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Telle est l’analyse imparfaite de ce caractère, qui quelquefois, par une juste punition de Dieu, tombait dans de lugubres et poignantes réflexions. En effet, à ce moment, Szaffie, en contemplant l’abîme sans fond qu’il avait creusé lui-même dans son cœur, était saisi comme d’un vertige. Car il voyait sou âme nue, froide et desséchée, son âme qu’il avait cruellement dépouillée de ses fraîches et naïves illusions du jeune âge, de ces illusions que Dieu nous donne, comme un prisme aux mille nuances, pour colorer de ses magiques reflets ce qu’il y a de désespérant dans la réalité. Car, dans ce ténébreux voyage de sa pensée, Szaffie voyait son âme vide et sombre, sans un souvenir sur lequel il pût se reposer ; sans une idée consolante à laquelle il pût s’arrêter comme à une fraîche oasis au milieu de cet immense et aride désert. Il ne trouvait rien dans son âme, rien que le néant et le désespoir ; car, ayant brisé tous les liens qui pouvaient l’attacher à l’humanité, il se voyait à jamais seul au monde, seul avec sa haine. Et Szaffie leva la tête ; son visage était plus pâle que de coutume, et il y avait sur son front une effrayante expression de douleur incurable et profonde.

— Oh ! dit-il, vivre ainsi, est-ce vivre ! J’ai vécu d’amour !… Maintenant je vis de haine. Mais cette vie usée comme l’autre, une fois cette dernière sensation éteinte, car la haine s’use… — Eh bien ! après ?… se demanda-t-il. — Eh bien ! après… le suicide ! je ne l’aurai reculé que pour y revenir ! — Et après ? — Oh ! après… après… le néant ! — le néant ! horrible pensée !… ne plus être !… Et si pourtant ma vie, morne et glacée, m’était trop à charge ! ah ! ah ! atroce folie ! se jeter dans le néant pour échapper au néant ! — Oh ! si je pouvais croire à l’enfer !…

Et il cacha sa tête dans ses mains. Puis, relevant sa tête avec violence, dressant le front contre le ciel :

— Eh bien ! l’enfer, ce serait une sensation peut-être ! dit-il avec un affreux sourire. — Puis-je d’ailleurs maintenant aimer les autres quand je m’exècre moi-même ! Non, non ! dit-il les dents serrées. Que ma destinée de mal s’achève donc d’abord ! Et après… Eh bien ! après, l’enfer ! s’il y en a… Mais non, il n’y en a pas ! reprit-il avec une expression de désespoir et de regret singulier.

Et ce caractère inflexible et dur comme le fer, s’élançant d’un bond au-dessus des pensées accablantes qui l’avaient abattu un instant, ne retira de cette méditation qu’un sentiment plus amer contre l’humanité. Il descendit sur le pont. L’enseigne Merval, qui avait pris le quart, s’approcha de lui.

— Eh bien ! monsieur, lui dit le frivole et insouciant jeune homme, seriez-vous poëte ? Cette belle nuit doit vous inspirer ? Confiez-moi donc le sujet sur lequel vous venez de méditer. — Sur la charité évangélique, monsieur, répondit Szaffie avec un sourire qui glaça l’enseigne.


CHAPITRE XXIX.

Branle-bas de combat.


Oh ! là ! Étrik, je me défie du compère.
Burke.


Le lendemain matin, au lever du soleil, l’état-major de la corvette était déjà rassemblé sur le pont. Pierre braquait sa longue-vue sur un point assez éloigné. Auprès de Pierre, le commandant, l’œil fixe, le cou tendu, l’air inquiet, paraissait attendre avec anxiété le résultat des observations de son lieutenant. — J’en étais sûr, dit Pierre en fermant la lunette d’un coup de paume de main. Puis il se retourna vers le marquis. — Ah çà ! commandant, lui dit-il, je dois vous prévenir d’une chose : c’est que depuis quelque temps les pirates algériens font la course, et qu’il serait possible… Eh bien ! eh bien ! qu’avez-vous donc ? Comme vous pâlissez ! — Non, mon ami. C’est nerveux, je sais ce que c’est. — Très-bien ! je vous disais donc qu’il serait possible que nous eussions à donner la chasse à quelque forban. Ainsi je vais faire, en tout cas, battre le rappel, ouvrir la soute aux poudres, et veiller à ce qu’on fasse le branle-bas de combat. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! le combat, nous sommes perdus ! dit le pauvre marquis à voix basse, les yeux effroyablement ouverts et frappant dans ses mains ; allons-nous-en, allons-nous-en ! — Oui, commandant, dit Pierre à voix haute ayant l’air de répondre à son supérieur ; et s’avançant vers Merval : — Faites gréer les bonnettes, monsieur ! L’intention du commandant est que nous sachions au plus tôt à quoi nous en tenir sur ces voiles. — Oui, lieutenant, dit l’enseigne.

Et il ordonna la manœuvre, qui fut exécutée à l’instant.

— Mais, dit le marquis pâle comme la mort en prenant le lieutenant par le bras, êtes-vous bien sûr qu’il n’y a rien à craindre, au nom du ciel ? — Oui, commandant, reprit de nouveau Pierre de sa voix forte et tonnante. — Monsieur de Merval, ajouta-t-il, le commandant trouve que nous ne portons pas assez de toile, et que nous allons trop doucement. Faites, je vous prie, hisser les contrecalacoës.

La manœuvre suivit le commandement, et la corvette fila avec une étonnante vitesse. Et Bouquin dit tout bas à la Joie, qui remettait son grand sifflet dans sa poche :

— As-tu vu ce vieux serpent-là, avec son bonnet de poil ? En fait-il de la toile, en fait-il ! Le lieutenant aime bien la voile, mais c’est un mousse auprès du vieux. Eh ! mais… vois donc, matelot, vois donc : les boute-hors des basses vergues à toucher l’eau. Voilà un loup de mer ! Qui est-ce qui se douterait de ça ?

En effet la corvette s’inclinait et volait, rapide comme une flèche.

— Mais, Dieu du ciel, nous allons verser ! disait l’ex-débitant de l’air le plus piteux et le plus effrayé. — Un mot de plus, commandant, et je fais mettre les royales. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, par les royales ! reprit le pauvre marquis ; mais je comprends. Allons ! je me tais, je me tais. Mais est-ce que réellement vous allez faire ouvrir la chose aux poudres ? — C’est l’affaire d’un moment. Avez-vous quelque chose… dans la soute ? — Hein ? — Avez-vous des effets, des coffres sur l’endroit qui sert d’entrée à la sainte-barbe ? — Est-ce près de chez moi ? — Pardieu ! le panneau est sous votre lit. — Le panneau… de l’endroit aux poudres… ou… le panneau ! Comment ! je couche sur les poudres ! — Vous couchez sur la sainte-barbe : après ? N’est-ce pas la place d’honneur, monsieur ? Un capitaine de vaisseau n’est-il pas là convenablement placé pour faire sauter son navire, si la chance tourne ? — Sauter ! Qui parle de ça, sauter ? Ah ! mon Dieu ! nous sommes perdus ! — Tenez, commandant ! reprit Pierre à voix basse en conduisant le marquis dans sa chambre pour n’être entendu de personne, tenez, monsieur ! maintenant, voyez-vous, j’ai une peur, moi ! — Laquelle, lieutenant ? — C’est que vous ne soyez lâche. — Monsieur ! — Mais, soyez tranquille ! tant que Pierre sera lieutenant de la Salamandre, tant qu’il pourra toucher la gâchette d’un pistolet, je vous réponds, moi, que vos épaulettes resteront pures… et malgré vous, encore ! — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire que, si je vous voyais sur le point de faire une lâcheté… vous comprenez bien : une lâcheté ? — Eh bien ? — Eh bien ! je vous tuerais ! — Mon Dieu ! mon Dieu ! — Oui, je vous tuerais ! Je serais fusillé, mais votre uniforme serait sans tache ! — Mais au nom du ciel ! — Au nom du ciel, pensez bien à tout ceci ! J’ai les yeux sur vous, et je vous donne ma parole d’honneur, ma parole de marin, que je le ferai comme je vous le dis. Et Pierre n’a jamais manqué à un serment ! Ainsi écoutez-moi. Nous allons atteindre celle voile là-bas ; ce n’est peut-être rien, c’est peut-être beaucoup. Je vais, d’après vos ordres, ordonner le branle-bas de combat ; dans une demi-heure, nous serons à portée du canon, et il est possible que ça chauffe ! vous sentez-vous le courage de répéter les commandements que je vous soufflerai ? — Quand ? — Quand le combat sera engagé, s’il y a combat. — Mais, dans le combat, je ne puis donc pas rester ici, tranquille ? — Ah ! bien ! Puisqu’il en est ainsi, monsieur, qu’il y ait combat ou non, dès que nous serons à portée de canon, je vous ferai prévenir. Vous monterez sur le pont : arrivé là, vous regarderez les boussoles et la mâture, et puis vous me direz : — Lieutenant, commandez la manœuvre ; et que Dieu fasse que nos canons trouvent à qui parler ! ou autre chose, à votre choix, mais dans le même sens ; et alors, vous vous percherez sur votre banc de quart, d’où vous ne bougerez pas que le feu ne soit terminé. Et songez-y bien, monsieur : au moindre signe de peur, à la moindre hésitation, je serai là, je vous le répète, je serai là, et je vous veillerai, dit Pierre en portant son index auprès de son œil gauche qui parut flamboyer au pauvre marquis. Maintenant, commandant, reprit-il respectueusement, je vais m’occuper de tout, et j’attendrai vos ordres. — Mais…

Pierre sortit en faisant un profond salut.


CHAPITRE XXX.

La Voile.


Enfin, la voilà !
Schiller. — Les Brigands.


En sortant de la chambre du commandant, Pierre rencontra son fils dans la batterie.

— Eh bien ! père, est-ce vrai ? dit l’enfant rayonnant de joie. Un combat ? — C’est possible, mon ami. Et, à cause de cela, tu vas descendre avec moi un instant dans ma chambre.

Ils descendirent.

— Paul, dit le lieutenant en prenant un sabre suspendu au-dessus de sa couchette, tu prendras ce sabre ; entends-tu ? c’est une excellente lame turque, montée à l’espagnole, avec une coquille et une garde qui couvrent la main et l’avant-bras. Dans un combat d’abordage, c’est une arme précieuse. — Mais père, et toi ? — Tu sais que j’ai le sabre de ce pauvre Brémont, qui est excellent. Tes pistolets sont-ils en état ? —