Souvenirs sur Francis Charmes

Souvenirs sur Francis Charmes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 271-284).
SOUVENIRS
SUR
FRANCIS CHARMES

Au lendemain de la mort de Francis Charmes, M. Paul Leroy-Beaulieu a rendu hommage ici au directeur de la Revue des Deux Mondes et a exprimé éloquemment les sentimens d’admiration, de reconnaissance et de regret dont nous étions tous animés. Je voudrais revenir sur ce beau et triste sujet, entrer dans quelque détail de cette noble vie, faire connaître quelques traits de ce bon et charmant caractère. L’amitié m’y pousse, et aussi ce sentiment que, les modestes se faisant tort à eux-mêmes pendant leur vie, c’est bien le moins qu’après leur mort on les remette pleinement dans la place, dans toute la place qu’ils doivent légitimement occuper.


Francis Charmes était né à Aurillac aux premiers mois de l’année 1848. Il était l’ainé de deux frères, Gabriel et Xavier et d’une sœur. Sa mère, veuve de bonne heure, se consacra à ses quatre enfans avec un dévouement sans bornes comme sans trêve. Francis lit ses études d’enseignement secondaire au collège d’Aurillac d’abord, puis au lycée de Poitiers à partir de la rhétorique.

C’est à Poitiers que je l’ai connu, à l’âge de dix-sept ans. Le vieux lycée l’accueillit paternellement et bientôt le couva avec tendresse. C’était une bonne vieille maison, à vieux livres, à vieilles méthodes, à vieilles traditions. Les professeurs y étaient vieux eux-mêmes, pour la plupart, extrêmement convaincus et extrêmement dévoués à leurs élèves. Ils avaient le sens de la pédagogie sans se douter que ce fût une science. Mais entre leurs mains, c’était un art et un art charmant, et ils y étaient artistes exquis, tout naturellement et, sinon sans application, du moins sans effort. Imaginez que nous avions un censeur qui était un poète dans la manière du plus pur (et du plus honnête) XVIIIe siècle, et un professeur de philosophie qui ne respirait que Malebranche. Les autres étaient antiques comme des humanistes de la Renaissance et ne vivaient qu’avec Homère, Sophocle, Virgile et Horace. Tous aimaient chèrement Francis Charmes. Nous ne l’aimions pas moins. Il était doux, cordial, sociable et enjoué, comme il a été toute sa vie. Il ne lui déplaisait pas déplaire ; mais il ne faisait aucuns frais pour cela, en quoi il avait raison, car il plaisait tout de suite. Avant tout, il était calme et tranquille.

Il était si dépourvu de l’instinct de rivalité, que je me demande s’il connaissait le sentiment de l’émulation. Il travaillait sans la moindre fièvre, avec conscience, avec scrupule et avec quiétude. Il savourait le travail. Il ne luttait ni contre les autres ni contre lui-même. Et tel il fut, ce me semble, jusqu’à la dernière heure. Il semblait, aussi, n’avoir aucune ambition. Du moins il n’en manifestait aucune et il était, comme nous étions tous, d’une telle ouverture de cœur, que je crois bien que, s’il n’en déclarait aucune, c’est qu’en effet il n’en avait pas.

Je fais effort pour me rappeler quelles étaient ses opinions politiques ; car nous en avions dans cette vieille ville un peu endormie, et qui allaient du légitimisme le plus dévot au républicanisme le plus hardi. Je crois que Charmes attendait, pour avoir des idées générales, d’avoir un peu réfléchi.

Du reste il se préparait bien à réfléchir. Il aimait tout particulièrement l’histoire et la philosophie. Il écrivait déjà fort bien, d’un style net, précis et court. Il exposait avec lucidité et avec froideur. Il était déjà un debater. Nous l’appréciions parce qu’il nous éclairait de la lumière calme et large qui émanait de lui. Sa collaboration avait quelque chose d’une maîtrise, sans avoir rien jamais d’impérieux ni de prétentieux. S’il était un maître, il était tout à fait un maître malgré lui ; mais il l’était souvent et, plus ou moins consciemment, nous profitions de ses idées et de ses méthodes.

Il vint à Paris, suivi bientôt de ses deux frères, pour y faire ses études de droit. Elles lui plurent. Il avait quelque goût de la subtilité comme on ne laisse pas d’aimer les difficultés dont on est sûr de sortir. 1870 le surprit comme il venait de conquérir sa licence. Il fit la campagne comme officier des mobiles du Cantal et s’acquitta brillamment de son devoir.


Après la guerre, il entra presque en même temps dans la rédaction du XIXe Siècle et au ministère des Affaires étrangères, et il suivit longtemps ces deux carrières parallèles de diplomate et de journaliste. Dans la première, il parvint rapidement jusqu’au grade de ministre plénipotentiaire. Dans la seconde, il quitta assez vite le XIXe Siècle. Ce journal un peu léger, un peu agressif déjà, ne lui agréait pas extrêmement. Au fait, c’était un journal assez singulier. Il avait des rédacteurs très brillans : Edmond About, Francisque Sarcey, Schnerb ; et il s’y dépensait énormément d’esprit ; mais il ne savait pas très précisément où il allait. Le meilleur jugement qui ait été porté sur lui l’a été dans cette exclamation de Sarcey. Il venait de causer avec Edmond About, et il entrait dans la salle commune. Je le vois encore faire irruption en levant au ciel ses bras courts et en s’écriant : « Ah ! mes enfans, c’est excellent ! About qui vient de me parler de la ligne du journal ! » Il était vrai : le XIXe Siècle n’avait pas de ligne.

Charmes, qui aimait l’ordre et la méthode, se trouvait gêné de cette incoordination des efforts. Il passa au Journal des Débats avec son frère Gabriel, sous les auspices du vieil ami de sa famille, Silvestre de Sacy. Très vite il fut content de son journal, et son journal fut content de lui. Le Journal des Débats, à cette époque, s’acheminait, par évolutions assez savantes, vers la « République conservatrice, » comme on disait alors. La vieille rédaction orléaniste se retirait et était remplacée par de jeunes écrivains pleins d’ardeur sous la direction active et zélée de Patinot. Le Bulletin politique était rédigé à tour de rôle par M. Jules Dietz, André Heurteau et Francis Charmes. Ernest Renan restait fidèle à son journal, comme il disait, et lui donnait de temps à autre quelque « Variété. » Le général de Galliffet venait y causer avec son brillant esprit et ses saillies imprévues. La maison était sérieuse, « avec de la gaieté dans les bords. » Elle était surtout très intellectuelle, un peu raisonneuse, un peu discutante. Tout cela ne déplaisait pas à Francis Charmes, qui apportait dans le régime parlementaire de la maison ses observations nettes et claires, toujours pratiques, toujours pragmatiques, inspirées par le goût à la fois des principes justes et des réalisations désirables.

Il était extrêmement apprécié du public. Il avait l’exposition admirablement claire, le style précis sans concision affectée, très classique, agréable et d’une élégante simplicité. Ses idées étaient justes, mesurées, modérées, toujours prudentes et conduites par un ferme bon sens et une saine logique. C’était un journaliste dans lequel on sentait un homme d’État, et il apportait à écrire la même conscience, les mêmes scrupules et la même prudence qu’un ministre apporte ou doit apporter à agir. Il était si bien dans le cadre grave et de bon goût du Journal des Débats, qu’il semblait qu’il était né pour ce journal, et plutôt encore que ce journal était né pour lui.

Il fréquentait beaucoup M. Thiers à cette époque. Le premier président de la République française l’avait tout particulièrement distingué et avait pour lui une estime et une sympathie singulières. Non seulement il parlait abondamment devant lui, ce qui lui arrivait presque avec tout le monde ; mais, ce qui était tout à fait exceptionnel, il l’interrogeait, avec bienveillance et avec curiosité. Charmes a profité tout autant de ce que M. Thiers lui a dit que des efforts de réflexion prompte et ferme qu’il a faits pour lui répondre.

Sans hâte, ni rien de fébrile, comme au collège, il travaillait énormément, amassant un trésor d’histoire diplomatique, d’histoire politique et d’histoire ethnique, apprenant l’Europe, — car avant tout il faut savoir l’Europe, disait Thiers, — dans ses grandes lignes et dans tout son détail et la conservant tout entière dans sa mémoire, qui était une des plus belles que j’aie jamais connues.

Du reste, il vivait doucement, en famille, avec sa sœur et ses deux frères, puis quand il eut perdu prématurément Gabriel, avec Xavier et avec sa sœur, très attaché au foyer et cependant aimant à fréquenter le monde et, comme le personnage de Casimir Delavigne, manquant partout quand il dînait chez lui.

Il apportait des soins infinis à sa bibliothèque, qui devint peu à peu très belle, très riche, très fière de livres rares. Il l’aimait comme une fille belle et séduisante qui fait honneur à ceux qui l’ont élevée. Il la fréquentait, en bon bibliophile, à la fois avec passion et avec respect. Sa vie était simple, intelligente et noble. Elle rappelait celle des gentilshommes lettrés de la Renaissance, qui mettaient et qui maintenaient au même rang l’humanité, la civilité, la bonne nourriture de l’esprit et l’honneur.

Il était dans ses relations la bonne grâce même et la sensibilité et le tact. Il entrait dans la confiance de son interlocuteur comme de plain-pied et par les chemins les plus courts. Sa politesse restait diplomatique par une réserve de bon goût, mais elle était sans froideur et au contraire se mêlait d’une sensibilité qui, quoique se contenant, ne s’effaçait pas. Tous ses propos et tous ses gestes respiraient la bienveillance d’une âme droite, généreuse et hospitalière. Un lettré me disait en souriant : « Il aurait été l’ami de Cicéron. Il me rappelle Atticus. »

Il s’était présenté aux électeurs de son pays, qui l’envoyèrent d’abord à la Chambre, puis au Sénat, et qui finirent, le trouvant sans doute trop sage, par l’abandonner. Il n’aimait pas beaucoup la tribune et il parla peu. Mais je me souviens encore de l’admiration d’un sénateur, homme de grand goût du reste, qui venait d’entendre, ‘comme par accident, un discours de Francis Charmes : « C’était, me disait-il, d’une sûreté de parole, d’une netteté, d’une précision et aussi d’une cadence pour ainsi dire naturelle et spontanée, à ne rien souhaiter ni imaginer de mieux. Les grands orateurs anglais doivent parler ainsi. » Il n’en revenait pas, et il y revenait toujours. Moi qui, aux Débats, l’entendais quelquefois exposer une opinion ou proposer un projet avec sa parole limpide, j’étais celui à qui l’on n’apprend rien.

La vérité est que Francis Charmes à la Chambre et au Sénat, comme partout où il passait, eut une grande influence par ses conversations, par ses propos, par la brève réponse à une question posée, par une réflexion, par une question même et une manière d’interroger que j’ai bien connue et qui était une manière de suggérer. Il a semé autour de lui la meilleure graine du monde. Il a incliné les esprits, bien des fois, du meilleur côté par une pression presque insensible. Il est à regretter que l’horreur du bruit l’ait empêché de prendre dans les assemblées cette autorité plus apparente et plus en relief qui mène aux plus hauts emplois. Il eût été un ministre singulièrement sage, prudent, avisé et laborieux. Il était dans sa nature de ne pas désirer l’être et même de désirer ne l’être pas. Il y a à regretter quelque chose ; il n’y a rien à lui reprocher.

Cependant Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des Deux Mondes, surveillait avec intérêt les travaux de Francis Charmes. Certes, entre ces deux hommes supérieurs, les différences étaient nombreuses. Certes l’un était ardent, nerveux, inquiet, autant que l’autre était calme et égal. Certes Brunetière était belliqueux et facilement irritable, autant que Charmes était pacifique et d’une fermeté tout enveloppée de douceur. Mais Brunetière se connaissait en hommes et il savait apprécier les qualités les plus différentes des siennes. Quand la chronique politique fut vacante à la Revue des Deux Mondes, il alla tout droit à Francis Charmes et sans hésitation la lui offrit.

Francis Charmes accepta et, dans ce nouvel office, il se trouva tout à fait sur son terrain et dans son atmosphère. La chronique politique de la Revue des Deux Mondes est une histoire, quinzaine par quinzaine, de la France, de l’Europe et du monde entier. Elle exige une information très étendue et très exacte, une grande pénétration psychologique et ethnique et le don de se souvenir et le don de prévoir. Francis Charmes ne manquait d’aucune de ces qualités et possédait chacune d’elles à un degré éminent. Il était né historien et il aimait et il était propre à décrire et dépeindre un ensemble plus qu’à disserter ou discuter sur un seul point. Sa chronique était l’histoire de la France et du monde pendant quinze jours, écrite avec une précision parfaite, placée dans une lumière excellente, pleinement satisfaisante pour la curiosité à l’égard des hommes et des choses. La partie surtout qui concernait la politique extérieure était bien d’un homme qui, pendant son passage dans la diplomatie, avait beaucoup observé et beaucoup consigné dans son esprit.

Il faut savoir au surplus que la chronique de la Revue, si elle bénéficia des connaissances diplomatiques de Francis Charmes, y contribua aussi et les augmenta singulièrement. Par elle et pour elle, il entra en relations avec une foule de diplomates et d’hommes d’État européens et le champ de ses connaissances et de ses opérations intellectuelles s’élargit extrêmement. Francis Charmes, dans sa chronique de la Revue, était une sorte de ministre des Affaires étrangères consultatif qui prenait des avis, qui en donnait, qui consultait, qui était consulté, et qui prévoyait de telle sorte qu’il prouvait que si « gouverner, c’est prévoir, » prévoir, c’est mériter de gouverner.

Quand Ferdinand Brunetière mourut, succombant aux multiples tâches qu’il assumait en dédaignant de les compter, Charmes fut appelé à la direction de la Revue des Deux Mondes. II accepta, tout en gardant sa chère chronique, à laquelle l’attachaient des souvenirs de travail et de succès. Il continua, dans la chronique, à être ce qu’il y avait été et, dans ses fonctions nouvelles, il montra d’éminentes qualités de dirigeant et d’administrateur. Il pensait la Revue tout entière, dans ses grandes lignes et dans tout son détail. Il excellait à distinguer, à découvrir des talens et ceux-là mêmes qui s’ajoutaient et s’adaptaient le mieux à la Revue. Il n’était pas moins habile à susciter, à suggérer l’article à faire, l’étude à entreprendre, la recherche à pousser sur tel terrain ou sur tel autre. Un directeur doit être un trouveur d’hommes et un devineur de sources. Il était l’un et l’autre à souhait. De son pas tranquille, il allait à la découverte et ne revenait jamais sans avoir trouvé quelque chose d’utile à la maison et à ceux qui y fréquentaient.

C’était l’âme de la Revue, une âme très calme, mais très active, très patiemment active, et très lumineuse et très ferme. Sous sa direction, la Revue fut, plus qu’elle ne l’avait jamais été, l’organe impartial, l’organe central, qui, au milieu des différens partis, cherche la vérité et l’intérêt de la France et s’attache uniquement et strictement à ces deux objets. Il a admirablement mérité du vieil organe du libéralisme européen qu’il représentait et qui le représentait aussi, de telle manière qu’ils semblaient n’être qu’un seul être en deux personnes.

L’Académie avait depuis longtemps les yeux sur cet excellent écrivain et cet esprit si juste et si parfaitement équilibré. Il avait évité de se présenter à la mort de Brunetière et quelque temps même à la suite de cette mort, pour ne pas paraître vouloir recueillir à la fois toutes ses successions. Mais, en 1908, il se présenta au fauteuil de l’illustre Berthelot et fut élu sans difficulté. Il fit, avec sa clarté et sa précision habituelles, l’éloge de son grand prédécesseur et fut reçu, avec une sympathie cordiale où il entrait du respect, par Henry Houssaye, qui, comme tous ceux qui parleront de Charmes, rendit un hommage au Journal des Débats et à la Revue des Deux Mondes, dont Francis Charmes paraissait et paraîtra toujours inséparable.

Il fut un bon académicien, fort assidu, fort attentif et, quoique très discret, là comme partout, donnant souvent des avis très importans et très précieux, soit sur telle conduite à tenir, soit sur telle question concernant cette langue française qu’il connaissait si bien et qu’il aimait tant à servir et qu’il aimait tant qu’on ne lésât point. L’Académie, comme toutes les maisons qui ont eu l’honneur de l’accueillir, gardera de lui un souvenir où l’affection se mêlera à la gratitude.


Il prenait des années ; car on ne peut employer le mot vieillir en parlant de lui, tant le temps épargnait et sa personne physique et sa personne intellectuelle ; il prenait des années en souriant et sans les compter. Plus que jamais il était affectueux, accueillant et gracieux dans ses manières et dans ses propos, avec une discrétion, une délicatesse et un tact qui mettaient comme la dernière main et le dernier lustre à ses profondes qualités d’honnête homme. Sa conversation était charmante. S’il est vrai, comme l’a dit quelqu’un qui était fort spirituel, mais que je soupçonne d’avoir aimé à parler, que la première qualité d’un causeur est de savoir écouter, il était déjà par là un causeur bien remarquable ; mais il savait écouter et il savait interroger et il savait répondre ; et voilà, je crois, les trois points essentiels de « l’art de conférer, » comme disait Montaigne. Il avait l’interrogation utile et agréable, celle qui déjà répond à moitié et vous suggère ce que vous songiez inconsciemment à dire, mais qui, s’il était déjà un peu dans votre esprit, ne serait pas venu à vos lèvres sans ce secours. Et il avait le mot spirituel, jamais caustique, toujours juste et placé avec une parfaite exactitude. Il ne passait jamais à côté ni de la question, ni de sa pensée. Ses paroles étaient des lumières vives et douces, qui s’allumaient juste quand il fallait et qui s’éteignaient avec discrétion pour rejaillir quand on désirait qu’elles reparussent.

Il se connaissait bien. Quand on parvenait un instant à lui faire dire un mot de lui, c’était une vive lumière jetée sur ce caractère heureux et qui le faisait aimer davantage. Comme je le félicitais sur sa modération en toutes choses : « Mais la modération, c’est la nature même. Devant une opinion violente comme devant un acte violent, je ne puis pas m’empêcher de croire que j’ai affaire à un homme qui se force, qui s’excite et qui sort de son caractère. La nature est lente et calme. La violence est contre nature. » Une autre fois, il me disait : « Ce que je suis ? Mais je suis possibiliste. J’envisage toujours ce qui peut se faire, et j’écarte tout ce qui est impraticable ou extrêmement difficile à réaliser.

« — L’impossible est infini ; mais le possible est encore immense.

« — Précisément ! C’est ce qu’or, ne croit pas généralement : mais il y a beaucoup de choix dans le domaine des possibles. Et voici à quoi je tâche : dans le champ du possible, aviser le meilleur.

« — Et tu le dis en vers.

« — Oh ! comme disait de Maistre, la rime n’y est pas, mais la raison suffit. »

La raison lui suffisait avec beaucoup d’habileté à la mettre en lumière, et beaucoup d’esprit pour la rendre aimable et engageante.

Sa conversation laissait toujours dans l’esprit cette impression, d’abord qu’elle avait été trop courte, ensuite qu’il fallait la remémorer, la méditer, la classer et la semer en bonne place dans son esprit comme germe, pour l’avenir, de pensées justes et d’opinions judicieuses. Il inspirait l’idée de profiter des largesses de son esprit et de revenir les provoquer ou les solliciter à nouveau. Personne, avec une parfaite discrétion, n’a plus, malgré lui, excité les autres à une certaine indiscrétion à son égard.

C’était un sage. Aucun homme ne m’a donné du sage qu’ont rêvé les philosophes antiques une idée plus nette, ni une plus exacte réalisation. Il semblait vivre pour que la droiture, la rectitude, la modération, les tempéramens, le juste équilibre, eussent une image sensible et persistante.

C’était un sage, et il faisait aimer la sagesse et il la faisait, un temps, croire facile, quoique l’on comprit vite en y réfléchissant quelle réussite d’élémens multiples et divers était ce caractère si excellemment exceptionnel.

C’était un sage, mais qui, Dieu merci, ne croyait pas que le abstine fût la moitié de la sagesse, ni que même il en fût partie intégrante. C’était un sage actif, continuellement mêlé à l’action, aimant l’action, la recherchant toujours, ne la délaissant jamais et qui seulement ne confondait pas l’action avec l’agitation.

C’était un sage qui, sans précipitation ni même empressement, agissait sans cesse pour la tâche choisie, pour le but visé, pour le noble résultat souhaité et qui se donnait tout entier, sans altération de son calme, à sa mission. Français et bien Français, Français du cœur de la France, il eût méprisé cette ataraxie qui au fond, quoique demandant du courage, ne laisse pas d’être mêlée de quelque paresse et langueur de cœur, quand elle n’est pas cela même caché sous un beau nom philosophique. Il était un sage qui mettait sa sagesse dans l’action, et qui en l’y mettant ne croyait pas la compromettre, mais croyait la placer où il faut qu’elle soit et c’est à savoir à l’endroit qui a le plus besoin d’elle.

C’était un sage et il ne semblait pas s’en apercevoir et tout au moins il ne songeait pas à s’en féliciter. Il était la modestie même et non pas de cette modestie qui se dénonce et qui, en faisant remarquer qu’elle existe prouve précisément qu’elle n’est guère qu’à l’état de louable intention, mais qui est dans le silence sur soi et dans l’art instinctif de se dérober à l’éloge, et, sans le repousser avec éclat, de le mettre doucement en déroute. Sa physionomie et son attitude semblaient dire : « Je ne permets à personne de faire mon éloge, pas même à moi ; et parce que je ne le fais pas, même indirectement, il faut bien croire que je veux que personne ne le fasse, puisque le laisser faire, c’est toujours un peu y collaborer. »

C’était un sage ; je suis tenté de dire : c’était le sage.


Ses deux dernières années furent particulièrement dignes d’admiration et de respect. Il a vu venir avec calme cette guerre qu’il avait tant prévue et il l’a vue éclater avec impassibilité. Il n’a pas interrompu la publication de la Revue des Deux Mondes ; il ne l’a pas transportée hors de Paris, malgré les inquiétudes d’août et de septembre 1914. Dans ses chroniques de 1914 et 1915 toujours lucides, toujours pénétrantes, toujours admirablement prévoyantes, il a mis, de plus, la confiance, la résolution, l’intrépidité, la volonté de vaincre qui étaient dans le cœur de la nation, mais auxquelles il a donné une forme admirablement éloquente et puissante. Cette fois, il a été pleinement l’âme de la France et il a eu cet honneur, bien mérité, que le pays parlât par sa voix.

On retrouvera ces chroniques dans son volume intitulé la Guerre, qui va jusqu’au printemps de 1915 et qui va être suivi d’un second contenant les derniers articles du grand journaliste. On y relira et l’on y goûtera singulièrement une étude sur la carrière et le caractère du prince de Bülow, qui est un modèle de psychologie comme de science politique et qui fut infiniment remarquée par la presse du monde entier. On y avisera tout particulièrement encore tous les articles se rapportant aux questions d’Orient, sur lesquelles Charmes avait une information étendue et très sûre, et qu’il faisait passer par son filtre, si on se permet de parler ainsi, avec une adresse et une infaillibilité admirables. Il avait toujours refusé de mettre en volume les chroniques de la Revue ; mais pour celles-ci, il sentit que cette histoire au jour le jour était de la grande histoire et aussi que les vertus morales dont elles étaient l’expression pouvaient être, seraient certainement un entretien et une nourriture profondément salutaires, aux circonstances où nos sommes, pour les esprits et pour les cœurs.

Il eut raison, et cette lecture que je viens d’achever, en faisant repasser devant mes yeux les jours terribles que nous avons vécus, et en me faisant assister aux belles émotions d’une grande âme, m’a donné quelque chose de la magnifique fermeté et de la générosité réconfortante dont elle fut pleine. Un jour, prochain sans doute, à ces deux volumes sur la guerre de 1914, on joindra quelques volumes constituant un choix des articles de Francis Charmes, et la postérité pourra y prendre l’idée de ce que fut au XIXe siècle le bon sens français, la raison française appliquée aux choses de la politique et de l’histoire. Je crois pouvoir assurer que de ce sens droit et de cette raison sûre nul plus exact représentant ne se trouvera, ni plus fidèle dépositaire, ni plus lumineux interprète, que l’essayiste Francis Charmes.


Il mourut brusquement, d’une maladie cachée et insidieuse, qu’il ignorait, et qui faisait en lui son progrès insensible et redoutable pendant qu’il se soignait pour autre chose qui était moins grave. Il fut doux envers la mort comme il l’avait été envers la vie, s’étonnant seulement un peu de sa promptitude, qui en effet fut extrême. Si sa vie à la dernière heure s’est déroulée devant son esprit, il a eu cette récompense d’y voir une succession d’actions bonnes et justes et comme une théorie harmonieuse de belles manifestations de la plus noble activité humaine. Il n’a vécu que pour bien penser et pour aider les autres à bien penser. Il n’a vécu que pour donner à son pays le secours de bons conseils et de méditations sérieuses et salutaires.

J’estime que son influence a été très considérable et qu’elle a été excellente. Pendant quarante ans, presque quotidiennement, il a donné une forme claire, accessible et engageante aux idées libérales, généreuses et civilisatrices. Pendant quarante ans, il a engagé tous les partis à se rallier à la politique de la justice, de la tolérance réciproque, de l’amour de la Patrie et de l’émulation dans cet amour. Pendant quarante ans, avant la séance du 4 août 1914, il a prêché de tout son cœur l’union sacrée. Son action répétée et infatigable, comme elle a été sans trêve, n’a pas été sans résultat. Elle existe, cette troisième France, qui n’est ni la France noire, ni la France rouge et qui veut être uniquement la France française ; elle existe, cette France qui veut être libre du côté des partis comme du côté des gouvernemens, et qui ne demande que justice pour tous et pour tous libre exercice et libre expansion des saines initiatives. Elle existe, et c’est un peu et c’est beaucoup à Francis Charmes qu’elle doit d’exister et d’avoir conscience d’elle-même.

C’est le rôle et c’est l’office du grand journaliste, non pas de créer des états d’esprit, mais de leur donner une forme précise, une attitude caractéristique, une physionomie propre, un mot où ils se sentent exprimés et définis, grâce à quoi ils acquièrent constance et fermeté et comme un degré de plus dans l’être. Il n’y a pas, de la part du journaliste, création proprement dite, mais il y a organisation, constitution d’un organisme. Cette démiurgie, personne ne l’a exercée avec plus d’art, ni avec plus de persévérance et douce ténacité que Francis Charmes.

La France libérale, qu’il fût ou qu’il ne fût pas dans le Parlement, qu’il fût ou qu’il ne fût pas personnellement et nommément connu d’elle, a eu en lui un chef, une pensée centrale et dirigeante, une âme sensiblement ou insensiblement opérante, une source discrète, à demi cachée, mais perpétuellement féconde et vivifiante. Il y a, il y aura quelque chose de la pensée de Charmes dans tout vote qui est émis, qui sera émis dans le sens de la liberté, de l’équité, du respect des droits, du respect des bonnes volontés, du respect des consciences. Et il n’y a pas plus belle récompense d’une belle vie que de laisser ainsi comme un héritage de bonnes pensées se transformant en actes bons et utiles au pays aimé.

D’autre part, je crois que son influence a été grande aussi et salutaire à l’étranger. Cette France sage, généreuse, libérale, avisée, prudente, éloignée des chimères, qui existe et dont, autour de nous, nous constatons tous les jours la présence, il a persuadé aux étrangers qu’elle existait. Il en a fait comme la démonstration et l’expérimentation sous les yeux de l’étranger. Il était beaucoup lu, je le sais, et beaucoup, pour ainsi parler, consulté au delà des frontières ; car on savait qu’il exprimait la pensée d’une partie très considérable du peuple français. Or, par sa manière d’envisager les faits politiques de l’Europe et du monde, il disait à l’Europe et à l’univers que la France n’était désormais un danger pour personne et était une utilité pour tout le monde, était un bien international ; qu’à jamais guérie de l’esprit d’ambition et de conquête, elle ne voulait que l’équilibre européen, que, par conséquent, de cet équilibre, elle était le soutien comme le garant, et que l’Europe entière, sans parler de l’au-delà, était intéressée à la vitalité et à la grandeur de la France.

Il disait ces choses que les faits devaient prouver si justes ; il les disait en suivant au jour le jour les événemens et les incidens et il aidait ainsi les événemens à préparer la grande alliance entre les peuples qui ne veulent aussi que l’indépendance et l’autonomie des peuples européens. Cette alliance à laquelle les destinées du monde sont attachées, cette alliance dont dépend toute l’histoire future, c’est la force des choses qui l’a faite ; mais la force des persuasions y a aidé et dans cette force des persuasions Francis Charmes a une très large part.

Si donc, de quoi je ne doute point, la victoire définitive et durable reste aux défenseurs du droit et aux champions du monde, si cette victoire achemine l’Europe vers une constitution pacifique et sûre où tout peuple ait son indépendance et où aucun n’ait l’empire ; si de cet état de choses résulte une période de labeur fécond, d’émulation sans rivalité et de prospérité et de bonheur, ou du moins de bien-être, pour le genre humain, Francis Charmes, n’en doutons pas, sera compté par la voix de l’histoire au nombre des préparateurs, modestes mais considérables, de ces grands effets et la reconnaissance des peuples ira vers le groupe (anonyme peut-être pour eux, mais qu’importe ?) des hommes de bonne volonté, de grand labeur et d’ardente foi dont il aura voulu être et dont il aura été.

Nous qui saurons son nom et qui aurons eu le bonheur de le connaître, nous garderons son souvenir comme un réconfort et comme un exemple et comme un viatique. Il nous sera une conscience. Tenant la plume, prenant la parole ou simplement nous mêlant aux entretiens des hommes, nous nous dirons, selon les cas : « Francis Charmes m’eût approuvé ; » ou : « Francis Charmes n’aurait peut-être pas été content de moi. » Cette façon de se survivre est réservée aux grands honnêtes gens et c’est quand on a été une belle conscience pour soi-même qu’on mérite d’être la conscience des autres et qu’en effet, tout naturellement, comme tout justement, cela nous arrive.

Et c’est ainsi que Francis Charmes continuera à vivre parmi nous et continuera à rendre des services à ce pays qu’il a tant aimé. La France elle-même, la France en possession d’une victoire qu’il n’aura pas eu le bonheur de voir, la France généreuse et libérale, — et j’espère bien que désormais cette France-ci sera la France tout entière, — gardera pieusement le nom de Francis Charmes, avec affection et reconnaissance, le gardera maternellement, parmi ceux des meilleurs et des plus nobles de ses enfans.


EMILE FAGUET.