CHAPITRE III

NOVEMBRE 1884-FÉVRIER 1881


La salle de douches. — La serre. — Acquisitions. — Piroli. — Un cadeau du jour de l’An. — Un plafond merveilleux. — Voyage en Italie. — Le retour. — Emballage défectueux. — La pierre de soufre. — Travail et vie mondaine. — Le dîner du collégien. — Traîneau hollandais. — Étretat. — La Normandie en fleurs. — Les vases de vieux Rouen. — La cuvette de vrai Chine. — Bel ami a paru.

Paris, novembre 1884. — « Vous voyez, François, avec ce calorifère je ne serai pas trop mal ici. Son installation est bonne ; il chauffe bien, peut-être un peu trop ; mais quand les bouches seront ouvertes là-haut chez mon cousin, cela atténuera beaucoup la chaleur chez moi. Puis vous me dites que cela ne coûtera que un franc par jour, c’est pour rien, en comparaison du chauffage au bois… Je descends avec vous pour voir les foyers. » J’ouvris les deux portes du haut qui mettaient à découvert les quatre plaques rouges de l’appareil, et mon maître constata la puissance de chaleur : « Comment pouvez-vous vous tenir en face pour le charger. C’est un enfer ! » Puis il réfléchit : « Puisque je suis là, voyons donc si, dans la première cave à vin, je ne pourrais pas installer une salle de douches, car avec la proximité de cet appareil de chauffage il ferait très bon venir se doucher ici. »

On manda l’architecte et l’installation fut vite faite. Mon maître en était enchanté :

« J’ai eu là une excellente idée ; les eaux de la ville donnent une pression plus que suffisante et voyez comme c’est simple. Je pourrai maintenant prendre tous les jours une douche sans sortir de chez moi, même deux, si cela me plaît. Certainement le bain, le tub, et surtout la douche sont ce qu’il y a de plus salutaires à l’homme. »

Et d’un ton très haut, mon maître ajouta : « Quand je pense que Flaubert n’a jamais voulu faire d’hydrothérapie, pas même de frictions ! C’est vraiment dommage ; il ne serait pas parti si jeune. Mais il n’a jamais voulu faire d’hygiène. Pensez ! il n’avait que soixante ans quand il est mort ; il était encore fort et vigoureux, et, nul doute qu’une douche, comme celle-ci, l’aurait prolongé. »

Quelques jours après, mon maître fit venir le tapissier pour poser des saints ; on les plaça dans la serre, un de chaque côté du Bouddha. Puis on acheva d’installer la tenture de cette pièce, qui communiquait avec la chambre à coucher. Les tentures mises comme portières empêchaient le jour de venir dans sa chambre et, comme il n’avait qu’une demi-fenêtre donnant sur une petite cour, il dit à Kakléter : « Vous avez très bien arrangé ma serre, c’est très joli ; mais je manque d’air dans ma chambre avec ces portières. Si je n’en mets pas, la nudité des vitres, me frappant sur les yeux la nuit, me fera mal. Je vais acheter une paire de rideaux joncs et perles, cela tamisera le jour et j’aurai plus d’air dans ma chambre. » Ainsi fut fait et Monsieur se trouva ravi de son installation.

Cette serre, sorte de petit jardin d’hiver où il y avait toujours des palmiers, des plantes et des fleurs, lui plaisait beaucoup ; il s’y tenait presque constamment ; là, il trouvait la clarté et le calme nécessaires pour composer ses ouvrages. Tous les jours il me rapportait quelque objet nouveau pour orner son appartement. Un soir en rentrant, il me remit un paquet : « Déballez-moi cela avec beaucoup de précaution, car ce sont des flacons à parfums en verre de Venise ; ils sont d’une grande valeur et très beaux. Ils feront bien mon affaire, car ils peuvent contenir chacun un litre. Comme j’en dépense beaucoup, il y en aura un pour l’eau de Cologne, un pour l’eau de toilette et, pour les deux autres, je verrai… »


Décembre. — Le froid commençait à se faire sentir, néanmoins mon maître ne manquait pas de prendre ses bains et sa douche tous les jours. L’eau était très froide, disait-il, et il en était très content, parce qu’il obtenait de bonnes réactions. Un jour que l’eau était encore plus froide que d’habitude, mon maître remonta très vivement, ayant encore sa grosse moustache tout inondée d’eau : « Elle est parfaite ainsi ! Vous donnez très bien la douche ; bientôt je vous prendrai pour un élève de Pascal, le célèbre doucheur. »

J’étais très heureux de voir Monsieur content et vite je le suivais pour lui donner une bonne friction à l’eau de Cologne, ensuite il se frictionnait lui-même au gant de crin.


« Voyez, François, me dit-il un jour, je pense que pour ce rez-de-chaussée, il serait bon d’avoir un chat, car il chasserait la vermine par sa présence ; il vaut mieux s’en préserver que d’avoir à s’en débarrasser. »

Quelques jours plus tard nous avions une petite chatte que mon maître baptisa du nom de Piroli ; en peu de temps elle devint très familière, aimant beaucoup les caresses. Elle faisait des parties, jouant surtout avec les rideaux de perles ; cela durait quelquefois des heures et mon maître, sur sa chaise longue dans la serre, prenait grand plaisir à admirer cette charmante petite bête si gracieuse et si souple dans tous ses mouvements. Il s’attacha beaucoup à cette petite Piroli, qui le lui rendait bien. Aussitôt qu’il rentrait, elle ne le quittait plus.


La veille de Noël, mon maître me dit :

« J’aurai demain un dîner pour le réveillon… Mais le Jour de l’an, je dînerai en ville, car vous aurez assez à faire par ailleurs… Un de ces jours, vous prendrez une voiture dans laquelle vous mettrez deux grands paniers à linge ; puis vous irez aux petites baraques des boulevards où l’on trouve un assortiment de bibelots très amusants et nouveaux de l’art parisien ; vous achèterez plusieurs objets du même modèle, ce que vous trouverez de plus intéressant et de plus drôle. Surtout n’oubliez pas de prendre de ces diables barbus qui sautent dès qu’on tire le crochet de la boîte… Je vous dirai ce qu’il faudra en faire le Jour de l’an. »

L’avant-veille du Jour de l’an, je rentrais avec deux paniers remplis de tout ce que j’avais acheté aux petites baraques. Mon maître étala le tout, en fit un tri et, le lendemain, il en emplit plusieurs caisses, dont une fut beaucoup plus soignée que les autres ; il s’arrangea pour mettre sur le dessus toute une rangée de ces diables barbus qu’il m’avait particulièrement recommandés. Il avait auparavant pris soin de défaire les crochets, de sorte que c’était le couvercle de la caisse, qui les maintenait dans leur boîte. « Celle-ci, me dit-il, est pour Mme O… Vous la porterez au moment du déjeuner et vous prierez le maître d’hôtel de la remettre immédiatement. Dites-lui de s’arranger pour qu’on enlève le couvercle sur la table de la salle à manger ; insistez pour qu’il soit fait comme je le dis. »

À midi, le premier de l’an, j’étais dans l’office de Mme O…, me débattant avec le maître d’hôtel qui ne voulait rien entendre. « Vous comprenez, me disait-il, il y a du monde. Je ne peux pas présenter votre caisse. » Moi, je lui répliquais : « Peu importe le monde, au contraire ; plus on est de fous, plus l’on rit. » Enfin, je finis par le convaincre, et lui expliquais la manière de s’y prendre pour enlever le couvercle tout droit d’un seul coup. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que j’entendis un brouhaha extraordinaire. On remuait des chaises, on riait, on trépignait. Je me disposais à partir quand le maître d’hôtel sortit de la salle à manger en me disant : « Ils rient tous ! mais tellement qu’ils en pleurent… Au revoir, au revoir ! »

Le soir, en habillant Monsieur, je lui racontai la peine que j’avais eu à décider le maître d’hôtel à présenter ma caisse : « Cela ne m’étonne pas du tout, me répondit-il. Tous ces maîtres d’hôtel de grandes maisons se ressemblent ; ils sont hauts comme des jubés d’église et la plupart servent très mal, avec leurs fausses manières de sacristain. Je trouve qu’on est mieux servi dans des maisons où il n’y a que deux bonnes… ? Mais vous les avez entendus rire… La chose a donc à peu près réussi. Cela me suffit. »

Il prit son chapeau : « Il fait très froid ce soir, dit-il, mettez Piroli dans sa corbeille près d’une bouche de calorifère, et laissez toutes les bouches de l’appartement ouvertes. En rentrant, je les fermerai, si je le juge à propos. »

Le 6 janvier, jour des Rois, mon maître avait à dîner quelques amis, artistes peintres et littérateurs. Quand tout le monde fut parti, pendant que je faisais la couverture, il m’emmena près de sa serre :

« Vous ne pouvez vous figurer comme ce coin me plaît. Eh ! bien, je vais encore l’embellir. Mon ami Oudinot, le peintre verrier, me cède un plafond en verres de couleur, fait pour un Américain qui a disparu. Ce plafond, paraît-il, est très beau et cela ne me surprend pas, car Oudinot ne sait faire que de très belles choses ; c’est un artiste dans l’âme. C’est lui qui a fait les vitraux du monument de M. Thiers au Père-Lachaise, et c’est une merveille. Alors, ces jours-ci, vous irez voir l’architecte, le serrurier, le plombier et l’électricien ; vous vous arrangerez pour leur demander de venir tous à la même heure, afin qu’on s’entende bien et que cela ne traîne pas. Car je voudrais être tout à fait d’accord avec eux avant mon départ pour l’Italie. Il faudra un appareil électrique pour allumer le gaz que je ferai installer au-dessus du plafond. Avec les vitraux de couleur, cela me donnera une très jolie lumière et des tons très doux. Dès que j’aurai bien arrêté les travaux à faire, je file en Italie et en Sicile avec quelques amis, Gervex, Amic, etc… Mais ce sera un court voyage, d’un mois ou six semaines au plus, car il faut que je travaille pour publier un volume fin mai. Je partirai vers le 18, un peu avant mes amis, afin de pouvoir rester quelques jours avec ma mère à Cannes… Vous vous arrangerez pour que toutes mes affaires soient prêtes et mes chemises repassées par cette personne qui travaille si bien… »

Le 17 janvier, tout est prêt. Mon maître va partir ; sa principale recommandation est de me dire : « S’il vous arrive de vous absenter plus d’un jour, il faudra mettre Piroli chez mon cousin et la bien recommander à la bonne. Puis, faites, je vous prie, activer les travaux ; que je ne voie plus d’ouvriers à mon retour, afin que je puisse travailler tranquille. »


Février. — Mon maître est à Rome, avec ses amis, MM. Gervex, G. Legrand, etc. Tous s’amusent beaucoup.


Mars. — Je reçois des petits colis de Girgenti (Sicile) qui sont en bien piteux état.


28 mars. — À 8 heures du matin, M. de Maupassant arrive d’Italie et, dès le vestibule, Piroli a reconnu sa voix ; elle accourt, se jette dans ses jambes avec des plaintes et des miaulements de joie.

« Bonjour ; ma petite chatte, mais laisse-moi rentrer. »

Elle ne voulait rien entendre. Il fut obligé de la prendre dans ses bras, tant elle criait.

« Payez le cocher, puisqu’il faut que je sois tout de suite à cette Piroli. Mais ce qu’elle a changé ! Elle est superbe. »

Et Piroli sur le bureau, pendant que mon maître prenait connaissance des lettres les plus pressées, faisait des ronrons et des gros dos, cherchant à appuyer ses deux pattes de devant sur la poitrine du maître, flairait sa moustache comme pour l’embrasser. Ce ne fut pas sans peine qu’il put arriver à lire sa correspondance.


Monsieur gagna ensuite sa chambre de bains. À peine est-il dans sa baignoire, que Piroli saute sur le petit meuble fixé à la tête de la baignoire et essaie d’atteindre le journal qu’il lit. N’y arrivant pas, elle lui envoie dans les cheveux des coups de patte veloutés et, en gesticulant, fait tomber dans l’eau une main desséchée qui se trouvait sur le meuble. Mon maître dit en la grondant : « Comment, tu fais tomber dans mon bain la main de Shakespeare ? Oh ! la petite gamine !… » puis, me rendant cette main : « Essuyez-la bien et posez-la plus loin, afin qu’elle ne puisse plus la faire tomber… Maintenant, servez-moi mon thé dans la serre. »

Tout en déjeunant, Monsieur admirait le nouveau plafond ; il m’appela pour apprendre le maniement de l’appareil à gaz, ainsi que de l’appareil électrique servant à l’allumage. Il voulut les faire fonctionner lui-même deux ou trois fois. Il était content.

« Eh ! me dit-il, c’est très bien ! Tout marche à merveille. Les douze becs de gaz s’allument d’un seul coup. Le soir, je suis sûr que cela fera très bon effet. Du reste, ce plafond est très beau, les nuances sont très douces et charment l’œil. Et puis, il fera bien meilleur dans cette pièce avec ce plafond ; l’humidité, la fraîcheur du toit se trouveront isolées par ce plafond vitré où les douze becs de gaz se chargeront de chauffer et de sécher tout. Je mettrai aussi des toiles de Gênes pour cacher ce mur ; cette vilaine peinture disparaîtra, ainsi que cette tenture verte qui est très laide. Ainsi arrangée, cette serre deviendra un petit salon. Quand j’aurai du monde dans l’autre salon, vous ferez entrer ici ; une fois la porte de ma chambre fermée, cela formera un petit appartement séparé. »

Nous revenons à la salle à manger où se trouvent les caisses que mon maître m’a envoyées d’Italie ; tout est sur le dressoir. J’avais laissé la plupart de ces objets dans leur caisse pour que Monsieur pût constater comment ils avaient été mal emballés. On les avait enveloppés d’un simple bout de papier tout déchiré ; aussi tout était cassé, sauf deux petites statuettes plus solides qui avaient résisté. À la vue de ce désastre, mon maître devint tout rouge, mais il sut se maîtriser :

« Dans ce cas, dit-il, puisque ce n’était pas bien emballé, les compagnies de chemin de fer ne sont pas en faute, ce sont ces bougres de marchands ! Mais ce qu’il y a de plus fort c’est qu’ils ont dû se donner le mot pour mal emballer, car j’ai acheté ces bibelots un peu partout… À moins que ce ne soit la mode d’emballer ainsi dans leur pays. Ce sont des êtres si extraordinaires ! Ainsi on entre chez un de ces antiquaires, il vient d’abord un monsieur d’un certain âge vous demander ce que vous désirez. Puis se présente une dame d’âge mûr, ensuite arrive une seconde dame jeune et un autre monsieur, jeune aussi. Leurs politesses exagérées et leurs manières ne laissent aucun doute sur leurs propositions malhonnêtes. Ils sont révoltants, sales et répugnants. Avec cela, ils sont beaux comme leur pays, qui contient des merveilles, en palais et musées, on est obligé d’en convenir. Leurs musées renferment des richesses incalculables et sont de toute beauté, et autour de toutes ces choses si belles, grouille une populace immonde ; le contraste est frappant et triste. Toutes ces belles choses perdent beaucoup à être placées dans de tels milieux.


« Ah ! vous défaites ma malle, François ? Donnez-moi donc une pierre de soufre qui se trouve dans le fond. » Je la lui donne ; en la prenant, il s’aperçoit qu’elle commence à s’effriter :

« C’est moi qui suis allé la chercher au fond d’une mine. Nous sommes partis quinze ou seize pour y descendre. Je les ai tous semés en route. Seul avec le guide, je suis allé jusqu’au bout. Vous dire que c’était sans inconvénient, non ! La marche était difficile et l’odeur insupportable, mais je n’aurais pas voulu qu’on dise que je n’avais pas pu suivre un guide dans une mine de soufre !… »

Piroli, qui ne cessait de se frotter le long des jambes de mon maître reçut de la poussière de soufre dans les yeux, elle se mit à miauler et à courir comme une folle ; ce ne fut pas facile de la reprendre et de la soigner. Mon maître était prêt à jeter la pierre par la fenêtre, tant il était désolé : « Décidément, tout ce qui vient de ce pays nous porte malheur. » Et, prenant Piroli sur ses genoux, il la caressait : « Ma pauvre petite, ma belle petite. »

Lorsqu’il l’eut un peu calmée, il me dit : « François, vous me préparerez mon habit pour ce soir ; je dîne chez Mme X…, je vais ensuite au théâtre ; cette dame veut me présenter à M. Raymond Deslandes. Tout le monde me répète que je devrais me mettre à faire du théâtre, mais cela ne me plaît pas beaucoup et si j’arrivais à en faire, ce ne serait sûrement pas dans la note de ce qui a été fait jusqu’à présent. J’ai horreur de ce genre ficelle. Non ! non ! Cela, je ne consentirai jamais à le faire. Chaque fois que je vais au théâtre, j’en sors horripilé. Si ce n’était pour cette charmante société qu’on y rencontre toujours, je n’y mettrais jamais les pieds. Aujourd’hui j’avoue que j’aurais préféré mon lit à cette soirée, et pourtant je n’ai pas mal dormi de Cannes à Paris. »


Mon maître a repris son travail ; il écrit quelques chroniques pour les journaux, afin de pouvoir ensuite s’occuper tout à fait de son nouveau roman.


Avril. — Un dimanche, mon maître consulte son agenda :

« Je dîne en ville dit-il, tous les jours de la semaine, excepté mardi. Ce jour-là, j’ai des amis ; vous nous ferez un dîner comme d’habitude ; nous serons quatorze. Puis, vendredi, nous ne serons que quatre, mais je tiens quand même à ce que vous nous donniez un bon dîner ; vous nous en donnerez même deux, un gras et un maigre, car je crois que ces dames font maigre ; le petit monsieur qui sera le quatrième convive fera comme il voudra, il aura le choix. »

Le vendredi, à l’heure du dîner, je vois arriver deux dames d’un chic extraordinaire, très fortes toutes deux, très belles et exhalant sur leur passage les parfums les plus suaves. Puis la sonnette retentit de nouveau, j’ouvre et je me trouve en face d’un collégien ; je le fais entrer au salon. Il se présente très gracieusement, salue d’abord mon maître, puis ces dames de façon un peu gauche, comme un potache ahuri.

Mais il retrouva vite son aplomb à table ; il fut charmant, racontant des histoires de bahut très drôles, comme quelqu’un qui connaît à fond tous les dessous de ces casernes de jeunes gens. Il était beau, avait la bouche très fine, avec un peu de duvet naissant sur la lèvre supérieure, un nez aquilin et les narines sensiblement dilatées, des grands yeux noirs et une chevelure crépue de petit nègre.

Tout le dîner avait été arrosé de Champagne. En arrivant au dessert on était tout à la gaîté ; il y eut même des pieds mignons avancés sous la table et la scène devint des plus comiques. Ces dames attaquèrent de front le jeune sujet, qui ne se laissa pas désemparer ; il leur tint tête sur toute la ligne, et, tout en gardant toujours sa pointe de timidité, il n’hésita pas à leur dire qu’il ne demandait qu’à leur prouver qu’il était un homme aimable et non dépourvu d’une certaine valeur. Elles riaient très fort, s’esclaffaient, mais le collégien riait moins, et semblait prendre son rôle fort au sérieux. Quant à mon maître, il tortillait du bout des doigts un marron glacé niché dans sa petite corbeille de papier ; il ne mangeait plus, ne buvait plus, ne riait pas davantage ; il mordait sa moustache et de temps à autre tirait sa petite mouche et la rentrait dans sa bouche. Soudain il me jeta un regard, ses yeux étaient mouillés et rouges ; il me dit : « François, donnez-nous le café, je vous prie… » À 9 heures et demie, j’allai chercher une voiture pour monsieur le collégien qui devait être rentré pour 10 heures. Mon maître l’accompagna jusqu’à la porte et lui serrant fortement la main, lui dit en appuyant sur ses mots : « Au revoir, mon ami. » Ces dames voulaient savoir qui était ce charmant éphèbe ; elles ne le surent jamais !…

Le lendemain matin, j’apportai le thé de mon maître et me mis à ranger un peu de droite et de gauche. Il me pria de l’aider à changer de place quelques meubles. Tout en prenant ces dispositions, il riait à part lui. Tout à coup il me dit : « Eh bien, François, comment avez-vous trouvé hier le petit collégien ? » Je lui répondis : « Il est tout à fait charmant. » Alors mon maître de rire très bruyamment :

« Ah ! il est charmant ? Mais c’est une demoiselle ! Vous rappelez-vous la petite institutrice qui était venue l’année dernière me demander de la recommander au ministre de l’Instruction publique ; c’est elle !… Ayant obtenu l’emploi qu’elle désirait, elle m’a écrit pour me remercier. Je me suis souvenu de son air gamin et je lui ai demandé de bien vouloir venir jouer ce petit rôle, qu’elle a, d’ailleurs, parfaitement rempli… Elle habite avec sa mère ; c’est une jeune fille très honnête… Mais avez-vous vu la tête de ces dames ? Elles sont parties convaincues que c’était un collégien de Condorcet. Je ne puis dire combien je me suis amusé. Je jouerai ce même tour à d’autres certainement. »


9 avril. — Mon maître, s’étant habillé pour aller faire des visites, me sonne pour me demander si j’avais l’intention de sortir l’après-midi : « C’est, me dit-il, parce que, hier, j’ai fait l’emplette d’un traîneau hollandais, je voudrais que vous soyez là pour le recevoir… »

Le lendemain. Monsieur me pria de l’aider à mesurer un coupon de soie bleue Louis XVI ; il voulait voir s’il y en aurait assez pour recouvrir son traîneau.

« Car, voyez-vous, me dit-il, ce jaune qui le recouvre est piteux. Garni de cette soie bleue, je crois qu’il sera très bien, sa forme est plutôt originale. Vous voyez ces grosses fleurs qui contournent le dossier ? Elles ne sont pas fines, mais les couleurs sont bien du temps et du genre hollandais. Envoyez donc un mot à Kakléter, mon tapissier, pour le prier de venir faire ce petit travail… ou mieux je vais lui envoyer un petit bleu, cela le fera se presser… Mais, j’y pense, nous sommes le 10 aujourd’hui, il ne faudrait pas que j’oublie que le 14 j’ai un dîner de journalistes ; le 16 ou le 17 nous irons passer quelques jours à Étretat ; j’ai besoin de prendre différentes dispositions pour l’été prochain, car j’ai loué une chasse assez importante, toutes les terres dépendant de la grande ferme Martin de Bordeaux-Saint-Clair et les bois environnants ; il y a des garennes excellentes. Vous verrez à l’arrière-saison, vous aurez des lapins à faire sauter dans vos casseroles. Il faudra aussi que je visite les maisons de ma mère à Étretat. Je vous demanderai de bien vouloir m’aider un peu, afin de veiller à ce qu’elles soient bien garnies de tout ce qu’il faut, au moins du nécessaire, pour arriver à louer cette année ces malheureux immeubles. »

Le 16 avril, mon maître me dit : « Nous partons demain pour Étretat. J’ai écrit à Cramoyson de faire du feu ; j’emmène un ami, M. B… Il ne connaît pas la Normandie, il va la voir pour la première fois sous un de ses plus jolis aspects. »

Le 17 avril, à 10 heures et demie, nous arrivons aux Ifs ; le coupé traditionnel nous attend. Après avoir fermé les portières, je monte sur le siège ; il fait très beau, ces messieurs ont baissé toutes les glaces ; j’entends très bien leur conversation. Nous arrivons en face d’un carré normand, tous les arbres à fruits sont en fleurs ; je demande au cocher de ralentir, ce qu’il fait de très bonne grâce, trop heureux, me dit-il, de faire plaisir à M. de Maupassant. Alors ces messieurs peuvent admirer à l’aise ce beau décor. L’ami de mon maître était ravi, enthousiasmé, à la vue d’une telle quantité de fleurs roses, mauves, violettes, blanches qui formaient d’immenses nappes colorées de teintes plus douces et plus fraîches les unes que les autres, enserrées dans un énorme cordon de verdure naissante. C’est ce cordon qu’on appelle fossés en Normandie. Entourés de ces bouquets ravissants, on entrevoit, par-ci par-là, quelques toits de chaume chargés de mousse brune et argentés de lichen. Par la trouée de la charmille, qui fait l’entrée de la ferme, tout ce bel ensemble se découvre sous un ciel bleu très pur, merveilleux. L’ami de mon maître ne cesse de répéter : « Est-ce joli, est-ce joli ! C’est féerique ! »

Nous arrivons aux dernières maisons de Bordeaux-Saint-Clair, quand mon maître me dit : « Vous avez vu, François, comme c’est beau. »

Sur le seuil de la Guillette, Cramoyson nous attend. Mon maître lui serre la main : « Bonjour, mon bon Cramoyson, comment allez-vous ? » Et Cramoyson, très content de nous voir, répond : « Merci, Monsieur, merci, et vous-même ? »

Les provisions étaient faites ; à midi, j’annonce à ces messieurs qu’ils sont servis. Ils ne se firent pas prier. Quand on est debout depuis 6 heures du matin, à midi, l’appétit est ouvert. Aussi les œufs brouillés à la crème et les belles côtelettes de Vimont, le boucher, ne furent-elles pas de trop sur la table. À la fin du déjeuner, mon maître me regarde : « Avez-vous à manger pour vous et Cramoyson à la cuisine ? » Je répondis : « Oui, oui, Monsieur, merci. » Il pensait à tout.

Nos quatre journées furent bien employées, tant en visite aux maisons de Madame qu’en préparatifs pour la chasse ; il fallait des chiens, etc. Enfin, le dernier jour, dès le matin, mon maître me dit : « Vous emballerez les deux grands vases de vieux Rouen ; vous les mettrez dans les grandes caisses d’eau de Châtelguyon. Je vous prie de soigner l’emballage, je serais désolé qu’il leur arrivât malheur. Ils sont très beaux et très rares, puis ils me viennent de mon grand-père, qui était grand amateur d’objets d’art. Il avait une collection très intéressante dans son vieux château normand ; il adorait aussi la chasse, il avait de très beaux chevaux et la meute sûrement la mieux entraînée de Normandie. »


Paris, 24 avril. — Mon maître m’appelle : « Je ne sais si c’est le voyage, mais j’ai une forte migraine. Je vais me faire une friction de vaseline à la nuque et si à 11 heures cela ne va pas mieux, je respirerai un peu d’éther. »

À midi, il prit sa douche, un bain de pieds à la farine de moutarde, il déjeuna légèrement à une heure. Le soir il se sentait beaucoup mieux et put aller dîner en ville.

Quelques jours plus tard, il me dit après son déjeuner : « Je vais chez mes éditeurs de l’autre côté de l’eau ; je dînerai en ville, en jaquette, vous n’aurez donc pas à m’attendre. »

Le lendemain on vint livrer une cuvette en vieux Chine ; mon maître me la montra : « Voyez, François, voilà ce que j’ai trouvé hier ; c’est du vrai Chine et je ne l’ai pas payé trop cher. » Il la posa sur la table de toilette, mais elle la couvrait aux deux tiers. « Elle est un peu grande, mais pas trop pour moi, car pour bien me laver la tête il me faut cela… J’ai acheté d’autres objets chez Mlle Guillau, qu’on apportera tantôt. Tout est payé, vous n’aurez que le pourboire du porteur à donner. »

Puis prenant sa petite Piroli sur sa chaise longue, il lui parlait : « Oui, oui, vous auriez bien besoin d’aller vous promener, mais ici ce n’est pas possible, vous vous perdriez. Patience, à Étretat vous pourrez courir. Quelles gambades vous allez faire sur le bon gazon. Les arbres, les oiseaux, les poissons, que de choses nouvelles pour vous ! » Et, la caressant il répéta : « Patience, patience, bientôt nous partirons ! »


22 mai. — Mon maître me dit : « Il y a une semaine que Bel Ami est paru, les demandes de la province sont nombreuses et la presse est bonne. Ne vous l’avais-je pas dit… hein ? Et il riait dans sa grosse moustache.