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CHAPITRE XVI.

En avant les flambarts !


Bonheur de se revoir !
Madame Malibran.


En avant les flambarts ! en avant la Salamandre ! furent les premiers mots que crièrent les nouveaux venus en se précipitant au milieu de cette furieuse et implacable mêlée.

Ce renfort inespéré, le bruit du sifflet de la Joie, la voix de Paul, tout cela donna une telle énergie, une telle puissance aux matelots, que la chance tourna, que le combat ne dura qu’un moment : l’avantage décisif, positif, resta à la Salamandre.

Les marins étant toujours munis, comme on sait, d’une multitude de bouts de corde et de bitord, on garrotta ce qui restait de Provençaux capables de faire un mouvement, et il y en avait bien peu. Puis on descendit dans la salle basse chercher les femmes, qui étaient évanouies, et les marins ivres, qui dormaient pour la plupart du meilleur et du plus profond sommeil ; car, au moment du danger, leurs camarades les avaient portés là pour les dérober à cette sanglante mêlée. Ces pauvres gens se plaignirent fort d’être réveillés si tôt.

— Êtes-vous embêtants ! dit l’un. Vous ne pouvez pas vous amuser sans faire un tremblement, un sabbat, comme vous faisiez tout à l’heure là-haut ? — C’est vrai, reprit un autre ; amusez-vous, mais laissez les autres dormir. — Et ne tirez plus de fusées ni de pétards, dit un troisième en étendant les bras et en se retournant pour achever son somme. — Alors, la Joie, dit Paul, faites-les prendre, porter et arrimer dans les embarcations.

Puis, en s’adressant aux nouveaux venus :

— Vous autres, formez une garde échelonnée d’ici à la côte, jusqu’au moment de pousser au large, car je crains d’avoir tout le pays sur les bras.

On releva les corps du pauvre Giromon et de onze marins bien dangereusement blessés, et ou les descendit, afin de les transporter jusqu’à la côte, à bras ou dans les voitures qui avaient promené l’équipage. Les flambarts, assez forts pour marcher et manœuvrer, répartis avec les marins amenés par Paul, furent destinés à conduire les canots à bord de la Salamandre.

Quand ce petit convoi fut prêt à se mettre en route, Paul fit une ronde minutieuse pour s’assurer qu’aucun de ses flambarts ne restait dans la taverne, et donna le signal du départ.

— Monsieur Paul, dit le Parisien, j’ai oublié quelque chose. — C’était d’incendier la taverne de Marins. — Allons, va, et reviens vite : le soleil va se lever, et on est inquiet à bord.

Le Parisien fut à peine deux minutes absent, et reparut aussitôt en disant : — Il ne faut pourtant pas gaspiller de l’argent pour rien. — Marche ! dit Paul.

Le sifflet de la Joie retentit, et la caravane se mit en route. Paul, le dernier, surveillait tout avec la plus minutieuse attention.

On arriva bientôt sur le rivage où étaient mouillées toutes les embarcations de la Salamandre.

Les blessés furent placés dans la chaloupe, les gens ivres dans le grand canot. Paul ordonna d’orienter les voiles, et l’on mit le cap sur la Salamandre, qui sortait peu à peu de la brume que les premiers rayons du soleil venaient dissiper.

Cet air frais et piquant du matin, frappant les ivrognes au visage, les réveilla un peu, et leur rendit sinon tout à fait la raison, au moins la gaieté.

Ce furent alors des chants de fête, des roulades et des accords, des plaisanteries sans fin, que les coups de sifflet réitérés de maître la Joie ne, pouvaient comprimer. Ces malheureux n’avaient pas la moindre perception de ce qui s’était passé, et leurs cris de joie contrastaient singulièrement avec les gémissements et les plaintes des blessés de l’autre canot, qui soupiraient vivement après les soins du bon Garnier. Reste à expliquer comment Paul arriva si à propos au secours de ses flambarts.

Absent de la Salamandre, ayant été, selon son usage, rôder autour de la maison d’Alice jusqu’au coucher du soleil, il se disposait à retourner à son bord, lorsqu’il rencontra sur la côte vingt matelots, sous la conduite d’un maître, que l’on envoyait à Saint-Tropez pour renforcer l’équipage de la corvette.

En arrivant auprès de la petite baie qui sert de débarcadère, il fut fort surpris de voir à cette heure toutes les embarcations de la Salamandre mouillées là sans qui que ce fut pour les garder.

Il commençait à avoir quelques soupçons, lorsqu’il vit au loin poindre, puis approcher, puis devenir de plus en plus distinct un homme qui nageait : ce nageur arrivait sur la côte : c’était la Joie, dépêché par le lieutenant, qui, ayant vainement attendu toute la journée, sans aucun moyen de communication, s’était décidé à envoyer la Joie aux informations, et à lui faire faire à la nage la lieue qui séparait la Salamandre de la côte.

La Joie raconta tout à Paul : celui-ci, frémissant sur les suites de cette désertion, sachant la haine que les Bretons et les Provençaux se portaient, leur différernce d’opinion et leur caractère implacable, se mit à la tête des nouveaux venus ; et, suivi de la Joie, qui s’habilla fort décemment, grâce à la précaution qu’il avait eue d’apporter ses habits attachés sur sa tête, ils parcoururent toutes les tavernes de Saint-Tropez sans rencontrer les flambarts.

Enfin, la Joie se rappela l’auberge de Saint-Marcel pour y avoir été quelquefois causer avec son matelot Bouquin ; et, vu son état d’isolement et de tranquillité, la soupçonna fort, cette brave hôtellerie, de receler les marins de la Salamandre.

Or, on sait qu’il ne se trompait pas, et qu’il arriva bien à temps pour empêcher de finir le massacre des pauvres flambarts, qui maintenant sont en sûreté et regagnent la corvette à toutes voiles.

Enfin, Dieu est Dieu, et Mahomet est son prophète, mais le destin ne pouvait destiner à périr sous le couteau des assassins un aussi brave équipage, si musicien, si peintre, si fou dans ses orgies, si gai dans le combat.

Un équipage qui s’individualisait en un seul homme ; la même volonté, les mêmes désirs. Faut-il boire ? buvons ! Faut-il tuer ? tuons ! sans rancune contre la fatalité qui change un jour de folle joie en carnage sanglant et acharné : mon Dieu ! non ; il est surpris, voilà tout, et se demande : Qu’est-ce qui aurait dit cela hier ? Et puis si cet équipage avait péri, que serait devenue la Salamandre, s’il vous plaît ? car cet équipage, c’est sa vie, son sang. Cet équipage qui circule dans ses batteries, dans ses ponts, dans ses mâts, dans ses hunes, qui se divise dans les rameaux infinis de ses cordages. Mais c’est le sang qui circule dans les artères, dans les vaisseaux, dans les veines. C’est le sang qui anime le corps ; c’est l’équipage qui anime la Salamandre, qui lui donne un air de vie, de fête, d’existence ; c’est son cœur, c’est sa tête. Alors elle frémit, elle tremble ; elle va, elle vient, elle a une voix, un souffle, la vie s’échappe de tous ses sabords ; alors elle est entourée de ce bruit inexplicable qui n’est pas un bruit, mais qui s’exhale de toute créature vivante ; est-ce un écho de la pensée ? de l’animation ? je ne sais ; mais enfin ce bruit vous dit : — Ceci existe.

Et sans ce bruit la Salamandre n’existerait pas.

Voyez-la plutôt là, toute seule, toute triste, privée de son équipage depuis hier… C’est le silence, c’est le sommeil de la mort. Comme elle est froide et incolore ! comme elle est lugubre ! on dirait d’un de ces corps pétrifiés que les magiciens des ballades frappaient d’un trépas passager.

Mais, bon magicien, l’as-tu donc touchée de ta baguette, que la voilà qui frémit dans toute sa membrure, qui balance doucement ses vergues, qu’un frissonnement de plaisir court dans ses agrès ? Oh ! voilà qu’elle remue ! voilà qu’elle s’agite ! voilà qu’elle existe ! Elle existe, car son équipage est arrivé à bord. Elle existe, car sa batterie est pleine, ses ponts garnis, ses hunes remplies. Elle existe ! Aussi voyez comme son aspect a changé : elle n’est plus triste, elle n’est plus morne ; elle n’est plus froide et honteuse comme une femme qui n’a qu’un amant. Elle est fière, elle est hautaine, elle est heureuse, elle est souriante, elle fait la belle, se mire dans les flots… Elle, coquette, se penche et se redresse en faisant chatoyer l’éclat de ses mille pavillons ; elle est radieuse, libertine, insolente !

Et puis, quand ce pauvre soleil vient la couvrir pompeusement d’une robe d’or et de pourpre, elle reçoit cet hommage avec indifférence et dédain, comme une courtisane blasée qui se laisse envelopper avec insouciance des tissus les plus riches et les plus étincelants.


CHAPITRE XVII.

Retour.


À vrai dire, c’était un triste sommeil, entrecoupé de clameurs et de sursauts.[Jules Janin. — La Confession.

Dignus est intrare in nostro docto corpore.
Molière. — Le Malade imaginaire.


On l’a dit, d’après les instructions de Pierre, la Joie s’était jeté à la nage afin d’aller à terre et de tâcher de trouver le moyen de ramener une embarcation pour rétablir la communication.

Aussi le lieutenant, l’enseigne, le commissaire et le docteur furent-ils agréablement surpris de voir les quatre canots arriver à pleines voiles.

— Je m’étonne que ce vieux la Joie ait aussi vite réussi, dit Pierre. — Que diable veux-tu, répondit le médecin, il n’y a pas de grandes ressources à terre ; du vin, du vin, et puis du vin, voilà tout, aussi ils vont nous arriver dans un état… — J’espère, lieutenant, dit le commissaire, que vous allez faire un exemple sévère ? — Je sais mon devoir, mon-