. Malheureusement, à la distance où la loi de la nécessité me tient de vous, je ne suis pas à portée de vous montrer du doigt les objets ; mais si chacun de notre côté nous en pouvons avoir sous les yeux de semblables, nous nous entendrons très-bien l’un l’autre en parlant de ce que nous voyons. Toute la difficulté est qu’il faut que l’indication vienne de vous ; car vous envoyer d’ici des plantes seches, serait ne rien faire. Pour bien reconnaitre une plante, il faut commencer par la voir sur pied. Les Herbiers servent de mémoratifs pour celles qu’on a déjà connues ; mais ils font mal connaitre celles qu’on n’a pas vues auparavant. C’est donc à vous de m’envoyer des plantes que vous voudrez connaitre et que vous aurez cueillies sur pied ; et c’est à moi de vous les nommer, de les classer, de les décrire ; jusqu’à ce que par des idées comparatives, devenues familières à vos yeux et à votre esprit, vous parveniez à classer, ranger et nommer vous-même celles que vous verrez pour la premiere fois ; science qui seule distingue le vrai Botaniste de l’Herboriste ou Nomenclateur. Il s’agit donc ici d’apprendre à préparer, dessécher et conserver les plantes ou échantillons de plantes, de maniere à les rendre faciles à reconnaitre et à déterminer. C’est, en un mot, un Herbier que je vous propose de commencer. Voici une grande occupation qui de loin se prépare pour notre petite amatrice : car quant à présent et pour quelque temps encore, il faudra que l’adresse de vos doigts supplée à la faiblesse des siens.
 
Il y a d’abord une provision à faire ; savoir, cinq ou six mains de papier gris, et à peu près autant de papier blanc, de même grandeur, assez fort et bien collé, sans quoi les plantes se pourriraient dans le papier gris, ou du moins les fleurs y perdraient leur couleur, ce qui est une des parties qui les rendent reconnoissables, et par lesquelles un Herbier est agréable à voir. Il serait encore à désirer que vous eussiez une presse de la grandeur de votre papier, ou du moins deux bouts de planches bien unies, de maniere qu’en plaçant vos feuilles entre deux, vous les y puissiez tenir pressées par les pierres ou autres corps pesants dont vous chargerez la planche supérieure. Ces préparatifs faits, voici ce qu’il faut observer pour préparer vos plantes de maniere à les conserver et les reconnaitre.
 
Le moment à choisir pour cela est celui où la plante est en pleine fleur, et où même quelques fleurs commencent à tomber pour faire place au fruit qui commence à paraitre. C’est dans ce point où toutes les parties de la fructification sont sensibles, qu’il faut tâcher de prendre la plante pour la dessécher dans cet état.
 
Les petites plantes se prennent toutes entieres avec leurs racines qu’on a soin de bien nettoyer avec une brosse, afin qu’il n’y reste point de terre. Si la terre est mouillée on la laisse sécher pour la brosser, ou bien on lave la racine ; mais il faut avoir alors la plus grande attention de la bien essuyer, et dessécher avant de la mettre entre les papiers, sans quoi elle s’y pourrirait infailliblement et communiquerait sa pourriture aux autres plantes voisines. Il ne faut cependant s’obstiner à conserver les racines qu’autant qu’elles ont quelques singularités remarquables ; car dans le plus grand nombre, les racines ramifiées et fibreuses ont des formes si semblables que ce n’est pas la peine de les conserver. La nature qui a tant fait pour l’élégance et l’ornement dans la figure et la codeur des plantes en ce qui frappe les yeux, a destiné les racines uniquement aux fonctions utiles, puisqu’étant cachées dans la terre, leur donner une structure agréable, eût été cacher la lumière sous le boisseau.
 
Les arbres et toutes les grandes plantes ne se prennent que par échantillon. Mais il faut que cet échantillon soit si bien choisi, qu’il contienne toutes les parties constitutives du genre et de l’espèce, afin qu’il puisse suffire pour reconnaitre et déterminer la plante qui l’a fourni. Il ne suffit pas que toutes les parties de la fructification y soient sensibles, ce qui ne servirait, qu’à distinguer le genre, il faut qu’on y voye bien le caractere de la foliation et de la ramification ; c’est-à-dire, la naissance et la forme des feuilles et des branches, et même autant qu’il se peut, quelque portion de la tige ; car, comme vous verrez dans la suite, tout cela sert à distinguer les espèces différentes des mêmes genres qui sont parfaitement semblables par la fleur et le fruit. Si les branches sont trop épaisses, on les amincit avec un couteau ou canif, en diminuant adroitement par-dessous de leur épaisseur autant que cela se peut sans couper et mutiler les feuilles. Il y a des Botanistes qui ont la patience de fendre l’écorce de la banche et d’en tirer adroitement le bois, de façon que l’écorce rejointe parait vous montrer encore la branche entiere, quoique le bais n’y soit plus. Au moyen de quoi l’on n’a point entre les papiers des épaisseurs et bosses trop considérables, qui gâtent, défigurent l’Herbier, et font prendre une mauvaise forme aux plantes. Dans les plantes où les fleurs et les feuilles ne viennent pas en même temps, ou naissent trop loin les unes des autres, on prend une petite branche à fleurs et une petite branche à feuilles, et les plaçant ensemble dans le même papier, on offre ainsi à l’œil les diverses parties de la même plante, suffisantes pour la faire reconnaitre. Quant aux plantes où l’on ne trouve que des feuilles, et dont la fleur n’est pas encore venue ou est déjà passée, il les faut laisser, et attendre, pour les reconnaitre, qu’elles montrent leur visage. Une plante n’est pas plus surement reconnoissable à son feuillage, qu’un homme à son habit.
 
Tel est le choix qu’il faut mettre dans ce qu’on cueille : il en faut mettre aussi dans le moment qu’on prend pour cela. Les plantes cueillies le matin à la rosée, ou le soir à l’humidité, ou le jour durant la pluie, ne se conservent point. Il faut absolument choisir un temps sec, et même dans ce temps-là, le moment le plus sec et le plus chaud de la journée, qui est en été entre onze heures du matin et cinq au six heures du soir. Encore alors, si l’on y trouve la moindre humidité, faut-il les laisser ; car infailliblement elles ne se conserveront pas.
 
Quand vous avez cueilli vos échantillons, vous les apportez au logis toujours bien au sec pour les placer et arranger dans vos papiers. Pour cela vous faites votre premier lit de deux feuilles au moins de papier gris, sur lesquelles vous placez une feuille de papier blanc, et sur cette feuille, vous arrangez votre plante, prenant grand soin que toutes ses parties, surtout les feuilles et les fleurs soient bien ouvertes, et bien étendues dans leur situation naturelle. La plante un peu flétrie, mais sans l’être trop, se prête mieux pour l’ordinaire à l’arrangement qu’on lui donne sur le papier avec le pouce et les doigts. Mais il y en a de rebelles qui se grippent d’un côté, pendant qu’on les arrange de l’autre. Pour prévenir cet inconvénient, j’ai des plombs, de gros sous, des liards, avec lesquels j’assujettis les parties que je viens d’arranger, tandis que j’arrange les autres de façon que quand j’ai fini ma plante se trouve presque toute couverte de ces pièces, qui la tiennent en état. Après cela on pose une seconde feuille blanche sur la premiere, et on la presse avec la main afin de tenir la plante assujettie dans la situation qu’on lui a donnée, avançant ainsi la main gauche qui presse à mesure qu’on retire avec la droite les plombs et les gros sous qui sont entre les papiers ; on met ensuite deux autres feuilles de papier gris sur la seconde feuille blanche, sans cesser un seul moment de tenir la plante assujettie de peur qu’elle ne perde la situation qu’on lui a donnée ; sur ce papier gris on met une autre feuille blanche, sur cette feuille une plante qu’on arrange et recouvre comme ci-devant ; jusqu’à ce qu’on ait placé toute la moisson qu’on a apportée, et qui ne doit pas être nombreuse pour chaque fois ; tant pour éviter la longueur du travail, que de peur que durant la dessiccation des plantes, le papier ne contracte quelque humidité par leur grand nombre ; ce qui gâterait infailliblement vos plantes, si vous ne vous hâtiez de les changer de papier avec les mêmes attentions ; et c’est même ce qu’il faut faire de temps en temps, jusqu’a ce qu’elles aient bien pris leur pli, et qu’elles soient toutes assez seches.
 
Votre pile de plantes et de papiers ainsi arrangée, doit être mise en presse, sans quoi les plantes se gripperoient ; il y en a qui veulent être plus pressées, d’autres moins ; l’expérience vous apprendra cela, ainsi qu’a les changer de papier à propos, et aussi souvent qu’il faut, sans vous donner un travail inutile. Enfin quand vos plantes seront bien seches, vous les mettrez bien proprement chacune dans une feuille de papier, les unes sur les autres, sans avoir besoin de papiers intermédiaires, et vous aurez ainsi un Herbier commencé, qui s’augmentera sans cesse avec vos connaissances, et contiendra enfin l’histoire de toute la végétation du pays : au reste, il faut toujours tenir un Herbier bien serré, et un peu en presse ; sans quoi les plantes, quelque seches qu’elles fussent, attireraient l’humidité de l’air, et se gripperaient encore.
 
Voici maintenant l’usage de tout ce travail pour parvenir à la connaissance particuliere des plantes, et à nous bien entendre lorsque nous en parlons.
 
Il faut cueillir deux échantillons de chaque plante ; l’un plus grand pour le garder, l’autre plus petit pour me l’envoyer. Vous les numéroterez avec soin, de façon que le grand et le petit échantillons de chaque espèce aient toujours le même numéro. Quand vous aurez une douzaine ou deux d’espèces ainsi desséchées, vous me les enverrez dans un petit cahier par quelque occasion. Je vous enverrai le nom et la description des mêmes plantes ; par le moyen des numéros, vous les reconnaitrez dans votre Herbier, et de-là sur la terre, ou je suppose que vous aurez commencé de les bien examiner. Voilà un moyen sûr de faire des progrès aussi sûrs et aussi rapides qu’il est possible loin de votre guide.
 
N. B. J’ai oublié de vous dire que les mêmes papiers peuvent servir plusieurs fois, pourvu qu’on ait soin de les bien aérer et dessécher auparavant. Je dois ajouter aussi que l’Herbier doit être tenu dans le lieu le plus sec de la maison, et plutôt au premier qu’au rez-de-chaussée.
 
↑ Madame de L***. qui a bien voulu nous fournir les originaux de ces Lettres, voulait qu’on en ôtât tout ce qui la regarde personnellement ; mais nous n’avons pas cru devoir supprimer des éloges très-mérités qui auraient honoré M. Rousseau lui-même, si cette Dame nous avait permis de la nommer.
↑ La sœur de Madame D. L***. que l’Auteur appellait tante Julie.
↑ La fleur du Persil est un peu jaunâtre. Mais plusieurs fleurs d’ombellifères paraissent jaunes à cause de l’ovaire et des anthères, et ne laissent pas d’avoir les pétales blancs.
↑ Il faut prendre garde de n’y pas mêler le Chardons-à-foulon ou des bonnetiers qui n’est pas un vrai Chardon.