Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 241-275).
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DIXIÈME PARTIE.


XIX. — LES SAINT-SIMONIENS.

Charles-Lambert-Bey, que j’avais connu pendant mon séjour au Caire et avec qui j’avais tant causé, le soir, sous les arbres de l’Esbékyeh, était revenu à Paris après avoir fait liquider sa pension de retraite et pris congé du vice-roi d’Égypte. Plus saint-simonien que jamais, se considérant toujours comme l’apôtre de la doctrine prêchée de 1828 à 1832, il avait repris avec ardeur l’œuvre de propagande à laquelle il avait consacré sa vie. Dès son retour, nous nous étions retrouvés, et nous avions renouvelé ces longues conversations dont le souvenir m’était resté cher. Chez lui, ou chez moi, nous avions d’interminables discussions sur l’identité du moi, sur la personnalité de Dieu, sur les destinées de l’âme. Sans me laisser pénétrer par des théories intéressantes, mais un peu diffuses, j’éprouvais un vif plaisir d’esprit à écouter Lambert, dont la parole avait un charme auquel je ne résistais pas. À cette époque, toutes ces dissertations qui ne s’appuient que sur des hypothèses plus ou moins ingénieuses, ces disputes courtoises, ces duels à syllogismes émoussés me plaisaient infiniment. J’y aurais passé les nuits, et plus d’une fois, Lambert et moi, nous avons vu le jour se lever quand nous pensions qu’il était à peine onze heures du soir. Pour Lambert, parler était un besoin ; pour moi, écouter était une jouissance ; nous étions donc faits pour nous entendre et nous nous entendions bien. Il avait conservé pour Enfantin, pour Le Père, une vénération qui ressemblait à de l’idolâtrie. Il parlait de lui comme un dévot parle de son dieu. Il m’avait raconté les leçons dans la rue de Monsigny, les prédications dans la salle Taitbout, le schisme qui avait séparé les disciples, la retraite de Ménilmontant, le procès où lui-même avait porté la parole, ainsi que Charles Duveyrier et Michel Chevalier, l’emprisonnement du Père, le départ pour l’Égypte et ce qu’il appelait la dispersion des apôtres. La tête couverte d’un tarbouch, son beau regard fixé sur celui de son interlocuteur, le sourire aux lèvres, roulant un chapelet entre ses doigts, il ressemblait à un joghi racontant les avataras de Vishnou.

Prosper Enfantin habitait Lyon, où il était retenu par ses fonctions d’administrateur du chemin de fer de Paris à la Méditerranée, mais il venait souvent passer quelques jours dans son petit appartement du boulevard Poissonnière, et c’était fête pour ses disciples. J’avais exprimé le désir de lui être présenté pendant un de ces courts voyages, et Lambert m’avait répondu : « Le Père vous connaît, car je lui ai parlé de vous ; lorsqu’il jugera que l’heure est venue de vous faire entendre lui-même sa parole, il vous appellera. » L’heure vint le 24 février 1858. Enfantin ne me dit pas : « Laisse là tes filets et suis-moi, » mais il m’écrivit : « Faites-moi donc le plaisir de venir m’apprendre pourquoi je ne vous connais pas encore. Nous déjeunons tous les jours au cabaret à dix heures et demie ; venez me prendre chez moi, au moins je vous serrerai la main. » Je fus exact. Ma curiosité était excitée. Dans les opinions que j’avais entendu émettre sur le chef du saint-simonisme, il n’y avait aucune mesure ; apôtre et prophète pour les uns, charlatan pour les autres ; admiré, adoré sans restriction par ceux-là, dénigré, vilipendé sans réserve par ceux-là ; il me semblait une énigme vivante que j’étais bien aise d’essayer de déchiffrer. Il me reçut avec cordialité comme un ami que l’on retrouve après une séparation et me dit selon l’invariable formule qu’il employait lorsqu’il s’agissait de ses disciples : « Les enfans de mes enfans sont mes enfans ! » Je m’attendais à voir une sorte d’Apollonius de Tyane, thaumaturge en redingote, parlant par aphorismes et prenant des attitudes. Rien de cela. Il était d’une bonhomie attrayante, et l’on voyait qu’il avait été d’une beauté olympienne. Il venait alors d’avoir cinquante-sept ans et il paraissait plus vieux que son âge. Son front d’une ampleur presque excessive et sillonné de rides, ses joues creuses, le tremblement qui agitait ses mains, une certaine lourdeur dans les mouvemens indiquaient un homme fatigué d’avoir déjà parcouru la plus longue partie du chemin. Malgré le sans-façon de sa causerie, on devinait en lui, plutôt qu’il ne montrait, de la prétention à l’universalité. Sur toutes choses il avait des opinions arrêtées, dogmatiquement déduites, issues de principes déterminés et aboutissant à une conclusion conséquente ; qu’il parlât industrie, philosophie, peinture, cuisine et musique, il en était ainsi. Il avait ce qu’il nommait des idées circonférentielles, où tout fait nouveau trouvait sa place, où tout problème inconnu rencontrait sa solution. Dès lors, en lui, nul imprévu. Lorsqu’on l’avait pratiqué et étudié ; lorsque l’on connaissait son mode de raisonnement, dès que le point de départ d’une argumentation était fixé ; on apercevait le point d’arrivée. Vrai ou faux, son système, sa doctrine, comme l’on disait autour de lui, — n’avait rien d’aventureux ; tout s’y enchaînait dans les anneaux d’une logique solidement forgée ; mais en cela, comme en toute théorie philosophique, il fallait accepter le principe, sinon tout s’en allait en nuée.

Ses disciples lui témoignaient une déférence filiale : il les tutoyait tous, et nul d’entre eux ne le tutoyait, si ce n’est Louis Jourdan, qui avait été l’ami des mauvais jours. Il était réellement père de famille et, sans avoir à entrer ici dans d’inutiles détails, je puis dire qu’il n’a jamais ménagé sa bourse, ses avis, ses démarches pour ceux qu’il appelait ses enfans. Je l’ai beaucoup aimé, et je gardé pour sa mémoire une vénération sans alliage ; il connaissait les hommes et n’avait pas eu à m’approfondir pour constater en moi une indépendance rebelle à tout ce qui peut ressembler à une enrégimentation. S’il fallait choisir entre la vie du phalanstère ou l’existence de Siméon le Stylite, je monterais sans hésiter sur le pilier du solitaire. Enfantin me disait en souriant : « Tu seras toujours notre enfant, mais tu ne seras jamais notre disciple. » Sous cette forme, son affection m’était précieuse et j’aimais passionnément à causer avec lui. Dès qu’il parlait métaphysique et philosophie, des qu’il entrait dans l’explication du dogme saint-simonien, son langage, au premier abord, paraissait obscur, certaines expressions qui lui étaient familières et dont le sens était détourné de l’acception primitive donnaient à sa parole quelque chose de flottant. Il le sentait et disait à Lambert : « Je te charge de clarifier mon eau trouble. » Mais lorsque l’on s’était accoutumé à sa façon de dire, on pouvait l’écouter des heures entières sans se lasser. Certaines questions qui, selon lui, devaient être posées en première ligne dans la solution du problème social, n’étaient jamais agitées entre nous. Dés le début de nos relations, je lui avais dit que je n’entendais rien ni aux questions économiques, ni aux questions industrielles, ni aux questions financières ; que je voulais bien admettre l’égalité de l’homme et de la femme si ça lui faisait plaisir, mais que jamais je ne reconnaîtrais que la finance et l’industrie puissent être considérées comme les égales de l’art et de la science. Il m’avait répondu : « Tu dédaignes les financiers et les industriels, c’est un fait commun à presque tous les écrivains et les artistes ; tu trouves sans doute qu’ils vivent sur un fumier et qu’ils font laide besogne ; soit, mais lorsque leur besogne est finie, lorsque le fumier est balayé, que vois-tu à la place même qu’ils occupaient ? Des canaux, des ports creusés, des villes assainies, des quartiers neufs et hygiéniques, des forêts défrichées, des chemins de fer, des relations établies de peuple à peuple, des intérêts communs qui affaibliront le goût de la guerre chez les nations ; c’est là l’œuvre dont tu ne vois que l’extérieur, que tu juges superficiellement comme si tu jugeais un monument d’après l’échafaudage qui le masque et qui aide à le construire. C’est par l’industrie, c’est par la finance que la civilisation frappe ses plus grands coups. » Je répliquais : « Je n’en disconviens pas, et il est certain que vous avez raison ; mais vous n’obtiendrez jamais que mon esprit ne préfère un poème à une police d’assurance et un tableau à une émission d’actions. » Il riait et me disait : « Cela prouve que tu n’as pas dépouillé le vieil homme ; tu peux faire un poème sur le désert, mais ton poème, fût-il un chef-d’œuvre, ne vaudra jamais le canal que creusera l’ingénieur et qui apportera aux sables l’eau, la verdure et la vie. » Je ne démordais, pas ni lui non plus, et, comme il n’était pas homme à jeter son grain sur une terre stérile, nous avions banni entre nous ce sujet de conversation.

En revanche, quelles causeries sur la vie éternelle, sur l’âme qui a été, qui est et qui sera ! Mes tendances au panthéisme, mes convictions spiritualistes m’entraînaient à chercher toujours des éclaircissemens et des argumens en faveur de cette thèse. Je disais au père : « Je ne me soucie guère de votre système économique et social, mais je vous appartiens par votre lettre à Charles Duveyrier : « Tu as été avant de naître, tu seras après ta mort. » Il croyait à la diffusion de l’âme à travers l’humanité. Il disait : « Je sens le vieux saint Paul qui vit en moi. » Il n’aurait sans doute pas répudié ce qu’écrivait la princesse Palatine à la date du 2 août 1696 : « A raisonner d’après mon simple jugement, je crois plutôt que, quand nous mourons, chaque élément dont nous étions formés reprend à lui sa partie pour en. refaire quelque chose. » Il avait promulgué le Dieu Père et Mère, et ne fut point satisfait lorsque je lui dis que cette idée était bien vieille. Le Jupiter de Dodone était mâle et femelle comme bien d’autres divinités du paganisme ; dans son temple, pour symboliser la transmigration des âmes à travers les astres, il y avait des trépieds disposés en cercle ; dès que l’on touchait l’un, tous résonnaient. Enfantin m’avait demandé une note à cet égard ; je la lui fis très détaillée, car c’était un sujet que les études préliminaires de mes voyages m’avaient rendu familier. Il la lut et me dit : « Ces diables d’anciens, ils avaient tout deviné. » Lorsque Pie IX promulgua le dogme de l’immaculée conception, il fut heureux : « Enfin, disait-il, le paradis mâle a fait son temps, car voilà qu’on y introduit la femme ; à côté du Dieu, sur son trône même, on assoit la Déesse. C’est un gage d’avenir. De la loi religieuse, cette idée glissera tôt ou tard dans la loi civile, et la femme sera l’égale de l’homme. On a laissé l’église catholique prendre les devans dans une question qui, depuis longtemps, aurait dû être résolue. » Plusieurs fois il essaya d’amener à sa doctrine des prêtres chez lesquels il avait cru remarquer quelques traces d’hétérodoxie ; directement et par un de ses disciples il fut en correspondance avec l’abbé Gratry. Les formules mathématiques sur lesquelles celui-ci aimait à appuyer son argumentation avaient encouragé Le Père, qui était un mathématicien remarquable, à tenter une aventure dont l’issue ne pouvait être douteuse.

Comme les patriarches de la Genèse, les saint-simoniens étaient fiers de leur filiation intellectuelle ; ils avaient été engendrés à « la vie nouvelle » par des hommes dont ils prononçaient le nom avec respect. A un dîner au palais des Tuileries, la conversation tomba sur le saint-simonisme et on réédita cette vieille calomnie de la pluralité des femmes qui a atteint toutes les sectes naissantes, à commencer par les premiers chrétiens. L’empereur dit, en souriant : « Prenez garde, il y a peut-être des saint-simoniens parmi nous. » Il y eut un geste de surprise, surtout lorsque l’on vit le prince de… se lever et dire : « Je suis fils de Talabot, fils de Lambert, fils d’Enfantin, fils d’Olinde Rodrigues, fils de Saint-Simon. » Napoléon III regarda trois de ses ministres et un sénateur assis à sa table ; comme ils ne jugèrent pas à propos de faire leur profession de foi, il changea de conversation. Bien des hommes considérables, en effet, sont sortis de cette école. Quelques-uns s’en sont glorifiés, d’autres au contraire l’ont caché avec soin. J’ai été obligé, un jour, de rappeler à Husson, qui fut directeur des affaires municipales, directeur de l’assistance publique, secrétaire-général de la préfecture de la Seine, qu’il avait été « membre du collège au second degré. » Plus d’un a porté le costume qui depuis ne s’en est pas vanté. Je serai discret et, parmi les écrivains encore vivans, je ne dirai point quels sont ceux qui ont endossé le gilet, le fameux gilet fraternitaire, ce gilet lacé que l’on ne pouvait mettre seul. Cela signifiait : Tu as besoin de ton frère, n’oublie jamais que lui aussi a besoin de toi. Ce costume a fait rire Paris en 1832 ; il était emblématique et fort laid ; on l’inaugura dans un jour d’émeute. Le Père, à la tête de ses enfans, descendit des hauteurs de Ménilmontant pour s’interposer entre les deux partis armés et pour prêcher la paix. Les soldats prirent les saint-simoniens pour des insurges ; les insurgés les prirent pour des soldats ; ce fut une débandade ; on en fut quitte pour quelques tuniques trouées par les balles. Le jour du procès en cour d’assises, lorsqu’ils traversèrent la rue de la Barillerie pour entrer au Palais de justice, la foule ameutée les hua et cria : « A la chienlit ! » Leur attitude fut si calme, qu’un des insulteurs se convertit immédiatement : c’est Pierre Vinçard, le chansonnier. Le costume était étrange, il faut le reconnaître, et, dans une ville railleuse comme Paris, devait être périlleux à porter. Le pantalon était blanc, le gilet rouge et lia tunique d’un bleu, violet. Le blanc est la couleur de l’amour, le rouge celle du travail, le bleu violet celle de la foi ; le costume signifiait donc que le saint-simonisme s’appuyait sur l’amour, fortifiait son cœur par le travail et était enveloppé par la foi ; la coiffure et l’écharpe étaient laissées à l’initiative individuelle ; mais comme ici bas et plus tard, chacun garde la responsabilité de sa vie, le nom de tout saint-simonien devait être inscrit en grosses lettres sur sa poitrine. Cela fit rire et personne ne s’avisa de remarquer que chaque habitant du Tyrol porte son nom brodé sur sa ceinture. Sur la poitrine d’Enfantin, on lisait : « Le Père ; » sur celle de Duveyrier : « Charles, Poète de Dieu. » À ce costume disgracieux on avait ajouté un collier formé de losanges, de cercles, de triangles qui avaient une signification symbolique relative aux faits mêmes de la religion nouvelle ; c’était un rêve de chaudronnier en délire. L’art échappait absolument aux saint-simoniens, malgré les efforts qu’ils ont faits pour le comprendre. Parmi eux, je ne vois guère qu’un artiste : Félicien David, car Gleyre les a côtoyés, mais ne s’est pas donné. Ce collier, — je possède celui d’Enfantin, — était terminé par une demi-sphère sur laquelle les mots : « Le Père. » ressortaient en relief ; la sphère devait être complétée le jour où l’on aurait trouvé : « La Mère. » Dans le grand portrait que Léon Cogniet a fait d’Enfantin en costume, le chef du saint-simonisme est représenté debout devant un siège à deux places ; il montre la place vacante près de la sienne et indique ainsi qu’il attend La Mère.

Qu’était-ce donc que cette Mère espérée, ce messie femelle si ardemment appelé ? Ce devait être la femme libre. Il ne faut point entendre le mot LIBRE dans une mauvaise exception ; ce serait tomber dans l’erreur que les plaisantins ont volontairement entretenue. La visée est, par elle-même, déjà bien assez bizarre pour qu’il soit inutile de la rendre inconvenante par des commentaires que rien n’a jamais justifiés. La femme libre devait être une femme de réflexion et de raisonnement qui, ayant médité sur le sort de ses « sœurs, » connaissant les besoins féminins, ayant approfondi les aptitudes féminines que l’homme n’a jamais pénétrées complètement, ferait la confession de son sexe, sans restriction, de façon à fournir les élémens indispensables pour formuler la déclaration des droits et des devoirs de la femme. C’était un rêve : devant l’homme la femme ne se dévoilera jamais. Ce sont deux êtres, non pas seulement différens, mais dissemblables : le mode de génération des idées n’est pas le même chez l’un et chez l’autre ; la fin du monde arrivera avant qu’ils se soient compris. Halle a écrit : « La femme est la partie nerveuse de l’humanité, l’homme, est la partie musculaire. » Ce sont là-des mots et rien de plus. L’homme se cache de la femme, la femme se cache de l’homme et ils vont ainsi dans la vie, croyant s’entendre, parce que tous deux sont doués de parole. L’un est-il supérieur à l’autre, je n’en sais rien ; sont-ils égaux, j’en doute ; en tous cas, ils sont divergens. Que produirait l’égalité absolue entre l’homme et la femme ? Le bonheur de l’humanité, disaient les saint-simoniens. — Une cacophonie., répondent les physiologistes. Dans une contrée où la chaîne des monts Himalaya dresse sa plus haute cime, entre le Thibet, le Bengale et le pays des Kirats, existe la région du Boutan, qui a pour capitale un château fort à sept étages nommé Tassadudon. Le bouddhisme en est la religion exclusive et l’on y adore Gautama, qui fut le Çakya-Mouni. La, les femmes sont les égales de l’homme et, par conséquent, le dominent. Quelle loi conjugale ont-elles fait prévaloir ? — O lectrices, bouchez vos oreilles : la loi de la polyandrie.

La recherche de la femme libre, de La Mère, n’était point une innovation d’Enfantin : bien avant lui, Saint-Simon, alors qu’Augustin Thierry était son secrétaire, avait tenté de trouver cette huitième merveille du monde et croyait bien l’avoir découverte dans Mme de Staël. Il lui écrivit pour lui proposer de l’aider à donner à l’humanité un nouveau messie qui promulguerait la loi vivante d’où toute félicité découlerait sur terre. Mme de Staël sourit et laissa l’invitation sans réponse. Lorsque George Sand publia ses premiers romans qui ressemblaient à un cri de révolte contre la toute-puissance de la barbe, il y eut un frémissement dans le monde du saint-simonisme et on crut que la Déborah attendue venait d’être suscitée. Adolphe Guéroult, qui, depuis, a été consul de France à Mazatlan, rédacteur en chef de l’Opinion nationale, et député de Paris, fut chargé de faire une tentative pour rattacher à la « doctrine » cette Lélia qui semblait prête à réciter le Confiteor et le Credo féminins. Guéroult trouva une femme mal appareillée, tirant parti de son talent pour vivre, mais ne se souriant pas de devenir la prêtresse d’une religion nouvelle. Ce fut une déception, et plus tard, cette déception fut très vive, lorsque George Sand publia ses Mémoires. Enfantin les attendait avec l’anxiété d’un navigateur qui cherche une terre inconnue ; il avait compté sur une confession sans réticence qui eût éclairé la femme jusque dans ses profondeurs ; il fut désappointé.

La formule saint-simonienne telle qu’elle fut publiée dans l’Organisateur avec les différences de caractères typographiques qui indiquaient les deux termes d’une proposition et la proposition complète, est celle-ci : l’Homme se souvient du Passé ; la Femme pressent l’Avenir ; LE COUPLE voit LE PRESENT. Ce qui signifie, d’une part, que l’être complet est composé de l’homme et de la femme réunis ; c’est la tradition de la Genèse : Dieu créa l’homme mâle et femelle ; d’autre part, cela signifie que l’homme restant tourné vers le passé et la femme se tournant vers l’avenir, leur inégalité crée entre eux un intervalle où le temps présent, c’est-à-dire la vie actuelle, disparait dans une série de désaccords qui engendrent tous les malheurs de l’existence. Donc, pour que l’humanité soit heureuse, il faut que l’homme et la femme unis, appuyés l’un sur l’autre, ayant les mêmes droits, marchent du même pas, avec la même volonté et vers le même but. Cette action de deux énergies fondues en une seule n’est possible qu’à la condition que la femme livre le secret de son être moral, intellectuel et physique. La femme libre, La Mère peut seule faire cette révélation et ouvrir les arcanes : donc cherchons La Mère. On la cherchait et on ne la trouvait pas. On l’avait appelée avec tant de force et de conviction qu’elle eût répondu si elle eût existé en Europe. Où donc aller pour la faire surgir au milieu des peuples ?

Ce fut alors qu’une idée extraordinaire germa dans la tête d’un des « Pères, » ingénieur remarquable, « membre du collège au premier degré. » Emile Barrault se dit que sans doute, en Orient, dans la solitude des harems, quelque « odalisque » avait réfléchi sur la condition des femmes et s’empresserait de livrer au monde le résultat de ses méditations. Il fallait ne rien savoir, ne rien soupçonner de la puérilité, de l’ignorance de la femme orientale, — musulmane, juive, chrétienne ou bouddhiste, — pour imaginer une telle billevesée. On disait : « Nos aïeux se sont croisés pour délivrer le tombeau du Christ, entreprenons une croisade pour délivrer la femme du sépulcre où elle est enclose. » La mission de La Mère se forma et partit. Les pèlerins étaient au nombre de douze, y comprit Barrault, chef de l’expédition. On devait aller jusqu’à Constantinople ; ce n’était pas facile, car on n’avait pas d’argent. Vêtus de blanc, en signe du vœu de chasteté qu’ils avaient prononcé au moment de quitter Paris, le bâton à la main, ils mendiaient le long des routes, au nom de La Mère. En Bourgogne, ils se « louèrent » pour faire la moisson ; à Lyon, ils arrivèrent la veille d’une exécution capitale et, au matin, devant l’échafaud, protestèrent contre la peine de mort. Ils s’embarquèrent à Marseille et firent œuvre de matelots à bord d’un navire qui les déposa à Smyrne, où ils couchèrent dans les jardins, sous les figuiers, dont ils mangeaient les fruits. Ils parvinrent jusqu’à Constantinople. C’est là, derrière les fenêtres treillagées des harems, dans la profondeur des palais dont le Bosphore baigne les pieds, c’est là que doit être La Mère ; elle attend peut-être pendant qu’on la cherche. Ils dormaient dans le grand champ des morts, abrités par les cyprès contre les rosées du matin, vaguant dans les bazars, s’arrêtant parfois et prêchant la foi de Saint-Simon ; parlant français à des Turcs qui ne les comprenaient pas et qui s’éloignaient avec respect parce qu’en Orient les fous sont vénérés. Sultan Mahmoud apprit que des hommes parcouraient les rues de Constantinople et prononçaient des discours inintelligibles. Il les fit arrêter et mettre en prison ; puis il leur envoya un officier pour leur demander ce qu’ils venaient faire à Stamboul. Barrault rédigea une note qui fut traduite en turc et remise au sultan : — « Saint-Simon, Enfantin, Le Père suprême ; le Dieu Père et Mère ; la femme égale de l’homme ; l’art égal de l’industrie ; la vie future, la transmigration des âmes ; nul de nous n’est Dieu, mais Dieu est en nous ; l’âge d’or n’est pas derrière, comme l’ont dit les poètes, il est en avant ; le jour où la femme libre aura parlé, les cieux se déchireront et l’on verra Dieu dans sa gloire. » Sultan Mahmoud lut cet « exposé de principes, » ne comprit rien et dit : « Ils ne sont pas dangereux, lâchez-les. » On leur rendit la liberté. L’un d’eux, qui était médecin, fut appelé chez un Arménien dont le fils s’était brisé la jambe ; il soigna le blessé, le guérit et reçut 300 francs, qu’il remit à Barrault. Celui-ci convoqua ses compagnons. Il dit : « Mes enfans, je crains que La Mère ne soit pas à Constantinople ; nous perdons ici un temps précieux qui devrait être consacré à l’apostolat. Grâce à Ch., nous sommes riches, et 300 fr. nous permettent de tenter quelque grande aventure. Il faut payer d’exemple et prouver que nous sommes la loi vivante. Nous allons donc nous rendre en Océanie, nous nous arrêterons à l’île de Rotouma, dont la température est douce et le sol fertile. Nous y établirons la religion de Saint-Simon et le gouvernement modèle. Le bruit de notre félicité parviendra en Europe, et les états s’empresseront de nous imiter ; mais nous devons d’abord accomplir notre tâche et nous assurer que La Mère n’est pas en Russie. Nous allons traverser le Pont-Euxin. » Dès qu’ils eurent mis le pied sur les quais d’Odessa, ils furent conduits au bureau de police, interrogés et emprisonnés. L’empereur Nicolas n’avait qu’un goût restreint pour les novateurs et les apôtres ; le gouverneur d’Odessa le savait. Le lendemain, il fit comparaître Barrault et ses compagnons ; il leur donna le choix : être conduits à Saint-Pétersbourg d’étape en étape, ou repartir pour Constantinople. Ils n’hésitèrent point et revinrent en Turquie. L’île de Rotouma était trop loin, la bourse était trop légère, la mission de La Mère avait pris fin ; on se sépara et chacun tira de son côté. La plupart allèrent rejoindre Enfantin, qui était en Égypte, où les Arabes frappés de sa beauté l’avaient surnommé : Abou-l-dhounich ; Le Père du monde.

J’ai connu plusieurs des saint-simoniens qui avaient été à la recherche de La Mère : ils ne parlaient pas sans émotion de cette phase de leur vie ; ils la regrettaient, se rappelaient leur jeunesse, leur enthousiasme, leur foi et disaient : « Ah ! c’était le bon. temps ! » Enfantin, qui depuis cette époque avait vécu en Orient et en avait pu apprécier les mœurs, n’aimait pas à réveiller ce souvenir. Il convenait que cette expédition trop juvénile avait été guidée par l’inexpérience, par le besoin d’inconnu qui tourmente les cervelles en ébullition ; mais, lorsque les compagnons de la mission de La Mère partirent pleins d’espérance, je ne répondrais pas qu’il n’eût partagé leurs illusions. Il avait conservé sur ceux qu’il nommait toujours ses enfans ; une autorité que l’on pourrait qualifier de souveraine ; les dissidens eux-mêmes, — et, parmi eux, plus d’un fut illustre, — ne l’approchaient qu’avec des témoignages de respect qui n’avaient rien de commandé. Les dissidens étaient ceux, des saint-simoniens qui avaient suivi le schisme de Bazard. Bazard était, avant tout, un esprit politique, un esprit d’opposition ; il avait été, en France, un des propagateurs du carbonarisme et un. des chefs du complot de Belfort. Dans la famille saint-simonienne il ne voyait qu’un groupe tout formé qu’il serait possible d’utiliser pour parvenir à la chambre des députés et obtenir les réformes libérales qu’il désirait. Bien des disciples se réunirent à lui. La question de l’égalité de l’homme et de la femme fut soulevée, la scission éclata et la rupture devint définitive, mais non pas sans avoir provoqué des incidens d’une inconcevable violence. La lutte ouverte entre Enfantin et Bazard était un combat en champ clos, qui avait les disciples pour spectateurs. Chacun se présentait suivi de ses fidèles : Jean Reynaud, Pierre Leroux., derrière Bazard ; Lambert, Laurent (de l’Ardèche), Michel Chevalier, Henri Fournel derrière Enfantin ; entre les deux groupes hostiles, on voyait Auguste Comte se recueillant, Le Play attentif, Sainte-Beuve hésitant et Béranger méditant sa chanson des Fous. La dispute, était d’une âpreté sans pareille ; un soir elle fut plus vive que de coutume ; à la suite d’une réplique d’Enfantin, Bazard fut frappé d’apoplexie[1]. Le Père dit : « Mes enfans, Bazard vient de se laisser foudroyer. » Pour discuter jusqu’à la mort, il faut être convaincu. Enfantin, à l’opposé de Bazard, s’accommodait de toute politique et ne se préoccupait que de la question sociale ; il essaya de vivre en bonne harmonie avec la restauration, la monarchie de juillet, la seconde république, le second empire. Le gouvernement lui importait peu et il en eût volontiers accepté toute protection. En somme, il était prêtre et ne se fût point fait scrupule d’en appeler au bras séculier pour imposer sa doctrine. Tous les socialistes que j’ai connus, et j’en ai connu beaucoup, étaient ainsi. Leur foi dans leur théorie était telle qu’ils n’eussent point hésité à la faire entrer à coups de sabre dans la tête des peuples, comme Mahomet. Le pauvre Mapah, qui n’eut jamais ’autres disciples que lui-même, rêvait la conversion universelle, par la force, au culte évadien qu’il avait imaginé. Il s’appelait Gagneau, et lorsqu’on lui demandait son nom, il répondait : « Je suis celui qui fuit Gagneau. » En effet, par la religion dont il était l’inventeur, on s’évadait de soi-même pour devenir un autre homme. Je le rencontrai, une fois, dans l’atelier de Gleyre ; mous discutâmes, et comme j’avais eu la naïveté de lui citer une phrase du sermon sur la montagne, il croisa les bras, me regarda en face et s’écria : « Sachez que je ne tiens pas plus compte de Jésus-Christ que d’une crotte d’oiseau sur la corne d’un bœuf. » Je n’insistai pas[2].

L’édifice qu’Enfantin rêvait de construire existe déjà et depuis longtemps ; quoiqu’il soit bien menacé, il est toujours debout : c’est le catholicisme. Au pape il s’agissait de substituer Le Père, et la révolution métaphysico-sociale aurait été accomplie. L’axiome fondamental du saint-simonisme ne me dément pas : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » — La formule test séduisante ; mais quelle déception si on voulait la mettre en pratique ! qui appréciera la capacité ? qui jugera les œuvres ? Le Père ou ses délégués. C’est le despotisme théocratique dans ce qu’il a de plus étroit. Je disais cela, un jour, à Lambert, qui me répondit : « J’aime à être hiérarchisé ; » il ajoutait : « La protestation est éternelle, et vous serez éternel protestant. » Rien, ni la défaite, ni l’expérience de la vie, ni l’invincible attrait de l’être humain pour la liberté, rien n’avait modifié Enfantin. Il était resté ce que ses disciples l’avaient connu, lorsque, dans la salle Taitbout ou dans le jardin de Ménilmontant, il apparaissait comme le Jupiter des cieux modernes. Malgré sa bonté exquise, malgré son intelligence qui dans les faits coupables lui faisait toujours chercher la cause atténuante, il avait un indomptable orgueil. Un soir, chez lui, on causait de différens hommes remarquables et, entre autres, de Sully et de Turgot, qui furent les deux ministres économistes de la France ; il prit la parole et dit : « Il n’y a de grands hommes que ceux qui ont fondé des religions, Zoroastre, Moïse, Jésus, Mahomet, Luther ; » il s’arrêta comme si un nom qu’il n’osait prononcer eût flotté sur ses lèvres ; personne ne souffla mot ; nous avions compris et complété sa pensée.

Parmi les lettres que j’ai de lui, j’en trouve une dont un passage doit être cité, car il donne sa pensée sur lui-même. Je lui avais probablement écrit dans une de ces heures de marasme nerveux qui ne me furent point épargnées au temps de ma jeunesse ; il me répondit (4 juin 1854) pour me donner d’excellens conseils hygiéniques et me disait en terminant : « Tu me dis : A quoi bon vivre ? Mais qu’est-ce qui t’a donc pris, pauvre ami ? que rêvais-tu donc dans tes plus brillans jours ? Est-ce que tu aurais jamais pensé que tu serais l’ami de Marc, Luc, Matthieu et Jean, les évangélistes ? Allons donc ! Tu croyais tout au plus que tu serais académicien ou que tu enlèverais les sultanes du sultan. Est-ce que tu as jamais rêvé que dans tes jours de souffrance et de larmes le Christ descendrait du haut de ses dix-huit siècles et demi pour te dire par ma bouche : Je t’aime ! » — Je pense que Marc, Luc, Matthieu et Jean étaient Lambert, Fournel, Jourdan et Duveyrier, mais je n’en suis pas certain, car je n’ai jamais osé demander d’explication. Avait-il conscience de cet orgueil qui le poussait à s’élever au rang des dieux ? Je le crois. Un jour que nous nous promenions ensemble, je le questionnai sur la période de la retraite de Ménilmontant, sur l’adoption du costume, sur les séances de la cour d’assises, pendant lesquelles il essayait la puissance de son regard sur les conseillers. Il commençait à me répondre avec bonhomie, comme il faisait toujours, lorsque, s’interrompant, il me dit : « Tais-toi, ma folie va me reprendre. » Que, d’après cela, on ne porte pas sur lui un jugement défavorable ; cela serait injuste, car son âme fut grande. Si un homme a tendu vers la perfection, c’est lui ; il eut son idée fixe, il crut à sa mission et se considéra comme un de ces fondateurs de religion dont il aimait à parler ; mais il était de bonne foi, et nul charlatanisme ne lui est venu en aide. Il a pu se figurer qu’il était Mahomet ou Moïse, mais il n’a pas placé le grain de blé dans son oreille pour avoir l’air d’écouter la colombe et il n’a pas agité la baguette pour découvrir la source dès longtemps reconnue. Ce ne fut pas un simple, non plus ; il savait que la bonne parole ne suffit pas au bonheur des hommes et il voulut les rendre heureux en multipliant les biens qui leur sont chers. Il fut bon et sut compatir aux douleurs d*autrui. Lorsque ma vieille Aimée, qui m’avait reçu à l’heure de ma naissance et ne m’avait jamais quitté, se tua, le 12 avril 1858, en tombant dans un escalier, Enfantin vint aussitôt ; il s’assit près du lit funèbre et fit la veillée avec moi. Pendant cette nuit, il fut vraiment Le Père.

Avant lui-même, avant son intérêt, avant sa fortune, il aima l’humanité et j’en puis citer un exemple qui le dévoilera. En 1832, il avait été condamné à un an de prison ; on l’enferma à Sainte-Pélagie, où il employa ses loisirs à enseigner la lecture aux détenus ; au bout de six mois, on le relâcha. Ses disciples accoururent : Qu’allons-nous faire ? Le vieux Pacuvius a dit : Patria est ubicumque bene : La patrie est là où l’on se trouve bien. Telle ne fut pas la réponse du Père ; il dit : La patrie est là où l’on a besoin de nous ; et, à la tête de la famille, il partit pour l’Égypte afin d’obtenir de Méhémet-Ali l’autorisation de réunir la Mer-Rouge à la mer Méditerranée. Mettre l’Europe en communication directe avec les Indes par les chemins de fer, les ports, le canal de l’isthme de Suez et les bateaux à vapeur était un projet saint-simonien souvent dénoncé et élaboré dans le Producteur (1825) et dans l’Organisateur (1828)[3]. Des travaux de nivellement furent commencés, le barrage du Nil fut entrepris ; on avait bon espoir, lorsque Méhémet-Ali, endoctriné par le consul-général d’Angleterre, déclara qu’il serait sacrilège d’amener la mer dans le désert que Nabi Mouça (le prophète Moïse) avait traversé. La raison était péremptoire et il fallut se soumettre. Revenu en France, travaillant pour subvenir aux besoins de sa vie, Enfantin n’abandonna jamais le projet qu’il voulait mettre à exécution à l’aide de ses disciples, presque tous anciens élèves de l’École polytechnique, ingénieurs des mines, ingénieurs des ponts et chaussées, hommes du métier en un mot, dont la science et le dévoûment avaient fait leurs preuves. Il fonda la Société d’études du canal de Suez, dans laquelle il donna place et voix délibérative à un ingénieur de chacune des nations d’Europe intéressées à la réunion des deux mers. Sous le gouvernement de Louis-Philippe, sous la seconde république, les essais ne furent pour ainsi dire que platoniques ; mais lorsque la guerre de Crimée, alliant la France à l’Angleterre, eut imposé un devoir de reconnaissance à la Sublime-Porte, l’heure sembla propice pour obtenir du sultan et du vice-roi d’Égypte un firman autorisant le percement de l’isthme de Suez. Enfantin avait quitté Lyon et était venu habiter à Paris, rue Chaptal ; il donnait tous ses soins à cette œuvre, dont la réalisation lui semblait possible ; il avait eu plusieurs entretiens avec Napoléon III, qui avait promis d’appuyer le projet par une action diplomatique ; cette fois, il se croyait certain de réussir. Abbas-Pacha avait été étranglé, le 14 juillet 1854 ; Ismaïl-Pacha lui avait succédé.

Le nouveau vice-roi connaissait M. Ferdinand de Lesseps, qui jadis avait été consul de France au Caire, et ce fut à lui qu’il accorda le firman. Le coup fut dur pour Enfantin et, un moment, il fléchit sous l’écroulement de ce rêve, qui depuis trente ans le tenait en éveil. Il me disait : » En 1833, douze de mes enfans sont morts de la peste à Batn-el-Hagar ; leurs corps, enterrés auprès du barrage dont ils dirigeaient les travaux, ont été emportés par le Nil vers cette mer que nous voulions jeter, comme le grand fleuve des peuples, à travers les continens. J’avais espéré que le canal de Suez serait une œuvre saint-simonienne ; j’avais compté que tous ceux des miens qui vivent encore y trouveraient la compensation des sacrifices qu’ils n’ont point ménagés à la foi nouvelle ; il m’est pénible d’être réduit à un rôle de spectateur. » Sans nous être donné le mot et afin, de ne point ranger des pensées douloureuses, nous ne parlions jamais de l’isthme de Suez à Enfantin. Malgré les difficultés sans nombre que la diplomatie la jalousie de l’Angleterre, la foi douteuse d’Ismaïl-Pacha dressèrent contre l’œuvre même, M. de Lesseps poursuivait la mission qu’il s’était imposée, avec une énergie que nous admirions. Deux ans après qu’Enfantin eut renoncé à toute espérance, un jour que je le voyais de belle humeur, je posai en souriant un doigt sur mon cœur et je lui dis : « Eh bien ! l’isthme de Suez, comment va-t-il ? » Il me répondit ; « il va très bien ! J’ai été un vieux niais de m’affliger, car tout ce qui est arrivé a été providentiel ; entre unes mains, l’affaire eût échoué ; je n’ai plus la force et l’élasticité nécessaires pour faire face à tant d’adversaires, pour combattre au Caire, à Londres, à Constantinople ; j’aurais eu bien assez d’avoir à vaincre les sables, j’aurais été vaincu par le mauvais vouloir des hommes. Pour réussir, — et l’on réussira, — il fallait, comme Lesseps, avoir le diable au corps. Grâce à Dieu, c’est lui qui mariera les deux mers ; je crois bien que je serais resté dans le lac Timsah et que je m’y serais noyé et l’entreprise avec moi. Il importe peu que le vieux Prosper Enfantin ait subi une déception, mais il importe que le canal de Suez soit percé et il le sera ; c’est pourquoi je remercie Lesseps et je le bénis. » Nous étions seuls, personne ne nous écoutait ; c’est le fond même de sa pensée qu’il me révélait, et je me rappelai qu’un jour il m’avait dit ; « Là où il y a pas abnégation, il n’y a pas de vraie grandeur[4]. »

Il repose au Père-La-Chaise, sous de grands arbres, à l’ombre desquels ses disciples ont eux-mêmes porté son cercueil. Sur sa tombe on a dressé son buste tel qu’il était jadis, avec ses cheveux flottans, avec sa longue barbe et le collier symbolique qui bat sur sa poitrine. Avant qu’il eût été frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, le 21 août 1864.[5], il avait été précédé (13 février 1864) par Lambert, qu’un iléus avait jeté subitement hors de la vie, Lambert que l’on avait surnommé le miroir du Père et dont il disait : « C’est en passant par son filtre que ma pensée devient limpide. » Le disciple qu’il aima le plus, celui dont l’affection semblait lui être indispensable, Louis Jourdan, vient de mourir à Alger (mai 1881), où il avait vécu insouciant et jeune, où il retourna pour achever sa vieillesse sous le soleil et dans la lumière. Nous l’appelions le vieux blanc, car dès sa trentième année, son énorme chevelure était couleur de neige. Il y eut peut-être des hommes aussi bons, il n’y eut pas de meilleur. Il avait une tendresse débordante qui secourait toutes les infortunes et ne soupçonnait jamais le mal. Il n’avait d’autre instrument de travail que sa plume ; aussi n’était-il pas riche, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une inépuisable bienfaisance. Son activité était grande. Combien de journaux n’a-t-il pas fondés, que souvent il rédigeait seul ! Il touchait à tout avec plus de facilité que de profondeur et pardonnait volontiers à ceux qui l’insultaient, car les injures ne lui furent pas épargnées lorsqu’il était rédacteur du Siècle. Sous le second empire, la politique étant à peu près interdite aux journalistes, ceux-ci s’étaient rejetés sur la polémique religieuse. Louis Jourdan s’y montra parfois agressif ; on répliquait en le traitant d’athée, de suppôt d’enfer et même de saint-simonien. Il ripostait de son côté ; la querelle s’envenimait et l’on en arrivait aux grosses paroles. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que Jourdan était extrêmement religieux ; il était en extase, en exaltation devant Dieu ; il l’appelait, l’interrogeait, le remerciait. Il ne s’en cachait pas, et son petit volume, les Prières de Ludovic, est un livre d’actions de grâce que nulle secte ne désavouerait. Il était lecteur assidu du Nouveau-Testament, avec une prédilection marquée pour l’évangile selon saint Jean. Souvent il commentait le livre saint et ses enfans recueillaient ses instructions. À ce sujet, il arriva une aventure assez piquante. Son plus jeune fils, Charles, était au collège Chaptal et suivait les leçons du catéchisme. Il étonnait l’aumônier par l’étendue de ses connaissances, et par l’ingéniosité de ses commentaires. On convoqua le curé d’une paroisse voisine pour entendre ce bambin qui parlait comme un père de l’église. Le curé et l’aumônier, émerveillés de l’orthodoxie et de l’ampleur de cette science, si rare chez un enfant de douze ans, interrogèrent celui-ci et découvrirent avec stupeur qu’il devait son éducation religieuse à son père, que son père était Louis Jourdan, rédacteur du Siècle, l’ennemi des prêtres, réservé à la damnation éternelle ; ils apprirent, en outre, que le jeune catéchumène si ferré sur les dogmes et si expert dans l’explication de ceux n’avait même pas été baptisé. Jourdan fut très fier du succès de son fils.

A côté d’Enfantin, de Lambert, de Jourdan, j’aperçois à la clarté de mes souvenirs un homme souriant, coiffé d’un tarbouch qui cache ses cheveux gris, vêtu d’une large redingote, moins âgé qu’il ne le paraît et parlant d’une voix si douce qu’elle semble voilée. C’est le docteur Perron, qu’une modestie excessive a empêché de prendre le rang qui lui était dû dans le monde savant. Il s’effaçait volontiers et s’effaça si bien qu’on cessa de l’apercevoir. Il était médecin et avait été chercher fortune en Égypte. Y vint-il avec la famille saint-simonienne ? y fut-il appelé par Clot-Bey ? Je ne sais. Il était habile en son art, prudent et instruit. Méhémet-Ali créa une école de médecine à Abou-Zahel et Perron en fut nommé le directeur. C’était un travailleur intrépide et qui naturellement dormait peu. Il apprit l’arabe et le sut bientôt à en remontrer aux cheicks de l’université théologique d’El-Azar ; à la connaissance de l’arabe il joignit celle du persan, et il fut maître des deux langues littéraires de l’islamisme. Dès lors il se consacra à l’étude de la littérature orientale ; depuis le Koran jusqu’aux poèmes, depuis les ouvrages de médecine jusqu’aux livres des conteurs, depuis les historiens jusqu’aux kabbalistes, il approfondit tout et accumula les matériaux de travaux futurs, de travaux possibles, avec la ténacité d’un bénédictin. Les voyages l’attiraient ; lui aussi, il eût bien voulu aller voir si le continent africain n’avait pas quelque mystère à dévoiler ; mais il était de santé débile et, comme la plupart des travailleurs de la plume, enclin à ne point quitter le logis. Un marchand nommé Mohammed-el-Tounsy, c’est-à-dire le Tunisien, avait été trafiquer dans le Darfour et le Ouadaï, qui sont deux grands réservoirs d’esclaves ; si le Tunisien en faisait commerce, il ne le dit pas, et nous devons croire que les dents d’éléphans, la poudre d’or et les gommes suffisaient à son négoce. Il avait la peau d’un mulâtre et son voyage à travers le désert ne lui avait pas rafraîchi le teint ; cependant, dès qu’il fut entré dans la région noire, il devint l’objet de l’admiration de tous. Les hommes du Darfour et du Ouadaï disaient : « Comme il est blanc ! comme il est rose ! Certainement il n’est pas venu à terme ; il doit être bon à manger ; tuons-le et faisons-le cuire. » Mohammed-el-Tounsy n’était point rassuré, mais il sut éviter la marmite nègre. C’était un taleb, il portait l’encrier passé dans la ceinture, comme un bon lettré qu’il était. Il s’informait, questionnait, prenait des notes et écrivit le récit de son voyage. Ce récit, le docteur Perron l’a traduit en deux volumes qui sont les plus curieux que l’on puisse lire. Toutes les relations que nous avons sur les peuplades africaines et sur les tyranneaux qui les gouvernent nous ont été transmises par des Européens. Nous avons l’opinion des aryens et des chrétiens appréciant des noirs, des idolâtres et des musulmans ; c’est pourquoi il est intéressant de savoir ce que pense sur ces mêmes tribus sauvages un sémite fermement attaché à l’islamisme. Le point de vue est autre, et les conclusions sont parfois contradictoires à nos idées.

Le docteur Perron se fatigua du séjour en Égypte et revint en France ; il entra en rapport avec le ministère de la guerre, qui utilisa ses connaissances spéciales, et il fit alors son maître livre. On sait que l’orthodoxie musulmane se divise en quatre sectes, qui sont la secte des hanafites, créée par Hanafy de Bagdad et qui embrasse la Turquie d’Europe et l’Asie-Mineure ; la secte des schâféites, promulguée par Schaféi et adoptée en Égypte et en Syrie ; la secte des hanhalites, issue de Hanbalet que suivent la Chaldée et le pachalick de Bagdad ; enfin la secte des malékites, imposée par Maleck à la Barbarie et au Soudan. L’Algérie, comme toute contrée du Moghreb (du couchant), appartient à la secte de Maleck, qui a ses coutumes, ses formes religieuses et sa jurisprudence particulière. Khalil ibn Ishack a écrit un volumineux traité de la jurisprudence musulmane selon le rite malékite ; c’est l’ensemble des lois commentées et interprétées qui régissent le peuple arabe répandu sur le littoral de la Méditerranée et au-delà du Sahara. Dans l’intérêt même de la bonne administration de notre colonie algérienne, il était indispensable d’en posséder une traduction ; le docteur Perron fut chargé de ce travail ; il s’en acquitta avec une science et une habileté qui auraient dû lui ouvrir les portes de l’Institut ou le faire monter dans une chaire de professeur d’arabe. L’ouvrage, qui est des plus intéressons, se compose de cinq volumes in-4o, imprimés à l’Imprimerie nationale, et reste, par conséquent, un livre de bibliothèque, tandis qu’il aurait fallu le publier sous format portatif et le distribuer en profusion à nos officiers d’Algérie, auxquels il ne serait pas inutile. Perron avait eu une idée excellente qui ne put malheureusement parvenir à exécution ; il voulait, reprenant la Bibliothèque orientale de d’Herbelot, la mettre au courant, c’est-à-dire y ajouter toutes les traditions et tous les faits historiques découverts depuis un siècle. Pour suivre ce projet, dont l’accomplissement eût rendu un inappréciable service à l’histoire, ce n’est pas la vaillance qui lui manqua, ce fut un éditeur. Une telle œuvre eût exigé au moins six volumes in-4o sur deux colonnes ; l’entreprise était lourde ; nul libraire ne se sentit le courage de l’accepter, et le docteur Perron y renonça. Ses Femmes arabes, sa légende de Youssouf ben Yacoub auraient dû engager le ministère de l’instruction publique à lui confier quelque grand travail sur les légendes et l’histoire orientales ; il n’en fut rien ; en lui on ne vit pas l’arabisant, on n’aperçut que le docteur, et on l’envoya à Alexandrie en qualité de médecin sanitaire. En vérité, un tel homme avait mieux à faire qu’à surveiller les approches de la peste et du choléra. On estima sans doute qu’il avait encore trop de loisirs, on le nomma proviseur d’un collège mixte à Alger. Il y est mort. Je l’ai regretté, car j’avais appris à l’aimer ; mais j’ai surtout regretté que l’on n’ait pas mieux utilisé ses aptitudes et sa puissance de travail.

Ce fut lui qui amena chez moi le docteur Cuny. Docteur ? c’est par courtoisie qu’on lui donnait ce titre au début de nos relations, car alors il n’était qu’officier de santé. Il avait traversé l’armée française en qualité d’aide-major, l’avait quittée pour des causes ignorées et s’était rendu en Égypte, où il s’était marié. Il avait lu les voyages de Mohammed-el-Tounsy et ne rêvait que d’aller au Darfour et au Ouadaï. Il vint à Paris, où il fut reçu docteur sans trop de difficulté, lorsque l’on eut acquis la certitude qu’il n’exercerait la médecine qu’au-delà du tropique du Cancer. Dès qu’il eut son diplôme en poche, il retourna au Caire, obtint une subvention du vice-roi et partit. Lorsque le sultan du Ouadaï apprit qu’un voyageur blanc, ayant grande réputation de médecin, parcourait ses états, il se dit : « Cet homme doit savoir faire des chandelles, » et il envoya un de ses ministres, accompagné d’une escorte pour saisir le pauvre Cuny et l’amener en sa présence. Cuny suivit le ministre. On le surveillait, car on se doutait bien que c’était un sorcier. On le vit prendre la hauteur à l’aide d’un sextant : « Que fais-tu là ? Cet outil te sert à découvrir des trésors. » Cuny protesta de son innocence, mais il recommença le lendemain. Le ministre, qui, pour tout costume, avait une zagaie à la main, hocha la tête avec mécontentement ; ce triangle de cuivre l’inquiétait. Le soir même, en voulant franchir un ravin, il tomba et se brisa la jambe. Il dit au docteur Cuny : « C’est toi qui m’as jeté un sort, » et il le fit empaler. On transporta le ministre jusqu’aux pieds du sultan du Ouadaï, auquel il expliqua comment il avait rempli sa mission ; le sultan dit : « Mais, alors, je n’aurai donc pas de chandelles ! » et il décapita son ministre. Un voyageur français arrivant de Khartoum m’a raconté cette aventure.

XX. — LES ILLUMINÉS.

« Au temps que les bestes parloyent (il n’y ha pas trois jours), » dit Panurge, les tables entrèrent en danse. Les guéridons bavardaient, les chapeaux passaient la capriole, comme eût dit La Bruyère, les paniers eux-mêmes ne pouvaient garder le silence : j’en ai connu un dans lequel l’âme de Molière s’était réfugiée ; il écrivait des comédies que nul directeur de théâtre ne voulut recevoir et se plaignait du mauvais goût de notre époque. Chacun se souvient de cette folie qui faisait tourner les tables et les têtes. Possession des nonnains au XVIIe siècle, convulsionnaires de Saint-Médard au XVIIIe, esprits frappeurs au XIXe : c’est à croire que la démence est la prérogative de l’homme. Tout le monde s’éprit de cette nouveauté, si nouvelle que Tertullien l’a condamnée en son temps, et l’on se mit en communication avec les morts. Il y eut des adeptes qui accusaient de matérialisme les personnes auxquelles il semblait singulier que les esprits ne pussent se manifester que dans des meubles. Je fus fort malmené quelquefois, mais la croyance ne me vint pas et je suis resté sceptique. Une secte nouvelle, celle des spirites, est issue de ces calembredaines ; elle a ses fidèles, elle a ses photographes qui font le portrait des ombres et sont recueillis par la police correctionnelle[6] ; elle a son prophète, mort pour les petites gens comme vous et moi, mais, en réalité, vivant dans les espaces intermédiaires, et servant de truchement entre les initiés et la divinité. Beaucoup de lyrisme, peu de raisonnement, le besoin du merveilleux et une forte dose de crédulité suffisent pour avoir la foi. Quelques esprits d’élite furent troublés, Louis de Cormenin entre autres, qui, n’ayant jamais trompé, ne s’imaginait pas qu’on fût trompeur, et qui, momentanément, se laissa duper par une commère de province, à laquelle le Dictionnaire de la conversation avait révélé quelques mystères historiques dont elle avait pris sa table pour confidente. Théophile Gautier, qui avait de la tendance au surnaturel, n’était pas très rassuré, surtout après avoir lu le livre du marquis de Miriville[7]. Flaubert levait les épaules et disait : « Malgré les peintures des vases grecs, on peut affirmer que le trépied de la Pythie à Delphes n’était autre qu’une table virante. » Un homme de science et de recherche, le chimiste Teyssier du Mottay, fut séduit ; il conférait avec l’âme des grands hommes, les interrogeait, admirait leurs réponses et y mettait une bonne foi que l’on ne pouvait soupçonner. L’éducation de l’âme continuait après la dissolution du corps ; il en avait la preuve, car il avait évoqué Lavoisier, qui était au courant de toutes les décou vertes de la chimie moderne. J’avais dit à Teyssier du Mottay : « Si j’avais interrogé Lavoisier, aurait-il été aussi instruit avec moi qu’avec vous ? » Il m’avait répondu : « Mais certainement. » Il était donc convaincu. Il me demanda d’assister à ses expériences, et je me rendis un matin dans son immense laboratoire, au milieu duquel régnait un fourneau encombré de coupelles, de matras et de cornues. Dans un coin, un guéridon à trois pieds en bois d’érable, dont la tablette était engravée des lettres de l’alphabet et des dix premiers chiffres, pivotait sur son support. Une aiguille immobile, semblable à celle des marchands de macarons, servait d’indicateur aux esprits complaisans. Lorsque j’arrivai, Teyssier du Mottay était en conférence avec Frédéric le Grand, qui lui donnait des renseignemens sur les fusils à tige et les fusils à chambre, dont il convenait de munir les armées. Lorsque Frédéric eut terminé sa leçon, Teyssier me demanda avec qui je voulais m’entretenir : je nommai Michel-Ange. Le guéridon se souleva et deux fois frappa du pied : Pan ! Pan ! Michel-Ange y mettait de la courtoisie et en langage de table répondait : Me voila ! Je causai longuement avec lui ; la peinture était le fond de notre conversation ; il écrivait Hingres et Delacroy ; cette h et cet y m’étonnaient bien un peu, mais il ne fallait pas être vétilleux avec un si vieux mort ; ce qu’il me dit sur l’art et les artistes de nos jours traînait depuis vingt ans dans les feuilletons et ne rappelait que des lieux-communs. A la sollicitation de Teyssier du Mottay, je m’assis devant le guéridon et j’y appliquai consciencieusement les mains, les doigts écartés et les pouces se touchant : « Vous verrez, ça va aller tout seul. » Ça n’allait pas du tout ; au bout de vingt minutes, le guéridon n’était pas sorti de son mutisme naturel. Teyssier s’impatienta : a Vous ne savez pas vous y prendre. » Il se mit à ma place : « Qui voulez-vous ? — Mahomet. » Pan ! pan ! L’âme du Prophète frétillait dans la table » Il répondait à mes questions avec la grâce d’un homme de grande tente, et je remarquai qu’il employait volontiers les expressions empruntées au vocabulaire fourriériste, ce qui prouvait qu’en effet les morts se tiennent au courant des choses d’ici-bas ou simplement que Teyssier avait jeté un coup d’œil du côté du phalanstère. Je demandai à Mahomet pourquoi les pèlerins doivent enterrer les rognures de leurs ongles et de leurs cheveux dans la vallée de Mena ; l’explication fut peu orthodoxe. Je dis : « Je voudrais adresser au Prophète, sur qui soient les bénédictions de Dieu ! une question touchant à des choses mystérieuses, mais je ne voudrais la formuler que si d’avance il consent à y répondre. — Pan ! pan ! — Mahomet était bon apôtre et promettait de satisfaire ma curiosité. Je dis alors : Etneïm ou etneïm youbkou kem ? Mahomet resta coi ; j’insistai. Le pauvre guéridon ne savait de quel côté tourner ; je ne voulus pas en avoir le démenti ; trois fois de suite je répétai la phrase ; le guéridon se balança avec accablement et continua à se taire. J’avais dit : « Deux et deux, combien cela fait-il ? ». Mahomet ne put répondre : « Arba (quatre). » J’arrêtai l’expérience. Teyssier du Mottay ne savait comment expliquer cet incident, qui s’était peut-être produit pour me punir de mon incrédulité. Homme de peu de foi, pourquoi doutez-vous ? Quant à lui, sa conviction était absolue, et il donnait ingénument à la table une impulsion qu’il en croyait recevoir. Cette aventure me valut une fâcheuse réputation dans le monde des spirites, où je fus considéré comme un être sans principes, dont la présence paralysait la manifestation des âmes évoquées. J’étais anathème : les adeptes et les tables se taisaient à mon approche.

Gérard de Nerval ne partageait pas les préventions de ces illuminés ; il avait découvert chez moi une ménagère pivotante à trois plateaux superposés, faite sous Louis XVI, et qui avait appartenu à ma grand’mère ; les esprits aimaient ce meuble de salle à manger, ils y logeaient et y prononçaient des discours. La douce folie de Gérard s’en réjouissait et je me gardais bien de n’être pas de son avis. Le personnage qu’il appelait et qui ne manquait jamais d’accourir était Adam ; non pas l’Adam de l’aurore du monde, immaculé, marchant dans le paradis, mais l’Adam prévaricateur, chassé du jardin de délices, tombé sur la montagne de Sérenbid, se désespérant et recevant de Dieu, en guise de consolation, le livre de la kabbale à l’aide duquel Moïse, Josué, Hélie et Jésus ont fait leurs miracles. Or, ce livre est perdu ; Toth hiérogrammate est le dernier qui en ait eu connaissance et c’est pourquoi il est devenu immortel. Il s’agissait de le faire dicter à Adam, qui s’y prêtait avec plus de bon vouloir que de clarté. J’aidais Gérard, que j’aimais beaucoup et dont l’étrangeté pénétrée de démence m’intéressait. Il savait que j’avais un peu étudié la kabbale et me croyait initié. Nous commencions par des objurgations, car il était important que les esprits inférieurs ne vinssent pas troubler les confidences du père des hommes. Gérard de Nerval, tourné vers l’est, dans la direction du pays des Hémiarites, où fut enterré le bâton des patriarches, criait d’une voix lamentable et je répétais après lui : « Va-t’en, Lilith ! laisse nous, Nahéma ! — Non, Molock ! non, tu n’auras pas nos enfans à dévorer ! » Une fois, pour mieux neutraliser le mauvais vouloir des larves et des homoncules, il avait apporté de l’assa fœtida ; Rabelais eût dit : « Ça puait bien comme cinq cents charretées de diables, » et la maison fut empestée. Dans les grandes circonstances, Gérard dansait la danse de Dercéto, qui fut l’Astarté pisciforme ; pour être liturgique j’aurais dû. lui faire vis-à-vis et danser la danse de Dag, qui était le dragon à queue de serpent ; mais j’y étais malhabile. Un jour, Gérard en exécutant le pas d’exaltation de Dercéto vers Tanit qui est la lune, se heurta la tête contre l’angle d’une bibliothèque ; cette contusion modéra ses élans de chorégraphie mystique.

Gérard s’appelait en réalité Labrunie et aurait pris le pseudonyme de Nerval, qu’il a rendu célèbre. Il était fou ; sa folie intermittente lui laissait, dans les momens de calme, une véritable originalité et bien du décousu dans l’existence. Lorsque la crise, devenant aiguë, le rendait dangereux aux autres et à lui-même, on le transportait à Passy, dans l’ancienne maison du duc de Penthièvre qui est aujourd’hui une maison de santé dirigée par le docteur Blanche ; Gérard y trouvait une hospitalité prévoyante et les soins d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. Ses accès, qui tantôt le déprimaient jusqu’au coma et tantôt le surexcitaient jusqu’à la fureur ne duraient guère plus de six mois ; il en sortait lentement, comme un homme mal éveillé qui est encore sous l’impression du rêve. Bien souvent j’ai été le voir dans l’asile où on lui rendait la raison ; un jour, il me dit : « C’est aimable à vous de venir ; ce pauvre Blanche est fou ; il croit qu’il est à la tête d’une maison de santé et nous faisons semblant d’être des aliénés, pour lui être agréables ; vous allez me remplacer parce qu’il faut que j’aille demain matin à Chantilly épouser Mme de Feuchères. » Mme de Feuchères, on se le rappelle, avait été liée avec le dernier prince de la maison de Condé et surtout avec un jeune peintre que l’on nommait Ladurner et qui partit pour la Russie vers 1831. Une autre fois, et pendant une autre crise, Gérard avait découvert dans le pavillon qu’il habitait un aliéné qui offrait un cas de pathologie mentale très curieux. C’était un absorbé avec impulsion à la pyromanie. Il ne disait jamais un mot, et refusait toute nourriture ; pendant six mois le docteur Blanche l’alimenta à l’aide de la sonde œsophagique. Gérard s’était imaginé que son compagnon était gelé et disait : « Il est comme cela depuis le passage de la Bérésina ; Blanche m’a chargé de le dégeler. » Alors il frottait son nez contre celui de ce malheureux et lui soufflait son haleine chaude au visage. L’aliéné se reculait un peu, faisait : « P’thou ! » mais ne résistait pas. Cela dura, jusqu’au jour où l’absorbé voulut étrangler Gérard, qui renonça à combattre la congélation. Il avait tracé sur une feuille de papier des dessins très compliqués qu’il avait colories avec des sucs de fleurs et auxquels il avait ajouté des notes explicatives. Ce dessin, que je garde précieusement et qui est le plus curieux spécimen d’iconographie démente que je connaisse, ce dessin était destiné à dévoiler et à commenter ses idées cosmogoniques. C’est un mélange de littérature, de magie et de kabbale qui est indéchiffrable. Tout gravite autour d’une femme géante, nimbée de sept étoiles, qui appuie ses pieds sur le globe, où rampe le dragon, et qui symbolise à la fois Diane, sainte Rosalie et Jenny Colon. Cette confusion était devenue naturelle chez Gérard, pour qui le souvenir de Jenny Colon avait pris les proportions d’une hallucination permanente. On a dit que l’amour toujours dédaigné qu’il éprouva pour elle l’avait conduit d’abord à la ruine et ensuite à la folie. Ceci est une légende, et comme c’est Nerval lui-même qui l’a créée, il n’est pas surprenant qu’elle ait été adoptée et répétée par ses amis, dont le nombre fut considérable, car il était affable et d’un commerce sûr. La vérité est plus simple et l’on peut dire qu’elle est exclusivement physiologique.

Gérard de Nerval n’a jamais été indemne du cerveau ; lorsqu’il suivait en qualité d’externe libre, les cours de seconde et de rhétorique au collège Charlemagne, il se rendait parfois dans l’île Louviers, qui existait encore, et qui était couverte de chantiers. A l’aide des bûches et des cotrets, il s’y construisait une hutte dans laquelle il vivait plusieurs jours de suite, allant acheter sa nourriture chez les fruitières du voisinage, et courant le long des piles de bois, sans en être empêché par les ouvriers, auxquels il « payait à boire. » Plus tard, il partagea L’existence d’Arsène Houssaye, de Camille Rogier, de Théophile Gautier dans la vieille maison de l’impasse du Doyenné ; cette période de sa vie, il l’a racontée sous le titre de : la Bohême galante. Un jour, au coucher de soleil, à Montmartre, sur la terrasse d’une maison à l’italienne, il vit une apparition et entendit une voix qui l’appelait. Il s’élança, tomba et resta évanoui du choc, qui aurait pu le tuer. On le conduisit chez le docteur Blanche ; ce fut son premier accès caractérisé : hallucinations du sens de l’ouïe et du sens de la vue. Dès lors son âme ne lui offrit plus aucune sécurité ; elle s’endormait, s’égarait, se réveillait au hasard des impulsions d’un système nerveux mal équilibré. Ce petit homme inculte, auquel nous n’avons connu qu’un aspect délabré, eut ses jours d’élégance. Il avait hérité d’une cinquantaine de mille francs ; il eut des gants jaunes et des vêtemens de raffiné. Il s’était épris de Jenny Colon, actrice blanche, grassouillette, à chevelure d’un blond douteux, de distinction peu apparente, qui eut quelques succès sur les scènes du Vaudeville et de L’Opéra-Comique. Il l’adora, mais à distance, comme les nerveux atteints d’érotomanie, don Quichotte de l’aliénation paisible, auquel suffit la contemplation de l’être aimé. Il avait loué une stalle d’orchestre permanente au théâtre où jouait cette Dulcinée, dont le Toboso n’était pas un royaume inaccessible. Chaque soir, il lui envoyait. un bouquet de chez Mlle Prévost, la fleuriste en renom ; pour mieux la voir, il achetait toute sorte de lorgnettes ; pour mieux l’applaudir, il avait des cannes richement montées, dont il frappait le plancher à coups redoublés. Je disais à Théophile Gautier : « Comment s’est ruiné Gérard ? » Il me répondit : « En faisant des excès de cannes et des débauches de lorgnettes. » En outre, ayant découvert chez un marchand de bric-à-brac, un très beau lit renaissance, il en avait fait l’acquisition, pensant que peut-être un jour Jenny Colon y reposerait. Pour loger ce lit, il loua un appartement qu’il meubla de vieux bahuts, de chaises gothiques, de stalles épiscopales, de prie-Dieu moyen âge. Quand la misère vint, les meubles furent vendus l’un après l’autre, seul le lit fut conservé ; pour le remiser Gérard loua d’abord un appartement plus petit, puis une chambre, enfin un grenier. Ce lit seul lui assurait un asile. Lorsque le lit s’en alla chez un brocanteur, Gérard devint errant. Il passait la nuit sur un banc, aux Halles, dans le cabaret de Paul Niquet et dans ces maisons sur lesquelles on lit : « Ici on loge à la nuit. » La police des garnis le connut. Un jour, sur le boulevard, au coin de la rue de la Michodière, Gérard était arrêté à causer avec deux ou trois de ses amis. Un sergent de ville s’approcha et lui demanda ses papiers. Où travaillait-il ? Partout ; chez Gautier, chez moi, dans les cafés borgnes, où il ne lui déplaisait pas d’aller, sous les arbres des Tuileries, aux bibliothèques publiques, dans les cabinets de lecture, sous les portes cochères, partout enfin, excepté dans son domicile, car il n’en avait pas. Il écrivait sur des bouts de papier, sur des dos d’enveloppe, sur des bandes de journal, à l’encre, au crayon ; ses manuscrits suffisaient à démontrer son instabilité mentale. Son talent n’en était pas moins très fin, très vif, avec une fleur de distinction qui jamais n’y fait défaut.

Dès qu’il cessa de voir Jenny Colon, elle devint pour lui une sorte d’apparition interne avec laquelle il vécut. Troublé par ses idées de kabbale et de magie, il la confondit avec les déesses, avec les saintes, avec les étoiles ; un jour, il s’avisa qu’elle ne pouvait être que l’incarnation de sainte Thérèse. Eut-elle connaissance de l’amour extatique dont Gérard avait chastement brûlé pour elle ? Longtemps après, un soir, à Bruxelles, Théophile Gautier lui en parla ; elle répondit : « Je l’ai vu une seule fois, lorsqu’il est venu m’offrir d’écrire pour moi un opéra, la Reine de Saba, dont Meyerbeer devait faire la musique ; je recevais ses bouquets sans trop savoir d’où ils venaient ; j’ai entendu bavarder de cette histoire dans les coulisses, je n’y ai pas attaché d’importance. Ne m’accusez pas de l’avoir fait souffrir : quand celui qui aime reste muet, celle qui est aimée devient sourde. Dites à votre ami que je suis innocente du mal qu’on m’attribue. » Gautier, de qui je tiens l’anecdote, raconta cette conversation à Gérard. Sa réponse fut étrange : « A quoi cela aurait-il servi qu’elle m’aimât ? » Puis il récita en allemand la strophe d’Henri Heine : « Celui qui aime sans espoir pour la seconde fois est un fou ; moi je suis ce fou. Le ciel, le soleil, les étoiles en rient. Moi aussi j’en ris, j’en ris et j’en meurs ! » Gautier ajoutait : « Il a toujours été fou. » C’est mon avis et c’est aussi l’avis des aliénistes.

En décembre 1854, il ne fut pas difficile de constater que les symptômes de folie reparaissaient. Gérard devenait incohérent ; la kabbale et le dogme de l’immaculée conception se heurtaient dans sa tête et produisaient des idées où le délire dominait. Lui, si doux, si enfantin d’habitude, il avait des accès de méchanceté, il les prévoyait et sentait qu’il n’était plus le maître de les dompter. On avait essayé de le ramener chez le docteur Blanche, où l’accueil le meilleur l’attendait toujours ; il s’échappa et disparut pendant deux semaines. Où alla-t-il ? On ne le sut pas ; nous apprîmes plus tard qu’à cette époque, il avait été vu à Creil, où il était resté deux jours dans « un bouchon » fréquenté par les ouvriers. Quand il revint, il était d’attitude plus calme ; cependant on lui enleva un couteau, — un couteau de treize sous, — à manche en os, à lame droite, effilée, à virole, qui était une arme dangereuse et dont il avait menacé un de ses amis. Dès qu’il avait quelque argent, il parcourait les quais, fouillant les boîtes des marchands de méraux et de médailles ; il achetait toutes les monnaies qu’il découvrait au type de Nerva, disant qu’il ne voulait pas que les portraits d’un de ses ancêtres traînassent dans le commerce. L’argent ne lui fit jamais complètement défaut ; dans trois endroits, il était toujours certain d’en trouver ; de plus, comme il était discret et qu’il ne demandait jamais plus de vingt francs à la fois, il n’avait pas de refus à redouter. La dernière fois que je le vis, ce fut le samedi 20 janvier 1855. La neige couvrait Paris, qui était lugubre. Théophile Gautier était venu au bureau de la Revue de Paris pour causer avec nous du Capitaine Fracasse, qu’il avait alors quelque velléité de commencer. Gérard entra ; il portait un habit noir si chétif que j’eus le frisson en le voyant. Je lui dis : « Vous êtes bien peu vêtu pour affronter un froid pareil. » Il me répondit : « Mais non, j’ai deux chemises ; rien n’est plus chaud. » Gautier, que sa qualité de vieil ami de collège et de lettres autorisait à avoir plus de franc-parler que moi, lui dit : « Il tombe des pleurésies et il souffle des angines ; il y a ici des gens qui ont plusieurs paletots et qui seraient enchantés de t’en prêter un jusqu’à ton dernier jour. » Gérard répliqua : « Non, le froid est tonique ; les Lapons ne sont jamais malades. » Il nous parla de Foulques de Nerva, dont il voulait écrire l’histoire parce qu’il en descendait. Du reste, les mâles de sa famille étaient reconnaissables à ce fait surnaturel qu’ils naissaient avec le tétragramme de Salomon tracé sur la poitrine, un peu au-dessous du cœur. Puis, brisant tout à coup la conversation, il me dit ; « J’ai acheté un objet très rare ; mais les marchands sont si bêtes qu’ils ne savent même pas ce qu’ils vendent ; je vais vous le montrer : c’est la ceinture que portait Mme de Maintenon quand elle faisait jouer Esther à Saint-Cyr. » En dépliant avec soin un papier fripé, il en tira un cordon de tablier de cuisine, cordon étroit, en fil écru, assez résistant et qui paraissait neuf. Gautier et moi, nous échangeâmes un coup d’œil et je répondis : « En effet, c’est très curieux. » Nous sortîmes tous les trois ; le temps était dur ; la roue des voitures geignait en écrasant la neige accumulée. Gautier dit : « Gérard, viens dîner avec moi, je te ferai manger un risotto. » Gérard refusa ; je lui dis : « Il fait bien froid ; j’ai une chambre pour vous à la maison. » Il tira de sa poche une pièce de vingt francs qu’on venait de lui donner, que je vois encore, — c’était un Louis XVIII habille, de 1814, — et me répondit : « Merci, je n’ai besoin de rien, j’ai ma semaine. » Et redoutant notre insistance, il nous quitta. Je ne le revis que dans la salle intérieure de la Morgue, couché nu sous un couvercle de zinc.

Le vendredi 26 janvier, de très bonne heure, on vint m’avertir de la part de Théophile Gautier que Gérard avait été trouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne. Un commissaire de police nommé Blanchet, qui avait été pion de garde aux arrêts du collège Saint-Louis, lorsque je m’en évadai, avait fait enlever le corps et avait envoyé chercher Gautier et Arsène Houssaye pour constater l’identité. Gautier, qui avait une vive affection pour Gérard, était extrêmement ému. Le cadavre avait été transporté à la Morgue ; je pus l’y voir. Le pauvre Gérard était étendu sur le dos, les yeux fermés, la langue affleurant les lèvres entr’ouvertes, les doigts des mains infléchis en dedans, le visage calme, la tête légèrement inclinée sur l’épaule gauche, la pointe des pieds très en dehors. Nulle trace de violence, nulle ecchymose, nulle contusion ; autour du cou un sillon plutôt brun que rouge indiquait la pression du cordon, du cordon de tablier de cuisine qu’il m’avait montré six jours auparavant et que sa folie prenait pour la ceinture de la marquise de Maintenon. Le doute n’était pas possible, Gérard s’était suicidé ; l’hypothèse d’un meurtre ne fut admise ni par le commissaire de police, ni par les hommes fort experts de la Morgue, ni par le médecin légiste qui examina le corps. Le mot d’assassinat fut cependant immédiatement prononcé, mais dans des circonstances particulières qu’il faut rappeler pour lui enlever l’importance qu’on lui a donnée. Lorsque l’on alla commander le service religieux à Notre-Dame, ce fut un cas de conscience de déclarer que le corps pour lequel on réclamait les prières de l’église était celui d’un suicidé. Le vicaire de service à la sacristie demanda des détails. Il les écouta attentivement et dit : « Quelqu’un a-t-il vu ce malheureux se pendre ? — Non, personne. — Alors, reprit-il, notre devoir est de supposer qu’il a été victime d’un crime. » L’enterrement eut lieu le 30 janvier ; la foule y était grande. Gautier, souffrant d’un abcès à la gorge, était venu, la tête enveloppée d’un châle jaune qui faisait ressortir la pâleur de son visage décomposé par la douleur.

À cette époque, bien des bruits ont couru que la crédulité publique accepta sans contrôle ; récemment on a essayé de les faire revivre et l’on a dit que Gérard avait été tué, dépouillé par des malfaiteurs qui avaient accroché son cadavre à une grille pour faire croire à un suicide. C’est une erreur ; Gérard s’est pendu ; il s’est pendu parce qu’il était fou et qu’il n’y a pas un fou, si tranquille, si apaisé, si « gai » qu’il soit, qui, sous une impulsion que l’on ne peut prévoir, ne cherche à se donner la mort. C’est là un fait que la science aliéniste ne permet pas de nier. Une enquête a été faite ; on a reconstitué l’emploi de la soirée et de la nuit de Gérard jusqu’à trois heures du matin ; cette enquête a été résumée dans un rapport que l’on a eu raison de ne pas divulguer ; j’ai eu ce rapport entre les mains, treize ans plus tard ; il a été détruit lors des incendies allumés par la Commune. L’enquête prenait Gérard à cinq heures et demi du soir, dans un cabaret des Halles, on il dina ; au cours de la soirée, il fut vu dans trois maisons différentes ; vers deux heures du matin, il échangea quelques paroles avec une ronde de police qui traversait la place Baudoyer. Il était vêtu de l’habit noir que je lui avais vu, portait deux chemises l’une sur l’autre et était coiffé d’un chapeau de haute forme. Cette nuit-là, il a gelé à dix-huit degrés ; la fatigue le prit, et, pour dormir, il se rendit rue de la Vieille-Lanterne, où il connaissait un garni dans lequel il pouvait coucher : droit à la paille, dix centimes.

La rue de la Vieille-Lanterne, aujourd’hui détruite, était une ruelle du moyen âge semblable à celles qui longent les murailles de Saint-Jean-d’Acre. C’était un ruisseau à ciel ouvert, prenant naissance à la rue de la Planche-Mibray, se creusant et restant en contrebas de la rue de la Tuerie, par laquelle elle communiquait avec la place du Châtelet, à l’aide d’un escalier de six marches. Sur l’escalier un corbeau apprivoisé se tenait tout le jour et disait : J’ai soif ! Un égout partant du marché de Saint-Jacques-la-Boucherie et se dégorgeant dans la Seine au quai de Gesvres s’ouvrait dans la rue de la Vieille-Lanterne par deux poternes, l’une à droite, l’autre à gauche, se faisant face et fermées par une forte grille en fer. C’était un lieu sinistre d’aspect, à la fois sentine et coupe-gorge ; en 1848, un des chefs de l’insurrection de juin y avait établi son quartier-général. Au-dessus de la baie formée par les murailles rapprochées, on apercevait la Victoire dorée de la colonne du Châtelet, qui apparaissait comme une divinité s’envolant hors de cette fosse. Dans toute la rue une seule maison : cabaret, bouge et garni, Gérard de Nerval frappa à la porte vers trois heures du matin ; les gens dormaient, engourdis dans la chaleur ; dehors le froid était terrible : Longtemps, — pendant plus d’un quart d’heure, disait le rapport, — Gérard heurta ; la porte inhospitalière resta close ; nul ne consentit à se déranger pour ouvrir au pauvre homme qui fuyait l’obscurité glaciale et dont la lassitude appelait le sommeil. Il se découragea ; il alla s’asseoir sur l’escalier que dominait la rue de la Tuerie ; probablement il s’y endormit. Que se passa-t-il en lui lorsqu’il se réveilla ? Il a emporté son secret. Une vision lui montra-t-elle sa misère, son affaiblissement, l’instabilité de son existence toujours menacée par la folie et par la pauvreté, et alors se résolut-il à en finir ? Sa surexcitation intellectuelle lui fit-elle apercevoir, à l’issue de cette vie, les félicités que la magie promet à ses adeptes ? implora-t-il Trismégiste ? évoqua-t-il l’âme universelle dans laquelle il voulait s’absorber ? Je l’ignore. Il prit son cordon, l’attacha au barreau transversal de la grille, y passa le cou, rabattit son chapeau sur ses yeux et se laissa aller. L’extrémité de ses pieds rasait le pavé. La mort, ou du moins la syncope, dut être très rapide, car nulle crispation n’avait déformé le visage. Un phénomène physiologique constaté démontra que la mort avait eu lieu par strangulation. Un chiffonnier l’aperçut au moment où le jour commençait à paraître et alla prévenir le commissaire de police. Dans les poches du vêtement on trouva des papiers d’identité et les deux sous qu’il avait conservés pour dormir à l’abri.

Malgré sa vie vagabonde, sans but et sans mesure, Gérard de Nerval était un homme d’une délicatesse rare ; c’est pour lui que semble avoir été écrite la phrase de Diderot : « C’était une âme charmante. » Quand la folie se reposait de lui, elle ne lui laissait qu’une rêverie dont l’expression était touchante. Même dans son état mental le plus parfait, c’était un illuminé. S’il n’avait mis fin à son existence, il serait sans doute devenu un paralysé général ; déjà les idées de grandeur l’avaient saisi ; il parlait des châteaux qu’il voulait se faire bâtir à Ermenonville il s’enquérait du prix du domaine de Mortefontaine ; et, une quinzaine de jours avant sa mort, il me disait que les infirmiers de la maison du docteur Blanche étaient émerveillés de sa beauté lorsqu’ils le mettaient au bain. Monomanie des grandeurs, orgueil de soi-même, ce sont là les prodromes de la paralysie générale. Le jour où Eugène Forcade m’a expliqué une opération de bourse qui devait lui rapporter sept millions en vingt-quatre heures, j’ai compris qu’il était perdu. Né le 21 mai 1808, Gérard n’avait pas encore quarante-sept ans lorsqu’il mourut ; il en paraissait plus de soixante, tant son mal et l’existence disloquée qui en était la conséquence l’avaient harassé. Timide et déférent dans ses jours de calme, il était hardi, agressif et parfois querelleur, lorsque son âme oscillait sans rencontrer de point d’appui. Un jour il arriva très courroucé chez Gautier : « Adieu, je pars pour Guernesey et je vais dire son fait à Hugo ; il nous a déshonorés et je viens de m’en apercevoir. » Rien ne l’apaisa. « Hier, j’ai relu le Pas d’armes du roi Jean ; il y dit :


Force aïeules
Portant gueules
Sur azur.


Ne sait-il donc pas qu’en blason, si ce n’est dans les armes à enquérir, il est interdit de placer émail sur émail, métal sur métal, fourrure sur fourrure ? C’est une honte pour l’école romantique. Dès que j’aurai réuni trois cents francs, je m’embarque à Granville et je vais provoquer cet Olympio. » Les trois cents francs ne se trouvèrent pas et Gérard oublia sa colère.

Gérard avait laissé une partie de ses papiers chez le docteur Blanche ; Arsène Houssaye, Gautier et moi nous les examinâmes, afin de reconnaître s’il y avait lieu d’en publier quelques-uns. C’était un fatras qui ne contenait rien d’inédit : des vers pour Piquillo, des fragmens d’articles parus dans la Revue des Deux Mondes, dans l’Artiste, et le manuscrit des Nuits du Ramadan, roman oriental que le National avait inséré en 1850. Nous fûmes très surpris en constatant qu’un tiers du manuscrit environ n’était pas de l’écriture de Gérard, mais bien de celle de Francis Wey. Gérard ne parvenait que difficilement à remplir sa tâche quotidienne, car il faisait les feuilletons au fur et à mesure des exigences du journal. Il parla de son embarras à Francis Wey, qui se mit à sa disposition avec une complaisance et une discrétion absolues. Donner son argent, c’est facile ; mais donner son travail, n’en retirer ni le bénéfice matériel, ni le bénéfice moral, c’est là un fait rare que nous aurions toujours ignoré si l’original même des Nuits du Ramadan n’avait passé sous nos yeux ; ce fait m’a paru trop honorable pour n’être pas dévoilé[8]. Gérard de Nerval a beaucoup produit, avec les intermittences que lui imposait sa maladie, mais dans ses œuvres il en est une qui a une valeur exceptionnelle, et cette valeur est exclusivement scientifique. Dans les deux mois qui précédèrent sa mort, il a écrit une nouvelle intitulée : Aurélia, ou le Rêve et la Vie, qui est une sorte de testament légué aux méditations des aliénistes. C’est la folie prise sur le fait, racontée par un fou dans un moment lucide ; c’est une confession sincère où la génération des conceptions délirantes est expliquée avec une clarté extraordinaire. Dans la folie, surtout dans la folie absorbante qui fut souvent le cas de Gérard, les drames les plus extravagans se nouent, s’enchevêtrent, mêlant le rêve à la réalité, décomposant les sentimens pour en faire des sensations, prenant les idées pour des actes, et arrivent à un degré d’acuité si intense que l’on ne peut comprendre que l’âme ne succombe pas aux émotions qui l’assaillent. Ces drames, dont le malade a seul conscience et que nul n’est assez habile pour deviner, Gérard les a mis en lumière. Tout aliéniste qui voudra connaître les modes de production des phénomènes morbides dont le cerveau des fous est travaillé devra étudier ce livre. C’est une analyse psychologique de premier ordre ; c’est mieux que cela : c’est l’autopsie d’une âme qui ne s’appartient plus, c’est la dissection des fantômes qui la tourmentent, c’est la cristallisation du nuage, la prise de possession de l’insaisissable. J’ai lu plus d’un livre par lequel le mystère de la folie peut être pénétré, les Dialogues de Jean-Jacques Rousseau, les Reliquœ du docteur Charles Lefebvre, ma Loi d’avenir, testament de Claire Desmare, une saint-simonienne qui, en 1832, se tua avec son amant ; mais nul n’est comparable à ce petit volume où la pathologie mentale trouvera des notions précises qui parfois lui font défaut. Ce n’est pas une œuvre d’imagination : c’est l’imagination elle-même qui apparaît et se montre au milieu des troubles où elle perd sa conscience et sa responsabilité.

Gérard n’est pas le seul qui, dans le monde des lettres, soit parti en dérive ; sans parler d’Armand Barthet, l’auteur du Moineau de Lesbie, que Charenton recueillit et que je n’ai pas côtoyé, je me souviens de Paul Deltuf, dont le talent fin, concentré, un peu froid, n’était pas pour plaire à la foule, mais était goûté des délicats. Il était petit, assez triste, avec une figure maigrelette et de jolis yeux noirs dont parfois l’expression était navrante. Il boitait, en semblait humilié et n’essayait même pas de dissimuler sa claudication, qui était excessive. Il avait quelque aisance. Une quinzaine de mille livres de rentes, — disait-on, — lui permettaient de développer ses aptitudes à loisir. Il était ambitieux et rêvait des succès littéraires que son imagination, trop réservée, ne faisait pas prévoir. Il aimait la gloire, mais il aimait aussi l’amour. Le pauvre garçon tomba mal. Il y a d’admirables flacons qui contiennent des poisons subtils : « Rustighello ! tu te garderas de toucher au flacon d’or ! » — Il y toucha. Quel rêve ! rencontrer du même coup une femme qui est un « ange » et un ami intelligent, expert aux choses de la spéculation ; gravir du même pas l’échelle qui mène au septième ciel et l’escalier du temple de Plutus ; être aimé, riche et sur le point de devenir célèbre ! Qu’importe une jambe plus courte que l’autre ? quand on a des ailes, on peut boiter impunément. Au bout de peu de temps, il était ruiné et mis à la porte. La sirène de l’agiotage avait chanté d’une si douce voix que Paul Deltuf s’était laissé dévorer. Il comprit que l’on s’était moqué de lui, que l’amour n’avait été qu’un appât où il mordit pendant qu’on le dévalisait ; sa colère et sa douleur furent vives. Il se vengea et écrivit les Pigeons de la Bourse ; ce n’est pas un roman, c’est son histoire ; si on levait les masques, on nommerait les personnages. Le choc avait été trop rude pour Deltuf et trop inattendu ; perdre tout à la fois : les illusions et la fortune ; rester seul en face de la pauvreté possible, ne plus trouver en soi que des sentimens lacérés, ne garder que l’amertume du souvenir, mesurer la profondeur de la chausse-trape où l’on s’est précipité avec ardeur, c’est pour ébranler les natures les plus résistantes, et celle de ce malheureux était débile. La vie lui devint insupportable ; il s’imagina que l’on se moquait de lui, sa claudication lui fut odieuse, le bruit de sa canne sur le pavé sonnait en lui comme la perpétuelle ironie du sort. Il voulut forcer le monde à reconnaître sa supériorité et lui prouver que le roman n’ayant été qu’une fantaisie de sa jeunesse, il portait les facultés des historiens ; il écrivit une Histoire de Machiavel que personne ne lut. Son trouble augmenta ; il voulut dévoiler les origines mêmes du moyen âge ; les héros primitifs l’attirèrent ; il dépouilla les textes, et, après tant d’autres, s’ingénia à dresser les statues d’Attila et de Théodoric de Vérone. Sa tête se dérangea tout à fait ; des idées de grandeur l’assaillirent ; parfois il voulait se tuer, il écrivait à ses amis : « Adieu ! je vais mourir ! » Parfois, toute fortune lui était acquise, et il écrivait : « Viens vite, j’ai trois millions à ta disposition. » Il prenait un rasoir pour décapiter des portraits. Il devenait dangereux : on le transporta à Clermont, dans l’asile dirigé par les frères Labitte ; la paralysie générale l’envahissait, il s’affaissa dans la vie végétative et mourut. Est-il devenu fou parce qu’il a été ruiné ? s’est-il ruiné parce qu’il était déjà atteint de la monomanie des richesses et qu’il a demandé à l’agiotage ce que l’on ne doit exiger que du travail ? Je sais bien ce que l’aliénisme répondrait, mais je ne suis pas aliéniste. Je me figure que s’il eût continué sa vie laborieuse, s’il n’eût pas tenté le sort, il eût échappé à la ruine, à la déception, à la folie et à l’internement dans la triste maison où la mort le délivra.

J’avais connu Deltuf par l’entremise de Gustave Flaubert, qui appréciait son talent. Il n’y avait rien de commun ni dans leur façon de concevoir ni dans leur manière d’exécuter ; néanmoins ils s’étaient attachés l’un à l’autre par ces liens mystérieux qui rapprochent souvent les natures les plus disparates. Flaubert s’était enfin décidé à avoir un domicile à Paris, et il avait loué, boulevard du Temple, dans une maison bâtie sur l’emplacement de celle où Fieschi dressa la machine infernale, un appartement dans lequel il passait six mois de l’année. Nous étions en 1856 ; rien n’était changé au régime intérieur de la France ; la presse se débattait toujours sous le décret du 17 février 1852 ; les avertissemens n’étaient point ménagés aux recueils périodiques, la Revue de Paris en savait quelque chose. Louis de Cormenin, marié depuis le mois de mars 1854, semblait ne plus s’occuper que platoniquement de littérature. Flaubert travaillait aux derniers chapitres de Madame Bovary ; Bouilhet venait d’achever Madame de Montarcy, son premier drame en vers ; Théophile Gautier faisait le feuilleton dramatique du Moniteur et continuait à parler du Capitaine Fracasse. Nous étions en relations constantes, nous voyant souvent au cours de la semaine et nous retrouvant tous les dimanches, sous la présidence d’une femme charmante, à une table autour de laquelle j’ai vu souvent Eugène Delacroix, Henri Monnier, Chenavard, le peintre Ricard, Auguste Préault, sans compter quelques écrivains encore vivans et un compositeur d’un grand talent, qui est actuellement membre de l’Institut. Nous avons passé là des heures heureuses et libres qui furent comme les dernières vibrations de notre jeunesse. On causait de bien des choses quelquefois trop frivoles et parfois trop sérieuses ; comme l’oncle Toby, chacun avait son dada. Celui de Gautier, de Flaubert et de Bouilhet était le même : l’art pour l’art. Souvent j’ai été traité de barbare sans me trouver offensé. Là on prêchait, — et on prêchait d’exemple, — la prédominance de l’artiste sur l’homme, et lorsque j’osais dire que c’était le bon moyen de ne faire que de l’ornementation, on m’appelait : « bureaucrate, » ce qui était une grosse injure. — Nul ne doit en littérature dévoiler ses sentimens ; si un roman laisse transparaître les opinions de l’auteur, le roman n’est bon qu’à jeter au feu ; créature impersonnelle, l’écrivain se substitue à ses personnages, pense et agit comme eux, sous peine de ne pas savoir son métier. C’est par les contrastes que l’on parvient à la force descriptive ; pour bien raconter un bon dîner, il est utile d’avoir faim, et pour décrire la chaleur du Sahara, il n’est pas mauvais de grelotter. Rien de ce qui sort de l’imagination n’est excessif, puisqu’une conception a la valeur d’un fait ; le sujet d’une œuvre d’art, quel qu’il soit, est insignifiant, l’exécution seule est importante ; bien peindre un colimaçon rampant sur un chou, bien peindre Apollon contemplant Vénus, c’est tout un. Que faut-il pour être un écrivain de choix ? Suivre une comparaison, éviter les phrases toutes faites, n’employer qu’à la dernière extrémité les verbes auxiliaires, rechercher les mots qui font image ; il est beau de dire : « Sa chevelure se crespelait d’or ; » il est vulgaire d’écrire : « Ses cheveux blonds étaient ondulés. » De temps en temps, afin « d’épater les bourgeois, » il est bon de faire usage de mots rares ; ainsi, dans un portrait de femme, il pourrait y avoir congruité à introduire une phrase dans le genre de celle-ci : « Sa taroupe soyeuse et ses sourcils murzuphlisés augmentaient la fulguration de son regard. » Le galbe des phrases doit être net et la couleur doit en être truculente ; quant à ce que les phrases expriment, il serait patibulaire de s’en préoccuper. Avoir des idées en poésie, c’est prendre un vase d’or pour y faire cuire des citrouilles. Il faut être païen et n’adorer que la forme. — Et l’on citait avec admiration le cardinal Bembo, qui faisait lire son bréviaire par son camérier pour ne pas gâter sa latinité.

Ces paradoxes, qui avaient la valeur d’un lieu-commun, semblaient des articles de foi : hérétique qui ne s’y soumet ; j’étais hérétique et depuis longtemps j’avais renoncé à ce genre de discussion dont je connaissais la stérilité. Il n’y a pas de doctrine en art, il n’y a que des tempéramens ; j’admire la beauté partout où je la rencontre et je sais que les systèmes sont la résultante des défauts et des qualités de celui qui les promulgue. J’écoutais, le plus souvent en silence, et je battais des mains, lorsque Gautier, s’échauffant, disait : « Mes vers sont des cavaliers d’or qui galopent sur un pont d’airain. » Flaubert disait à Gautier : « Que penses-tu de Molière ? » Gautier répondait : « Comme tapissier, il avait peut-être quelque mérite ; mais comme poète, ce Poquelin est un pleutre que nous aurions sifflé s’il s’était produit en 1830. » Flaubert regimbait et disait : « Je te trouve sévère, il a fait de belles choses. » Gautier prenait un air tragique en répliquant : « Que l’on ne me parle point de ce compagnon ; il a fait des cacophonies d’images qui méritent la corde. O Flaubert ! comment, toi, qui passes pour avoir quelque orthographe, peux-tu supporter la turpitude que voici :

Et par un doux hymen, couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère ?


Alors tu admets que l’on peut couronner une flamme ? » Flaubert convenait que Molière avait des torts, mais il se hâtait d’ajouter : « Il y a dans le Malade imaginaire une phrase admirable, une phrase de génie qui en fait un écrivain de vaste envergure ; il a écrit : « Ce sont des Egyptiens vêtus en Maures qui font des danses mêlées de chansons. » — Ça, c’est un diamant. » Lorsqu’il était question de Racine, on n’épargnait pas les invectives ; selon la disposition de son esprit, Flaubert éclatait de rire ou de fureur, en répétant :

De ton horrible aspect purge tous mes états.

Purger des états ! les purger d’un aspect ! « Et cependant, disait-il avec tristesse, c’est Racine qui a créé le plus beau vers de la langue française. — Lequel ? » Flaubert alors redressait sa haute taille, et de sa voix la plus cuivrée criait :

La fille de Minos et de Pasiphaé !


Un jour, pendant le dîner, Flaubert ayant cité les Messéniennes avec éloge, Gautier devint pâle, posa sa main sur le couteau à découper et dit : « Flaubert, tu as failli mourir ! »

À ce moment, c’est-à-dire à la fin de l’automne de 1856, Flaubert était très surexcité, car l’Odéon avait mis en répétitions la pièce de Bouilhet, et il ne quittait pas le théâtre. Il en avait pris possession, il était là dans un milieu nouveau qui l’intéressait, développait en lui une activité inaccoutumée et l’avait saisi. Il arpentait la scène, faisant reprendre les tirades, indiquant les gestes, donnant le ton, plaçant, déplaçant les personnages, tutoyant tout le monde, les garçons d’accessoires, les acteurs, le souffleur et les machinistes ; la salle n’était remplie que de sa tempête ; l’œuvre de Bouilhet eût été sienne qu’il ne se serait pas tant démené pour la faire réussir. Avec son bon cœur et sa forte intelligence, il avait compris que c’était là une partie suprême et que, si la pièce tombait, Bouilhet tombait avec elle, ou plutôt retombait dans la vie de province, dans les leçons de latin, dans la misère morale et dans le découragement. îl fut admirable d’ardeur, de dévoûment et même d’habileté, car, malgré l’impétuosité de sa nature, ce n’est pas vainement qu’il était né en Normandie, et la finesse ne lui faisait pas défaut. On caressait les critiques influens, on se liait avec les jeunes gens des écoles, qui sont parfois un redoutable public ; on voulait ne rien laisser au hasard, et Flaubert s’y employait sans se ménager. Bouilhet laissait faire ; il suivait Gustave comme une ombre, approuvait et ne se sentait pas rassuré. Sa timidité semblait accrue de tout le bruit dont on l’entourait ; il était ahuri et eut plus d’une fois des crises de larmes. Le spectateur qui, à l’heure d’une première représentation, s’assoit avec indifférence dans sa stalle, lorgne les femmes, blâme le costume des acteurs, cause avec ses voisins, n’écoute pas la pièce, ne se doute guère des affres que le pauvre auteur a traversées pour arriver à cette soirée d’où peut dépendre son avenir. Pour faire une mauvaise pièce, il faut déjà bien du talent. S’amuser à être bruyant, à cabaler, à ne pas vouloir entendre lorsqu’un inconnu débute, c’est un crime. Victorien Sardou n’est pas ; mort de la chute de la Taverne des étudians, qui était une excellente comédie en vers : c’est un miracle. Le 6 novembre 1856, le rideau de la scène de l’Odéon se leva pour la première fois sur Madame de Montarcy. Ai-je besoin de dire que j’étais là, tout ému, prêtant l’oreille, épiant l’impression des visages et poussant un soupir de satisfaction chaque fois que la toile s’abaissait après un acte joué sans encombre ? Bouilhet était sur le théâtre, derrière un portant, affaissé, n’entendant pas les applaudissemens, croyant toujours que l’on sifflait, me saisissant le bras comme un enfant qui a peur et me disant : « Ne t’en va pas ! » Tout marchait à souhait cependant, les vers étaient sonores, les acteurs n’étaient pas mauvais, et les bravos spontanés éclataient sans avoir besoin des encouragemens de la claque. Rien ne ranimait le pauvre Bouilhet, qui subissait une émotion trop forte pour lui. La pièce eut un grand succès qui se soutint pendant soixante-dix représentations. C’était un drame en vers de la pure école romantique. Il y avait une dissonance qui, heureusement, ne compromit rien ; cela ressemblait à un chapitre de Saint-Simon mis en vers par un disciple de Victor Hugo ; la couleur locale et la vérité historique n’y gagnaient guère, mais qu’importe, puisque les vers étaient beaux ! En souvenir de Hernani, de Ruy Blas, des Burgraves, il y avait la tirade politique, et l’on put s’étonner du langage que parlait Louis XIV :

Vous entendrez rugir une de ces batailles
Où les peuples entiers se mordent aux entrailles,
Un combat formidable aux cris désespérés,
Dont parleront longtemps les hommes effarés ;
Car nous saurons du moins, si notre France expire,
Lui creuser un tombeau plus large qu’un empire.


Les vers étaient de haute facture, ils furent acclamés, et c’était justice. Au milieu de la nuit, Flaubert, Gautier, le comte d’*** et moi nous reconduisîmes Bouilhet jusqu’à sa maison ; il nous disait : « Es-tu sûr que la pièce ne soit pas tombée ? » Il lui fallut deux jours de repos avant de revenir à lui, de comprendre son succès et de se réjouir avec Flaubert, qui était radieux. A la même heure, ces deux compagnons de travail, ces deux amis sortaient des limbes, car, pendant que l’Odéon faisait applaudir le premier drame de Bouilhet, la Revue de Paris publiait le premier roman de Flaubert.


MAXIME Du CAMP.

  1. Bazard ne mourut pas sur le coup, mais il ne se releva pas et s’éteignit le 29 juillet 1832, à Courtry, près de Montfermeil.
  2. Celui qui fut Gagneau proclamait la supériorité de la femme sur l’homme, aussi sa religion était dite évadienne. Eve d’abord, ensuite Adam ; lui-même s’appelait le Mapah, nom composé des deux premières syllabes des mots maman et papa ; j’ignore si l’h finale avait une signification symbolique, mais je crois qu’elle n’était qu’un ornement.
  3. Dans ses conversations avec Eckermann, Goethe exprime le désir (24 février 1827) de voir creuser un canal dans l’isthme de Suez, dans l’isthme de Panama, et de voir le Rhin mis en communication avec le Danube. Grâce à l’initiative française, le dernier de ses vœux reste seul à accomplir.
  4. Tous les papiers composant ce que l’on nommait les Archives saint-simoniennes ont été déposés à la bibliothèque de l’Arsenal et ne pourront être communiqués au public qu’à une époque déterminée (1900 ?).
  5. On a dit qu’Enfantin avait laissé une fortune de plusieurs millions ; un extrait d’une lettre de son exécuteur testamentaire donnera à cet égard des renseignemens précis : « Il laisse en tout et pour tout, et pour tous à peine, deux cent vingt mille francs ; mais depuis environ vingt ans qu’il gagnait plus qu’il ne dépensait, il a éprouvé le plaisir de donner, à ma connaissance, plus de 500,000 francs. A quoi lui servirait maintenant de s’être privé de cette religieuse jouissance ? » (11 septembre 1864.) Signé : Arlès Dufour.
  6. Voir dans la Gazette des tribunaux du 17 et 18 juin 1875, le procès d’un fabricant de photographies spirites ; c’est un document très curieux.
  7. Pneumatologie : des Esprits et de leurs Manifestations fluidiques, par le marquis udes de Miriville, 1 vol. in-8o ; Paris, 1853.
  8. Francis Wey est mort à Paris, le 9 mars 1882, à l’âge de soixante-neuf ans.