CHAPITRE PREMIER

NOVEMBRE 1883-MAI 1884


Mon engagement, le 1er novembre 1883. — Dix jours à Étretat. — Retour à Paris. — Un dîner de fiançailles. — Trop de dîners. — Janvier 1884. — Départ pour Cannes. — Fondation d’un cercle. — Travail et promenades en mer. — Un incendie. — Retour à Paris en mars. — Déménagement. — Installation rue Montchanin. — Mois de mai. — Descente en yole de Paris à Rouen. — Un canotier hors ligne.

Le 1er novembre 1883, M. R…, tailleur de M. Guy de Maupassant, me présente à ce dernier comme valet de chambre-cuisinier. Nous entrons dans le salon, où je me trouve en présence de deux messieurs qui se chauffaient debout, le dos au feu.

Le premier, solide gaillard, au teint coloré, forte moustache blonde, chevelure châtain très ondulée (la chemise de nuit ouverte laissait voir un cou puissant), avait un pantalon collant et des babouches. Je me dis : « Celui-là, c’est le maître. » Le second, mince, était en tenue de ville, correct, barbe noire, jeune encore, et cependant complètement chauve.

Le maître me dit ses conditions ; aucune ne me plaisait. J’exprimai de mon mieux tous mes regrets et je me retirai dans l’antichambre, pour y attendre le tailleur. Un quart d’heure après, M. R… sortit, son paquet sous le bras. Il me dit de rentrer dans le salon, ce que je fis. Mon futur patron me demanda alors mes conditions et ma manière de voir. En deux minutes ce fut fait. Le monsieur maigre, se tournant vers son ami, fit un grand signe de tête approbatif.

« Quand pouvez-vous venir ? » demanda M. de Maupassant. « Quand Monsieur voudra. — Eh bien, venez demain matin à 8 heures. » Et comme je tirais un certificat de ma poche, il ajouta, avec un geste de refus : « Inutile, si vous faites mon affaire, je le verrai bien. »

Il eut un sourire et un petit signe de tête à l’adresse de son compagnon, qui était son cousin M. Le Poitevin.

Je rejoignis mon tailleur, m’excusant auprès de lui de ne pas avoir voulu accepter une livrée. Il me souhaita bonne chance et me serra la main.

Le lendemain, à midi, je servais le déjeuner.

Mon maître me dit : « Voulez-vous venir passer quelques jours à ma campagne ? » Je répondis : « Mais oui, Monsieur. — Eh bien, nous prendrons le train de 8 heures après-demain matin. La cuisinière, qui a fait la dernière saison chez moi, est toujours là ; elle vous initiera à mes goûts. »

Le 4 novembre, à 11 heures du matin, nous débarquions à la gare la plus proche de sa maison ; nous avions encore environ quinze kilomètres à faire en voiture.

Un coupé à deux chevaux nous attendait… Comme je donnais un coup d’œil aux deux carcans, qui me faisaient pitié, M. de Maupassant me dit : « Dans ces pays-ci, tous les chevaux sont couronnés ; cela tient aux fortes côtes. » Je pensais que cela devait tenir aussi aux médiocres qualités des cochers…

Sur la route, qui était bonne, nous roulions vivement. Monsieur avait étendu ses pieds contre l’avant du coupé.

Je dus bientôt en faire autant. La banquette en moleskine était tellement défoncée et glissante qu’en descendant les côtes, il était impossible de s’y maintenir. Mon maître pesta contre ce loueur qui lui envoyait cette guimbarde depuis quinze ans, malgré ses observations réitérées.

Après avoir dépassé plusieurs villages ou fermes, entourées des fameux carrés normands, nous arrivons au sommet d’une côte, d’où nous apercevons, dans le bas, Étretat, dont les toits d’ardoise se confondent avec la teinte de la mer. Sur la gauche s’enfonce un grand val. Le ciel est très clair, le soleil un peu pâle, il ressemble ainsi à une lune en détresse, à une de ces lunes d’Afrique qui traîne sa tristesse sur la mer de sable au lendemain d’une tempête. Mon maître me touche le bras : « Voyez là-bas, tout au fond du val, c’est la Guillette, ma maison, que j’aime beaucoup. » Puis, se levant, face à la mer, il dit : « Comme elle est belle ! quelle teinte superbe ! elle est violette ! C’est très, très joli ! Seulement voilà, si un peintre nous donnait cette couleur et ces tons, on dirait qu’il n’est pas dans le vrai ! » Moi aussi je trouvais cela superbe.

Nous nous arrêtons au bureau de poste, puis nous arrivons à la maison, où nous attendaient la cuisinière et le jardinier.

Le lendemain, vers 10 heures, mon maître me dit de prendre une assiette et de venir avec lui pour cueillir des fraises. Tout en faisant la cueillette, il me vante la fertilité de son jardin et m’énumère les difficultés qu’on éprouve dans les étés secs, car il faut arroser les plants deux fois par jour. Je remarquai la rapidité avec laquelle il cueillait les fraises ; il avait une grande habitude de cet exercice.

La cuisinière me confia que M. de Maupassant avait quelques petites manies ; mais, à part cela, d’après elle, c’est un excellent maître, un bon garçon, un enfant du pays, que tout le monde appelle par son petit nom, et un nageur « comme personne ». Lui, son frère et son cousin Le Poitevin, doublaient l’aiguille du Sud-Ouest à la pleine mer ; ce qui, aller et retour, fait une course de six kilomètres de nage.

Il ne rencontre personne sans dire un bonjour aimable ; il sait les noms de tous. De plus, c’est un homme très instruit, il a déjà publié plusieurs livres ; son éditeur est venu ici cette année et, s’il est venu jusqu’ici, c’est probablement qu’il tient à s’assurer la vente de ce que Monsieur écrit.

La maison était isolée dans le grand Val, sans beaucoup de vue. Dans le jardin se dressait une cabane formée d’une caloge posée sur des piliers de briques et entourée de troènes, c’était la salle de bains ; ce fut aussi ma chambre. Elle me sembla étrange, je ne m’étais jamais figuré qu’on pouvait employer les vieux bateaux pour en faire des habitations ; cependant on n’y était pas mal.

Dans le carré normand, une jolie petite mare contenait des poissons rouges ; dans les champs, tout autour, des choux ; au delà, les côtes grises et tristes. En haut de l’une d’elles, une maison et une cabane en bois, « le hameau de la Nouvelle Calédonie », me dit Désirée, la cuisinière.

Le deuxième jour, vers 7 heures du soir, je prends une lanterne et j’accompagne mon maître à la grille du jardin. Bientôt arrive une voiture. Une dame très enveloppée en descend. Monsieur lui prend la main et nous revenons à la maison, moi marchant à reculons et essayant de faire rendre le plus de service possible à ma lanterne.

Dans l’antichambre, mon maître débarrasse cette dame de toute une série de châles. Il était très empressé et très prévenant. Je remarquai combien sa façon de parler avait de séduction quand il le voulait.

Lorsqu’ils furent au dessert, je me rendis à la cuisine où Désirée m’attendait pour dîner à notre tour. « Hein ! me dit-elle, elle est belle cette dame ? » Je répondis en riant : « Sûrement elle est belle et je lui trouve un air d’impératrice. — Ne riez pas, me dit gravement Désirée, cette dame a été la maîtresse de Napoléon ; tout le monde le sait ici. Napoléon en était fou ; il l’a anoblie. Elle a fait graver des armes sur tous ses bijoux et sur tous les objets qu’elle a chez elle. »

À 10 heures, la voiture est là, je reprends ma lanterne, j’accompagne Monsieur et son invitée ; mon maître monte en voiture avec elle et me dit : « Vous ne m’attendrez pas, j’ai mes clefs… »

Je repousse la grille, je reviens à la cuisine, où je dépose ma lanterne ; puis, à tâtons, suivant la haie de troènes, je gagne ma chambre. Une odeur âcre, mélange de sapin et de goudron, me monte à la gorge ; c’est une odeur, dit-on, très saine, mais tout de même désagréable, quand on n’y est pas habitué.

Je contemple ma chambre qui me fait l’effet d’un énorme cercueil retapé à neuf pour le grand voyage.

J’en fais l’inventaire : un lit en fer, une armoire, deux petites banquettes fixes, à tribord et à bâbord ; une planche faisant tablette et portant une cuvette ; en face, un hublot ; près de la tête du lit un clou pour accrocher sa montre, et c’est tout. Les boiseries avaient dans leurs lignes un cachet de la Renaissance. J’appris plus tard que c’était le travail d’un artiste ébéniste venu du Midi et établi à Étretat…


Je me couchai, mais je ne pus dormir. J’entendais un bruit lointain, puis par moments, tout proche ; c’était la répercussion des vagues qui, à travers le sol, venaient secouer les flancs de ma pauvre caloge hissée sur ses deux murs de briques et la soulevaient encore à chaque lame, comme au temps où elle tenait la mer. Elle avait bien navigué quarante ans, balancée par les vagues, et elle continuait, gémissant à chaque paquet de mer. Après avoir porté des turbots par centaines de tonnes, des maquereaux par centaines de mille, des harengs et sardines par millions, après avoir vogué, paisible, par de belles journées de soleil, et connu aussi les terribles tempêtes, elle était venue échouer à la Guillette, et servait actuellement d’abri au valet d’un grand écrivain.

Le lendemain mon maître me demanda si je me trouvais bien dans ma caloge. Je remerciai. Il me dit les difficultés qu’on avait pour en obtenir, « toutes les villas du pays en voulaient avoir comme chambres d’amis ».

Après son déjeuner, il entre-bâilla la porte de la cuisine en disant : « Nous avons oublié le pain des poissons rouges. » C’était l’heure à laquelle il leur rendait visite. Ils le savaient et l’attendaient tous à la surface de l’eau. Une quantité de petits oiseaux avaient pris l’habitude de participer à la distribution. Ils voletaient autour de mon maître, s’abattaient à ses pieds, si nombreux, si pressés, si confiants, qu’il était obligé de faire attention pour ne pas marcher dessus…


Le temps, magnifique à notre arrivée, se gâte, le vent souffle très fort ; la mer gronde avec violence, nos dix jours prennent fin et l’on ne peut les prolonger, car le courrier de Paris est tous les jours de plus en plus chargé.

Mon maître fait ses recommandations au jardinier. Il lui donne quelques idées pour le jardin au printemps. Puis, enchantés, nous reprenons la route de Paris, toujours dans le fameux coupé ; c’était ce que le loueur avait de mieux. À la gare des Ifs, mon maître me dit : « L’été, c’est très joli ici, vous verrez. » De fait, cette gare, qui a été prise dans un beau parc, est entourée de grands arbres ; on aperçoit de belles allées et, tout au bout, un château tout blanc, aux toits pointus.

Il ne fait pas chaud. Mon maître bat fortement la semelle sur le quai ; il a horreur des salles d’attente qui, dit-il, « sentent la crasse dans tous les pays du monde ».


À Paris, je fis de mon mieux pour ranger l’appartement. Mais je ne savais par quel bout commencer.

Je trouvais des livres, des brochures, des journaux empilés le long des murs, contre les meubles, même au pied des meubles. Sur les tables, il y en avait des montagnes. Je cirais et astiquais tous les jours, mais c’était peine perdue ; mon maître se promenait de son lavabo à sa table de travail avec des serviettes ruisselantes d’eau.

Un jour que la concierge me montait un paquet de lettres, je lui confiai mon désespoir de ce désordre… Elle me raconta que, peu de temps avant, mon maître, en sortant son revolver de sa poche, s’était envoyé une balle dans le doigt. Toute fière, elle ajouta : « C’est moi qui l’ai soigné. Mais ce qu’il est dur à la douleur ! En voilà un qui peut aller à la guerre, on ne l’entendra pas se plaindre. — Mais, lui dis-je, en 1870, est-ce qu’il n’était pas soldat ? — Si, me répondit-elle, il s’est battu ; il faisait partie de la levée des conscrits de dix-huit ans ; et, à son arrivée à Rouen, il fit avec des amis quelques farces à l’Amiral qui commandait la ville et plus tard à des prussiens. Lorsque les Allemands devinrent maîtres de la ville, il gagna le Havre, où il soigna les varioleux comme une sœur de charité. »


Au bout de quelques jours, mon maître me dit : « Je vais donner un dîner. Nous serons seize. Je sais qu’il n’y a de place que pour douze ; mais on se casera tout de même. C’est un dîner de fiançailles. »

Ce dîner n’était qu’un bon tour qu’on voulait jouer à la belle H… pour se venger d’une mystification qu’elle s’était permise à l’égard de mon maître.

Un Espagnol, superbe, grand, blond, le teint rose, arrivé tout récemment de Madrid, était à la recherche d’une dame jolie et aimable dont il voulait faire sa compagne. Il était immensément riche et devait s’installer somptueusement. Quatre dames, dont la belle H…, furent invitées, pour qu’il pût choisir. Elles avaient mis leurs plus beaux atours, s’étaient bichonnées, étaient sous les armes.

Le bel Espagnol, qui était marquis, fut placé au bout de la table, ayant sous le regard les quatre dames, qui ne le quittaient pas des yeux. Il régnait un calme relatif au début, tout le monde se dévisageait avec un peu de gêne, mais on regardait surtout le richissime étranger. Quoique beau garçon, il était d’aspect bizarre ; trop grand, il ne pouvait arriver à placer ses jambes sous la table, il avait un habit démesuré, un gilet jaune, un pantalon gris-bleu très clair.

Le poisson venait d’être servi, quand tout haut il me demanda le petit local ! Surprise générale. Mais lui, sans gêne, avait déjà défait ses bretelles et disparu. Un des invités, qui avait voyagé en Espagne, expliqua que dans ce pays il était tout à fait admis qu’on se dérangeât de table…

L’Espagnol revenu, on causa installation… Il voulait un immense appartement, un tapissier très artiste, un marchand de chevaux de premier ordre (ce fut Ménage qui fut choisi). On le renseigna de tous les côtés de la table, et ces dames eurent la vision d’une installation princière.

Le marquis de San Pola buvait comme un trou, Champagne et eau de Seltz ; il avait vidé à lui seul l’appareil de trois litres, qui devait suffire pour tout le monde. Au rôti, il enleva son habit et demanda à prendre un peu d’air ; il vint quelques instants au salon où j’ouvris une fenêtre. Aussitôt, rire général dans la salle à manger.

Quand la glace fut servie, se croyant sans doute déjà dans son appartement, il demanda deux chaises et des coussins et fit un petit somme…

À son réveil, on aborda la question femmes ; il dit qu’il ne manquait plus à son installation qu’une jolie enfant pour le distraire et qu’il lui donnerait tout ce qu’elle voudrait. Alors mes quatre gaillardes minaudèrent à qui mieux mieux ; elles firent des grâces, des effets de buste, c’était à qui décrocherait la timbale.

La petite H…, avec sa bonne figure douce, était sûrement la plus belle, d’une fraîcheur de rose et gracieuse au possible. Aussi l’Espagnol n’hésita guère, il la choisit et, le dîner à peine terminé, l’emmena, en simulant un état d’ébriété exagérée. La porte n’était plus assez large pour les laisser sortir et dans l’escalier, le marquis dégringolant les marches quatre à quatre, entraîna la jolie enfant dans une descente victorieuse, mais désordonnée.

Lorsqu’ils furent partis, ce fut du délire, tout le monde se tordait, les uns pleuraient, les autres sautaient, il y en avait qui se roulaient. M. de Maupassant, se tenant les côtes, trépignait dans la joie que la farce eût si bien réussi. Il savait que le lendemain, dès l’aurore, le marquis déposerait un louis sur la cheminée de la belle et disparaîtrait à l’anglaise.


Le 15 décembre, je tenais en main un calendrier, quand mon maître ouvrit la porte du salon. Il avait la figure assombrie.

La veille, il était allé en soirée chez une Altesse et avait ramené une étrangère d’un blond roux, pas jolie, mais jeune et assez appétissante. Après le déjeuner, elle s’envola, mais pas pour longtemps ; à 4 heures elle était de retour ; elle dut attendre jusqu’à 6 heures et à 7 heures et demie, repartit, mon maître dînant en ville.

Le lendemain, à 9 heures du matin, elle était encore là. Cela dura quatre jours ; après quoi, mon maître me dit. « Faites-en ce que vous voudrez, moi je n’en veux plus… Elle me dit, chaque fois, qu’elle part pour Vienne et elle revient toujours… F…-la dehors, si elle vous y oblige ! »


Les invitations aux dîners et aux soirées pleuvaient. Nous en reçûmes un jour dix-sept !

« François, me dit M. de Maupassant, vous préparerez tout ce dont nous aurons besoin pour deux mois ; nous partirons la semaine prochaine pour Cannes et, à notre retour, nous irons habiter chez mon cousin L…, dans un appartement plus confortable. Ici, je suis trop à l’étroit, je ne respire pas. »

Mon maître prit le rapide. Je suivis en express. À la gare d’arrivée, un commissionnaire m’attendait avec un mot de ralliement.

Mme de Maupassant et son fils, M. Hervé, occupaient un joli appartement.

Mon maître en loua un avec une belle vue sur la mer, très gai, en plein soleil. Il fut convenu dès les premiers jours que sa mère et son frère dîneraient tous les jours chez lui. Sa vie devint plus calme. Il travaillait de 9 heures à midi, puis il faisait sa toilette et déjeunait.

Trois fois par semaine, il allait, l’après-midi, tirer au pistolet chez un ami, avec d’autres amateurs.

Un matin, un monsieur moustachu, aux allures bizarres, se présenta pour voir M. de Maupassant. Je lui dis que Monsieur n’était jamais là le matin. Il écrivit alors quelques mots sur sa carte et en me la tendant, il se mit à rire, tous les poils de sa figure hérissés ; on eût dit une vraie brosse.

Mon maître travaillait et pour rien au monde je ne l’aurais dérangé ; je ne connaissais que la consigne. À midi, je lui remis la carte. Il la lut à haute voix, et dit : « C’est bien, j’irai cet après-midi. »

Le lendemain ce monsieur vint déjeuner avec sa femme, nous le revîmes plusieurs jours de suite. Il parlait beaucoup, semblait savoir beaucoup de choses, et se répandait sur une foule de pays en de tels racontars que le monde en paraissait tout rapetissé. Il proposa à mon maître de fonder à Cannes un cercle qui deviendrait très important et qui ferait du tort à Nice, peut-être même à Monte-Carlo. Il jeta les bases des statuts, s’enthousiasmant, s’excitant, affirmant qu’il était en mesure d’obtenir l’autorisation des jeux, etc.

Quelques jours après, mon maître me prévient qu’il allait donner un déjeuner de douze personnes, douze hommes : « Car, fit-il, nous allons fonder une société anonyme qui n’est qu’une farce que nous voulons jouer au comte L…, fondateur du cercle. Il en sera le président effectif, le comte O…, le président honoraire et le principal bailleur de fonds soit pour sa part deux millions et demi ; M. R…, secrétaire, puis le baron R…, P. A…, moi et quelques autres, nous compléterons le conseil d’administration et nous achèterons l’île Sainte-Marguerite. »

Au déjeuner, douze messieurs entourent la table ; la réunion est très sérieuse. Le comte O… paraît soucieux, il se passe souvent la main derrière la tête ; son attitude est celle d’un homme qui lutte, qui se demande s’il doit s’engager dans cette affaire, s’il ne serait pas plus sage de s’abstenir. C’est que deux millions et demi, quoiqu’on soit riche, c’est quelque chose !…

Le baron R… fait discrètement remarquer au futur président cette hésitation de leur plus fort actionnaire, mais M. P. A…, aidé de mon maître, démontre, chiffres en mains, par des documents irréfutables, que l’affaire est de tout premier ordre, absolument bonne ; le principal actionnaire se laisse convaincre et donne son approbation entière, les autres actionnaires le suivent dans cette voie avec un ensemble édifiant.

Le futur président est pourpre de joie et de triomphe… Puis, le déjeuner terminé, le conseil tout entier, flanqué de ses dignitaires éventuels, se dirige vers le port en fumant d’énormes cigares…

La Louisette les attendait pour les transporter à l’île du Masque de fer, dont ils se disaient déjà les propriétaires.

Je n’ai pas assisté au désappointement du président lorsqu’il apprit que l’île Sainte-Marguerite n’était pas à vendre et qu’elle appartenait à l’État. Je ne l’ai revu que deux ans plus tard, à Paris, assez changé, tout blanc déjà.


Mon maître achevait un roman qui devait paraître en avril ; les épreuves arrivaient coup sur coup, j’étais sans cesse sur le chemin de la poste. Le monde chic arrivait en foule à Cannes… Monsieur recevait beaucoup d’invitations ; il fut bientôt aussi débordé qu’à Paris.

L’escadre de la Méditerranée mouillait dans le golfe Juan ; mon maître voulut aller la visiter. Un jour qu’elle devait faire des manœuvres au large, je l’accompagnai jusqu’à sa Louisette pour y porter quelques objets. Il était le seul à sortir, car il y avait beaucoup de mer, et un très fort vent de sud-ouest. Je le regardai s’éloigner avec son vieux matelot Galice qui, à première vue, avait passé l’âge de naviguer.

Le soir, ce vieux loup de mer, ayant rapporté les différents objets qu’on ne laissait jamais à bord, prit comme d’habitude un verre de bon vin. Quand il eut fini de souffler et que ses poumons eurent retrouvé un peu de calme, il me confia que jamais, dans sa carrière pourtant longue de marin, il n’avait vu l’égal de M. de Maupassant. « Il est adroit, disait-il, il a l’œil à tout et il connaît la lame comme un vieux marin. Il est d’une hardiesse qui fait parfois trembler ; songez donc que cet après-midi, avec notre légère baleinière tout ouverte, nous avons remonté des vagues énormes, jusque vers la haute mer. C’était dur ; pourtant, Monsieur ne semblait nullement fatigué, il y allait de tout cœur. »

Je pensai que ce brave homme avait bien gagné un second verre.

Il partit en disant : « Maintenant, je n’aurai jamais peur en mer avec M. de Maupassant. »


Une nuit, vers deux heures du matin, j’entends mon maître qui m’appelle : « Venez, j’ai mis le feu à ma chambre ; en frottant une allumette, le soufre a sauté sur les rideaux de lit qui ont tout de suite flambé. » J’accours avec un tablier bien mouillé devant moi, un autre sur ma tête, je lance des brocs d’eau sur le lit qui était tout en feu ; les rideaux et la moustiquaire étaient déjà consumés. Je demande à mon maître de me passer de l’eau, mais en posant le grand broc en porcelaine sur l’évier il le casse. « Ne vous brûlez pas, me dit-il, j’ai mon manuscrit, le reste est de peu d’importance. »

La porte d’entrée de la chambre brûlait ; les portières en jute de l’escalier avaient aussi flambé, on parvint à les arracher ; nous eûmes la chance que les vitres des fenêtres résistèrent, et qu’il n’y eut pas de courants d’air pour activer l’incendie. À force d’eau, je pus devenir maître du feu… Alors, naturellement, les pompiers arrivèrent et achevèrent de démolir le reste du lit et des meubles.

Mon maître alla passer deux jours à Monte-Carlo. À son retour, il trouva sa chambre réinstallée, mais il constata avec peine que plusieurs objets, auxquels il tenait, avaient été détériorés, entre autres quelques vieux livres, ses dictionnaires et un sous-main en cuir ancien. Il se remit au travail, mais avec moins d’entrain ; il se levait plus tard.

Un jour, il va visiter la baie d’Agay et les montagnes de l’Estérel. Un autre jour, il accompagne sa mère en voiture à Vallauris, par la route de la Californie qui passe dans le village où sont installées les fabriques de porcelaine des frères Massier. Le soir, en dînant, mon maître et sa mère s’entretiennent de cette promenade. Il est enchanté des faïences qu’il a achetées pour sa petite Guillette. Il parle de ces MM. Massier, si aimables, si entendus à leurs affaires. Il rappelle les détails de l’excursion, la vue le long de la Corniche, les immenses tapis verts, la mer, les îles au loin. Il paraît ravi et semble décrire un rêve…


Un matin, M. de Maupassant dit à Galice qu’à la première bonne brise ils reconduiront ensemble la Louisette à Antibes. « Et vous, François, ajouta-t-il, vous ne porterez plus mes pistolets chez M. A…, nous partirons prochainement. J’en ai assez ! On ne peut faire deux pas dans la rue, sans avoir son chapeau à la main, pour saluer toutes ces Altesses qui y grouillent. Ils m’invitent trop à dîner, cela me fatigue et ne m’amuse pas toujours. Puis, mon livre va paraître, il faut que je sois à Paris. »

Le 27 février, le père Galice est là ; le vent est bon. Mon maître part avec lui pour reconduire la Louisette. Je les vois gagner la passe de la Croisette et, en quelques bordées, ils sont au large.

Le soir, je m’informe si le voyage avait été bon. « La première partie, oui, me répond Monsieur, mais après avoir tourné la Garoupe, le vent devint instable, soufflant tantôt de l’est, tantôt de la terre, avec cela une forte houle venant du golfe de Gênes. Deux ou trois fois la Louisette embarqua un peu d’eau et le pauvre Galice n’en menait pas large ; je lui fis prendre un verre de rhum, je le remontai en lui disant que le plus dur était fait ; et quand, une heure après, nous entrâmes dans le port, Galice ne cachait pas sa joie. Il n’aura plus maintenant qu’à garder la Louisette bien ancrée derrière le môle. »


Paris. — Mon maître n’est pas content. Aujourd’hui, 3 mars, il fait ici un froid de loup et la neige tombe à gros flocons, rendant les rues impraticables aux piétons. Comme Monsieur n’aime pas la voiture, il sort peu. Il en profite pour faire quelques chroniques et mettre au point les dernières épreuves de son livre.

Vers le 20, le temps s’améliore, il s’occupe de son nouvel appartement, avec son tapissier. Ils décident de faire la salle à manger d’un rouge grenat, le salon bleu Louis XVI, la chambre à coucher jaune et le jardin d’hiver vert olive… On achète aussitôt des étoffes.

Le 2 avril, veille du déménagement, nous emballons les objets précieux, les assiettes, les plats en vieux Rouen, les livres anciens.

Le 3 avril, rue Montchanin, le tapissier Kakléter est là, avec deux ouvriers ; les sacs sont défaits, on déroule les étoffes. Mon maître est tout joyeux. Trois hommes à faire travailler, quelle fête ! Kakléter avec son client entreprennent le salon ; en trois jours, tentures et rideaux sont posés. Pendant trois semaines, M. de Maupassant travaille avec acharnement à cette installation, ne perdant qu’un après-midi par-ci par-là. La plupart des objets occupèrent plusieurs places avant d’en trouver une définitive. Deux têtes d’anges joufflus en bois massif qui symbolisaient les Dieux du vent furent celles qui se promenèrent le plus ; elles finirent par échouer dans la serre.

Puis, Kakléter apporta les rayons de la bibliothèque. C’était le meuble qui me faisait le plus plaisir. J’allais pouvoir ranger ; il n’y aurait plus de livres par terre, le long des murs et autour des pieds de table ; le bureau pourrait être un peu moins chargé. J’en éprouvai un vrai soulagement et je m’empressai d’aider mon maître à poser les livres sur les planches au fur et à mesure qu’il les classait.

L’installation terminée, mon maître demanda au tapissier de lui envoyer son compte immédiatement.

« On respire mieux ici, me disait-il, en se promenant dans l’appartement et en jetant un coup d’œil partout. Ce Kakléter est joliment robuste ; quand il frappe sur un clou, il retient le marteau, pour ne pas le briser… Ces têtes d’anges, qui pèsent soixante-dix kilos, il les a fixées en les tenant à bout de bras, et il va très vite, c’est un ouvrier très habile. Ce que j’admire par-dessus tout, c’est son calme, car je dois reconnaître que je lui ai donné bien souvent l’occasion de s’impatienter et jamais il n’a laissé voir l’ombre d’humeur. Mon ami, M. M…, qui me l’a indiqué, a fait là une vraie trouvaille. Il s’y entend, du reste. Si vous voyiez son petit rez-de-chaussée comme c’est coquettement arrangé ! Son cabinet de travail est entièrement tendu d’une étoffe vert tendre un peu bleuté, très doux à l’œil et d’un très joli effet. »

Il ne restait plus à exécuter que les peintures de la salle de bains ; mon maître remit ce travail à plus tard, « pour sa première absence ». Il ne pouvait supporter l’odeur de la peinture, et encore moins les peintres, qui lui avaient volé, disait-il, rue Dulong, une épingle de cravate et une jolie bague venant de son grand-père.

Nous voici aux premiers jours de mai.

« Je vais mieux, me dit M. de Maupassant, je suis un peu réchauffé, grâce au feu que vous entretenez dans toutes les pièces ; mais je ne me sens pas disposé au travail. Allez chez le libraire qui se trouve à droite, rue du Bac, en quittant le pont Royal, vous m’achèterez une carte de la Seine, de Paris à Rouen. Je vais la descendre en yole jusqu’à Rouen avec M. A… Cela me prendra quatre jours. Pendant ce temps, vous préparerez tout ce dont nous avons besoin pour Étretat. Nous y partirons aussitôt mon retour. »

Mon maître prit le train pour s’embarquer à Maisons-Laffite. Mais il avait oublié sa carte à la maison, je m’en aperçus et je la lui portai. J’arrivai à temps pour assister à l’embarquement. M. A… était à la barre, Monsieur prit les avirons ; il se frotta la paume des mains d’un enduit spécial, jeta un dernier regard sur l’ensemble de son bateau et salua de la tête les trente personnes qui étaient là. Puis, faisant le mouvement d’un grand oiseau qui prend son vol, lentement, avec mesure, il plongea les deux avirons dans l’eau. Quelques minutes après, on n’apercevait plus au loin qu’un point noir sur la nappe argentée de la Seine, qu’inondait un beau soleil printanier. Monsieur, de l’aveu de tous les connaisseurs, était un canotier hors ligne. Ces louanges me furent agréables.

À son retour. Monsieur me raconta qu’il avait eu un temps splendide, mais que ce pauvre M. A… n’était plus de force à faire d’aussi longs parcours. « J’ai dû, me disait-il, lui reprendre les avirons à tous moments, et parfois ramer pendant quatre heures, sans m’arrêter. »