CHAPITRE XVIII

DE FIN SEPTEMBRE 1891 AU 3 JUILLET 1893


La clairvoyante sympathie du professeur G… — Visite néfaste. — Grave consultation. — Départ pour Cannes. — Au « Chalet de l’Isère ». — Le docteur Daremberg. — Le mal implacable fait de lents progrès. — Hantise funèbre. — Le Moine de Fécamp. — Le filet de sole dans l’estomac. — Signes d’ataxie. — La mémoire se maintient très nette. — La fatigue cérébrale s’accentue. — Les moustiques. — Triste jour de l’An. — Dernière fête de famille. — La fatale dépêche d’Orient dans la nuit tragique. — M. de Maupassant se coupe la gorge d’un geste impulsif. — Il a conscience encore de son état. — Une veillée terrible. — L’image de la revanche obsède le malade. — Chez le docteur Blanche à Passy. — Fugitif espoir de guérison. — Ce que craignait le docteur Blanche arriva. — Folie de la persécution. — Éclairs de bon sens. — À quoi tient la destinée ! — La Suisse fut cause que M. de Maupassant finit ses jours dans une maison de santé.

18 septembre 1891. — C’est avec un véritable plaisir que nous retrouvons le confortable appartement de la rue Boccador. M. de Maupassant exprime le regret de ne pouvoir emporter en voyage toutes ces choses familières qu’il aime, qu’il a l’habitude de voir et de toucher chaque jour, « et surtout mon lit », ajoute-t-il, car je ne puis trouver le pareil nulle part.

Le 19, il rentre pour dîner et paraît tout heureux. Il a, paraît-il, rendu visite à un éminent professeur de la Faculté de médecine qui suit ses malaises depuis plusieurs années : « M. le docteur G…, me dit-il, m’a trouvé absolument bien ; je lui ai confié ce que je pensais de Divonne et nous sommes tombés d’accord pour reconnaître que c’était bien le traitement qui me convenait. Du reste, le résultat le prouve assez. »

Ce professeur, qui est un homme de beaucoup de cœur, avait, il y a quelques années, pris mon maître en amitié ; il le traitait avec une affection toute paternelle et semblait toujours le regarder comme un adolescent sans expérience. C’est ainsi que Monsieur, s’en étant allé à Cannes sans moi, il y a un an, me dit à son retour : « Je rentrais le soir avec M. le Docteur G… à ce triste hôtel sis dans un bas-fond, entre la route de Grasse et le boulevard du Cannet. La nuit était sombre et quelque chose de douloureux flottait dans l’air de cette vallée, qui sent le marais. Pourquoi nous étions-nous logés là ? Je ne sais ; toujours est-il que, chemin faisant, la conversation nous amena à parler de ma santé. J’expliquai à ce bon docteur ce qu’avait été dans sa jeunesse l’auteur de Bel-Ami, je lui dépeignis le canotier intrépide que j’étais autrefois. Enfin je détaillai ce que je ressentais maintenant. Alors, comme un père à son enfant, il me dit les choses les plus douces qu’on puisse entendre, enveloppées de recommandations d’une telle fermeté, capables de faire tressaillir le cœur le plus indifférent. Quand nos mains se touchèrent pour nous séparer, je remarquai que des grosses larmes coulaient sur les joues maigres de celui qui venait de me remuer si profondément avec ses bonnes paroles. Sur le moment, je fus pris d’une envie spontanée de tremper mes lèvres à cette douce source de larmes qui m’apparurent comme les plus nobles que mes yeux, mouillés eux aussi, eussent jamais vues… »

Monsieur ajouta un moment après : « C’est la seule fois de ma vie que j’ai eu le désir d’embrasser un homme. »

Le 20 septembre, vers 2 heures de l’après-midi, le timbre électrique, dont les piles n’ont pas été renouvelées depuis plusieurs mois, sonne d’une manière traînarde. Je vais ouvrir et je me trouve en face de cette femme qui a déjà fait tant de mal à mon maître. Comme toujours, elle passe, raide, et entre dans le salon sans que son visage, qui paraît de marbre, ait fait le moindre mouvement… Je me retire dans ma chambre : un sentiment de tristesse mêlé d’un peu de colère, me saisit. Ne devrais-je pas dire son fait à la visiteuse néfaste, lui reprocher le crime qu’elle commet de gaîté de cœur, au besoin la mettre dehors sans cérémonie ?… Mais, puisque mon maître voulait bien la recevoir, je ne pouvais que m’incliner… Je puis dire maintenant combien je regrette de ne pas avoir eu alors le courage de céder à ces impulsions d’éloigner ce vampire ! Mon maître vivrait encore…

Le soir, il semble accablé et ne souffle mot de la visite.


Le 17 octobre, à 11 heures du soir, l’ami de mon maître, l’éminent professeur, vient de lui envoyer le docteur D…, car il est en proie à un malaise indicible. Après un temps de conversation cordiale, le médecin se retire et je continue mon rôle de garde-malade jusqu’à 4 heures du matin. Mon maître s’endort d’un profond sommeil ; alors je me retire pour prendre un peu de repos.


Le 19 octobre, il est moins bien ; je pourrais presque dire qu’il a reperdu toute l’avance que lui avait procurée sa cure de Divonne. Le docteur D… est venu le voir, puis le professeur G…, qui a provoqué une consultation pour après-demain.

En entrant dans la chambre à coucher, je vois sur le chef-d’œuvre de Rodin qui orne la cheminée, sur cette chimère au visage méchant, aux yeux de fauve, qui emporte un malheureux dans une allure folle, la feuille d’analyse des urines de mon maître, où les docteurs vont lire et résumer son état de santé…

Il est 3 heures de l’après-midi ; les médecins sont là. Du salon où je les ai introduits, ils passent dans la bibliothèque avec mon maître. Quelques minutes après, ils reviennent au salon ; le tout n’a pas duré une demi-heure. Je scrute avec anxiété la physionomie de M. de Maupassant ; le diagnostic ne semble pas l’avoir effrayé, mais il paraît ennuyé, il a son teint des mauvais jours. Je me permets de lui demander ce qui s’est passé, mais il est préoccupé et me répond à peine. Il marche sans répit d’un bout à l’autre de l’appartement, je le laisse se ressaisir…

Une demi-heure après, je lui apporte un lait de poule au thé, qu’il prend avec plaisir ; il me dit d’enlever une série de flacons à parfums qu’il a retirés de son cabinet de toilette. « Toutes ces odeurs, me dit-il, m’ont fait beaucoup de mal. »

Pendant son dîner, il m’avoue que de la réunion de ces messieurs il n’augure rien de bon pour sa santé dans l’avenir, que Paris du reste lui est néfaste et que nous allons partir pour Cannes. Il me fait ensuite un exposé de ses forces physiques, me laissant bien entendre qu’il compte sur elles pour se remonter, et il ajoute qu’il aurait besoin d’un long repos… ; et surtout de ne plus voir la dame de marbre, qui lui fait tant de mal !…

Voici que mon pauvre maître se livre à moi entièrement. Il me fait une courte confession… Sur le moment, il m’inspire tant de pitié, j’éprouve une si grande peine, que le courage me manque pour lui faire la moindre remontrance. Je dois cependant avouer que pendant le mois qui venait de s’écouler, j’étais souvent sorti de mon rôle de domestique en me permettant de donner des conseils, aussi souvent que l’occasion se présentait et selon les circonstances. Il arrivait bien quelquefois que mes allusions allaient un peu loin ; mon maître, qui en avait très bien compris le sens, ne répondait pas.

Ce soir-là, sans doute, son cœur était trop plein, il avait laissé échapper des paroles, qui étaient un aveu, dans une réponse qui semblait donner raison aux recommandations nombreuses que je lui faisais discrètement depuis si longtemps. La simple sagesse me suggéra de lui rappeler que la meilleure science pour vivre est de savoir écarter de sa route tout ce qui peut faire trébucher et veiller sur sa santé, le premier de tous les biens.


Le 21, mon maître écrit à sa mère ; le 22, il règle ses comptes chez ses éditeurs.

Je suis occupé aux emballages. M. de Maupassant me donne différents objets qui voyageront en petite vitesse, un ou deux dictionnaires en double (il en a déjà à Cannes), quelques œuvres rares d’auteurs anciens, qu’il veut relire avant de les rendre à sa mère à qui ils appartiennent…

Un sac spécial que nous prendrons avec nous contient des manuscrits et quelques lettres… Le 28, tout est prêt ; le 29, vers 7 heures, nous descendons, la voiture nous attend à la porte. La concierge, bonne et simple femme, s’attendrit sur notre départ et verse des larmes sincères.

Mon maître lui a donné ses étrennes ce matin, en lui disant qu’il serait absent au Jour de l’An…


Chalet de l’Isère, 2 novembre. — De la fenêtre de sa chambre, mon maître voit la pleine mer, la pointe de l’Estérel qui avance dans la nappe bleue et aussi le phare. Il est ravi de cet horizon et de son logis, qui répond bien à ce qu’il désirait pour se reposer. Il est seul dans sa petite maison, pas de piano ni en dessous ni au-dessus, pas de proches voisins, une vue étendue et son petit jardin au centre duquel il fait planter une corbeille d’œillets. Du premier étage, ce bout de jardin paraît quelque chose, il se trouve agrandi par la continuation de celui de Mme Littré, la veuve du savant.

Nous jouissons d’une arrière-saison superbe ; aussi Monsieur en profite pour faire des promenades en mer ; son bateau semble lui tenir au cœur plus que jamais… Malgré la douceur du climat, mon maître me dit que, la nuit, la température de sa chambre change très vite et tombe bas au matin. Cela tient à ce qu’au-dessus de cette chambre il n’y a qu’un grenier. Ce même jour, je me rends à une scierie mécanique en suivant la berge d’une rivière qui vient du Cannet. Dès le lendemain je fais répandre sur le plafond une couche de sciure de cinquante centimètres. Cette précaution suffit pour maintenir dans sa chambre, grâce à un peu de feu, une température régulière.

Des amis de Paris sont ici pour quelques jours seulement ; ils ont l’intention d’acheter ou de louer une villa pour l’hiver. Mon maître les promène en voiture et en bateau ; il fait son possible pour leur être utile, car ils sont âgés. Quant à lui, il a repris son Angelus, auquel il travaille avec une lenteur obstinée.

Nous voici fin novembre, Monsieur se plaint, il dit qu’il ressent des douleurs partout. Comme c’est étrange ! Il a maintenant une bonne mine, bien reposée, il a même acquis de l’embonpoint. Souvent il prend des bains à la maison et tous les jours sa douche à l’établissement. Son appétit est satisfaisant et régulier. Il m’a bien dit deux ou trois fois que j’avais salé un peu trop fort ; mais il ne boudait pas le plat pour cela. Il voit maintenant rarement le docteur Gimbert, son médecin habituel de Cannes. Son ami le docteur Georges Daremberg étant installé déjà ici pour la saison, c’est à lui qu’il va conter ses misères. Dans l’ensemble, la situation me paraît bonne, à part les nuits. Jamais mon pauvre maître ne peut goûter un sommeil régulier avant 3 heures du matin. S’il lui arrive de s’endormir avant, je suis toujours sûr qu’à 2 heures, il m’appellera.


6 décembre. — Cette après-midi il va en mer avec le docteur Daremberg, qui est venu aujourd’hui déjeuner chez lui. Ils ont ri en se rappelant des épisodes de leur jeunesse. Je remarquai que le docteur se faisait un plaisir de rappeler subitement à M. de Maupassant certains détails, pour voir s’il y répondrait tout de suite et directement. Mais il en fut pour ses frais, car il ne put prendre une seule fois mon maître au dépourvu.


15 décembre. — Depuis le commencement du mois, nous allons tous les deux ou trois jours à Nice déjeuner chez Madame. Monsieur tient à ce que je l’accompagne pour préparer le repas. « Non pas, dit-il, que la cuisinière de ma mère ne sache point son métier, mais c’est parce que j’ai l’habitude de votre cuisine et que vous avez compris ce qui me convient. »

16 décembre. — Vers le soir, il se promène dans son bout de jardin et revient toujours tourner autour de sa corbeille d’œillets. Parfois il se baisse pour les admirer de plus près ; il y en a déjà de fleuris et des milliers de boutons sont près d’éclore… Je suis dans un coin avec Bernard, en train de nettoyer le tricycle. Mon maître me dit que je peux en disposer, car c’est un instrument trop dangereux dans ces pays de montagnes…


Le jour de Noël, je vais à bord avec mon maître, pour faire une sortie, mais le vent est tombé ; puis c’est fête pour les matelots. Quand je reviens à la maison, il est déjà rentré, et il me demande s’il n’est pas trop tard pour que je lui prépare un bain. Je me hâte, le bain est bientôt prêt. Il dîne très bien après ce bain.

Le soir, Bernard accompagne Raymond qui venait coucher au chalet. Mon maître les entend et vient leur dire bonsoir à la cuisine. On en arrive à parler fête et religion. M. de Maupassant nous dit alors que la première nouvelle qu’il écrirait serait le Moine de Fécamp et, en quelques mots, il nous expose son sujet. Il avait vu dans un grenier de Fécamp un moine qui vivait retiré depuis des années. « Par la femme qui lui portait sa nourriture, j’ai su, dit-il, bien des choses curieuses. Ce moine, je l’ai vu à deux reprises ; je suis sûr qu’il est loin de se douter comme je vais l’assaisonner. Je veux le présenter sous des formes inattendues, et l’Ermite de l’Estérel ne comptera plus après ce type fameux. »

Et nous tous de rire avec lui de ces êtres étranges qui se toquent de solitude et quittent les sentiers battus pour se jeter au désert comme les saints de la Thébaïde.

« Vous vous rappelez, me dit à ce sujet M. de Maupassant, les cérémonies nocturnes de nos voisins à Divonne ; en voilà encore qui m’ont servi des documents qui ne seront pas perdus. »


Le 26, dans le courant de l’après-midi, mon maître me dit qu’il va faire une promenade sur la route de Grasse. Dix minutes plus tard, il était de retour ; j’étais occupé à ma toilette. Il m’appelait très fort, voulait me voir à toute force et tout de suite, pour me dire ce qu’il avait vu sur la route du cimetière. Une ombre, un fantôme ! En tout cas, il avait été victime d’une hallucination quelconque. Je compris qu’il avait eu peur, mais il ne voulut pas l’avouer.


Le 27, en déjeunant, il tousse un peu ; il me dit très sérieusement que sûrement une partie du filet de sole qu’il vient de manger est passée dans ses poumons et qu’il peut en mourir. Ma courte science ne me permet pas de prendre au sérieux cette affirmation. Je me borne à lui conseiller de boire du thé très chaud. Le résultat fut bon ; une heure après, il descendait le chemin qui conduit au port et faisait une jolie promenade sur son Bel-Ami. J’étais assurément bien loin de penser que ce serait sa dernière[1] ! Il rentra vers 5 heures assez content, mais las. Une bonne friction le remit ; il se reposa en attendant le dîner et prit son repas comme d’habitude.

Le soir, Raymond me dit que Monsieur avait eu de la peine à monter dans le canot et à débarquer ; que visiblement ses jambes ne lui obéissaient plus. Par moment il les levait trop haut ou les posait trop vite. Il s’était plaint à moi déjà de cette difficulté à se mouvoir.


Le 28, comme d’habitude, nous allons à Nice déjeuner chez Madame ; il ne se passa rien de particulier si ce n’est que mon maître ne souffla mot au retour de la maison à la gare, et que le soir même, dans sa chambre, il ne me parla que pour les nécessités du service.


29 décembre, 5 heures du soir. — Mon maître se met dans son bain. Au même moment arrive son ami le docteur Daremberg. Je l’avertis que M. de Maupassant vient d’entrer dans sa baignoire ; il me répond sur un ton très gai : « Cela me laisse froid, j’ai autant de plaisir à voir Maupassant dans l’eau que dans son salon. » En entrant dans la salle de bain, il lui crie : « Ne sors pas tes mains de l’eau, mon vieux ; le cœur y est, pas de protocole entre nous ! Comment vas-tu ? » Deux rires sonores se croisent dans le vide de cette salle sans meubles.

Quand ce joyeux compagnon partit, je l’accompagnai jusqu’à la porte du jardin et voici à peu de chose près le langage qu’il me tint : « Votre maître est d’une complexion très forte, mais il est atteint d’une maladie qui ne ménage pas le cerveau. Eh bien, il vient de me faire le récit de son voyage en Tunisie avec une facilité incroyable, citant les dates, les noms des personnes vues, sans chercher, sans une hésitation. Tout cela lui vient spontanément, sans peine ; il m’a parlé comme quelqu’un qui n’a rien à craindre d’ici longtemps. Donc, patience et courage, mon bon François. »


Le 30 décembre, nous avons au-dessus des montagnes de l’Estérel et sur toute la partie Ouest du ciel une aurore boréale des plus imposantes. Mon maître m’emmène par le chemin qui contourne le jardin de Mme Littré. De là, on voit le phénomène dans toute son étendue, rien ne gêne le regard. M. de Maupassant semble heureux de vivre. « Jamais, dit-il, je n’ai vu pareille féerie dans le ciel, cela ne ressemble en rien aux aurores boréales d’un rose orangé que j’ai contemplées ailleurs. Voyez donc, c’est rouge sang ! » Et c’était vrai, le ciel était si rouge qu’on avait peine à le fixer pendant quelques minutes. Monsieur essaya de me faire comprendre comment se produisent ces météores lumineux composés d’une forte partie d’électricité et de fluide magnétique qui se trouve aux environs des pôles.


Le dernier jour de décembre, il me dit avoir mieux dormi que d’habitude. Quand il eut pris ses œufs et son thé, il me prévient qu’il avait un ami, M. Muterse, à déjeuner, et qu’il ferait sa toilette de bonne heure, pour aller prendre sa douche et être revenu avant l’arrivée de son invité. À midi et demi, on se met à table, mais Monsieur a mal à la tête et demande bientôt la permission de se retirer dans sa chambre, la conversation lui étant pénible.

Vers 3 heures, mon maître se trouve mieux ; nous allons ensemble du côté de la villa Bellevue. Nous passons chez Rose, la femme qui vient en journée à la maison, puis à la villa Continentale. Nous faisions une enquête sur un sujet qui touche à notre repos, nous recherchons quelle raison éloigne ou attire les moustiques. Ainsi, à la villa Continentale, nous étions littéralement dévorés par ces cousins peu aimables, et, ici, dans ce petit chalet que nous habitons, et qui fait partie du même quartier, pas un moustique.

Pourtant, nous avons un fossé avec des cailloux dans le fond comme à la villa, nous avons même, en plus, un lavoir et une citerne non couverte dans le jardin, et jamais nous n’avons vu un de ces insectes redoutables.


1er  janvier 1892. — Dès 7 heures, mon maître est levé, je lui monte son eau chaude pour sa toilette, car nous devons prendre le train de neuf heures pour aller chez Madame, mais il éprouve de la difficulté pour se raser. Il me dit qu’il a un brouillard devant les yeux, et que pour le moment il ne se sent pas en état pour se rendre chez sa mère. Je lui viens en aide du mieux que je peux. Il prend deux œufs et son thé ; cela le remet, il se sent mieux. J’ouvre alors la fenêtre toute grande, l’air et le soleil pénètrent à flots dans la chambre.

Le courrier arrive ; il lit quelques lettres, de bons souhaits, toujours les mêmes, me dit-il. Puis les matelots arrivent et Monsieur descend pour les recevoir. J’entends ces hommes prononcer les formules banales qu’on répète chaque année. Mais ici au moins, s’il y a redite, les souhaits de ces braves gens avaient un accent d’inimitable sincérité, on sentait qu’ils s’adressaient à l’homme, au bon maître, qu’ils aimaient, sans arrière-pensée d’intérêt. Je vins à mon tour serrer la main à mes compagnons de terre et de mer.

Il est 10 heures, Monsieur me demande si je suis prêt à partir, « car, ajoute-t-il, si nous n’y allons pas, ma mère va croire que je suis malade ». Nous prenons le train. Pendant le parcours, M. de Maupassant regarde la mer par la fenêtre ; elle est belle et bleue sous un ciel très pur, avec un bon vent d’Est. Il me fait remarquer que ce temps ensoleillé serait admirable pour tirer une bordée. Puis, tout au spectacle, il me demande de parcourir les journaux et de lui dire si je vois quelque chose qui puisse l’intéresser.

Une fois chez Madame, je fais et je sers le déjeuner ; mon maître a paru manger de bon appétit. Il y avait à table sa mère, sa belle-sœur, sa nièce et sa tante, Mme d’Harnois, qu’il aimait beaucoup. Il lui est arrivé plus d’une fois, quand son cœur était trop plein, d’aller le vider près d’elle ; elle avait des dons naturels et particuliers pour compatir à ses peines et le soulager.

À 4 heures, la voiture vient nous prendre ; en allant à la gare, nous achetons une grande caisse de raisin blanc pour continuer la cure habituelle. Au chalet, M. de Maupassant change de vêtements, met une chemise de soie pour être plus à l’aise, puis il dîne, comme à l’ordinaire, d’une aile de poulet, de chicorée à la crème et d’un soufflé crème de riz vanillé, le tout arrosé d’un verre et demi d’eau minérale. Jusqu’à près de dix heures, il marche d’un bout à l’autre du salon et de la salle à manger ; de temps à autre, il pousse jusqu’à la cuisine, dont la porte de communication est restée ouverte. Il nous jette à peine une parole, à Raymond et à moi.

Quand je lui montai une tasse de camomille dans sa chambre, il me suivit aussitôt et se plaignit de douleurs dans le dos. « Cela le tenait jusque dans la région lombaire, » disait-il ; je lui posai une série de ventouses et, au bout d’une heure, la souffrance se calma. À onze heures et demie, il se mit au lit. Assis sur ma chaise basse, dans la chambre voisine, j’attendais qu’il s’endormît. Après avoir pris sa tasse de tisane, il mangea du raisin et ferma les yeux ; il était minuit et demi.

Je me retirai dans ma chambre en laissant ma porte ouverte. Un moment après, la sonnette de la porte du jardin tinta, c’était un porteur de dépêches. Je rentrai et donnai un coup d’œil dans la chambre de mon maître pour voir s’il dormait, et s’il était possible de lui remettre ce pli, qui venait d’un pays d’Orient, m’avait dit le facteur. Mais Monsieur reposait profondément, la bouche légèrement entr’ouverte ; je retournai me coucher.

Il était environ deux heures moins un quart quand j’entendis du bruit ; je cours dans la petite chambre qui touche l’escalier, je trouve M. de Maupassant debout, la gorge ouverte. Tout de suite il me dit : « Voyez, François, ce que j’ai fait. Je me suis coupé la gorge, c’est un cas absolu de folie (sic)… »

J’appelle aussitôt Raymond. Nous plaçons mon maître sur le lit de la chambre voisine, je fais un pansement sommaire de la plaie. Le docteur Valcourt mandé d’urgence veut bien venir à notre aide en cette triste circonstance. Il était déjà un peu âgé ; même avec plusieurs lampes, il ne voyait pas assez clair pour faire les sutures nécessaires. Alors le courageux Raymond entreprend de les faire lui-même, au point de voile comme il disait, et, ma foi, il s’en tire à son honneur.

Mon pauvre maître était absolument calme, il ne prononça pas une parole en présence du docteur. Quand le médecin fut parti, il nous dit tous ses regrets d’avoir fait une « pareille chose » et de nous causer tant d’ennui. Il nous donna la main, à Raymond et à moi ; il voulait nous demander pardon de ce qu’il avait fait, il mesurait toute l’étendue de son malheur ; ses yeux grands ouverts se fixaient sur nous comme pour nous demander quelques paroles de consolation, d’espoir, si c’était possible.

D’où nous vient, en de pareils moments (moments si pénibles qu’il semble que nous ne pourrions les revivre à nouveau sans que notre raison y sombre), la force inconnue qui nous commande de lutter contre l’évidence même. Je continuai de mon mieux à consoler le blessé avec tout ce que je pouvais trouver de paroles apaisantes. Vingt fois je les répétais et elles faisaient quand même du bien à mon pauvre maître qui se raccrochait éperdument à un espoir insensé. Enfin sa tête s’inclina, ses paupières se fermèrent, il s’endormit…

Raymond, appuyé sur le pied du lit, était anéanti, à bout de force, il avait donné tout ce dont il était capable ; il était d’une pâleur effrayante. Je lui conseillai de prendre un peu de rhum, ce qu’il fit, et alors de sa poitrine de colosse sortent des sanglots à croire qu’elle allait éclater, ses yeux restaient secs. Tous deux, nous avons veillé notre bon maître ; je ne bougeais pas, car il avait une main posée sur un de mes bras ; je craignais tant de le réveiller que nous ne parlions même plus. La lumière des lampes avait été baissée et, dans l’obscurité, nous pensions à l’irréparable malheur.

Que de choses me sont passées par la tête dans cette fin de nuit ! Parfois, je souhaitais que tout s’arrêtât et que ma vie fût suspendue, tant elle était pénible à supporter. Puis, je voulais reprendre espoir, je me disais que puisque mon maître raisonnait, qu’il reconnaissait l’absurdité de ce qu’il avait fait, c’est que son esprit n’était pas mort ; donc, je pouvais encore espérer. À force de raisonnement, j’arrivais à me persuader que je saurais bien le guérir et que cet accident disparaîtrait avec le temps. Je me représentai qu’il était impossible qu’il nous quittât ainsi, quand, la veille encore, il nous parlait en termes si lucides de ses travaux, de son Moine de Fécamp et de son Angelus. En tout cas, je me promettais de faire tout ce qui dépendrait de moi pour combattre le mal, qui n’était pas, me disais-je, invincible, en considérant surtout la robuste constitution de M. de Maupassant

Quand il se réveilla, à 8 heures, j’étais convaincu que cela irait mieux… Bernard arriva, il fut saisi à la vue de notre malade ; c’est que maintenant il avait pâli d’une manière effrayante. Je tâtai sa main pour voir s’il avait de la fièvre ; mais non, elle était fraîche. Je lui demandai s’il voulait prendre du thé, puisqu’il était l’heure. Il me répondit à peine ; je lui présentai un lait de poule qu’il accepta… À midi, il était toujours dans un état de prostration complète, indifférent à tout ; son calme me faisait peur…


La dépêche arrivée dans la nuit fatale était restée ouverte sur une table ; elle portait comme signature le prénom de la femme néfaste. La parente de mon maître, qui l’avait ouverte et lue, n’y avait rien compris. Mais moi, cette signature m’avait fait tressaillir. Faut-il croire à la fatalité ? À un jeu naturel des circonstances ou à une secrète action de forces hostiles ? Pourquoi les bons souhaits de l’ennemie la plus implacable de l’existence de mon maître sont-ils arrivés au moment précis où sa belle intelligence était menacée ? Mystère.

Toute cette journée et aussi celle qui suivit, mon maître resta accablé.

À 8 heures du soir, il se souleva pour me dire subitement, avec une animation fiévreuse : « François, vous êtes prêt ? Nous partons, la guerre est déclarée. » Je lui répondis que nous ne devrions partir que le lendemain matin. « Comment ! s’écria-t-il, stupéfait de ma résistance, c’est vous qui voulez retarder notre départ, quand il est de la plus grande urgence d’agir au plus vite ? Enfin, il a toujours été convenu entre nous que, pour la revanche, nous marcherions ensemble. Vous savez bien qu’il nous la faut, à tout prix, et nous l’aurons. »

En effet, il m’avait fait jurer de le suivre en cas de guerre avec l’Allemagne ; nous devions aller ensemble défendre la frontière de l’Est. Pendant nos déplacements, il me confiait son livret militaire, de crainte qu’il ne s’égarât dans la grande quantité de papiers qu’il possédait.

La soirée s’avançait, mon pauvre maître persistait dans ses idées et s’irritait de ma lenteur. La situation devenait critique, car il ne pouvait comprendre que ce fût moi qui mît obstacle à notre départ… Heureusement, Rose, la femme de journée, se montra. Elle avait sur lui une autorité, une influence vraiment surprenantes ; c’était une grande femme aux traits accusés comme ceux d’une Napolitaine, aux cheveux bouclés poivre et sel. Tout ce qu’elle disait l’impressionnait, il était docile à ses conseils et ne les discutait pas.

Le jour suivant, l’infirmier envoyé par la maison de santé du docteur Blanche arriva, et je pus aller jusqu’à Cannes. Je passai chez notre boucher pour lui annoncer mon prochain départ, et la triste nouvelle… Il était en train de dépecer un mouton, il prit la note que je devais régler, la posa sur l’étal et resta absolument interdit pendant quelques minutes. Sa femme essaya de le rappeler à la réalité en lui demandant ce qu’il avait. Il répondit : « Rien, rien, mais je ne puis croire ce que l’on vient de m’apprendre. Comment, ce monsieur que je voyais passer plusieurs fois par jour par ici et aller au port, serait devenu…  ? Pourtant, sa démarche gaillarde était d’un homme plein de vie et de santé, il faisait plaisir à voir. J’avais lu quelques-uns de ses contes, et je l’aimais beaucoup ; c’était un grand écrivain. Ah ! quel malheur !… » Le cœur de ce brave négociant éclata, il porta à ses yeux un mouchoir et ne put retenir ses larmes. Sa femme me dit alors : « Il y a quinze ans que nous sommes mariés, c’est la première fois que je le vois pleurer ! »


Je crois que nous sommes le 6 janvier. Rose et le gardien sont près de mon maître qui est calme. Pour moi, j’en arrive à être inconscient, je me meus comme une machine, mais, aussitôt que mes regards tombent sur le malade, je reviens à la réalité. Je crains toujours qu’il ne revienne sur notre différend à propos du départ pour la guerre… Étrange hallucination !

Nous sommes maintenant dans un wagon-lit, attelé au rapide de Paris ; nous allons à la maison du docteur Blanche, à Passy, où mon maître va être interné, guérir peut-être. Il est là, couché sur le lit du milieu, il ne manifeste aucune agitation, il est doux comme un enfant… Le train file à toute vapeur, nous traversons les montagnes de l’Estérel. Je suis debout, j’appuie ma main sur la portière ; elle s’ouvre toute grande. Encore un peu, j’étais lancé dans le vide. Comment je me suis maintenu ? je ne saurais le dire. Quand j’eus refermé la portière et repris possession de moi-même, le gardien me dit : « Vous l’avez échappé belle ! Il était écrit que vous ne deviez pas mourir, sans doute parce que votre maître a besoin de vous pour se remettre. » Cette parole me frappa, je sentis mon courage me revenir…


Passy, 7 janvier. — Toute cette première journée, mon maître se repose ; il me paraît bien fatigué, il a cependant dormi pendant la plus grande partie du voyage…

Trois jours après notre arrivée dans cette maison de santé, M. le docteur Blanche se présenta à onze heures du matin. M. de Maupassant commençait à déjeuner. Après lui avoir dit bonjour et serré la main, le célèbre aliéniste s’assit et assista au repas. Il parla de différentes choses, lui posa des questions à l’improviste. Mon maître répondit à tout avec à-propos. Il faut dire qu’il connaissait déjà M. Blanche et qu’il l’estimait beaucoup. En sortant, le docteur me dit : « Votre maître fait tout ce que vous lui demandez, c’est une bonne chose. Il a répondu juste à mes questions, tout espoir n’est pas perdu !… attendons… » Ces paroles d’espoir me mirent du baume au cœur et je bénis ce brave homme, aux cheveux blancs, à la figure digne, qui inspirait à première vue confiance. Mon maître pouvait guérir ! L’illustre spécialiste l’avait dit et je crus en lui.

Jusque vers le 20 avril, je soignai donc M. de Maupassant, secondé par les infirmiers, avec la ferme pensée d’arriver à un bon résultat. Sa santé physique était bonne, son moral me paraissait aussi très amélioré. À peine quelques hallucinations venaient-elles traverser son repos d’esprit. Parfois il se plaisait à nous raconter des plaisanteries très drôles, avec cette verve inimitable que je lui connaissais et il était heureux de nous voir rire, son gardien et moi.

Un soir d’avril, j’étais occupé à écrire à madame sa mère. Tout à coup il me reprocha de m’être substitué à lui, au journal le Figaro, et d’avoir médit de lui dans le ciel (sic). Il ajouta : « Je vous prie de vous retirer, je ne veux plus vous voir. » Je restai stupéfait, mon cœur se contracta, mais, sur les conseils de Baron, le gardien, qui savait mieux que moi qu’il ne fallait pas contrarier ce genre de malades, je me retirai.

Le lendemain, mon pauvre maître me reçut aussi bien que d’habitude et me demanda si nous irions bientôt chez lui, rue Boccador.

Dans la journée, je signalai au docteur Blanche la scène inquiétante qui avait eu lieu en lui répétant textuellement ce qu’il m’avait dit. À ce récit, les traits de l’aliéniste se contractèrent, devinrent durs ; les sourcils froncés, il prononça : « Tant pis ! c’est ce que je craignais. » Il descendit très vite l’escalier, et il me sembla qu’il serrait bien plus fort que d’habitude la rampe en bois sur laquelle il s’appuyait toujours. Je restai perplexe. Quand je pus rassembler mes impressions, je conclus que le savant désespérait décidément de la santé morale de son illustre client. Alors je pensai : s’il va moins bien, s’il n’y a plus espoir de guérison, pourquoi le laisser ici ? Nous serions bien mieux à la campagne, un homme et moi suffirions à garder le malade, puisqu’il est halluciné, et qu’il n’a jamais la moindre velléité de révolte. L’autre jour, il m’a bien dit de me retirer, mais le lendemain il n’y pensait plus.


16 juin 1892. — Mme de Maupassant est absolument de mon avis, elle désirerait une autre organisation d’existence pour son fils…


15 juillet. — Tout a été fait dans ce sens de la part de la mère de Monsieur et de celle de sa tante, Mme d’Harnois, qui a toujours été pleine de sollicitude pour lui. Mais, à notre grand regret, l’on s’est heurté à l’impossible, le malheureux doit rester enfermé, réduit à l’état de mort vivant !

Le jour où j’appris cette décision, mon maître me reçut par ces paroles : « François, quand irons-nous enfin rue Boccador, où j’ai tout ce qu’il me faut pour ma toilette ? Puis enfin, mes manuscrits sont là, ainsi que mes livres. La nourriture que vous savez si bien me préparer me remonterait, tandis qu’ici je ne guérirai jamais ! » J’étais obligé d’entendre cela, sans trouver un mot à répondre. Était-ce assez déchirant ? Comme d’habitude, je lui promis que notre retour rue Boccador ne tarderait pas. Je dois dire que les médecins me traitèrent toujours avec la même amabilité. Un jour, l’un d’eux me questionna sur le temps que j’avais passé au service de M. de Maupassant. Après un moment de conversation, il me dit : « Oui, je vous comprends, mon pauvre garçon, mais que voulez-vous… ? »


Septembre. — Mon maître ne parle plus maintenant de retourner chez lui… Un jour il me demande son ivoire ancien qu’il avait donné en grand mystère et il sourit ; malgré cela, il m’affirme ne pas savoir ce que le triptyque est devenu. Puis il se tourne vers Baron pour le prendre à témoin que ce qu’il avançait était vrai[2]. Ce gardien, aimable, souple et parfait dans son métier, avait conquis les bonnes grâces du malade ; il répond : « Mais certainement, François, M. de Maupassant a bonne mémoire, il se rappelle exactement ce détail et bien d’autres choses, comme vous avez pu le constater. »


Octobre. — Nous allons dans le jardin toutes les fois que le temps le permet. Les jours deviennent courts et sombres ; il y a déjà des brouillards sur les bords de la Seine. Aujourd’hui il fait mauvais, M. de Maupassant passe son temps au salon et joue au billard.

Rentré à la maison, seul, le soir, je prends à l’improviste un volume dans l’œuvre du maître. Il m’arrive de m’arrêter dans la lecture, il me semble le sentir près de moi… Ses ouvrages sont tellement lui-même, que je crois l’entendre, je me figure qu’il est là et qu’il va prononcer mon nom, je vois ses gestes souligner ses récits, je le retrouve tout entier, avec le rire si franc qu’il avait quand il me parlait de ses lecteurs.

Hélas ! oui, je revis les jours anciens ; distinctement j’entends mon maître me donner un ordre connu : « François, cette après-midi, vous porterez ma chronique au Gil Blas. J’espère qu’ils seront contents, puisqu’ils en veulent de bonnes ! »

Son rire sonnait alors, éclatant et plein, pareil à celui d’un enfant satisfait d’avoir achevé sa tâche.


Le lundi de Pâques 3 avril 1893, je suis dans le jardin avec mon maître et son infirmier. Il a beaucoup maigri pendant ce long hiver, et sa marche est moins sûre. Nous nous asseyons sur un banc, sous un marronnier, dont les jeunes feuilles laissent filtrer des rayons de soleil.

Malgré tout, le malade éprouve encore de la satisfaction à voir la renaissance de la nature ; il admire cette jolie pelouse au vert tendre qui s’étend devant nous et repose nos yeux. Je lui fais remarquer la beauté d’un petit arbuste qui a déjà sa couronne de feuilles panachées, presque blanches. Il me répond : « Oui, ce petit arbre fait bien, mais ce n’est pas comparable à mes peupliers blancs d’Étretat, surtout sous un coup de vent d’Ouest. »

Dans ce jardin, clos de murs sévères, je pense aux nombreuses promenades que nous avons faites ensemble sur les montagnes, au grand air libre et pur, je nous revois sur le haut du mont Revard, quand mon maître, du bout de sa canne, me montrait les montagnes de Suisse, m’indiquait où se trouvaient Chamonix, Zermath et le mont Rose.

Je me souviens aussi que c’est là qu’il me dit, avec un accent embarrassé qui trahissait un regret inavoué, que ce voyage de Suisse avait contribué à rompre un mariage projeté. Tout de même, s’il s’était marié, il aurait eu une toute autre destinée ! Cette femme qu’il devait épouser, je la connais, elle est d’une intelligence supérieure. Sans nul doute, elle aurait su retenir son mari, lui épargner bien des fatigues. Non seulement mon pauvre maître ne serait pas paralytique, destiné à finir ses jours dans une maison de santé, il serait devenu le plus grand producteur littéraire de son temps. En outre, ce qu’il aurait donné se serait tellement approché de la perfection ! Un jour je faisais part de cette impression à M. le docteur Blanche. Il me répondit : « Guy de Maupassant était trop artiste pour se marier ! » Sur le moment, je pensai : Le docteur a peut-être raison. Mais après avoir réfléchi, quand je me rappelai combien mon maître était bon, sensible aux suggestions du cœur, je conclus que la femme qui l’aurait pris par la délicatesse, par la noblesse des sentiments aurait fait de lui ce qu’elle aurait voulu…

À quoi bon ce retour en arrière ? On n’échappe pas à sa destinée. Celle de M. de Maupassant fut fixée par une simple rencontre où se décida son avenir au moment où il allait suivre la voie commune.

En rentrant de notre promenade, nous passons devant les volières, qui renferment toutes sortes d’oiseaux. Ici, c’est Baron qui s’entretient avec mon maître de tous ces animaux qui l’intéressent. Il s’entend très bien à ces choses de basse-cour ; M. de Maupassant le reconnaît et écoute avec plaisir ses explications.

Le soir, quand je quittai mon maître, il me donna la main, et il me sembla encore plus triste. Comme il m’était arrivé tant de fois déjà, je m’éloignai de cette demeure le cœur serré ; jamais l’horreur du tombeau vivant où le grand romancier était emmuré ne m’apparut plus sinistre…


… C’est la fin.

Le 3 juillet 1893, M. de Maupassant s’éteignait dans ce sombre asile, loin de moi, hélas !…


Ma tâche est remplie. J’ai dit le peu que je savais sur M. de Maupassant. Puisse ce livre sincère et modeste, écho fidèle d’une longue intimité avec le maître disparu, fournir quelques renseignements utiles à ceux qui essayeront de mettre en lumière la personne et l’œuvre de ce maître écrivain !


  1. Le Bel-Ami devint en août 1893, après la mort de M. de Maupassant, la propriété de M. Frédéric de Neufville, qui le revendit en juillet 1895 à M. le comte de Barthélémy. Vers 1900, je le retrouvai à Saint-Nazaire, devenu simple bateau de pêche.
  2. Voir chap. xi.