CHAPITRE XIII

18 AOÛT 1889


La grande fête de la Sainte-Hélène. — Le grand yacht Bull-Dog amène le beau monde. — Les Nausicaas normandes. — L’âme du docteur humanitaire. — Le Sphinx-Cottage. — Ronde pastorale à l’ancienne mode sur le pré. — Le Crime de Montmartre et le peintre Marius Michel — Incendie inextinguible et sauve-qui-peut. — Fuite de l’assassin hypothétique. — Loterie amusante. — C’est le coq… — Un lapin à Mme Arnould}. — Somnambule extra-lucide. — Quinze cents curieux autour de la Guillette.


Étretat, 17 août 1889. — Des peintres installés dans le petit chemin près de la cuisine finissent un tableau représentant le Crime de Montmartre ; mon maître les admire et rit de bon cœur ; puis, s’adressant à moi, il me demande :

« Eh bien, François, tout est-il prêt pour demain ? Avez-vous tout ce qu’il faut, des tonneaux, des planches, des blouses, des chapeaux, poules, lapins, poste de somnambule, les bidons de pétrole et la prison, les tuyaux d’arrosage, les lances, et les deux pompes en bon état ? Le tableau décoratif et sensationnel va être terminé. Demain, vous direz à Eugénie d’aller chez Vimont prendre du sang le plus chaud possible. Les costumes de pompiers sont arrivés et j’ai vu la somnambule, elle est très réussie. Pour les gâteaux, vous êtes bien entendu avec Mme Lecœur ? »


18 août. — C’est jour de la Sainte-Hélène. Les marins d’Étretat et les baigneurs qui faisaient leur promenade quotidienne sur cette plage restèrent les yeux écarquillés en apercevant un superbe yacht à vapeur, le Bull-Dog, aux couleurs françaises à son grand mât et celles du Club de France à l’arrière.

Des chaloupes furent mises à l’eau pour conduire à terre tout le beau monde qui était à bord. Sous un soleil très doux, par une mer calme, ces barques blanches glissent lentement, avec grâce, à la cadence de leurs rameurs, sur cette nappe verte au fond d’émeraude comme on ne la voit qu’à Étretat. Les petits bateaux chargés de dames aux robes claires, aux chapeaux tout garnis de fleurs, avec des ombrelles de nuances plus jolies les unes que les autres, semblent des jardins flottants, lorsqu’ils s’approchent de terre.

Les pêcheurs et les maîtres baigneurs, gens aimables, vont au-devant pour faciliter le débarquement. Une fois sur les galets, ces dames se rajustent, secouent leurs robes. Tout à coup, elles aperçoivent, non loin d’elles, une file de bonnets blancs qui faisaient des mouvements de va-et-vient continus. Elles s’approchent et ne sont pas peu surprises de voir sur la plage des femmes occupées à laver du linge dans une source qui descend à la mer au milieu de gros cailloux. Un petit âne, attelé à une charrette, est là, au milieu des paquets de linge mouillé. Une de ces dames lui frotte le dos, de son ombrelle ; elle voudrait le caresser, ce vaillant animal qui est seul de son espèce dans le pays. Mais elle ne peut l’approcher à cause des monticules de linge qui l’entourent et elle s’éloigne à regret. Cet ânon avait été offert aux laveuses par un docteur humanitaire, pris de pitié, en voyant le mal qu’avaient ces pauvres femmes à monter sur leur dos, jusqu’au haut des falaises, qui leur servent de séchoirs, les gros paquets de linge mouillé.

Une de ces dames dit : « Comme cela m’amuserait de barboter avec ces bonnes femmes dans cette belle eau si claire ! — Hum, fait une voisine, pour un moment peut-être ! » Et elle ajoute : « Mais je crois me rappeler que M. de Maupassant m’a dit qu’une rivière passait sous sa maison. C’est elle, sans doute, qui vient aboutir ici ? » C’était bien vrai, cette rivière, aujourd’hui souterraine, qui passe sous la Guillette, était autrefois la rivière du Grand Val.

Tous les hôtels d’Étretat furent envahis. Il n’y avait pas seulement les invités venus par mer, il en était arrivé aussi de Dieppe, de Fécamp et des châteaux environnants…

Vers 2 heures, tout ce monde se dirigea par groupes vers la rue Alphonse-Karr, prit la grande rue et arriva à la passée, à l’entrée de laquelle plusieurs remarquèrent une inscription sur la porte d’un chalet caché dans un fouillis de verdures et une profusion de fleurs.

« Sphinx-Cottage. » Ce nom dut éveiller plus d’un souvenir parmi ces passants de la haute société parisienne, car celle qui l’habita pendant de longues années fit de telles brèches dans cette société que son souvenir peut s’atténuer peut-être, mais ne s’effacera jamais.

La passée est traversée, toutes les ombrelles sont ouvertes, abritant de jolis visages qui ne veulent pas se laisser brûler par le soleil ; des robes longues et demi-longues balayent la poussière du chemin. On arrive en face d’une chapelle où l’on entend des Anglais, habitués d’Étretat, chanter comme des bienheureux.

Encore quelques pas et les premières personnes arrivent à la porte de la Guillette, qui est toute grande ouverte. Dans la prairie à droite, juchés sur des tonneaux, des musiciens coiffés d’énormes chapeaux, habillés de blouses bleues très longues, si longues qu’on ne voit pas leurs pieds, semblent ne faire qu’un avec le fût qu’ils surmontent. Ils accueillent les invités en soufflant, de toute la force de leurs poumons dans leurs instruments, un Ça ira retrouvé par mon maître dans les cartons de musique de son grand-père : « Ce morceau, disait-il, et les costumes des musiciens sont bien de la même époque. » Les échos des dernières notes s’étaient perdus dans la falaise qu’il arrivait toujours du monde. Le jardin et le carré normand présentaient alors un coup d’œil ravissant avec toutes ces belles personnes aux jolies toilettes fraîches, aux couleurs chatoyantes. Mais ce qui primait tout, c’était la grande gaîté de la réunion.

Lorsque toutes les présentations furent faites. Monsieur, aidé de quelques intimes initiés, organisa une danse monstre dans la prairie. Tout le monde y participait. Je vois encore mon maître… Il tenait une dame de chaque main, il s’en donnait à cœur-joie ; il se trémoussait et entraînait ses danseuses. Quant à elles, elles riaient tellement que s’il ne les avait pas bien tenues, elles seraient tombées. De temps en temps une de ces dames perdait un soulier et c’étaient alors des cris et des rires qui arrivaient à couvrir le son des instruments.

On passa ensuite au jeu de la bascule, que des pompiers amateurs exécutaient sur la mare, où l’un d’eux tomba et s’immergea à fond.

Puis, ce fut le Crime de Montmartre, scène vécue devant laquelle tout le monde défila. Ce crime était représenté dans le fond d’un couloir où régnait un demi-jour propice à la chose… Le tableau avait été brossé en trompe-l’œil par le peintre Marius Michel.

Un sergent de ville a pendu sa femme par les pieds et, pris d’une curiosité malsaine, il lui pratique une section dans le ventre, voulant voir des choses qu’il ne comprenait pas. Le sang coule à flots, du vrai sang. Comme couteau, le stylet de mon maître est fiché dans la plaie. L’effet est saisissant, surprenant de réalité ; aussi plusieurs de ces dames sont-elles impressionnées, elles se cachent les yeux pour ne plus voir.

Tout à coup, dans un groupe, on désigne l’assassin. Tout le public, aidé des pompiers, procède à l’arrestation du criminel, qu’on conduit immédiatement en prison. Au bout de quelques instants, le prisonnier roublard met le feu à sa prison et profite de la stupeur générale pour s’enfuir. Les pompiers font leur office, s’emparent de leurs lances et se mettent en devoir d’éteindre l’incendie. Mais plus ils y jettent d’eau et mieux cela brûle. C’est que cette prison est toute construite de bois et de paille et a été arrosée de pétrole. Dans les allées qui entourent l’incendie, tout le monde prend un réel plaisir à voir monter ces belles flammes, ce que constatent messieurs les pompiers, et, tout à coup, ils dirigent leurs lances sur des groupes de dames et laissent la prison se consumer à son aise. Des cris partent de tous côtés, un sauve-qui-peut se produit. Mon maître est obligé de nous envoyer pour faire cesser le jeu. Avec quelques serviettes, le mal est vite réparé. C’était là, entre parenthèse, une reconstitution, avec la charge en plus, du genre qu’exploita plus tard avec succès le Grand Guignol.

On reprit un peu haleine en allant au buffet dont Mme Leconte du Nouy faisait les honneurs avec sa bonne grâce naturelle. En ce moment sa belle tête d’artiste, comme disait mon maître, était parfaite, tout auréolée de fleurs disposées à son intention.

Une loterie succéda au mélodrame. On avait placé dans le fond du jardin une table à étagères. Il y avait des vases et des pots de toutes sortes. Je fus même très surpris d’y voir figurer deux tout petits vases de Chine rose, anciens. Tous les numéros étant distribués, le tirage commença. Chaque lot était aussitôt remis à l’heureux gagnant et toute l’assistance riait à se tordre, mais ce fut bien mieux quand mon maître appela le numéro 16 ; une voix claire répondit : « Voilà ! » Monsieur prononça : C’est le coq, et je remis entre les mains d’une jeune demoiselle un coq vivant, superbe, et pour qu’il ne s’ennuyât pas seul, je lui donnai aussi une poule. Une bête à chaque main, cette jeune personne était bien embarrassée, d’autant plus que ces animaux, se sentant mal tenus, faisaient tous leurs efforts pour s’échapper. Bien entendu, ce fut un rire général.

On proclama le numéro 29. Mme P. Arnould leva le bras et tendit le billet. « Ce numéro, dit mon maître, gagne un lapin vivant garni de toute sa fourrure. »

Je donnai son lot à cette dame en lui conseillant de le prendre par les oreilles, ce qu’elle fit, non sans se désoler : « Je ne pourrai jamais porter cette bête ! — Mais si, Madame, lui dis-je, vous le mettrez dans le coffre de votre voiture. » Alors, marchant de côté pour tenir le lapin éloigné d’elle, la dame se mit en route pour gagner l’entrée du jardin. Plusieurs invités la suivaient, prenant un très grand plaisir à voir son embarras. Le lapin donnait à tout instant des coups de reins, et, à chaque fois, la dame jetait un cri et faisait un pas en arrière. Elle ne le lâcha tout de même pas…

On avait aussi organisé une baraque de devineresse extra-lucide ; Mme R…, experte en l’art de la chiromancie, pendant toute la durée de la fête distribuait des prédictions aux dames.

« Ah, mon pauvre François, m’avoua-t-elle après la séance, il était temps que cela finît, car ma chaise et ma personne auraient abouti à ne faire qu’un. Enfin, on n’a rien sans peine et je me suis tout de même amusée aux dépens de ces grandes dames. La plupart d’entre elles croient ce que je leur ai dit, je vous l’assure ; c’en est renversant ! »

Il était l’heure de se mettre à table. Tous les intimes de la Guillette étaient là, et, en plus, quelques amateurs qui avaient aimablement prêté leur concours à l’organisation de la fête. À cette fin de journée, tout le monde s’amusa beaucoup et se répandit en bons mots que se renvoyaient ces gens d’esprit avec la rapidité des balles de tennis dans une partie bien engagée. Malgré tout, mon maître n’avait pas ce soir-là toute son ampleur de gaîté ordinaire. La fête avait bien marché, c’est vrai, mais on sentait qu’il aurait voulu mieux.

Le lendemain, il vint à la cuisine faire tourner la carte du ciel, qu’il délaissait depuis quelque temps, et il me dit : « Cela s’est très bien passé, mais comme c’est ennuyeux de ne pas être complètement clos pour ce genre de divertissement ! Vous avez vu, autour des haies et assis sur la côte, tout ce monde ? Je suis sûr qu’il y avait bien quinze cents curieux… Si j’avais une très grande maison et une propriété bien fermée, je ferais mieux, soyez-en sûr. »

Et il m’expliqua son plan qui ne me parut pas irréalisable. Il termina en me disant : « Cette fois, ce ne serait pas douze ou quinze personnes que vous auriez à faire coucher sous le même toit, mais quatre-vingts ou cent. » Un rire élargit sa moustache et il alla faire le tour de la mare et de son carré normand.

Ce même jour, je rencontrai sur la route du Grand Val la jolie Hélène de la rue Saint-Lazare. Elle tenait par la main deux jolis garçonnets de cinq ou six ans, un brun et un blond. Elle me pria de demander à mon maître de la recevoir ; mais il l’avait aperçue, et vint lui dire bonjour ; ce fut tout… car il ne recevait plus de ces aimables dames…