« Souvenirs d’une actrice » : différence entre les versions
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Cailhava
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Je retrouvai à Paris dans ce même temps (1791) Cailhava, que j'avais connu dans mon enfance. Il y avait chez lui, au Palais-Royal, trois fois par semaine, une réunion qui se tenait de midi à quatre heures, et qu'ils nommaient
Cailhava était très lié avec mon père ; c'était à Toulouse que je l'avais connu, et j'allais souvent déjeuner avec lui. Les jours de ses réunions, j'y menais quelquefois mes jeunes amies, et nous en revenions toujours enchantées, tant ces vieillards étaient aimables et bons. Ils me faisaient de charmantes paroles pour mes romances, dont de jeunes musiciens composaient la musique. C'étaient Lamparelli, d'Alvimar, Fabri-Garat, Bouffé, agréable chanteur de salon. On voyait que Laujon avait été un petit-maître du temps de Louis XV. Je le ravissais en lui chantant des morceaux de son
Qu'il est cruel de n'avoir que quinze ans!
Et sa jolie chansonnette de :
Philis, plus avare que tendre.
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On se rappelle un mot charmant de l'abbé Delille, au sujet de Laujon.
Il y avait près d'un demi-siècle que l'auteur de l'
«Mes chers confrères, leur dit l'abbé Delille, je pense qu'il est important que M. de Laujon soit nommé cette fois, il a quatre-vingt-deux ans, vous savez où il va ? Laissons-le passer par l'Académie.»
Ce fut Laujon qui, n'ayant jamais voulu chanter la République, fut dénoncé à sa section. Le vaudevilliste Piis, qui était son ami, lui en donna avis et l'engagea à faire quelques couplets. Le vieillard se fit d'abord beaucoup prier, mais voyant qu'il s'agissait pour lui d'une question de vie ou de mort, il envoya à Piis quelques chansonnettes et mit au bas :
Hélas! lorsque je suis revenue de l'étranger, en 1813, aucun de ces bons vieillards n'existait plus. À mesure qu'on avance dans la vie, on fait tous les jours de nouvelles pertes: parents, amis, connaissances intimes, tout nous quitte! Il suffit de dix ans pour cela. Ceux qui leur succèdent n'ont plus le même attrait pour nous ; ils ne nous ont pas vus parés des grâces de la jeunesse ; ils n'ont point assisté à nos triomphes, à nos succès ; ils ne savent rien de nous, et nous prennent au mot sur ce qu'ils voient. Ils se persuaderaient volontiers que nous avons toujours été ainsi, et sommes venus au monde à l'âge où ils nous ont rencontrés pour la première fois.
Lorsque je revins en France, je fus visiter le cimetière du Père-Lachaise, compter les amis jeunes et vieux qui m'y avaient précédés. Le luxe des tombeaux fut ce qui m'occupa le moins. Il y a partout des pauvres et des riches sur la terre ; mais dessous, c'est là qu'on est de niveau !...
Errants au hasard, mes yeux se fixèrent sur une modeste croix de bois noir ; j'y lus le nom de Philipon de la Madeleine. Il était mort dans un âge très avancé ; probablement ses vieux amis l'avaient précédé, et ceux qui restaient l'avaient oublié ! C'est du moins ce qu'annonçait une inscription touchante, écrite en lettres blanches, sur cette croix qui avait été mise par sa vieille gouvernante. La naïveté, le manque d'orthographe de cette inscription dictée par le coeur m'émurent au dernier point! Je l'écrivis aussitôt, telle qu'elle était, sur un petit souvenir :
<center>«TOUT SES AMIS L'ONT ABANDONNÉS, C'EST MOI THÉRÈSE QUI AI FAIT METTRE CETTE PETITE CROI, QUE DIEU L'AIE EN SA SAINTE GARDE.»</center>
Il paraît qu'on l'avait écrite comme cela se trouvait sur le papier qu'avait donné cette bonne fille.
Philipon devait avoir une petite rente, je l'avais entendu dire à Cailhava ; mais c'est le sort des célibataires : ceux qui en héritent s'en occupent peu après leur mort. Depuis ce temps cependant le tombeau de ce joyeux chansonnier du caveau a dû être transporté ailleurs, car je l'ai cherché il y a quelque temps, et ne l'ai plus retrouvé.
On sait combien furent gais les dîners du caveau, où se réunissaient Désaugiers, Brazier, Rougemont et tous les chansonniers dont les noms sont si connus! Les artistes musiciens voulurent aussi avoir leurs jours. Plus de trente d'entre eux se trouvant réunis pour chanter le charmant canon de Berton: _Au guet! au feu!_ cela fit un tel tapage, qu'une multitude de peuple se rassembla devant le Rocher de Cancale; la garde survint, et l'on eut toutes les peines du monde à lui persuader qu'on chantait un canon, et que ce canon n'était nullement dangereux pour la sûreté publique. On fit monter celui qui commandait le poste; il se montra bientôt à la fenêtre, un verre de champagne à la main, et chantant avec les autres: _Au guet! au feu! au guet! au feu!_▼
▲On sait combien furent gais les dîners du caveau, où se réunissaient Désaugiers, Brazier, Rougemont et tous les chansonniers dont les noms sont si connus ! Les artistes musiciens voulurent aussi avoir leurs jours. Plus de trente d'entre eux se trouvant réunis pour chanter le charmant canon de Berton :
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== XVIII ==
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XVIII
Mort de Mirabeau
Me voici arrivée au milieu de l'année 1791 ; madame Lemoine Dubarry, s'étant fixée définitivement à Toulouse, ne venait plus à Paris. Mes souvenirs de cette époque sont consignés dans ma correspondance avec cette dame.
À madame Dubarry, à Toulouse.
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Avril 1791.
«Un an s'est à peine écoulé depuis cette fête donnée par Mirabeau, et il est déjà dans la tombe[58]. Jamais mort ne fera une pareille sensation. Depuis le commencement de sa maladie, la rue où il demeurait était remplie d'une foule qui s'étendait jusqu'au boulevard. On se passait les bulletins avec une anxiété inconcevable. Enfin, lorsque la nouvelle de sa mort a été annoncée, un cri prolongé s'est fait entendre et des pleurs et des sanglots ont éclaté : la consternation était générale. Mille contes absurdes ont été répandus, mais celui qui a pris le plus de crédit dans le premier moment, c'est qu'il avait été empoisonné par des danseuses de l'Opéra, et voici ce qui donna lieu à cette absurde conjecture.
«La veille de la première atteinte de son mal, il devait en effet souper chez M. de ***, avec deux dames de l'Opéra, qui avaient une extrême envie de se rencontrer avec cet homme célèbre dont le nom retentissait dans toute l'Europe. M. Millin, qui était très lié avec le maître de la maison, promit de l'amener, mais sous la condition qu'il n'y aurait aucune autre personne invitée. Ces deux messieurs se firent
«Enfin, le jour de son enterrement, toutes les boutiques étaient fermées et personne ne pouvait se montrer sans un signe de deuil, sous peine d'être honni par la foule. La sensation de sa mort a retenti dans toutes les villes de France. Je partis le lendemain pour Lille, et dans tous les endroits par lesquels nous passâmes, on nous arrêtait pour savoir s'il était bien vrai que Mirabeau fût mort et qu'on l'eût empoisonné.
«On racontait aussi que Combs, son secrétaire particulier, s'était donné un coup de poignard ; il passait pour son fils naturel : pourquoi ne se serait-il pas tué de désespoir ? On ne veut jamais croire que les gens célèbres puissent mourir comme les autres hommes.
«Je n'ai pas eu de peine à obtenir un congé pour aller donner des concerts à Lille. Ma voix est tout à fait revenue et les médecins assurent que je ne cours plus aucun danger de la perdre.
«On parle du sacre de l'empereur d'Allemagne, ce qui ne peut manquer d'attirer les étrangers à Tournay et à Lille ; cela rendra ces deux villes très brillantes. Je comptais trouver ici lady Montaigue. Vous savez combien cette famille a toujours été parfaite pour moi ; ils habitent maintenant Boulogne-sur-Mer, où l'on est plus tranquille qu'
«Louise Fusil.»
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À la même.
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Mai 1791.
«Je suis bien fâchée d'avoir quitté Paris et de ne pouvoir aller à Boulogne. Tout est ici dans la rumeur et dans le trouble depuis l'arrestation du roi à Varennes. Cet événement a jeté la consternation parmi les militaires ; presque tous les officiers émigrent. La route de Tournay est encore libre, mais on s'attend que d'un jour à l'autre il y aura des mesures prises à ce sujet. Les défenses les plus sévères sont déjà faites relativement à l'exportation de l'argent ; on parle aussi de changer les drapeaux des régiments. Cette crainte cause une grande fermentation dans la ville. Je ne sais, mais je prévois quelque chose d'affreux, d'après ce que j'entends de tous côtés. Je suis fort triste, et j'ai peur de vous faire partager ma mélancolie. Quel malheureux temps! toujours des tourments pour soi ou pour les autres, ce qui est plus fâcheux encore. Un auteur de maximes a dit:
«Le chagrin que l'on supporte le plus facilement c'est celui d'autrui.»
«Je ne suis pas de cet avis, car c'est celui que je supporte le moins. À bientôt, je vous compterai les choses à mesure qu'elles arriveront : ça me sera une distraction agréable de parler à quelqu'un qui me comprend si bien. Il y a tant de gens qui n'entendent qu'avec les oreilles ! le langage du coeur est pour eux une langue étrangère qu'ils ne savent pas traduire. Quel dommage de se parler d'aussi loin !
«L. F.»
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À la même.
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«Chère madame Lemoine,
«Tournay, comme vous le savez, est à une très courte distance de Lille. Je vais toutes les semaines y chanter au concert de souscription du jeudi, et je rencontre là tous les officiers émigrés ; je suis la petite poste pour eux. À chaque départ, des personnes de leurs familles ou de leurs amis viennent me prier de me charger des lettres qu'ils n'osent plus confier à la grande poste.
«Lorsque je passe sur la place, ma voiture est aussitôt entourée de tous ces brillants uniformes ; ces messieurs me nomment leur providence, et j'ai des succès nombreux ; mais, comme il y a toujours compensation dans la vie, au bien comme au mal, l'on m'assure que cela pourrait bien me faire siffler, à Lille par quelques chevaliers discourtois. L'on n'est pas extrêmement d'accord des deux côtés de la frontière, et je vois ici des cocardes blanches que je suis tout étonnée de trouver tricolores à Lille quelques jours après. Enfin, arrive ce qui pourra : pourquoi ne pas rendre service quand on le peut ? Vous savez d'ailleurs que la prudence n'est pas mon fort en toute occasion, et, lorsqu'il s'agit d'obliger, je ne la consulte jamais.
«En terminant cette dernière phrase, je ne m'attendais pas que ma prudence et mon obligeance fussent sitôt mises à l'épreuve pour une chose très grave, je vous prie de le croire. Si j'avais consulté mes amis, je suis persuadée qu'on m'en aurait détournée ; mais je n'en ai pas eu le temps, à vrai dire, ni la volonté. Enfin voici ce qui m'est arrivé, sans un plus long préambule.
«Je me disposais à partir pour Tournay après mon dîner, lorsqu'un Anglais, milord Purfroid, se fit annoncer ; je le connaissais de vue seulement. C'est un homme d'un certain âge, d'un abord aussi froid que son nom, d'une figure imposante, et qui passe pour avoir beaucoup d'esprit. Après s'être excusé de sa visite un peu brusque et inattendue:
«Il y en avait cependant, mais je n'y réfléchis pas. Je fis toutes mes dispositions, et, à l'heure convenue, je vis arriver un de ces messieurs. Je mis l'oriflamme sous une redingote de voyage, large et croisée ; il était peu embarrassant pour la grandeur, mais les franges dont il était entouré le rendaient fort lourd. La voiture était un de ces anciens cabriolets de voyage, qui avait sur le devant une malle en cuir; cette malle était remplie de sacs d'argent, circonstance que j'ignorais. Je ne m'en aperçus même qu'en chemin, lorsque le mouvement de la voiture en eut détaché les ficelles qui les retenaient. L'argent se répandit alors dans le coffre, et cela faisait un bruit qui s'entendait d'assez loin. On voulut les rattacher, mais c'était impossible. Il n'en fallait pas davantage pour nous faire arrêter à la frontière, puisque la loi défendait d'emporter de l'argent. Si j'eusse été fouillée, j'étais perdue.
«Enfin nous atteignîmes le poteau qui sert de limites. Un douanier vint nous demander si nous n'avions rien de contraire aux ordonnances. Il était monté sur le marche-pied, et sa main était posée sur la malheureuse malle. S'il m'eut regardée, ma pâleur m'aurait trahie. M. Gardner me dit en anglais qu'il allait lui donner un louis d'or ; je lui arrêtai le bras.
«La pièce d'or lui aurait donné des soupçons ; j'en ai vu plus tard un bien triste exemple.
«Il descendit du marche-pied, et je commençai à respirer plus à l'aise... Nous fîmes aller le cheval bien doucement pour éviter le bruit de l'argent ; mais, lorsque nous fûmes hors de portée d'être entendus, nous nous arrêtâmes. J'avais grand besoin de reprendre haleine, je n'en pouvais plus ; cependant j'étais aussi contente et aussi fière qu'un général qui vient de remporter une victoire. Nous trouvâmes, à Tournay, monsieur et madame de Vergnette ; cette dernière était partie dans un fiacre avec ses enfants. Elle avait passé par une autre porte de la ville pour éviter les soupçons. On peut penser combien on me remercia, combien on me félicita de mon
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