CHAPITRE XVI

FIN JUILLET-NOVEMBRE 1890


À Cannes. — On remonte avec plaisir à bord du Bel-Ami. — Les cuirassés et Richelieu. — Bon vent. — La nièce du maître. — Les deux amoureux de Sur l’eau. — Ce souvenir inspire le brave Bernard à la grande joie de M. de Maupassant. — Impressions de Bretagne. — François va en pèlerinage. — La Grotte d’Artus en voit de belles. — M. de Maupassant conte à son tour un épisode de ses années scolaires au collège d’Yvetot. — À Saint-Tropez. — Rencontre émouvante sur mer de M. de Maupassant et de son père. — Le Bel-Ami sauvé des récifs par le sang-froid de Bernard. — Le départ des sœurs de Mireille. — À Saint-Raphaël. — Fréjus, les Croisés, Gounod, Alphonse Karr, etc… — À Nice. — La leçon des fourmis. — À Lyon. — L’anniversaire funèbre de Hervé de Maupassant. — Ci-gît… — Confidences poignantes sur le disparu. — Qui sait ?

Le 28 juillet, le chef de gare de Cannes allait et venait sur les quais, attendant le rapide de Marseille. La présence de Bernard et de Raymond lui avait appris l’arrivée de M. de Maupassant, qu’il vint saluer avec beaucoup de déférence à sa descente de wagon ; mon maître y fut très sensible et lui répondit très aimablement.

Puis ce fut le tour des deux braves matelots, Bernard, avec sa voix sèche, et Raymond, au timbre sonore, qui présentèrent leurs compliments de bienvenue à Monsieur. Leurs bonnes figures émues en disaient plus que leur discours ; on voyait que ces deux hommes aimaient leur patron, non parce qu’il était leur maître, mais parce qu’il était très bon pour eux. Comme le disait parfois Bernard, Monsieur est le camarade du bord autant que le capitaine.

Le Splendid-Hôtel est ouvert. Mon maître préfère y descendre provisoirement avant de s’installer tout à fait à bord du Bel-Ami.

Le lendemain matin, vers 7 heures, à sa fenêtre, il regarde la mer et le ciel, puis il me dit : « François, il fait beau, je crois que le temps est sûr, je vais m’habiller, aller prendre ma douche à l’établissement et, à neuf heures et demie, je serai à bord. Arrangez-vous pour faire les provisions de la journée. Nous déjeunerons à bord, et faites votre possible pour être au port à neuf heures afin que nous n’ayons qu’à lever l’ancre dès mon arrivée. »

Il y avait une bonne brise et la sortie fut facile. On tira quelques bordées dans les baies de la Napoule et de Théoule ; on passa en face de la demeure de M. le docteur Magitot, perdue là dans un pli de la montagne, et qu’on aperçoit à peine derrière les reflets sombres d’un épais rideau de sapins.

Monsieur déjeuna, puis ce fut notre tour. Le vent d’Est donnait fort, nous étions à la pointe de l’Estérel, le cap vers la pleine mer. Raymond se tenait à l’avant, à côté du bout-dehors, à l’ombre du grand foc ; Bernard était assis à l’arrière, contre le mât d’artimon. Je me tenais près de lui, pour être hors du mouvement du gui.

Notre maître s’abrite sous son ombrelle blanche fixée au bateau. Il a les deux mains sur la barre et conduit ; cela marche bien, le vent se maintient. « Je crois, dit-il, que nous filons de huit à neuf nœuds. » Bernard répond : « Je le crois aussi. » Mon maître était content, heureux, sa physionomie, en ces moments d’émotion, était toute de fermeté et de volonté. Il faisait des mouvements sur son banc et donnait de temps à autre de légères secousses à la barre, pour bien faire donner à son bateau tout ce qu’il pouvait et, par ces impulsions, augmenter encore en vitesse le vol de son grand oiseau blanc, comme il se plaisait à l’appeler quelquefois.

Bernard se mit à parler, et moi je fouillai le large avec la longue-vue. Tout à coup j’aperçus deux grands bateaux que je pris pour des charbonniers. Mais Monsieur et Bernard reconnurent bien vite que je me trompais ; c’étaient deux croiseurs nouveau modèle avec l’avant pointu et plongeant, dit Bernard. On parla de ces nouvelles unités, des services qu’ils pouvaient rendre, de leur vitesse inconnue jusqu’alors et de ce que l’on espérait d’eux. Mon maître approuvait ces nouveaux modèles, leur attribuant une grande valeur pour l’attaque et l’offensive. Puis, parlant des anciens cuirassés, il les traita de mastodontes encombrants.

Bernard en était un peu chiffonné. Il essaya bien de prendre la défense de la marine de guerre de son temps, quand il était dans la flotte, mais il dut convenir que le progrès avait marché. Mon maître s’aperçut du mouvement d’ennui de Bernard ; il me jeta la bouée en me disant : « Mais vous, François, vous avez visité les anciens cuirassés ? » Je répondis : « Oui, Monsieur, il y a quinze ans, j’ai visité à Brest le Richelieu. » Et je contai les réflexions que j’entendis pendant ma visite sur ce navire au nom fameux. « Oui, dit alors Monsieur, ce cardinal dont on avait donné le nom à votre cuirassé avait plus d’un tour dans son sac, le roi en eut sa part, et nous, la nôtre, par ricochet. » Changeant de conversation, il s’interrompit soudain : « Mais dites donc, Bernard, il me semble que le vent faiblit ? — Oh, Monsieur, par ces journées chaudes, il est rare qu’il se maintienne aussi bien qu’aujourd’hui. — Eh bien, alors, nous n’irons pas à Agay et, quand vous le jugerez à propos, nous naviguerons vers les îles pour rentrer à Cannes vers 5 heures, afin que je puisse faire une promenade pour me dégourdir les jambes avant le dîner. »

À 3 heures, je descendis à la cuisine faire du thé. En remontant sur le pont, je remarquai que le bateau marchait plus vite. Bernard dut prendre la barre pour que mon maître prît son thé, car ainsi qu’il le disait, « on n’aurait pu boire et conduire tant on en avait plein les bras. Voyez, me fit-il remarquer, comme c’est enlevé ! En un quart d’heure, le vent a doublé de force, et nous laissons quand même tout dessus. Je crois que notre marche passe dix nœuds ; c’est superbe pour un bateau de cette longueur. Il est doué de bien des qualités. Du reste, à une pareille allure et tout dehors, il incline à peine. »

Monsieur reprit la barre et on vira vers la haute mer. Il était enchanté du bon vent survenu. Raymond remplaça à la barre le patron qui se mit à marcher sur le pont, tout en me disant : « Vous savez, j’ai remis ma promenade à pied pour après le dîner. Nous sommes à présent trop loin, et puis, vraiment, cela vaut la peine de rester. Voyez comme nous marchons. C’est admirable ! Voilà ce que j’appelle de la navigation ! » Et mon maître déambulait d’un bout à l’autre de son bateau. Il serrait les poings ce qui était chez lui un signe de joie ou d’ennui. Cette fois, c’était bien du plaisir qu’il éprouvait… Il reprit la barre en disant : « C’est à croire que nous filons pour Alger. »

C’était très bien, mais le bateau, cette fois devenu oiseau par sa vitesse, inclinait toujours un peu plus, l’eau couvrait la moitié du côté bas du pont. Je n’avais pas encore peur, mais je regardais tout de même du côté de la terre, où je ne distinguais qu’un grand cercle de montagnes et la pointe de l’Estérel qui se perdait dans l’eau. Un peu plus près, j’apercevais les îles de Lérins, qui ne formaient plus qu’une tache brune au milieu de cet immense miroir que le soleil rendait tellement brillant qu’on en était ébloui.

À 8 heures, nous rentrions au port de Cannes avec la brise nécessaire pour ne pas ramer. Sur le quai, le capitaine Pierruque attendait mon maître pour le complimenter sur la belle allure de son cotre. Lui aussi avait été au large des îles et il nous avait vus. Mon maître l’écoutait en souriant, il était ravi de sa promenade. En rentrant au salon, il dit : « Je suis enchanté de ma journée, cela a merveilleusement marché. »


Le lendemain 29 juillet, j’accompagne mon maître à Nice. Il va voir sa mère, Mme de Maupassant, qui habite maintenant villa des Ravenelles, rue de France. Cette maison n’a qu’un étage, mais elle est bâtie sur une hauteur et domine la pleine mer. Avec ce bel horizon, bien dégagé, c’est un endroit de repos et de tranquillité. En arrivant, nous voyons dans le jardin une fillette de quatre ans, aux cheveux blonds tout bouclés, retenus seulement par un mince ruban. Ses yeux sont d’un bleu brillant et doux, son joli teint blanc est légèrement rosé elle est exquise ; elle est la nièce et la filleule de mon maître ; elle s’amuse à pousser devant elle une voiturette en bois. Son l’oncle l’appelle, elle vient gentiment lui dire bonjour, et vite retourne à son jeu, se place entre les deux brancards et suit en courant un petit chemin qui contourne une partie du jardin… Nous arrivons à la maison ; Mme de Maupassant appelle Simone pour venir déjeuner, elle répond oui, mais ne vient pas. Sa mère va la chercher, et c’est à regret, tout ennuyée, qu’elle quitte ses exercices de vitesse qui paraissent vraiment lui plaire.

À 3 heures, nous quittons la villa des Ravenelles pour regagner la gare. Il fait une chaleur torride ; mon maître m’avoue qu’il a chaud, puis il me dit qu’il est content de l’installation de sa mère, que l’air est très bon là, entre la mer et la terre, et qu’il viendra aussi habiter Nice l’automne prochain.

Le lendemain, nous sortons de nouveau avec le Bel-Ami. Nous voici en mer, il fait un temps délicieux. Mon maître déplore le refus inflexible de sa mère chaque fois qu’il lui propose de venir sur le bateau faire un bout de croisière. Il serait si heureux de l’avoir près de lui… Nous déjeunons en mer et, à 6 heures du soir, nous jetons l’ancre en rade d’Agay.

Après le dîner, mon maître va faire sa promenade à terre.

Le jour suivant, de très bon matin, il part dans la montagne pour dire bonjour à l’ermite qu’il aimait à rencontrer dans sa poétique solitude. Mais une déception l’attendait, l’homme avait disparu ; il y avait bien deux mois qu’on ne l’avait aperçu.

Le 2 août, Monsieur va à Saint-Raphaël dans la matinée. L’après-midi, il remonte avec le canot la petite rivière qui s’enfonce dans la montagne. En rentrant, il me dit : « C’est très beau, très poétique ; les bords de cette rivière sont tout ombragés d’arbres ; en outre, de superbes prairies s’y succèdent. C’est charmant, mais je n’y retournerai pas, les branches d’arbres, qui s’étendent jusqu’à fleur d’eau, gênent le canotage. »

La soirée est magnifique, les étoiles commencent à briller dans la voûte bleue, moirée du côté du levant. Nous sommes assis sur le pont du Bel-Ami, qui est mouillé exactement à la place où se trouvait trois ans auparavant le petit Bel-Ami noir. Mon maître est dans un fauteuil pliant à l’arrière, et, comme il y a trois ans, il regarde la montagne, le sentier tortueux qui en dévale, où il a vu jadis cheminer un couple d’amoureux qui l’avait frappé comme l’image même du bonheur. Il tourne un peu la tête vers le pont et vers le bord de l’eau, où ces deux êtres énamourés étaient venus après leur dîner ; puis il contemple l’auberge et la fenêtre de la chambre où ils s’étaient abrités, où ils avaient fait briller une lumière tôt éteinte.

Sortant de sa rêverie, il dit à Bernard : « Les ai-je bien peints dans mon volume Sur l’eau les amoureux que j’ai vus un soir ici ? Je suis sûr qu’ils ne se doutaient pas qu’ils étaient surveillés d’aussi près. — Eh ! oui, oui », répondit Bernard avec des gestes énergiques d’approbation. Et aussitôt, le voilà qui enfourche son dada favori. Ce brave Bernard ne peut entendre prononcer les mots « amour » ou « amoureux », sans éprouver le besoin de raconter une de ses histoires de jeunesse.

M. de Maupassant le sait très bien et s’en amuse. Cette fois, il nous fait la narration d’un flirt qu’il avait eu avec une cuisinière de Morlaix et il nous explique les signes de ralliement qu’il employait. Il y avait notamment un pot de fleur qu’on mettait à la fenêtre, ou qu’on en retirait, selon les circonstances. Monsieur riait, mais Bernard, très sérieux, continuait : « Ah ! les Bretonnes, oui, Monsieur, elles sont incomparables. Puis, cette rivière où je suis resté pendant quatre mois sur un bateau désarmé, elle est, je vous assure, la plus belle de toutes celles que j’ai vues dans mes nombreux tours du monde ; elle est encaissée entre deux grands coteaux, garnis d’arbres plusieurs fois centenaires, et ce ruban d’eau salée, qui vient comme un petit fleuve ordinaire s’enfoncer au sein de la terre, ferait plutôt croire qu’on est au milieu d’une forêt accidentée, si le mouvement du bateau ne vous rappelait pas que vous êtes sur un plancher mobile. Puis il y avait aussi le grand viaduc qui franchit la rivière, mais je ne le regardais pas souvent, la fenêtre de mon amie était du côté opposé… » Là, le conteur s’arrêta…

Raymond est allongé à l’avant du bateau. Son sommeil s’accompagne de sons plaintifs, Bernard veut le réveiller, Monsieur s’y oppose. Pour faire diversion, il m’interpelle : « François qui connaît si bien la Bretagne devrait nous rapporter quelques traits des mœurs du pays. »

Je racontai que j’avais fait un séjour au Huelgoat, un coin très beau du côté des Monts d’Arrée. Là, j’avais vu des rochers d’une beauté remarquable, dont un groupe qu’on nomme le Ménage de la Vierge. Un jour de fête, je me promenais dans un bois des environs de Huelgoat ; je suivais un joli ruisseau qui passait sous bois ; les grosses racines des arbres qui s’enchevêtraient sur ses bords formaient des barrages naturels qui multipliaient jusqu’à la vallée voisine les cascatelles blanches d’écume. Pour compléter la poésie du lieu, des peintres, tapis dans l’herbe, s’immobilisaient devant leurs chevalets et semblaient jouer à cache-cache. On en découvrait à l’improviste un peu dans tous les coins, le long de ce ravissant cours d’eau, tout ombragé de branches aux feuillages légers, aux tons les plus tendres.

« Je marchais toujours un peu au hasard, ne sachant plus au juste où je me trouvais, lorsque j’aperçus, dans un sentier un peu plus à droite, des coiffes blanches qui se dirigeaient toutes du même côté. Je conclus que dans cette direction devait se trouver quelque chose d’intéressant. Je pris donc le même chemin ; sans en avoir l’air, je suivis un groupe de jeunesses. Après avoir gravi, pendant un moment, un sentier assez large en forme d’escargot, j’arrivai à un massif de pins superbes, de vrais géants. Tout près, sur la gauche, après avoir escaladé un monticule de terre, tout couvert de mousse, je touchai au but du pèlerinage, car c’était un pèlerinage qui attirait ces jeunes filles. Il n’y avait pas de chapelle ni de saint, mais c’était la Grotte d’Artus, un fameux chef breton qui combattit au sixième siècle contre les Anglo-Saxons pour l’indépendance de sa patrie. Plus tard, il devint le héros des romans de chevalerie, dits de la Table ronde et du Saint-Graal.

« Je me plaçai derrière un buisson pour voir ce que venait faire en cette grotte toute cette jeunesse féminine. D’abord, elles entrèrent ou plutôt se glissèrent en courbant très bas la tête sous un tas de pierres, puis elles passèrent par une espèce de grande cheminée pour ressortir sur la plate-forme ou toiture de la grotte, qui était faite de grandes dalles. Une fois en haut, elles se mirent à danser, à rire, à chanter à tue-tête. C’était à qui chanterait le plus fort.

« Le moment de descendre arrivé, il ne leur plut pas sans doute de s’en aller par l’ouverture qu’elles avaient prise pour monter sur le toit de la demeure du grand Artus, car chacune d’elles se laissa glisser à reculons entre deux pierres écartées qui formaient couloir. Cette descente n’alla point sans leur ramener les jupes sur la tête ; elles jetaient alors de drôles de petits cris, car aucune d’elles n’avait de pantalon, de sorte qu’elles laissaient voir tout ce que le Créateur leur avait donné. Les oiseaux, très nombreux à cet endroit, furent-ils offusqués dans leur pudeur par un tableau si peu ordinaire ? Il me fut permis de le croire, car, pendant un instant, ils cessèrent leurs chants, pour le reprendre ensuite avec acharnement. Ils se racontaient, sans doute, ce qu’ils avaient vu… »

Mon maître riait de bon cœur : « Vous avez toujours la chance, me dit-il, d’arriver au bon moment. » Notre hilarité fut-elle bruyante ? Le fait est que Raymond se réveilla du coup.

Monsieur voulut aussi conter la sienne : « J’avais quatorze ans, j’étais au collège d’Yvetot. On nous donnait à boire une affreuse boisson qu’on appelle abondance. Pour nous venger de ce mauvais traitement, un soir, un de nous arriva à mettre la main sur le trousseau de clefs du proviseur. Quand le directeur et les pions furent endormis, nous nous empressâmes de prendre au garde-manger et à la cave tout ce que nous avions trouvé de meilleures marques comme vins fins et eau-de-vie, et, avec mille précautions, le tout fut monté sur le toit de l’établissement, où nous fîmes une bombance de tous les diables… Il était 4 heures du matin quand l’éveil fut donné. Comme j’étais un des meneurs et que surtout je tenais à garder la responsabilité de mes actes, cela me valut la porte. Je n’en fus pas fâché, car, au collège de Rouen où l’on m’envoya ensuite, on était tout de même mieux… »

Passant à un autre ordre d’idées, mon maître dit : « Très belle, la Bleue, ce soir, et comme c’est particulier ce croissant de lune argenté illuminant cette pointe de terre, qui nous sépare presque de la mer ! Et ces sapins clairsemés, on dirait des silhouettes de guerriers, des sentinelles avancées de quelque corps d’armée !… Et maintenant, mes enfants, si vous voulez, tout le monde va dormir… »

Le lendemain matin, il faisait beau, mon maître était radieux : « J’aime cette mer, me dit-il, sur laquelle je trouve enfin toute mon indépendance. Sur mon bateau, on ne peut pas venir me relancer. Rien n’est bon comme ces belles matinées et ces soirées que nous avons ici. Mais, malgré tout, je pense souvent à la mer d’Étretat, à mes sorties avec les marins du pays et avec quelques amis, parfois par des temps affreux. Rien ne nous arrêtait, nous nous amusions quand nous gravissions des lames monstres avec notre caloge, pour aller au large chercher, soit des turbots, soit des harengs, selon la saison… »


Le 4 août, à 7 heures du matin, je sers le déjeuner de mon maître dans un salon qui a vue sur le port de Saint-Tropez et le golfe, qui est en ce moment tout ridé par une poussée de vent d’Est. Mon maître me dit qu’il a mieux dormi dans cette chambre à terre que sur le bateau. « Vraiment, Raymond dort trop bruyamment ; les ronflements sonores qu’il envoie sont si puissants qu’ils suivent la membrure du yacht et arrivent à mes oreilles tout vibrants, comme s’ils étaient conduits par quelque acoustique ou fil électrique, et cela n’a rien d’agréable… » Il marche en me parlant et en grignotant un croissant ; il va d’un bout à l’autre du salon, qui est très long, regarde par la fenêtre et s’essuie les yeux. Ils sont bien rouges, ses pauvres yeux !…


Le 5 août, vers 2 heures, le Bel-Ami sort du port de Saint-Tropez. Il y a un bon vent d’Est, le travail est facile. Mon maître dit à Bernard d’aller le plus près possible de Sainte-Maxime, car il comptait débarquer avec le canot pour aller dire bonjour à son père… Bernard ne voulait pas dire non, mais il n’aimait pas se rapprocher de la côte Nord-Ouest du golfe de Saint-Tropez, connaissant les difficultés qui peuvent surgir dans ces parages pour la manœuvre par vent d’Est. Il s’arrangea pour naviguer plutôt vers la mer à droite, puis tira une bordée vers la côte.

Nous nous trouvions alors en face du sémaphore de Sainte-Maxime qui se trouve sur la mer, tandis que le pays est plus retiré du côté du golfe de Saint-Tropez. Le gardien était un parent de Raymond. Je sortis tous les pavillons et mon maître parlementa avec cet employé de l’État, qui habite une hutte perchée sur une partie élevée de la côte. Entre autres choses, il dit à Monsieur qu’il attendait la visite dans l’après-midi de M. de Maupassant père.

La conversation finie, Monsieur explorait la côte avec sa longue-vue, quand il aperçut quelqu’un qui agitait un mouchoir blanc en l’air. Il reconnut son père : « Comme c’est singulier, dit-il, cette manière d’agiter son mouchoir ! Ce n’est pas un salut, il le fait aller de gauche à droite, très vite, comme un signe de détresse. » J’étais en ce moment à l’avant, quand Bernard y arriva ; il jeta un regard rapide à la mer et d’un bond fut au milieu du bateau, commandant la manœuvre ; mon maître sauta sur la barre que Raymond tenait et, en un instant, le svelte Bel-Ami avait viré sur sa gauche, comme une barque qu’on aurait fait tourner sur elle-même d’un effort. Nous aperçûmes alors sur notre droite l’eau de couleur très foncée ; c’étaient les rochers, qu’elle couvrait d’un mètre ou deux au plus, qui lui donnaient cette teinte. Et voilà pourquoi M. de Maupassant père agitait si désespérément son mouchoir ! Il les connaissait, ces traîtres récifs…

En cette circonstance, l’œil de Bernard, son œil marin dont il aimait à se vanter, nous tira d’un fort mauvais pas, et le Bel-Ami, par sa souplesse, évita de laisser, sur ces tas de pierres à fleur d’eau, sa belle membrure. Ce désastre aurait pu se produire sous le drapeau et sous l’œil du gardien du sémaphore, qui nous parlait un instant auparavant !

Nous naviguâmes ensuite vers le large. Monsieur, en prenant son thé, nous assura que, le cas échéant, nous aurions pu gagner la terre dans le canot… Il dit cela avec calme, presque avec indifférence. Puis il pria Bernard de rentrer assez à temps pour qu’il pût faire sa promenade à pied.

Le matin qui suivit cette sortie, il me dit de lui commander une voiture découverte à deux chevaux pour 3 heures… Dans la voiture, en cours de route, il m’annonça sans préambule qu’il avait commencé l’Âme étrangère et qu’il croyait que ce serait un bon roman, un peu sensationnel peut-être.

Nous longeons le golfe au petit trot des chevaux, jusqu’au Pin-Bertrand. Quelques personnes sont assises sous cet arbre, d’autres regardent sa structure gigantesque… Pendant plus d’une heure, nous tournons, suivant les caprices de chemins étroits qui desservent tantôt un champ de culture, tantôt des plantations de vignes. On voit aussi pas mal de broussailles et de terrains incultes. Mais voici que nous arrivons maintenant dans la vallée de Pampelone, but de la promenade. L’aspect change ; tout ici est riant. L’auberge où s’arrête notre attelage est abritée, cachée presque complètement, sous un figuier. Il en est de même de toutes les habitations de ce pays ; elles sont nichées derrière des orangers ou des palmiers, on en voit qui sont recouvertes de hautes treilles qui les enveloppent merveilleusement.

Nous partons à pied par un chemin qui monte vers l’Ouest. Nous franchissons un pont en planches sous lequel on entend murmurer l’eau sans la voir. C’est un ruisseau entièrement recouvert par des plantes grasses, sorte de nénuphars qui trouvent là un sol propice à leur développement, car ils sont pleins de vie et d’un vert tendre. On est tenté d’en cueillir. Sur la gauche, nous prenons un sentier qui nous conduit au bord de la mer, à l’anse qui porte le nom de cette vallée.

Là, mon maître s’arrête pendant un moment, il contemple la pleine mer avec ravissement.

« Que c’est beau, s’écrie-t-il ; cet horizon est incomparable ! Je trouve plus de charme, plus de beauté poétique à la mer, ici, que je n’en ai jamais vu nulle part. Voyez comme ces mouvements d’ondulation sont gracieux. Et cette vague toute mince, avec quelle légèreté elle vient mourir sur cette bande de sable blanc ! Ce n’est plus ce battement, cette lutte qui se produisent ailleurs entre les deux éléments, mais une caresse qui passe avec une douceur telle qu’on peut penser qu’ils ont grand plaisir à se rencontrer… »

À droite, se trouve le mouillage de la terrasse ; le cap Camarat lui fait abri ; nous l’avons doublé quelquefois.

Mon maître se taisait, sa figure rayonnait et laissait voir l’émotion qu’il éprouvait devant cette splendeur de la nature. Il se mit à marcher, scandant ses pas sur le sable fin de la plage. Il se dirigeait maintenant vers le centre de la vallée, avançait vite, serrant dans sa main droite son ombrelle blanche et, de temps en temps, faisant une petite pause, il retirait son lorgnon bleu, puis repartait en silence. Il semblait ne plus s’apercevoir de ma présence.

Je marchais tantôt à ses côtés, tantôt derrière lui, ayant grand soin de ne pas parler, de ne pas le troubler dans ses moments d’inspiration, que je connaissais depuis longtemps, où je savais que sa pensée était en plein travail. Il emmagasinait des impressions et fixait dans sa mémoire magique tout ce qu’il voyait ; les moindres détails n’étaient pas oubliés ; rien n’échappait à son œil scrutateur. Je me disais : « Dans un an, même plus tard, il saura, en quelques pages sublimes, exprimer toute la poésie de ces lieux, dont la vue cause en ce moment une impression si intense à ses sens délicats d’artiste et de poète, et, par ces quelques pages d’une réalité si bien sentie, il réussira à faire tressaillir les nerfs et le cœur des gens qui aiment le Beau, le Vrai… »

En remontant en voiture, il demanda au cocher de ne pas marcher vite. Nous arrivions sur le plateau de la partie élevée, qui sépare la vallée de Pampelone du golfe de Saint-Tropez. Mon maître se mit debout dans la voiture, jeta un long coup d’œil sur l’ensemble de ce pays que nous venions de parcourir, se rassit, et me dit : « Que cette vallée ferait un endroit de séjour délicieux ! » Il me fit alors l’historique de la découverte d’Étretat par Alphonse Karr, l’auteur de la Pénélope normande, et par Offenbach, créateur de l’opérette et auteur d’Orphée aux enfers, qui, l’un des premiers, fit construire une villa à mi-côte sur la route de Fécamp.

Nous arrivions sur le versant Nord ; nous avions devant nous le golfe de Saint-Tropez dans toute son étendue, dans toute sa beauté, sous un soleil rosé qui le poudrait d’une légère buée de même couleur. De l’autre côté, on apercevait la forêt de chênes-lièges ; dans le bas, sur le littoral, elle paraissait grisâtre, embroussaillée, mais la partie des cimes, se perdant dans l’horizon, était d’un vert d’iris velouté qui était une caresse pour l’œil.

Le soir, mon maître raconta notre promenade à ses matelots, et Bernard lui dit que le mouillage de la Terrasse est moins que sûr ; qu’il est absolument découvert au vent d’Est, et que l’anse de Pampelone est baptisée par les marins de la côte la Baie de la Mort, à cause du grand nombre de bateaux qui viennent échouer sur ses sables. Monsieur conclut : « Beau et perfide, alors ».


Le lendemain, à 9 heures du matin, nous étions déjà sur le Bel-Ami, car mon maître désirait aller vers la haute mer « le plus loin possible », disait-il à Bernard, quand tout coup, à vingt mètres du bateau, un clairon sonna aux champs… Monsieur lisait son journal, assis à l’arrière ; il se mit à rire en disant : « Est-ce que Saint-Tropez va avoir une prise d’armes ? Il n’y a pas un seul képi, même le garde champêtre fait sa tournée, coiffé d’un buffalo. »

Des omnibus à galerie vinrent s’aligner sur les quais, puis arrivèrent un grand nombre de femmes, habillées de couleurs claires et coiffées de capelines blanches, qui semblaient vouloir s’envoler au moindre vent. Elles portaient de gros paquets qu’on chargea sur le dessus des voitures. Une nouvelle sonnerie de clairon se fit entendre, et toutes prirent d’assaut les véhicules, dedans, dessus, il y en avait partout, jusqu’aux côtés des conducteurs. Alors elles se mirent toutes à chanter en la langue de Mireille.

C’était doux, quoique très enlevé, cela ressemblait à un Chant du départ, mais qui n’avait rien de belliqueux. Raymond nous expliqua que c’étaient des ouvrières qui partaient pour faire la cueillette de la fleur d’oranger à Cogolin, où l’on en fait un très grand commerce. Ce joyeux départ, tout imprévu, mit mon maître d’humeur gaie, et il nous raconta des histoires sur les exodes des Normands qui vont faire la moisson d’un pays à l’autre.


Saint-Raphaël, 11 août 1890. — L’accès de ce port est plus facile que celui de Saint-Tropez, il avance davantage dans la pleine mer. La chaleur est excessive ; aussi, dès qu’il y a un peu de brise, si légère qu’elle soit, elle est toujours la bienvenue et on est plus à même d’en profiter.

Dès le matin, mon maître va faire un tour dans les bois de Boulouris, pour y chercher un peu de fraîcheur. Il passe et repasse par l’avenue ombragée qui relie Saint-Raphaël à Fréjus. À son avis, sur cette promenade, il y a toujours de l’air, quelque soit le temps. Il a baptisé cette route le Zéphir de Fréjus.

Il continue à prendre ses repas à bord, mais pour la nuit, nous avons élu domicile dans un hôtel entouré de pins. Le jardin est en bordure du chemin de halage qui suit la mer ; il n’y a pas de plage à cet endroit ; le jardin, le chemin et l’eau sont à peu près au même niveau. Quand le vent du Sud donne un peu, les pieds des pins qui sont en bordure sont couverts d’eau salée qui ne semble pas leur nuire. Des fenêtres de sa chambre, Monsieur a la vue du large ; à une encablure en mer, on voit de très beaux rochers en porphyre, d’un rouge superbe, qui donnent la silhouette de deux lions semblant, par leur attitude, défier la terre d’avancer vers eux.

Le 12, au soir, la journée a été tellement accablante que nous avons de la peine à quitter le pont du bateau, où sous la tente nous avons passé une partie de la journée. Raymond a eu le temps de faire sa sieste, aussi est-il tout disposé à bavarder ; et il nous raconte l’histoire du matelot surnommé Patience, parce que jamais il n’avait eu un moment d’impatience.

Aujourd’hui, le 15, nous sommes sortis avec la fraîcheur, profitant des premiers souffles que nous a envoyés le golfe de Fréjus, et nous passons toute la journée au large. Sur cette immensité bleue il fait délicieux, on a suffisamment de vent pour naviguer ; il est 3 heures et demie de l’après-midi ; je sers le thé de mon maître : « Déjà ! me dit-il, je me trouve si bien ici que je ne m’aperçois pas que le temps passe. » Il désire que nous prenions du thé chaud avec lui ; il vante cette boisson hygiénique, cela lui fait plaisir de voir que nous pensons comme lui. Puis, il nous explique que nous nous trouvons en ce moment à peu près à l’emplacement où l’amiral Baudin livra, en 1800, un combat aux Anglais, qui, eux, sont de fameux buveurs de thé.

Il prend la barre et Bernard se permet de dire que je suis en retard pour raconter quelque chose qui les fasse rire. Je demande alors à mon maître s’il me permet de lui servir encore du breton : « Mais certainement, me dit-il, le breton a toujours du caractère. » Bernard et Raymond, qui voulaient que je les fasse rire, restent la bouche ouverte à la fin de mon récit qu’ils traitent de fable. Je leur affirme que c’est arrivé ; alors ils se tordent, et mon maître leur dit : « Les coutumes de ce pays sont étranges, mais il y a toujours quelque chose à en retenir. »

Raymond monte au grand mât pour décrocher un filin qui s’était pris dans un crochet ; Bernard est à tribord, le long du bastingage, accroupi, dans la position d’une grenouille qui se dispose à sauter à l’eau. Il écoute et inspecte de la main un pataras qui grince, faisant un bruit très désagréable. On dirait une roue mal graissée. Enfin tous ces petits inconvénients s’arrangent et le grand « oiseau blanc » vole maintenant à tire-d’ailes vers son nid. Nous revenons vers Saint-Raphaël ; le soleil n’a pas complètement disparu derrière la chaîne des monts des Maures. Mon maître regarde la vallée de l’Argens et fait les réflexions suivantes : « Comme c’est impressionnant, cette vallée, surtout au moment où le crépuscule s’empare d’elle et lorsque flottent les brumes de chaleur ! Elle évoque bien des souvenirs. Ces marais, devenus aujourd’hui des potagers, furent autrefois un port romain. Les croisés partirent souvent de là, et après les guerres d’Italie, d’Orient, etc., les rois de France, à différentes reprises, vinrent s’y réfugier avec leurs escadres. Il y aurait quelque chose de beau à faire avec tous les souvenirs de cette vieille cité de Fréjus, mais je ne peux pas tout entreprendre. Ma tête actuellement représente un chantier rempli de matériaux pour plusieurs années de travail. »

Il ajouta : « C’est ici, dans ce joli cadre, que Gounod composa Roméo et Juliette. »

À notre arrivée dans le port, Bernard donne l’ordre de mouiller. Raymond exécute la manœuvre avec une promptitude et une régularité admirables, et le Bel-Ami, avec une souplesse extraordinaire, tourne sur lui-même et va placer son arrière à deux mètres du quai, pas plus près, pas plus loin, juste à la distance de la longueur de la planche.


Le 20 août, mon maître est allé à Maison Close, saluer M. Alphonse Karr. Il nous prévient que nous partirons pour Nice au premier jour de bon vent.


22 août, Nice. — On ne respire pas dans le port de Nice comme dans celui de Saint-Raphaël. M. de Maupassant marche sur le pont de son bateau ; il fait le quart, comme disent les matelots, et ne semble pas satisfait. Il regarde la montagne, « pour ne pas, dit-il, voir ce qui se passe plus près de lui », et il ajoute : « Si mes yeux peuvent aller au loin chercher quelque chose qui me fait plaisir, il n’en est pas de même de mon odorat. Décidément ce port sent trop le commerce pour mon tempérament. »

Il déjeune chez Mme de Maupassant, villa des Ravenelles, et reprend sa bonne humeur habituelle quand il entend sa mère lui dire qu’elle se trouve si bien dans ce jardin, que sa santé s’est beaucoup améliorée, au point de pouvoir dormir sans chloral, et de voir maintenant suffisamment pour lire.

Dans l’après-midi, il s’arrête dans le chemin, en face de la cuisine. Depuis un moment déjà, il est près d’un vieux tronc d’arbre où il y a une grande fourmilière, et soudain il m’appelle ; armé de son lorgnon et de sa loupe, il regarde travailler ces petites bêtes, il admire leur manière de vivre. « Vous savez, me dit-il, chez elles, il n’y a pas de souverains, la besogne est distribuée, et chacune en fait sa part avec le plus grand amour-propre. Jamais le moindre désordre ne se produit, les tâches sont réparties ; celles qu’on nomme les ouvrières construisent les galeries, et ont aussi la charge de nourrir les femelles qui sont occupées à pondre, et auxquelles elles ont préalablement arraché les ailes à leur retour de l’entrevue qu’elles ont eue avec les mâles. Mais ce n’est pas tout… les mâles sont mis à mort par la colonie après une seule entrevue : qu’en pensez-vous ? »

Il suivait toutes les évolutions de ces laborieux insectes ; il aurait désiré assister à quelque exécution, quoique ne paraissant pourtant pas approuver cette méthode expéditive, voir les fourmis porter les cadavres dans la chambre funèbre, où elles les laissaient se momifier.

La petite Simone, la filleule de Monsieur, est venue près de lui ; elle saute sur sa balançoire qu’elle fait marcher avec force. Son parrain lui conseille d’aller plus doucement, il craint qu’elle ne tombe.

Après le déjeuner, le deuxième jour de notre séjour à Nice, le Bel-Ami lève l’ancre et va le soir se placer derrière le môle de Cannes. C’est encore là que mon maître se trouve le mieux, car on y trouve un établissement d’hydrothérapie très bien dirigé.


Lyon. — Le motif de notre présence à Lyon en novembre 1890 est la fin prématurée du frère de mon maître, qui s’est éteint il y a un an. Il habitait un joli village au delà des ponts jetés sur les grands fleuves qui arrosent cette cité. Profonde était l’affection de mon maître pour son frère. Il le lui prouva bien du reste, à différentes phases de sa vie, par les conseils paternels qu’il lui donna en toute circonstance.

Il est 11 heures seulement, et nous avons déjeuné. Une voiture vient nous prendre et nous conduit chez un fabricant de monuments funéraires. Tout a déjà été réglé avec cet homme ; mais mon maître veut seulement avoir quelques renseignements supplémentaires concernant la concession à perpétuité de la tombe. Puis nous partons, nous traversons la rivière, et nous arrivons dans la campagne… Je parle peut-être un peu trop, pendant ce trajet, des choses qui se rencontrent sur notre chemin, car mon maître ne paraît nullement s’y intéresser et ne répond que rarement. Il est pensif et son regard semble chercher très loin quelque chose qu’il ne trouve pas… Alors je ne dis plus rien, et c’est dans cette campagne un silence profond. Notre voiture roule ainsi pendant une heure.

Tout à coup M. de Maupassant baisse la glace qui est à sa portée et m’indique du geste une maison sur la gauche tout entourée d’arbres, et d’une voix qu’il s’efforçait de rendre naturelle : « C’est là, dit-il, dans cette demeure, que mon pauvre frère est mort. »

Dix minutes après, nous arrivons sur le parvis d’une coquette église de campagne ; puis nous nous dirigeons vers le champ de repos où se trouve la sépulture de M. Hervé. C’est une tombe de marbre noir, où sont écrits en lettres d’or le nom et l’âge de celui qui repose là pour toujours… Le monument est de bon goût et imposant dans sa simplicité.

Relevant alors la tête, je découvre le beau site que domine ce cimetière. Monsieur est resté immobile et silencieux. Je fais alors quelques pas et je risque quelques paroles pour lui faire remarquer le paysage ; mais il ne paraît pas m’entendre, sa figure a pris cette teinte violacée qui marque chez lui une violente émotion. Il ne pleure pas, mais sa figure est toute contractée et cette douleur muette, sans sanglots, me serre le cœur. Il finit par dire : « Cette tombe est bien celle qui convient ; de forme arrondie, la pluie du ciel se chargera de la nettoyer. » La main qui tient sa canne a des mouvements nerveux. Je m’efforce de l’emmener hors du funèbre enclos ; il me suit sans prononcer une parole, saute d’un bond dans la voiture et tombe plutôt qu’il ne s’assoit dans son coin. Il semble toujours regarder au loin, sans rien voir.

Nous reprenons le chemin par lequel nous sommes venus. En apercevant la maison de son frère, il n’a qu’un mot, toujours le même : « C’est là !… » Et alors, avec un grand flux de paroles, il me fait le récit des principaux épisodes de la vie de celui qu’il pleure. Dans tout ce qu’il me confie, je retrouve bien la ressemblance de ces deux êtres, pourtant si différents par certains côtés. Il ne peut me dire que du bien de son frère, mais il regrettait seulement qu’il n’ait pas voulu suivre la carrière diplomatique, pour laquelle il lui reconnaissait des dispositions. Au lieu de cela, il a voulu entreprendre la culture des fleurs, et dans ses jardins, nu-tête l’été, en plein soleil, par deux fois il fut frappé d’insolation. De nouveau, mon maître se tait… J’aperçois en ce moment, des deux côtés de notre voiture, deux longues lignes claires, entre des murs élevés. C’est le Rhône qui court vers des pays plus cléments, comme s’il voulait fuir le brouillard qui pèse sur lui.

Monsieur est toujours absorbé, et nous arrivons ainsi à l’hôtel. Là, je lui sers un thé bien chaud. Il se met à arpenter sa chambre de long en large et se remet à parler de la mort de son frère : « Je l’ai vu mourir, me dit-il. Selon la science, sa fin devait arriver un jour plus tôt ; mais il m’attendait, il ne voulait pas partir sans me revoir, sans me dire adieu… Au revoir peut-être ?… Qui sait !… Quand je l’eus embrassé, il prononça très fort par deux fois : « Mon Guy ! mon Guy ! » comme autrefois dans le jardin des Verguies, quand il m’appelait pour une partie de jeux… De mon mouchoir je lui essuyais ses pauvres yeux voilés dont le beau bleu avait disparu. Sur un signe qu’il fit, je crus comprendre qu’il désirait voir s’abaisser un peu ma main, et alors il la toucha de ses lèvres… Ah ! que son amitié était sincère, pauvre frère ; et vraiment il nous a été enlevé bien jeune ! »

Le chagrin de mon maître était bien profond en ce moment…

Il ne sortit pas de la soirée et, le lendemain matin, après être allé visiter la colline de Fourvières, nous sommes rentrés à Paris.