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à sa conduite, Pierre sauvait l’honneur de son commandant, mais il se perdait.

— Mais vous savez, lieutenant, que les officiers s’embarquent toujours les derniers, et M. Paul est officier, dit la Joie en tenant toujours Pierre par le milieu du corps. — Retirez-vous, maître, dit Pierre à la Joie en paraissant se remettre ; mon amour pour mon fils m’a emporté. Je suis coupable, commandant, je me résigne à mon sort. Voici mon poignard.

Le marquis, stupéfait, prit machinalement le poignard. À ce moment, maître Bouquin accourut tout essoufflé.

— Commandant, c’est tout au plus si les pompes franchissent, lui dit-il.

Maître Buyk, après s’être affalé le long du bord, tâche de clouer une plaque de plomb sur la voie d’eau.

— Voici les ordres du commandant, reprit froidement Pierre : que les pompes ne s’arrêtent pas. M. Merval, faites brasser le grand hunier sur le mât ; nous allons mettre en panne pour nous reconnaître un peu. Faites continuer les préparatifs que l’on a commencés pour mettre la chaloupe à la mer, monsieur Bidaud, et allez à la cale voir ce que l’on gagne d’eau. Maître Bouquin, que l’ordre règne dans la batterie ; faites veiller des hommes aux palans. Si la circonstance l’exigeait, nous nous allégerions de notre artillerie, et vous, maître Calfat, entendez-vous avec le maître charpentier pour remédier au plus tôt à cette avarie.

Et ces détails, arrêtés, minutieux, ces ordres précis et exacts, étaient donnés de sa voix ordinaire sans la plus légère émotion. Mais le danger paraissait toujours imminent.


CHAPITRE XXXVIII.

Naufrage.


Une occasion, mon cher Tom.
Byron. — Mamoires.

{{Ep|Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser.|[[sc|Rousseau}}. - Julie.}}


Après avoir longtemps pleuré, charmée, obsédée par le souvenir de Szaffie qu’elle ne pouvait fuir, maudissant l’amour profond qu’elle ressentait pour lui ; ayant vingt fois invoqué la mort, Alice s’était endormie, abattue, brisée par la douleur.

Éveillée par le tumulte qui régnait sur le pont, elle entendit ces mots affreux : — La corvette périt… nous coulons.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? s’écria-t-elle en se levant à demi.

La porte de sa chambre s’ouvrit.

— Au nom du ciel ! ma tante !

C’était Szaffie.

Il ferma la porte, puis :

— Nous sommes perdus, Alice ; avant dix minutes, la corvettle sera engloutie. — Que dites-vous ? — Une voie d’eau vient de se déclarer ; nous périssons, voyez !

En effet, le sabord, qui ordinairement s’élevait à deux pieds hors de l’eau, était descendu d’un pied et s’abaissait encore.

— C’est vrai, nous allons mourir ! dit Alice pensive.

Et ses joues devinrent pourpres, et un éclair brilla dans ses yeux humides de leurs dernières larmes.

— Mourir ! dit-elle encore, le ciel m’a donc entendue.

Et son visage rayonna. Szaffie, s’approchant d’elle, prit ses mains brûlantes dans les siennes.

— Et c’est parce que nous allons mourir, Alice, que je suis venu mourir près de toi. Et je donnerais ma vie pour cette mort… dût ma vie recommencer longue et prospère.

À ce moment, un effroyable cri d’angoisse retentit sur le pont, et le sabord s’abaissa jusqu’au niveau de la mer.

— Entends-tu, Alice ? dit-il en la serrant contre lui avec passion. — Oh ! j’entends bien, Szaffie. Je vais donc mourir, enfin, et avec vous ! — Oui, avec moi.

Et sa bouche s’attacha sur la bouche d’Alice. À cette impression profonde, électrique, à ce baiser mordant, la tête d’Alice se perdit. Le feu lui resta aux lèvres, tout son être se concentra sous cette caresse ardente, et elle tomba anéantie dans les bras de Szaffie.

— Oh ! bénie soit la mort qui vient ! murmurait-elle ; si elle me donne le temps et la force de t’avouer que je t’aime, Szaffie, que je t’aime, toi qui ne peux plus aimer ; mais au bord de la tombe on peut faire cet aveu sans être infâme, n’est-ce pas ? — Oh ! Alice ! — et il la couvrait de baisers délirants. — L’amour, le bonheur, nous aura tués avant la mort qui vient… Oui : mais, avant de mourir, crois-tu que j’aie le temps de te faire oublier une de tes douleurs, d’effacer un de tes chagrins, à toi que j’adore et que je croyais haïr ? Te haïr ! toi, mon démon et mon ange ! toi, mes larmes et ma joie, toi ! Oh ! dis que tu ne souffres plus, dis que tu me pardonnes ma haine. Car ma haine, reprit-elle avec exaltation, ma haine, mais je la comprends maintenant, mais c’était de l’amour brûlant et comprimé ; mon âme, mon Szaffie, c’était de l’amour, entends-tu bien ? de l’amour ! — Et moi aussi, Alice, mon Alice, ma haine c’était de l’amour, c’était la rage de ne pouvoir dévorer de baisers tes yeux, ta bouche, tes cheveux, toi, toi, tout toi, Alice !

Et Alice, frémissante, enivrée, se tordait sous les caresses passionnées de Szaffie.

— Oh ! Szaffie, soupirait-elle d’une voix éteinte, tu l’as dit : ces ardentes voluptés m’auront tuée avant les flots, merci au ciel. — Oui, Alice, merci au ciel ou à l’enfer. — Le ciel et l’enfer, c’est toi, Szaffie ; car tu m’enivres et tu ne m’aimes pas, mon amour !… Mais que m’importe ? je t’aime, moi, je meurs avec toi : oh ! mais j’aurais voulu mourir pour toi. Veux-tu que je me perde à jamais pour toi, dis ? Veux-tu que je blasphème Dieu à ce moment terrible ! Veux-tu que pour toi je me damne pour l’éternité ? Croiras-tu que je t’aime, après cela ? dit Alice les dents serrées. — Oui, dit Szaffie en se dressant avec une effroyable expression d’ironie, oui, blasphème, blasphème !

À ce moment une nappe d’eau déferla dans la chambre par le sabord.

— Oh ! Szaffie ! s’écria Alice épouvantée. Et elle l’étreignit violemment de ses deux bras, colla sa bouche à la sienne, tomba dans un spasme nerveux, et s’évanouit.

Szaffie l’emporta rapidement dans la batterie ; puis s’arrêtant :

— J’espère, malgré tout, qu’il n’y a aucun danger pour nous ; du moins le lieutenant m’avait bien assuré qu’il n’en existait plus quand je suis descendu chez elle.

Puis la regardant avec un sourire :

— Encore une qui à son réveil ne croira plus à l’amour ; — verra vrai. — Que de chagrins je lui épargne ! Désabusée si jeune !… Quel avenir de coquetterie, si elle comprend sa position ! Mais où trouver madame de Blène pour lui remettre ce précieux fardeau ?


CHAPITRE XXXIX.

Le Journal.


Sancta simplicitas ! Il n’est pas question de cela. Témoignez, sans en plus savoir.
Gœthe. — Faust.

Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.
Pascal. — Pensées.


En effet, quand Szaffie descendit chez Alice, les pompes commençaient à franchir ; on avait réussi à fermer les fenêtres de l’arrière, et l’on avait fait incliner la corvette sur le flanc opposé à la partie attaquée, afin de remédier à l’avarie. Au bout d’une heure, le calme étant rétabli à bord, la Salamandre en bonne route, Pierre donna ses dernières instructions à Merval, et descendit chez le marquis.

À sa vue, le commandant eut un cruel serrement de cœur.

— Monsieur, lui dit Pierre, pardonnez-moi, car j’ai été sur le point de commettre un crime ; mais vous l’avez voulu…

Le bon Longetour, se levant, répondit :

— Vous auriez dû respecter mes cheveux gris, lieutenant, seulement mes cheveux gris : car je sens bien que, comme commandant, je ne mérite que votre mépris ; que vous faites tout ce que vous pouvez pour excuser mes bévues aux yeux de l’équipage. Je sais que, grâce à vous, je passe même pour entendre quelque chose à mon affaire ; qu’au moment même où ma lâcheté vous révoltait, vous vous êtes sacrifié pour moi : je sais tout cela, mon ami : aussi je dois excuser un moment de vivacité… Donnez-moi donc votre main ; allons, et n’en parlons plus. — En vérité, monsieur, dit Pierre en lui serrant la main, je n’ai pas le courage de vous en vouloir ; et, pourtant, savez-vous ce dont vous serez cause ? — Non, mon ami ; du tout, du tout. — Grâce à vous, monsieur, mon enfant, mon pauvre Paul, sera bientôt orphelin. — Grand Dieu ! expliquez-vous. — Voulez-vous lire ceci ? dit Pierre en présentant au marquis un livret de marin.

Le commandant prit et commença :

« Tout officier qui, dans un combat ou dans un naufrage, refusera d’exécuter un ordre du commandant ;