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la vapeur embaumée qui s’en exhale. C’est une harmonie confuse, un rêve léger, une pensée que l’on quitte et qu’on reprend, une gracieuse figure qui apparaît quelquefois nue, quelquefois demi-voilée par la fraîche fumée du tabac levantin.

Puis la poésie du café, déjà plus forte, plus arrêtée. Les idées se nouent, s’enlacent et développent, avec une merveilleuse lucidité, leur éclatant tissu. L’imagination déploie ses ailes de feu, et vous emporte dans les plus hautes régions de la pensée. Alors les siècles se déroulent à vos yeux, colorés et rapides, comme ces rivages qui semblent fuir quand le flot vous emporte. Alors les hautes méditations sur les hommes, sur l’âme, sur Dieu ; alors tous les systèmes, toutes les croyances : on adopte tout, on éprouve tout, on croit à tout. Pendant ce sublime instant d’hallucination, on a revêtu tour à tour chaque conviction ; on a été le Christ, Mahomet, César, que sais-je, moi ?

Enfin la poésie de l’opium, poésie toute fantastique, nerveuse, convulsive, âcre, dernier terme de cette vie poétique qu’elle complète. Ainsi ce que Faust a tant cherché, ce qui a damné Manfred, l’opium vous le donne. Vous évoquez les ombres, les ombres vous apparaissent. Voulez-vous assister à d’affreux mystères ? alors c’est un drame infernal, bizarre, surhumain, des êtres sans nom, des sons indéfinissables, une angoisse qui tuerait si elle était prolongée ; et puis, toujours maître de votre faculté volitive qui sommeille, d’une pensée, vous changez ce hideux tableau en quelque ravissante vision d’amour, de femmes ou de gloire.

El puis, avoir plané dans ces hautes sphères et goûté ces sublimes jouissances intellectuelles, vous prenez terre dans votre harem. Là une foule de femmes belles, soumises, aimantes ; car, fussiez-vous laid et difforme, elles vous aiment : là des plaisirs sans nombre, variés, délicats et recherchés. C’est alors la vie matérielle qui succède à la vie intellectuelle. Alors, plongé dans l’engourdissement de la pensée qui se repose, vous devenez stupide, inerte ; tous vos sens dorment, moins un, et cet un s’accroît encore de l’absence momentanée des autres : aussi êtes-vous heureux, comme un sot ; et vous savez le bonheur des sots, bone Deus !

Et ceci n’est pas une vaine théorie, une utopie faite à plaisir.

Le tabac ne trompe pas, le café ne trompe pas, l’opium ne trompe pas ; leur réaction sur notre orgasme nerveux est positive et physiologiquement prouvée et déduite. Il faut que notre organisation morale cède à leur influence : tristes ou gais, heureux ou malheureux, nos sensations intimes s’effacent devant une bouffée de tabac, dix grains de café ou un morceau d’opium.

Les femmes de votre harem ne vous trompent pas non plus. C’est un fait que leur peau fraîche et satinée, que leur chevelure noire et soyeuse, que leurs dents blanches, que leurs lèvres rouges : ce sont des faits que leurs caresses ardentes et passionnées ; car, élevées au sérail, vous êtes le seul homme qu’elles aient vu et qu’elles verront jamais.

Ainsi, si votre tabac, votre café et votre opium sont de qualité supérieure, si vous êtes assez riche pour mettre six mille piastres à une Géorgienne, trouvez-moi donc une seule déception dans cette existence tout intellectuelle, dont le bonheur entier, complet, ne repose pas sur des bases fragiles et mouvantes comme le cœur d’une femme ou d’un ami, mais sur des faits matériels que l’on achète à l’once et qu’on trouve dans tous les bazars de Smyrne et de Constantinople !

Et c’est dans ce pays par excellence que tu conduis toute cette honnête société que tu berces dans ton sein, ma digne Salamandre !

Depuis cinq jours le ciel te bénit, car il est impossible d’avoir une mer plus calme, une brise plus favorable ; de mémoire de marin, on n’avait vu un temps aussi égal.

Le bon marquis s’habituait parfaitement à sa nouvelle existence. Pierre ordonnait la route, Pierre faisait les observations astronomiques, Pierre dirigeait la manœuvre, Pierre veillait à la rigoureuse discipline du navire ; en un mot Pierre faisait tout, mais toujours de façon à mettre son commandant en relief, lui laissant l’honneur de ce qui était bien, en cela admirable ministre responsable d’un roi infaillible.

Le vieux Garnier tourmentait toujours le commissaire, jurait, blasphémait, tempêtait après ses enfants quand ils avaient le malheur de cacher une souffrance. L’enseigne Merval, n’ayant pu réussir auprès d’Alice faisait de l’amitié avec madame de Blène. Le nouvel officier Bidaud mangeait, était de quart, et dormait.

On le sait, Paul aimait Alice, lui : mais l’amour de Paul était profond et religieux, car le souvenir de sa mère se rattachait à toutes ses pensées et venait épurer et sanctifier cette passion : passion tellement liée à son existence qu’il y croyait comme à sa vie, que c’était sa vie, que si, au milieu de cette joie qui l’inondait, il eût pu songer à mourir, il n’eût pas dit — mourir, — mais — ne plus être aimé d’Alice.

Enfin il s’était habitué à cet amour comme on s’habitue à exister, ni s’en étonnant pas plus qu’on ne s’étonne de vivre : et pourtant le pauvre enfant n’avait pas encore osé risquer un aveu, parce qu’il pensait que toute sa conduite était un aveu.

Alice, elle, recherchait Paul. Alice passait des heures à écouter Paul parler de ses projets, de son père, de son enfance. Les larmes lui venaient aux yeux en voyant cette âme si noble et si pure se peindre dans ses moindres mots. Alice admirait ce caractère si naïf, si plein d’illusions qu’elle partageait, ne croyant qu’à la vertu, et attribuant toujours le vice au hasard ou à la fatalité ; et puis, si brave, si hardi ! Paul, pour la voir quelquefois à la fenêtre de sa chambre, ne se suspendait-il pas au bout d’une corde, au risque de se tuer ; et tout cela pour un coup d’œil, un sourire, un signe de sa blanche main ?

En vérité, je crois aussi qu’Alice aimait Paul ; car elle était tout heureuse d’un bonheur calme et serein. Seulement elle eût voulu un aveu, la jeune fille ; car elle surprenait souvent sa tante et le père de Paul échanger des regards singuliers. Elle eût voulu un aveu ; car pour sa virginale ignorance, tout l’amour était là, dans le mot — je t’aime. — Jusque-là c’était peut-être de l’amitié ; jusque-là elle pouvait douter. Et puis ce mot je t’aime — devait causer un tressaillement si vif, une émotion si profonde… Aussi la pauvre enfant ne soupirait qu’après l’aveu de Paul. Quant au passager que l’on conduisait à Smyrne, M. de Szaffie, il avait fait une singulière impression à bord.

Jusqu’alors cette petite colonie s’était entendue à merveille ; chacun, comme on dit vulgairement, chacun avait fait son nid. On jouissait des qualités ; on excusait les défauts ; et ces mutuelles concessions rendaient la vie passable. Mais surtout ce qui caractérisait les rapports de cette société en miniature, c’était une confiance entière, un abandon sans bornes.

Du jour où Szaffie fut à bord cet état de choses changea. Non qu’il fût importun et tracassier : il était au contraire impossible de rencontrer un homme plus poli, de manières plus nobles et plus distinguées, rempli de tact et de goût, prévenant, sans morgue, oubliant sa haute position, et par cela même en assurant l’influence. Mais il y avait dans lui quelque chose d’inexplicable, de bizarre.

Il avait au plus trente ans. Sa figure était régulièrement belle, pâle et grave. Ses grands yeux avaient quelquefois une ravissante expression de grâce et de douceur, mais le plus souvent disaient un sentiment de tristesse amère et hautaine. Sa taille était élevée, svelte, admirablement bien prise ; et le soin minutieux qu’il mettait à une toilette d’une simplicité élégante en eût fait au physique un homme accompli, si ces misérables avantages extérieurs n’avaient pas été effacés chez lui par l’éclat de la bizarrerie de sa conversation, qui absorbait tellement qu’on ne pensait plus qu’à l’entendre.

Mais ces moments étaient bien rares. Quelquefois pourtant sa figure s’animait ; ses joues se coloraient, et alors les idées les plus ingénieuses, les plus complètes, les plus neuves, jaillissaient en foule. C’étaient des oppositions tranchées, heurtées : des larmes et des rires ; la naïveté d’un enfant et la triste moquerie d’un vieillard ; quelquefois d’effrayants paradoxes, d’effrayantes vérités sur l’homme, sur la femme ; des railleries, sanglantes sur le genre humain. Et alors, comme si l’auditoire lui eût manqué, il se taisait, retombait dans son silence, sa taciturnité habituelle, se levait et allait s’asseoir à sa place favorite, dans un canot amarré en dehors du couronnement de la corvette, où il passait des heures entières à méditer.

Cette bizarrerie était peut-être chez cet homme singulier la conscience de sa supériorité ; car rien ne lui paraissait étranger. Il avait parlé marine à Pierre, physiologie au vieux Garnier, peinture à madame de Blène, musique à Alice, mais toujours avec un ton si froid, quoique d’une exquise politesse, avec une indifférence si marquée pour la personne avec laquelle il s’entretenait, qu’on éprouvait une sorte de répulsion d’autant plus pénible que la première impression que Szaffie faisait éprouver tendait à vous rapprocher de lui.

Toujours est-il que sa présence comprimait la gaieté et l’abandon. Une fois qu’il était sorti, les poitrines se dilataient, le sourire reparaissait sur les lèvres. Or, cinq jours après le départ de France, il était assez tard ; on avait servi le café dans la galerie du commandant, qui avait convié une partie de son état-major ; et justement Szaffie venait de quitter l’appartement pour monter sur le pont.

Jamais sa raillerie n’avait été plus mordante, plus cruelle. Jamais il ne s’était d’abord élevé à une telle hauteur de sarcasme foudroyant, puis descendu à une philosophie plus douce et plus consolante : de façon que, sa pensée se neutralisant par ces deux systèmes, il avait laissé la société dans un état de doute et de stupeur inconcevable. — Diable d’homme ! où va-t-il chercher tout ça ? dit le bon marquis en frappant sur ses cuisses. — Je n’y comprends pas un mot, à cet être-là, reprit le docteur. Il vous attriste ou vous console ; on l’aime et on le hait ; tout cela en moins d’un quart d’heure. Je voudrais bien le voir malade, car c’est au lit qu’on juge les hommes à fond. Oh ! s’il pouvait tomber malade ! — Et puis, dit Alice, il y a un tel dédain, une telle assurance dans ses expressions, qu’il paraît vouloir imposer à tous ses convictions, qu’elles soient fausses ou raisonnables. Quant à moi, je suis loin de les partager toutes. Il y en a surtout qui montrent une âme bien ulcérée… ou bien affreuse. Ne trouvez-vous pas, monsieur Paul ? — Mais oui, mademoiselle. Comme vous, je trouve que quelquefois il montre les hommes bien en laid. Et je le plains ; car il ne sait pas voir tout ce qu’il y a de beau, de noble et de grand en eux. Les crimes et les vices, ce n’est que l’ombre du tableau. Mais, tenez, s’il connaissait mon père seulement. il ne douterait plus de l’humanité, dit l’enfant, qui fut payé de sa croyance fi-