Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 293-327).
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HUITIÈME PARTIE.


XV. — EN GRÈCE.

À la fin de 1850, l’Europe s’apaisait. Des tempêtes de 1848 et de 1849 il ne restait plus que la houle qui allait s’affaissant de jour en jour. Vainement l’Italie avait tenté de rejeter au-delà de ses frontières l’élément étranger qui l’opprimait, vainement la Hongrie avait réclamé, par les armes, les franchises que lui assuraient les traités ; la maison de Habsbourg, attaquée de toutes parts, chassée de Vienne, avait fait face au péril ; seule, elle avait reconquis le Lombard-Vénitien et brisé l’effort piémontais à Novare ; aidée de la Russie, elle, reprit la Hongrie, débloqua Temeswar et força les Magyars à capituler à Villages. A Pesth, à Milan, à Venise, l’ordre régnait, comme dix-huit ans plus tôt il avait régné à Varsovie. Ces guerres d’indépendance furent assimilées à des guerres révolutionnaires, la répression fut sans merci. Les soldats du droit national s’éloignèrent de leur pays et se répandirent sur le monde. Les épaves du naufrage flottèrent à tous les vents : Mare exsiliis plenum, a dit Tacite. L’Orient reçut un grand nombre de proscrits. Sur le Nil, près d’Assouan, j’avais rencontré le baron Auka, qui fut un des chefs du soulèvement sicilien ; à Esneh, à Keneh, je trouvai des médecins qui avaient été à Malgherra et à Ferrare ; au Caire, lorsque l’on avait besoin d’un ouvrier armurier, bijoutier, ébéniste, un Italien se présentait : «Où étiez-vous? — A Milan, avec Carlo Cattaneo, à Florence, avec Montanelli ; à Venise, avec Manin ; à Rome, avec Cernuschi; à Palerme, avec le comte de Trobriant. » Au mont Carmel, nous avions offert un cheval à un officier romagnol qui voulait se rendre à Jérusalem chez les pères de la Terre-Sainte. A Beyrouth, à Saint-Jean d’Acre, à Jaffa, à Damas, à Tripoli de Syrie, à Eski-Hissar, à Smyrne, partout enfin sur notre route, nous nous étions croisés avec les hommes des guerres de libération.

A Constantinople, la Pologne et la Hongrie s’étaient réfugiées : on eût dit une colonie venue des bords du Danube et de la Vistule. A Fera, à Galata, on ne voyait que moustaches blondes et regards bleus. L’empereur Nicolas, se considérant comme le pape de l’absolutisme et comme le prophète de l’autorité en Europe, avait envoyé deux de ses aides de camp à Constantinople pour demander l’extradition des Polonais qui, en Hongrie, avaient lutté contre les armées de Paskiewitz. Sultan Abdul-Medjid fut inébranlable. Celui que le tsar ne désignait que par le surnom de « l’homme malade » se sentit assez bien portant pour résister à des réclamations qui ressemblaient à des ordres. Au premier rang des vertus musulmanes, le Koran a inscrit l’hospitalité; le sultan se retrancha derrière les préceptes de la religion dont il est le plus haut représentant et refusa d’entendre les messagers de l’autocrate. Celui-ci ne l’oublia pas; trois ans plus tard, profitant d’un conflit élevé à propos de l’éternelle question des lieux-saints, il envahit le territoire ottoman; mal lui en advint. Ces proscrits étaient dignes de respect, c’étaient des vaincus et non pas des coupables. Les gens de la commune, qui ont tenté d’égorger la France agonisante, ont osé se comparer à ces hommes dont le rêve avait été de délivrer leur patrie. Entre les uns et les autres, il n’y a rien de commun. Le volontaire de 1848 et de 1849 qui a combattu pour l’indépendance de l’Italie et de la Hongrie peut dire au fédéré de 1871 qui a massacré les otages et incendié Paris, ce que Guillaume Tell disait à Jean de Souabe, à Jean le Parricide : « Je lève vers le ciel mes mains pures et je te maudis, toi et ton crime ! »

Constantinople s’était peu modifiée depuis mon premier séjour ; la vieille ville, Stamboul, n’avait point changé ; Les quartiers francs de Péra et de Galata n’étaient ni plus propres, ni mieux éclairés le soir que par le passé, mais on y avait construit quelques maisons en pierre, dont un hôtel où nous logions; on avait terminé le palais de l’ambassade de France, où résidait le général Aupick, et l’on avait bâti un théâtre, un vrai théâtre où des troupes italiennes jouaient l’opéra et dansaient quelques ballets peu costumés, qui mettaient les vieux Turcs en jubilation. Le voile, — le yachmac, — des femmes me sembla plus transparent qu’autrefois ; le costume des hommes se transformait pour se rapprocher du nôtre, et souvent, le cheick d’un couvent de derviches venait nie voir le matin, me demandait de l’eau-de-vie et me racontait des histoires qui m’ont fait supposer que le vœu de chasteté n’était point imposé à sa congrégation. Faudrait-il conclure de là que les mœurs occidentales pénétraient la vie musulmane et que le fanatisme religieux tendait à s’affaiblir’? Nullement. La princesse Belgiojoso, traversant à cheval une rue de Top’hana, fut apostrophée par un hadji qui la traita de chienne, fille de chienne, et lui donna un si violent coup de bâton qu’il la fit tomber. Je passais par là et je la reçus dans mes bras. C’est la seule fois que j’ai eu l’honneur de la voir; elle avait des cheveux blancs et ne rappelait guère la grande dame originale dont Paris raffola jadis, alors qu’elle patronnait un Arabe, prisonnier de guerre, qui avait une tête de bouc, sans doute pour justifier son surnom de Bou-Maza, le père de la chèvre.

Lorsque j’étais venu pour la première fois à Constantinople, c’était pendant l’été; j’avais vu une ville lumineuse et chaude. Elle est humide et assez froide en hiver; parfois un coup de vent du nord y arrive d’Arkangel à travers les steppes, à travers la Mer-Noire et lui apporte une température glaciale, contre laquelle nulle cheminée, nul poêle ne permet de se défendre; on en est réduit aux braseros, mode de chauffage médiocre et dont l’haleine n’est pas rassurante. Dès qu’il pleut, les rues non pavées deviennent des torrens de boue, les carrefours sont des lacs de fange; les immondices flottent dans ces mares malpropres, où les chiens les disputent aux percnoptères. L’incurie musulmane ne peut vivre que sous le soleil et dans la chaleur; aux heures brumeuses de l’hiver, elle devient repoussante et semble entrer en décomposition. Dans les quartiers de Péra, habités par des négocians européens, il y avait du moins quelques soins de propreté, on dégageait le pas des portes et à coups de balai on repoussait les plus grosses ordures; mais dans les quartiers grecs, arméniens et turcs on se serait cru dans un marais. Je m’en apercevais lorsque j’allais à Kouroutchesmé, village ou faubourg étage sur la rive européenne du Bosphore. Là s’était retiré Artim-Dey, que j’avais connu au Caire premier ministre d’Abbas-Pacha, qu’une brusque disgrâce avait frappé et qui, pour échapper à la mort, n’avait eu que le temps de s’embarquer clandestinement sur le bateau français à bord duquel nous nous étions rendus d’Alexandrie à Beyrouth. C’était un Arménien à cheveux blancs, très fin, peu véridique, dont le regard ne se fixait pas volontiers, et dont le nez énorme ressemblait à un bec inachevé. Il vivait dans la solitude, aigri, humilié de sa chute et ruminant ses griefs, dont il me faisait confidence. Dans ses heures d’expansion, de récrimination et peut-être de calomnie, il m’a raconté sur la vie intime d’Ibrahim-Pacha, d’Abbas-Pacha et de plusieurs autres princes de la famille de Mehemet-Ali des détails qui rappellent les cruautés inconscientes de ces rois nègres dont Speke, Grant et Burton ont parlé. La toute-puissance, pour les hommes de race sémite et de race touranienne, semble être le droit à la bestialité. Le beau-frère de Mehemet-Ali, ce terrible Mehemet-Bey-Defterdar, qui faisait ouvrir le ventre d’un de ses officiers pour s’assurer s’il avait bu une tasse de lait, n’était point une exception. Un tel acte n’était qu’une peccadille pour l’homme qui ordonnait déferrer ses esclaves comme des chevaux lorsqu’ils lui demandaient des souliers. Dans toutes les conversations d’Artim-Bey je retrouvais le vaincu révolté, le chrétien, l’Arménien, le raïa en un mot qui, par nécessité, par ambition, a courbé la tête, a servi son maître, lui a baisé la main, mais qui n’a rien abjuré de sa haine de race opprimée. La maison de bois, très belle et très vaste, qu’il habitait prenait jour sur le Bosphore par des fenêtres grillées de moucharabiehs, qui permettaient de voir et empêchaient d’être vu. Un jour que j’étais chez lui, sultan Abdul-Medjid passa dans son caïque, manœuvré par vingt-quatre rameurs; d’un signe de tête, je le lui montrai en lui disant : «Et celui-là? » Il baissa la voix pour me répondre : « Oh! celui-là, c’est l’ombre de Dieu sur la terre! » Puis, comme se parlant à lui-même: « Oui, l’ombre, comme l’obscurité est l’ombre de la lumière, comme le froid est l’ombre de la chaleur. » Une seule fois nous abordâmes la question d’Orient, cette fameuse question d’Orient, qui est semblable au cancer et qui se reproduit d’elle-même lorsqu’on l’a opérée. Ce qu’il m’a dit, je ne l’ai point oublié : « Tant qu’il y aura un Turc, tant qu’il y aura un musulman sur les bords de la Méditerranée, la question d’Orient ne sera pas résolue. » Artim-Bey vint plus tard habiter Paris; il y était pendant la guerre de Crimée; il se souvint probablement de nos conversations, car il sembla m’éviter, et je ne le recherchai point.

Six semaines s’étaient passées à voir Constantinople et Scutari, à visiter les mosquées, à rechercher les restes de Byzance et à pénétrer, moyennant quelque pourboire, dans les lieux sacrés interdits aux chrétiens. L’heure de partir était venue, et le 15 décembre, nous montâmes à bord du Mentor, qui, le 18, déroula sa chaîne dans le port du Pirée, où Chateaubriand eût vainement cherché le douanier turc dont le sort lui faisait envie ; la Grèce aujourd’hui appartient à la Grèce. Nous avions hissé pavillon jaune, car, arrivant de Constantinople après avoir fait escale aux Dardanelles et à Smyrne, nous étions considérés comme pestiférés. On nous enferma, au Lazaret, dans une chambre meublée de quatre murs blanchis à la chaux ; on nous interna, on nous enfuma, on nous soufra et, au bout de quatre jours de claustration, on nous lâcha. Nous avions mis le temps de notre réclusion à profit ; je m’étais fait expédier de France Thucydide, Diodore, Athénée, Plutarque, Pausanias ; grâce à ce secours, les heures de quarantaine ne nous parurent pas trop longues. Gustave Flaubert, qui avait traversé l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Syrie, Rhodes, l’Asie-Mineure et Constantinople sans entrain ni curiosité, s’anima dès qu’il eut mis le pied sur le sol de la Grèce. Les souvenirs de l’antiquité, qu’il connaissait bien, se réveillaient en lui et lui promettaient des émotions. J’étais heureux de le voir s’intéresser à cette partie de notre voyage et aspirer au jour où, à cheval et côte à côte, nous irions vers Épidaure, vers Mantinée, vers Orchomène, vers Bœsa, où est le temple d’Apollon Épicurius. Cette ardeur ne se démentit pas ; chaque soir, il prit ses notes, ce qu’il n’avait pas encore fait, si ce n’est par-ci par-là en Égypte. Toutes ses autres notes relatives à ce voyage d’Orient ont été transcrites sur les miennes à Paris, après notre retour.

J’eus une déception en arrivant à Athènes. J’avais compté y rencontrer Édouard Thouvenel, qui faisait fonction de chargé d’affaires ; il venait de rentrer en France. Au mois de janvier 1850, il avait vigoureusement appuyé la résistance du gouvernement hellénique contre l’Angleterre, qui avait envoyé quelques navires au Pirée pour réclamer le paiement d’une créance due à un Juif de ses protégés, nommé dom Pacifico. L’affaire fit quelque bruit en son temps, et, grâce à Thouvenel, se termina à l’avantage de la Grèce. Le ministre des affaires étrangères à Athènes était un certain Lombros, auquel Thouvenel insufflait son énergie et qui se promenait dans son cabinet en criant : « Palmerston ! Palmerston ! je t’apprendrai à te frotter à Lombros ! » Ce fut cet incident qui détermina la fortune politique de Thouvenel ; on sait jusqu’où il la mena. Il était mon proche parent, et j’avais de l’affection pour lui. Je n’en dirai qu’un mot : il fut de mœurs irréprochables et ne spécula jamais ; il donna à la France trois départemens, la Savoie, la Haute-Savoie, les Alpes-Maritimes, et il sortit des affaires plus pauvre, beaucoup plus pauvre qu’il n’y était entré.

Nous étions à peine installés depuis une heure à l’hôtel d’Angleterre lorsqu’un domestique ouvrit à deux battans la porte de notre salon et annonça : M. le colonel Touret. Uniforme bleu de ciel, ajusté, serré, sanglé ; quatre croix au côté gauche ; chapeau à trois cornes surmonté de plumes blanches ; moustaches et impériale de neige ; la poitrine bombée, les épaules effacées, les talons rapprochés, les coudes en dehors, la tête de trois quarts ; tenue militaire irréprochable, salut courtois et martial : u Les rapports du Pirée m’ont annoncé votre arrivée, messieurs ; soyez les bienvenus. Je sais qui vous êtes et quel long voyage vous venez d’accomplir ; la France est toujours la reine des nations. Je suis le colonel Touret, ancien philhellène, commandant de place à Athènes, tout à vos ordres, messieurs, tout à vos ordres. J’ai connu Fabvier, qui n’était pas bon garçon tous les jours: j’ai pris du service en Grèce, mais je n’en suis pas moins Français de cœur, comme de naissance; j’ai chez moi les portraits de l’empereur, du roi Louis-Philippe, du duc d’Aumale, du général Cavaignac, du prince Louis Bonaparte, je vous les montrerai si vous me faites l’honneur de visiter ma demeure, l’humble demeure du Soldat. Ma femme est une bonne créature; je n’ai pas d’enfans. Vous serez reçus ici avec les égards qui vous sont dus. La Grèce est un pays qui vous intéressera ; le roi est absent, la reine est charmante. Je suis à votre disposition et votre humble serviteur. » Nous nous confondions en excuses, pendant que le vieux troupier renouvelait ses offres de service. Quel voyageur en Grèce ne se rappelle cet excellent homme, à tête de linotte, au cœur d’or, qui courait au-devant des Français, aplanissait toute difficulté pour eux et n’épuisait jamais son inépuisable complaisance. Il avait été lieutenant de lanciers pendant les dernières guerres de l’empire, et fut entraîné par le mouvement qui poussa l’Europe à la délivrance de la Grèce. Il avait combattu à Chio, à Corinthe, à Modon, à Phalère; il avait aidé à ravitailler l’Acropole assiégée; il avait suivi la fortune de son pays d’adoption, s’y était attaché, et ne l’avait plus quitté.

Il représentait l’aventurier d’esprit étroit, de loyauté et de bravoure à toute épreuve qui, dans le pays où le sort l’a jeté, sert encore la mère patrie en s’efforçant d’être utile à ses compatriotes. Jamais on ne le trouvait en défaut; à quelque heure que l’on eût recours à lui, il était prêt. Il nous fut précieux sous d’autres rapports, car il nous racontait les combats de la guerre d’indépendance, les embuscades des Pallikares, la mort de Bourbaki et d’Odissefs, l’assassinat de Capo d’Istria. Nous retrouvions dans ses récits l’écho des préoccupations dont notre enfance avait été le témoin. Nous avions été bercés avec les romances célébrant les Albanaises au pied léger, nous avions entendu réciter les Messéniennes, nous avions tressailli aux salves d’artillerie annonçant la victoire de Navarin, et le premier livre de Victor Hugo que j’avais lu était les Orientales. Nous étions tout pleins des histoires de Dramali, de Pipinos, de Boizaris; nous tenions un héros, — c’en était un, — de cette haute aventure; nous ne le lâchions pas, nous l’interrogions, et je dois dire qu’il se laissait faire avec complaisance. Il lui était doux de redevenir jeune et de reprendre pour nous la vie accidentée qu’il avait menée jadis à travers les montagnes qui sont le Parnasse et le Cithéron, sur le bord des rivières qui sont l’Ilissus et l’Alphée, sur des mers et sur des plaines qui se sont appelées Salamine et Marathon. L’immortalité des lieux ajoute à leur grandeur et ceux qui combattaient contre les Turcs se souvenaient sans doute de ceux qui combattirent contre les Perses. Ce fut au colonel Touret que nous dûmes la bonne fortune d’être présentés à celui des Grecs vers lequel l’Europe regarda avec le plus d’admiration, à celui que Victor Hugo a chanté de préférence :

Canaris ! demi-dieu de gloire rayonnant !


Il était vêtu d’une redingote à la propriétaire; des cheveux blancs coupés ras, de fortes moustaches, un regard paterne, une bouche qui avait l’air de sourire par habitude, de grosses mains rougeaudes qui roulaient un chapelet d’ébène, une attitude embarrassée. Quoi! c’est là ce Psariote, ce brûlotier devant qui s’enfuyaient les flottes turques, devant qui Alexandrie pleurait de terreur? C’était lui, hâlé, tanné par le vent de la mer, trapu, vigoureux encore, devenu un personnage politique, dépaysé dans ce rôle et regrettant peut-être son chcbeck incendiaire ! Il avait été grand amiral, ministre de la marine; il n’était plus que sénateur; il n’avait jamais su écrire; on lui avait appris à dessiner quelques jambages qui simulaient son nom. Il avait alors soixante ans et, malgré sa lourde apparence, ne manquait pas d’une certaine finesse. Lorsqu’on lui vantait sa gloire, il se faisait humble et disait : « Oui, je sais que l’on a parlé de moi dans les livres d’Occident. » Sa modestie était-elle sincère? Je le crois ; je l’avais prié de me raconter en détail le fait du 7 juin 1822, qui fut extraordinaire. Le premier massacre des habitans de Chio venait de révolter l’humanité :

Les Turcs ont passé là! tout est ruine et deuil !


On résolut de s’en venger. A Psara, on tint un conseil de guerre; un Hydriote. Georges Pipinos et Constantin Canaris furent chargés d’incendier la flotte ottomane qui était au mouillage près de la cote d’Asie, dans le canal de Tchesmé. Les deux brûlotiers partirent pendant la nuit, qui était celle du Ramadan. La flotte était illuminée. Canaris aborda le vaisseau amiral monté par Kara-Ali, accrocha son brûlot, s’élança dans sa yole et, à force de rames, s’éloigna pendant que les navires turcs sautaient. Six mois après, il renouvelait cet exploit dans la rade de Ténédos. Je l’avais écouté avec recueillement et ne lui cachai pas mon admiration ; il me répondit : « Dans une expédition pareille, il importe de bien connaître la manœuvre du gouvernail, car tout dépend d’un coup de barre; il ne s’agit, en effet, que d’engager le beaupré ou les antennes du brûlot dans un des sabords du vaisseau que l’on veut incendier, et ça n’est pas difficile ; vous voyez donc que c’est bien plus simple que vous ne croyez. Si je n’avais pas eu vent debout, en août 1825, j’aurais brûlé la flotte égyptienne dans le port d’Alexandrie et j’aurais ainsi empêché Ibrahim-Pacha de débarquer en Morée ; mais la Panagia ne l’a pas voulu. »

Toutes les fois que je me suis trouvé en présence d’hommes célèbres par leurs actes d’héroïsme, j’ai éprouvé une déception. On se les figure autres qu’ils ne sont; on a une invincible tendance à modeler la forme du corps sur les qualités de l’âme; il semble que le courage, qui est une beauté morale, comporte nécessairement la beauté physique; on s’imagine que l’on va voir Achille ou Thésée, et l’on reste surpris de rencontrer un père noble en lunettes et en perruque. Il y a là une contradiction qui est choquante, et l’on s’en irrite. Aussi j’avais beau regarder Canaris, faire la part de l’âge et des fatigues, je ne parvenais pas à me persuader que ce paysan mal dégrossi eût été le porte-flammes que ses hauts faits ont rendu immortel. Et puis, l’avouerai-je? Canaris en souliers lacés, en bas bleus, en redingote de ratine, en chapeau de soie noire, ne me semblait pas pouvoir être Canaris; je le trouvais trop déguisé; je l’aurais préféré avec les cnémides, la foustanelle, la veste brodée et le fez à gland bleu, comme j’apercevais quelques aides de camp du roi qui, eux aussi, avaient été de bons lutteurs au temps des batailles.

Un de ceux qui avaient le mieux guerroyé en Péloponnèse contre les troupes d’Ibrahim-Pacha, était alors à Athènes, oisif et attristé. C’était le général Morandi, né à Modène, que je voyais souvent chez le colonel Touret, où il avait trouvé cette hospitalité que les anciens compagnons d’armes ne se refusent jamais. Touret et Morandi venaient quelquefois partager notre dîner à l’hôtel d’Angleterre, et les conversations se prolongeaient alors jusqu’au milieu de la nuit. Morandi était un admirable type de soldat d’aventure ; partout où l’on avait crié indépendance et liberté, il avait couru. Sa haine contre la maison de Bourbon et contre la maison de Habsbourg était vivace. Il avait été carbonaro, avait porté la baguette de coudrier dans sa manche et enfoncé un poignard dans les deux bustes de cire, celui du pape et celui du roi de France. Condamné à mort, évadé des prisons de Venise, compagnon de Silvio Pellico, combattant contre nous en Espagne avec Armand Carrel, se jetant en Grèce et y faisant la guerre de partisan; dictateur à Modène, pendant quarante-huit heures, en 1831 ; reprenant du service en Grèce, où il est nommé commandant supérieur de la gendarmerie; facilitant, en 1844, le passage des frères Bandiera en Italie; abandonnant son poste sans autorisation, en 1848 ; général de brigade dans les troupes de Piémont et allant à Venise tirer les derniers coups de fusil contre l’Autriche, il s’enfuit par la bouche de Malamocco et revint en Grèce à travers l’Épire. Il espérait retrouver son grade et ne trouva qu’un conseil de guerre réuni à Nauplie pour le juger. Il présenta lui-même sa défense et fut acquitté; mais la diplomatie autrichienne intervint, et il fut mis en retrait d’emploi. Il avait des loisirs dont il enrageait, et en profitait pour écrire ses mémoires. Il était de tenue correcte, toujours boutonné dans son habit noir, et avait une pétulance qui n’enlevait rien à ses façons accortes. Non-seulement nous prenions plaisir à l’entendre raconter ses aventures, mais nous l’interrogions souvent, car il avait été l’ami de lord Byron, près duquel il avait combattu à Missolonghi. Il avait eu entre ses mains la correspondance de Byron et de la Guiccioli. Celle-ci répondait toujours sur la lettre même de celui-là, écrivant entre les lignes noires avec de l’encre rouge ; elle employait la langue italienne, il employait la langue anglaise. Morandi nous disait : « C’était une frénésie d’amour qui touchait à la démence ; » il était persuadé que cette liaison avait été un accès de platonisme exalté et rien de plus. Il appuyait son opinion sur le passage d’une lettre qui, pour lui du moins, ne laissait subsister aucun doute à cet égard. La Guiccioli écrivait : « Comment faut-il te prouver mon amour ? » Byron répondit : « En ne m’accordant jamais ce que ma folie, ce que ma fureur te demande sans cesse, afin que notre amour reste éternellement beau et au-dessus de l’humanité. » Dans je ne sais quelle échauffourée, Morandi, traqué par les Autrichiens, abandonna ces lettres à Ancône; il ne les a jamais retrouvées. Byron marchait très lentement, pour dissimuler la légère claudication dont il était atteint et qui l’humiliait; il mangeait peu, afin d’éviter l’embonpoint, qu’il redoutait par-dessus tout. Sur un point, le général Morandi et le colonel Touret étaient absolus et n’admettaient aucune contradiction : ils rejetaient avec indignation, comme une calomnie inventée par l’aristocratie anglaise, tout ce qui a été dit sur les mœurs que Byron aurait adoptées en Orient. Morandi disait : « Je l’ai connu, je certifie que c’est faux. » Le colonel Touret ajoutait : « Jamais, en Grèce, je n’y ai entendu faire même une allusion. » A Missolonghi, où il mourut, Byron avait organisé à ses frais une compagnie de pionniers d’artillerie ; souvent il la passait en revue et la faisait manœuvrer. Dans ces occasions, il aimait à porter le costume des héros d’Homère : le casque avec la haute crinière rouge, la cuirasse à mailles, les cnémides en métal, le glaive court battant sur la cuisse nue; il était admirable ainsi, disait Morandi, il ressemblait à Achille. — Quelquefois, il était vêtu en Pallikare, avec le yatagan et les pistolets à crosse de vermeil passés dans la ceinture. D’après Morandi et le colonel Touret, il a rendu de grands services à la cause de l’indépendance. « Sa mort, nous disaient-ils, a été un deuil et un désastre pour les Grecs, qui l’adoraient. »

Nous ne vivions pas seulement sur les souvenirs de la guerre que l’intervention française termina au bénéfice de la Grèce ; nous remontions vers l’antiquité et nous nous y plongions. Nous allions à Marathon, à Eleusis, à Phalère, à Patissia ; la course, chaque fois, fut faite en une journée, mais notre tournée en Phocide et en Béotie exigea dix jours, qui ne furent point mal employés. Nous allions, évoquant les grands souvenirs des choses d’autrefois, souvenirs dont nous ne retrouvions trace que dans notre mémoire, car la terre même où elles se sont accomplies n’en a pas gardé vestige. Trop d’invasions, trop de barbares ont passé là, il ne reste plus rien ; s’il subsiste une ruine, elle est muette, A Leuctres, à Platée, à Chéronée, où Philippe ivre et victorieux parcourut le champ de bataille en se raillant de Démosthènes, quelques pierres n’ont pas encore disparu. A Castri, nous avons interrogé l’oracle de Delphes ; à Livadia, penchés au-dessus de l’antre, nous avons appelé Trophonius : nul n’a répondu. La Grèce est dans nos arts, dans nos mœurs, dans notre philosophie, dans notre entendement, dans notre poésie, dans notre éloquence; elle est dans toute civilisation, mais elle n’est plus en Grèce; son âme est devenue l’âme du genre humain. Si la Grèce et le christianisme n’avaient été, le monde serait peut-être encore à l’état sauvage, à l’âge de pierre de l’intelligence.

L’œuvre des hommes s’est émiettée sous les doigts du temps, mais la nature est restée la même ; la montagne, le défilé, la mer, le fleuve, sont toujours là, éternels témoins qui racontent. L’endroit où le haut fait s’est produit ne s’est pas modifié. Si Léonidas et les trois cents revenaient aux Thermopyles, ils les retrouveraient ce qu’elles étaient en l’an 480 avant Jésus-Christ. Nous nous y sommes assis, nous y avons déjeuné d’un cuissot de chèvre, nous y avons baigné nos mains dans la source chaude que Minerve fit jaillir pour désaltérer Hercule fatigué de sa lutte avec Antée[1]. Le mont OEta poussait son éperon jusque dans le golfe Maliaque, à peine ridé par les brises du matin. Il faisait froid, et l’eau des sources sacrées, des sources héroïques, fumait en faisant tourner la roue d’un moulin. Il faut applaudir au progrès partout où il se manifeste, mais j’avoue que le moulin des Thermopyles m’a choqué comme une profanation. Auprès, il y a une sorte de tumulus qu’on ne manque pas de donner pour le tombeau de Léonidas; point; c’est le terrassement d’une redoute élevée pendant la guerre d’indépendance. Nous sommes restés là longtemps, écrasant sous nos pieds la croûte de cristallisation jaunâtre qui est le dépôt des sources thermales ; nous avons relu le récit de Plutarque. C’est là-haut, sur cette colline où les arbousiers et les lentisques sont roussis au souffle de l’hiver, que les Perses, guidés par Aphialtès, fils d’Eurydème, ont mis en fuite les mille Phocidiens ; c’est par là, poussant les feuilles mortes sous leurs pieds, qu’ils descendirent pour prendre les Spartiates à revers. On voit où se tenaient Léonidas et les siens; on reconnaît la basse colline derrière laquelle ils s’abritaient. Les Thermopyles ne sont point un défilé; c’est un pas, un étroit sentier saisi entre la montagne et un marais qui jadis fut la mer. Quand les Perses reculaient, les satrapes les frappaient à coups de fouet et ils tombaient dans les flots. Pas de rochers, pas de convulsions de terrain; une nature calme et neutre; des judelles barbotaient à travers les joncs, le moulin faisait tic-tac, un troupeau de chèvres était suspendu aux premières pentes de l’OEta ; vers le nord, on apercevait les murailles de Zeïtuni et au-delà du golfe la cime des montagnes de Négrepont. Flaubert était plein de joie, il criait : « Passant! va dire à Sparte... » Il me disait : « Comment se fait-il que ce petit combat domine toutes les batailles, toutes les tueries de l’antiquité? Ce fut une affaire d’avant-garde comme il y en eut tant. Pourquoi ces Spartiates ont-ils été des héros? C’étaient trois cents bourgeois, trois cents gardes nationaux qui avaient quitté leurs boutiques et qui vinrent ici parce que c’était leur tour de service ; ils sont tous morts parce qu’ils étaient attaqués par derrière et par devant et qu’ils ne pouvaient fuir ni à gauche ni à droite. Quel beau récit on pourrait faire ! » L’envie d’écrire le combat des Thermopyles le tourmenta souvent, et, s’il eût vécu, c’est probablement ce qu’il eût entrepris après avoir terminé Bouvard et Pécuchet.

Nous quittâmes les Thermopyles pour aller coucher à Molos; c’était le 9 janvier; le temps avait été magnifique depuis notre départ d’Athènes ; le soleil était tiède et le ciel avait des sourires bleus qui étaient charmans. Le 10, à Chéronée, où nous eûmes grand’peine à protéger un rapsode aveugle contre des chiens qui attaquaient ses haillons, la soirée fut assombrie par des nuages peu rassurans ; les coqs ne chantèrent pas ; au matin, la pluie tombait. Nous réussîmes à gagner Livadia ; les agogiates déclarèrent qu’ils n’iraient pas plus loin. Le 12, il y eut une embellie aux premières heures du jour; nous en profitâmes pour sauter en selle et nous partîmes précédés par un gendarme d’escorte, car nous comptions aller prendre gîte au khani de Casa, qui est à Éleuthère, et nous avions à traverser le Cithéron, dont la réputation n’est pas irréprochable. Nos chevaux n’étaient point mauvais ; nous marchions bon pas; l’étape devait être longue, et nous ne nous attardions pas à attendre le bagage, qui lentement venait derrière nous. Nous déjeunâmes au khani de Sulinari et, malgré quelques ondées, nous n’avions pas ralenti notre allure. Dans l’après-midi, la pluie devint torrentielle ; la plaine est inondée. Que faire ? Obliquer à gauche et nous rendre à Thèbes? Impossible; les terrains que nous avons à traverser sont transformés en lac ; le plus sage est d’atteindre la route carrossable qui gravit le Cithéron ; là du moins nous serons à l’abri de l’inondation et tôt ou tard nous arriverons à Casa. Cette opinion est celle de notre gendarme, qui rit aux averses, qui rit aux rafales et s’ébroue comme un chien mouillé. Il est suivi d’un terrier écossais qui jappe et saute autour de son cheval. Devant un ruisseau que nos chevaux ont franchi en se trempant jusqu’au poitrail, le petit terrier hésite et gémit; son maître l’appelle; le brave animal se jette à la nage, le torrent l’entraîne, le roule et le rejette mort sur la berge. Le pauvre gendarme détourne la tête, se frotte les yeux et dit : Morto ! morto ! Il ne rit plus.

A la pluie la neige a succédé, une neige fine, aveuglante qui frappe droit sur nous, chassée par le vent du nord; la nuit venait; les nuages semblaient envelopper les arbres et ramper sur la terre ; en face de nous, la montagne toute blanche était coupée presque à sa base par une large nuée. La solitude est complète, nul être vivant n’apparaît. Bientôt l’obscurité nous environna, le reflet du sol nous éclairait encore un peu. Une heure, deux heures se passèrent; la neige s’attachait à nos vêtemens en plaques épaisses que nous faisions tomber d’un coup d’épaule. Nos chevaux hésitaient; nous sentions qu’ils mettaient le pied dans des touffes d’arbustes. tout à coup le gendarme et notre drogman s’arrêtèrent ; nous avons perdu la bonne piste, nous sommes égarés. Sous la neige, la route est méconnaissable. Le gendarme tira quelques coups de pistolet dans l’espoir que la détonation serait entendue et provoquerait un appel. Tout resta silencieux; nos chevaux s’agitaient comme s’ils eussent craint d’être ensevelis sous cette neige qui tombait sans relâche. Pendant plus d’une heure et vainement, nous cherchâmes la route. Nous étions trempés et nous avions froid. La perspective d’une nuit passée dans le Cithéron par un temps pareil n’avait rien de plaisant et cependant nos plaisanteries ne tarissaient pas, nos éclats de rire nous réchauffaient et donnaient du courage à nos hommes. Nous nous décidâmes à tourner bride et à marcher vers la plaine que nous avions traversée le matin ; en plaine du moins, il y avait des villages, et peut-être réussirions-nous cà en découvrir un. Nous allions avec prudence, tenant les chevaux de près pour éviter les chutes, sondant l’horizon des yeux et n’apercevant aucune lumière. Nous commencions à croire que cette lugubre chevauchée durerait toute la nuit, lorsque le gendarme dit : « Écoutez ! » Nous nous arrêtâmes; au loin, au loin, on entendait les aboiemens d’un chien. Alors nous reconnûmes chez notre drogman un talent que nous ne soupçonnions pas; c’était un garçon qui avait de gros yeux saillans, des yeux montés sur pédoncules, comme ceux des langoustes; il ne nous avait été bon à rien pendant notre expédition, pas même à préparer les repas, mais il dénonça subitement une faculté exceptionnelle; il aboyait comme un bouledogue. Il se mit à aboyer avec une force extraordinaire. Nous écoutâmes; vers la droite un aboiement lui répondit. Pendant plus d’une demi-heure, nous marchâmes ainsi, aboyant et aboyés. A travers la nuit, au-dessus du sol presque indistinct malgré sa blancheur, nous aperçûmes une maison, puis un village. Tout était éteint, tout était clos. Au milieu de la rue, une bande de chiens nous barraient le passage. A coups de poings, à coups de crosse de pistolet, le gendarme frappait sur les volets fermés et demandait l’hospitalité. De l’intérieur des maisons sortaient des voix furieuses et épouvantées qui nous envoyaient au diable. Les réponses n’attendaient pas les questions ; les murailles semblaient crier contre nous. Flaubert était en gaîté et disait : « L’étranger est un hôte envoyé par les dieux ; on doit d’abord lui laver les pieds. Lisez donc Homère ! » Le gendarme prie, supplie, menace, offre de l’argent; nulle porte ne s’ouvre et les accens de colère sont tels, que, dans la crainte d’un coup de fusil, nous nous rangeons contre les murs. C’était sauvage; la neige tombait, les chiens hurlaient, le vent sifflait, le gendarme blasphémait, et des voix invisibles nous accablaient d’injures. Tout à coup une porte s’ouvrit, un homme armé d’un fusil qui me sembla démesuré, fit un bond, se campa au milieu de la route et cria: « Halte-là ! Qui êtes-vous? » Le gendarme répondit : « Gendarmerie royale, escortant des voyageurs. » L’homme jeta son fusil sur l’épaule et marcha devant nous ; nous le suivîmes jusqu’à l’autre extrémité du village, où nous trouvâmes le khani, l’hôtellerie banale. Nous étions à l’abri, il était près d’une heure du matin. Une seule chambre assez vaste, divisée en deux compartimens ; dans l’un, les chevaux, les bestiaux, les poules; dans l’autre, surélevé d’un degré et en terre battue, comme une aire, les maîtres du logis et leurs hôtes, qui étaient trois chenapans vêtus de guenilles. Au milieu, sans plus de façon, ni de cheminée, le feu brillait, dont la fumée s’en allait à la grâce de Dieu. Une vieille femme nous fit cuire des œufs, que nous mangeâmes de gros appétit avec un morceau de pain noir et un verre d’araki. Notre bagage était resté en route, et nous étions mouillés jusqu’aux os. Nous étalâmes vos vêtemens autour du foyer pour les faire sécher, et sous un sayon de laine en lambeaux, sur des nattes de joncs, nous nous étendîmes pour dormir. De temps en temps on se réveillait; on lançait quelques branches de chêne nain dans le feu qui les dévorait d’une flamme pétillante, et on s’allongeait de nouveau pour reprendre le somme interrompu. Au matin, Flaubert s’aperçut qu’il avait brûlé ses bottes et je retrouvai mon paletot troué par les charbons qui avaient roulé dessus. Ce village s’appelle Kekruki : au temps d’Ulysse, on était plus hospitalier. Un berger nous servit de guide lorsque vers huit heures nous partîmes. La neige tombait toujours. Cette fois nous ne manquâmes pas la route du Cithéron; à dix heures, nous étions à Éleuthère, où nous trouvions à déjeuner, et à cinq heures nous rentrions à Athènes juste à temps pour recevoir l’accolade du colonel Touret, qui commençait à s’inquiéter de notre absence. Trois jours après, notre bagage arriva; les agogiates avaient hiverné à Livadia, où il y a de bons cabarets, et avaient attendu la fin de la bourrasque avant de se remettre en route.

Pour nous rendre à Patras, où nous devions prendre un paquebot qui nous déposerait à Brindisi, nous avions à traverser la Mégaride, l’isthme de Corinthe, l’Argolide, la Laconie, la Messénie, l’Arcadie, l’Élide et l’Achaïe. C’était une course de plus de quinze jours, pour laquelle nous avions besoin d’un courrier moins bête que celui qui nous avait égarés au pied du Cithéron. Nous fîmes choix de Francesco Vitalis, homme énergique rompu aux voyages, connaissant bien les routes et qui avait momentanément habité Paris, dont il avait gardé un impérissable souvenir, « à cause des huîtres et du vin blanc. » Il avait eu plus d’une aventure dans sa vie; Pallikare pendant la guerre d’indépendance, blessé, prisonnier, évadé, naufragé, repris par les Turcs, renégat, esclave en Égypte, amené à Constantinople par un pacha, enlevant la femme de son maître et revenant en Grèce, il était beau causeur et aimait à raconter son histoire, qui me remettait en souvenir les épisodes que Le Sage a répandus dans Gil Blas.

Le 24 janvier 1850, nous avons dit adieu à Athènes et échangé une dernière poignée de main avec le colonel Touret. Souvent nous nous sommes retournés pour donner encore un regard à l’Acropole, à la colline sur laquelle la beauté même a bâti ses temples et où l’art s’est élevé à une altitude que l’humanité n’a pu atteindre de nouveau. Flaubert était de belle humeur. A Mégare, il parcourut la ville pour y rechercher l’emplacement de la maison où était née Aspasie; à Corinthe, il regretta que les mille courtisanes sacrées qui desservaient le temple de Vénus ne fussent pas encore vivantes pour venir au-devant de nous au son des flûtes et des crotales ; dans la plaine de l’Argolide, entre Argos et Nauplie, il voulut découvrir la fontaine où chaque année Junon se baignait pour reprendre une virginité nouvelle; à Mycènes, où Schliemann, cet illuminé des fouilles archéologiques, n’avait point encore trouvé le trésor des Pélopides, il mima le récit de Théramène et faillit choir de cheval en voulant recourber sa croupe eu replis tortueux; il injuria l’hydre de Lerne et lui reprocha de s’abaisser jusqu’à faire virer les roues d’un moulin. Il était gai et plus vivant que je ne l’ai jamais vu; ce voyage en Grèce lui était resté cher, et souvent il m’en a parlé.

Le 19 janvier, après avoir dormi au khani de Krya-Vryssi, nous partîmes par un temps froid et nous suivîmes longtemps les restes d’une voie antique. Nous avons marché dans un sentier circulant au milieu des lentisques, des arbousiers, des héliotropes sauvages, des chênes nains; partout il y a des anémones, des iris, de grandes euphorbes. Nous avons gravi la montagne où est le village de Vourlia, entouré de peupliers; sur le sommet, des nuages légers nous ont enveloppés comme la vapeur d’un bain ; pendant plusieurs heures, nous avons descendu un chemin où les pierres roulaient sous les pieds de nos chevaux ; à un coude de la route, l’Eurotas apparut à travers des buissons de lauriers-roses, semblables à ceux où le cygne se cachait en attendant Léda. Il coule au fond d’une gorge dont nous avons longé les bords; la gorge s’évase et s’ouvre sur une plaine qui est celle de Lacédémone. Tout au fond, vers le sud, le Taygète, couvert de neige, tacheté de forêts, coiffé d’une buée sombre, semble surveiller le pays où fut Sparte. Flaubert se dressa sur ses étriers et, comme autrefois Chateaubriand, il cria : «Léonidas! Léonidas! » En vertu d’un décret royal, Sparte est la seconde ville du royaume; honneur platonique qui remonte dans le passé et n’appartient pas au présent. Lorsque je m’y arrêtai, c’était une bourgade. S’appelait-elle Sparte, ou Palæo-Chorio? Entre le nom officiel et le nom vulgaire, les habitans n’hésitaient pas. Un commandant de gendarmerie était venu nous voir. Flaubert l’interrogeait: où était le stade? où était le théâtre? où était le Plataniste ? où était le temple sur l’autel duquel la statue d’Ares était enchaînée? Le pauvre major n’y entendait pas malice et répondait : « Je ne sais pas bien, je ne pourrais pas vous dire au juste; » puis, pour changer le cours d’une conversation qui l’embarrassait un peu, il prenait un pan de sa tunique et nous disait : « Quel mauvais drap le gouvernement nous donne ! A la première ondée, on est trempé, ça boit l’eau comme une éponge. » — Alors Flaubert, reprenant la phrase de Chateaubriand, s’écria : « Et Sparte même semble avoir oublié son nom ! »

Pour ne pas manquer le bateau à vapeur qui devait nous conduire en Italie, nous avions doublé notre dernière étape et, partis à sept heures du matin de Derwiche-Tchélébi, nous étions arrivés le soir, vers dix heures, à Patras. Le bateau fut moins exact que nous ; d’où venait-il? Je ne le sais plus, mais il n’était point pressé, et nous l’attendîmes pendant neuf jours. Le temps nous parut long ; on a beau, le soir, aller au théâtre entendre Roméo et Juliette de Verdi ou Karaïskakis, un drame grec joué par des amateurs, on a beau se promener sur le bord de la mer et compter les barques qui sont dans le port, ce sont des distractions médiocres qui ne m’ont point fait pardonner à Patras l’ennui que nous y avons éprouvé. Nous aurions voulu traverser le golfe et aller visiter Missolonghi, qui brillait toute blanche au soleil sur l’autre rive, mais le paquebot pouvait arriver d’un instant à l’autre, et nous ne devions pas nous exposer à le voir partir sans nous. On le signala enfin; le 15 février, nous y prîmes place et, le 17, nous débarquions à Brindisi, après avoir touché à Zante et à Corfou.

Pendant seize mois, nous venions de vivre dans des contrées que l’Occident a souvent qualifiées de barbares : pays égyptiens, pays noirs, pays soumis à la Sublime-Porte, pays parcourus par les Turcomans nomades, pays grecs, nous avions tout traversé sans obstacles, trouvant près de chaque autorité l’aide dont nous avions besoin, respectés par la population, protégés par les fonctionnaires. A quelles facilités empressées ne devions-nous pas nous attendre en mettant le pied sur la terre italienne, qui se dit volontiers la terre de la civilisation par excellence? Nous ne tardâmes pas à le savoir. A peine débarqués et encore dolens des suites d’une traversée exceptionnellement mauvaise, nous entrâmes à la douane pour assister à la visite de nos bagages. Dans la salle où l’on nous enferma, il n’y avait pas que des douaniers; des gens de police nous attendaient, et les portes étaient gardées par des gendarmes. On voulut vérifier l’exactitude de notre signalement sur notre passeport : notre passeport nous avait été délivré au ministère des affaires étrangères et ne notifiait aucun signalement; grave difficulté ; on fit prévenir le préfet, qui arriva, et nous interrogea minutieusement. Nos bagages furent impitoyablement examinés, on retourna les vieilles vestes, on secoua les pantoufles, on confisqua nos pistolets, et l’on se mit en devoir de lire nos papiers, qui étaient volumineux, et auxquels ces bonnes gens ne comprenaient rien. Un plan du pèlerinage de la Mecque, que j’avais relevé à Constantinople dans le Turbé de sultan Soliman, les intriguait beaucoup ; j’avais beau m’évertuer en explications, la colline de Merwa leur paraissait le Vésuve ; ils confabulaient entre eux et n’étaient point rassurés, car l’énorme barbe de Flaubert les troublait. Cela dura plus de deux heures. On nous conduisit enfin à la préfecture où, contre quelques piastres, on nous accorda un permis de séjour de vingt-quatre heures à Brindisi, un permis de nous rendre à Naples, un permis de prendre un vetturino, un permis de prendre la diligence, un permis de prendre des chevaux de poste; chacune de ces paperasses portait notre signalement détaillé, en outre nous avions à expliquer pourquoi nous allions à Naples, où nous devions y demeurer, combien de temps nous devions y séjourner. Nous savions que des lettres nous attendaient à la poste de Brindisi, j’insistai pour aller les chercher ; gracieusement, le préfet nous les remit : elles avaient été déposées entre ses mains, pour nous épargner la peine de les décacheter, et il avait eu la complaisance de les ouvrir.

A cette époque, l’Italie méridionale était lamentable; on y vivait sous une pression dont il est difficile de se faire une idée. Le roi Ferdinand croyait toujours que la révolution allait entrer chez lui, tambour battant, mèche allumée. Depuis que, le 15 mai 1848, à l’aide des mercenaires de Suisse et de Bavière, il avait retiré manu militari la constitution qu’il avait consentie, il pesait sur ses sujets et les réduisait au silence, à l’immobilité, à l’obscurité. La délation était partout, et chacun était soupçonné. Un seul journal, le journal officiel, qui ne parlait de rien dans la crainte de dire quelque chose; censure ecclésiastique, censure royale, qui se renvoyaient les livres à examiner et les supprimaient ; en plein vent, les prédicateurs faisant concurrence à Polichinelle; les voyageurs épiés, numérotés, catalogués ; le pourboire élevé à la hauteur d’une institution; des soldats en faction devant le palais royal demandant l’aumône; la bourgeoisie celée derrière ses portes closes et n’osant se montrer; les lazzaroni arrogans et voleurs, maîtres du pavé; des rufians à chaque coin de rue, il y en avait autant que de mendians, et toute la ville mendiait. A Pompéi, il fallut nous gourmer avec les vétérans, qui ne voulaient point nous laisser prendre de notes ; à Paestum, des gendarmes nous escortèrent malgré nous et exigèrent une indemnité ; il nous en eût moins coûté d’être dévalisés par un fra Diavolo de rencontre.

A cette heure, après la compression des soulèvemens de 1848, l’Italie vivait elle encore? On en pouvait douter. La France était dans les États pontificaux; elle maintenait le pape, il est vrai, mais elle protégeait les Romains et, comme elle ne pouvait satisfaire l’un des partis sans sacrifier l’autre, elle se faisait haïr de tous les deux. En Lombardie, en Vénétie, l’Autriche ne régnait pas, elle dominait ; dans les villes, les canons chargés surveillaient les places publiques ; la guivre de Milan, le lion de Saint-Marc, étaient dépecés par l’aigle des Habsbourg; la Hongrie, vaincue, gardait l’Italie; l’Italie, écrasée, gardait la Hongrie, conservant ainsi la couronne de fer et la couronne de Saint-Étienne sur la tête apostolique et royale. De l’Adige au golfe de Tarente, l’Italie était dans la nuit. Tout au bout, vers le nord-ouest, on apercevait un fanal, pauvre lumière qui vacillait et parfois semblait près de mourir. Cette lueur indécise flottait au-dessus du Piémont ; était-ce un phare que l’on venait d’allumer? était-ce une lampe sépulcrale qui allait s’éteindre? On s’y méprenait alors. Il y avait Là aussi un petit homme d’une quarantaine d’années, myope, ironique, peu prolixe, obèse et perspicace : c’était Camille Cavour qui s’essayait à la politique et répétait la parole historique de la maison de Savoie : «L’Italie est un artichaut qu’il faut manger feuille à feuille. » Dix-sept ans après Novare, le Piémont était à Milan, à Naples et à Venise.

Flaubert et moi, nous avions beau fuir tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la politique, elle nous atteignait par les mille tracasseries de la police, qui nous suivait dans les musées, nous regardait déjeuner au cap Misène et écoutait nos causeries dans les cavées d’Herculanum. Sans nous gêner, elle nous importunait et plus d’une fois nous fit abandonner des excursions commencées. A Rome, on nous laissa tranquille, et je pus prendre des notes dans le musée étrusque sans voir un custode se pencher au-dessus de mon épaule pour regarder dans mon calepin. Nous voulions faire des fouilles à Cornetto, retrouver des ampoules et des coupes, mais les formalités que nous aurions eues à affronter devaient être si longues que nous primes le parti d’y renoncer. Flaubert se plaisait à Rome, et, comme au temps de sa première jeunesse, il évoquait les gladiateurs en parcourant les gradins du Colisée ; il frappait de son bâton les dalles de la voie sacrée et regrettait de n’avoir pas vu Titus triompher en faisant porter devant lui le chandelier d’or à sept branches.

« Le monde, dans son immensité, appartient au voyageur, » a dit F. Ruckert. Cela est vrai ; nous venions d’en faire l’expérience. La vie étagée, restreinte, formulée nous rappelait ; nous allions reprendre notre numéro d’ordre au milieu de la civilisation. Plus de tente, plus de désert, plus de palmiers, plus de fleuve vagabond, plus de courses à cheval avec les Bédouins, plus de narguileh fumés en écoutant la flûte à deux branches moduler ses variations sur la basse continue des darboukas ; l’existence sous le soleil, en liberté, en expansion, était close; il fallait rentrer dans les maisons à cinq étages, dans les rues populeuses, dans les vêtemens étroits, dans la régularité, dans la convention. Cela me paraissait dur, et je me disais : « Que ne suis-je à Schyraz ou à Persépolis? » Quand nous revînmes à Paris, au mois de mai 1851, nous nous imaginions avoir mis fin à notre apprentissage; nous ne savions pas alors que l’apprentissage des lettres dure toute la vie et que l’on peut mourir centenaire avant de l’avoir terminé.


XVI. — LA « REVUE DE PARIS. »

La joie de retrouver Louis de Cormenin fut une compensation à la tristesse que me causait la fin de mon voyage. En 1850, pendant que je chevauchais à travers la Phénicie et la Cœlé-Syrie, Louis s’en était allé avec Théophile Gautier vivre à Venise. Ces deux êtres très doux, un peu nonchalans, rêvasseurs, experts aux choses de l’art, s’éprenant d’un coin de ciel bleu aperçu à travers les ogives d’un clocher, s’oubliant pendant des heures entières à regarder les pigeons de Saint-Marc picorer des grains de maïs, découvrant l’âme des vierges de Jean Belin, s’engouant d’un ton rouge du Titien ou d’une nuance nacrée de Véronèse, sans grand souci des satisfactions matérielles, mangeant des frutti di mare dans une osteria de matelots, buvant aux fontaines, allant au Lido,

Dormir la tête à l’ombre et les pieds au soleil,


flânant la nuit, au long du quai des Esclavons, pour contempler le scintillement des étoiles sur la lagune, dormant la grasse matinée et ayant peine à se coucher avant le point du jour, ces deux êtres, bizarres dans leur simplicité, semblaient créés l’un pour l’autre. Ce voyage en Italie, Gautier l’a écrit et en a fait un chef-d’œuvre : qui ne se souvient d’Italia? Pendant quatre mois, ils ont vécu libres et furent heureux. Louis n’entendait plus les observations quotidiennes de son père et de sa mère, qui le voulaient marier, et, lorsque l’on heurtait à sa porte, Théophile pouvait ouvrir sans crainte de se trouver face à face avec un créancier peu accommodant. Dans une lettre, datée du 13 décembre 1850 et qui me parvint à Athènes, Gautier me disait : « Louis a l’air de sa propre ombre sur les murs, tant il s’ennuie, et, sans les quatre mois d’Italie, nous serions crevés, comme des chiens, de rage, ou comme des Anglais, de spleen. » Lorsque je les retrouvai, ils n’étaient guère plus vaillans et n’essayaient même pas de lutter contre le courant de découragement qui les entraînait. Louis s’inquiétait de la politique, qui devenait de plus en plus confuse, et le pauvre Gautier, — le pauvre Théo, comme il aimait à se nommer lui-même, — disait volontiers que « les Parques n’avaient mis que des fils noirs dans le peloton de son existence. » Il avait quitté son petit hôtel de la rue Lord-Byron et était venu se jucher à un cinquième étage dans la rue Rougemont, assailli par des créanciers, qui lui laissaient peu de repos, harcelé par sa famille, qui ne lui donnait pas de répit, n’ayant d’autres ressources que celles de son travail, dont la rémunération, à peine suffisante aux besoins de sa vie, devait subvenir à bien des exigences. Il se plaignait de sa destinée ; mais sa plainte était une lamentation et non pas une invective; jamais, dans ses heures pénibles, qui furent nombreuses, je n’ai surpris en lui un sentiment de jalousie ; il n’enviait personne, ni les riches, ni les heureux, ni les puissans; et cependant l’on peut croire que l’auteur de Fortunio n’aurait point été embarrassé par une fortune de millionnaire.

Dès que je fus délivré des premiers soins du retour, j’allai voir Flaubert, qui s’était réinstallé à Croisset; il n’avait pu encore se remettre au travail. Son esprit était ailleurs ; où donc? Sur le Nil, dans les défilés du Liban, sous les cyprès du champ des morts de Scutari. Il me disait : « Te souviens-tu? » Il me parlait du reis de notre cange, de nos drogmans, des bazars de Damas, de notre course à la Mer-Morte, du grand chapiteau ionique sur lequel nous nous étions assis au milieu des ruines de Sardes. Parfois, il s’écriait: Cheick Mahammed an’nabi ! imitait le bruit des avirons tombant dans l’eau, et avait les larmes aux yeux. En Orient, il avait la nostalgie de la Normandie ; en Normandie, il avait la nostalgie de l’Orient. Pauvre grand homme, dont l’intelligence désirait toujours, regrettait toujours et ne jouissait jamais ! Je me hasardai à lui dire : « Tu t’es cependant bien ennuyé dans notre voyage. » Il me répondit : « Oui, mais je voudrais le recommencer. » Il a toujours vécu ainsi, tiraillé par le passé, attiré par l’avenir, et ne pouvant se résoudre à accepter le présent, Bouilhet, impassible, écoutait ses plaintes et ne disait mot, mais je sais bien ce qu’il pensait lorsqu’il faisait un retour sur lui-même. L’existence que Flaubert trouvait insupportable et, comme il disait, « agressive et injuste, » lui eût semblé une bonne fortune. Une aisance qui assure les facilités de la vie, qui permet le choix du travail, qui donne aux allures l’indépendance et enlève au lendemain toute préoccupation, n’est-ce donc rien, et faut-il tant gémir? « S’il avait à gagner de quoi payer sa soupe et son loyer, que dirait-il donc? » me disait Bouilhet, pour qui rien n’était changé depuis notre départ. Nulle ressource en dehors des leçons qu’il donnait : il subissait la nécessité, mais ce métier lui faisait horreur. Expliquer Virgile à des enfans qui pensent à autre chose, corriger les chevilles des vers latins, se réduire au français conventionnel des discours de rhétorique, préparer des cervelles obtuses aux examens du baccalauréat, recevoir les reproches des parens lorsque les diplômes n’ont point été obtenus, c’est dur pour un homme dont la tête est toujours hantée par le rythme des vers. Sans cesse et partout il travaillait. Que de fois, lorsque nous dînions ensemble, je l’ai vu rester immobile, absorbé dans la contemplation intérieure, l’œil fixe et la bouche entr’ouverte! Puis, brusquement, il revenait à nous par un sourire ; il avait trouvé la rime qu’il cherchait. Pendant notre absence, il avait terminé son poème de Melœnis, qui avait exigé trois années de labeur; il en était satisfait et n’avait pas tort, car c’est une œuvre de premier ordre. Le poème était terminé ; c’est bien; mais comment vivre? Faudra-t-il donc être condamné à courir le cachet jusqu’à sa dernière heure ? Platon chassait le poète de sa république ; notre civilisation est moins brutale, mais plus cruelle; elle le laisse périr. Alfred de Vigny l’a raconté dans Stello ; sous toute forme de gouvernement, le poète meurt à la peine. Sauf exceptions, si rares qu’on pourrait les citer, le poète pur, le poète abstrait (j’entends celui qui ne fait que des vers, auquel la ressource du théâtre est close), ne peut vivre du produit de son œuvre, car ce produit est insuffisant à le nourrir. Le poète sans fortune, sans fonction et sans pension, qui ne pourrait faire que des odes, est infailliblement condamné à mourir de faim. Il n’a pas de place dans notre société; il y représente cependant quelque chose. — Quoi ? — Moins que rien : l’âme.

Ces préoccupations attristaient Bouilhet ; c’est là, dans nos conversations intimes, quand nous agitions avec lui et pour lui le redoutable dilemme : renoncer à donner des leçons, ou renoncer à manger, qu’il sentit la nécessité de chercher la fortune dramatique et de demander au théâtre le pain que tant d’autres y ont ramassé. Malgré sa forte éducation classique, Bouilhet n’admettait que le romantisme ; il rejetait l’école dite du bon sens et regrettait de n’avoir pas été du bataillon sacré qui reçut le choc au combat de Hernani. Cet homme de mœurs aimables, de forme littéraire très douce, ne concevait sur la scène que les situations violentes et les dénoûmens impétueux. Le drame en vers l’attirait, et néanmoins il était plein d’hésitations; créer une action qui s’enchaîne et se déduit logiquement, faire mouvoir plusieurs personnages, ne pas sortir de la vérité tout en restant dans la convention, lui paraissait un labeur au-dessus de ses forces, et c’est alors que, pour se rompre la main, pour se familiariser avec des conceptions qui lui étaient étrangères, il se mit, avec Flaubert, à composer, à « machiner » des scénarios sur tous sujets. Drames, comédies, vaudevilles, tragédies, opéras, pantomimes, féeries, rien qui ne leur fût bon et ne les initiât quelque peu à un métier auquel ils étaient naturellement impropres. Ils ont ainsi perdu bien des heures qu’ils auraient pu employer à des œuvres correspondant mieux à leurs facultés ; mais ce travail s’imposait à Bouilhet, auquel, plus tard, il devait être utile, et il plaisait à Flaubert, qui se croyait appelé aux succès dramatiques et qui s’imagina en saisir un le jour où il fit représenter le Candidat.

lin attendant ce que l’avenir réservait à ces tentatives si nouvelles pour lui, Bouilhet restait perplexe devant son poème achevé et se répétait le mot cruel de tous les débutans : « Comment le faire publier? » Un incident auquel nul de nous ne pensait alors, hâta la mise au jour de Melœnis et fit entrer Bouilhet, de plain-pied, dans le monde des lettres. Vers le milieu du mois d’août, Louis de Cormenin vint un soir chez moi et me fit part d’une conversation qu’il venait d’avoir avec Théophile Gautier et Arsène Houssaye. Il s’agissait de créer de nouveau la Revue de Paris, qui avait eu jadis un certain succès. Fondée par Véron, qui l’avait cédée à Bonnaire, elle eut des fortunes diverses et finit par disparaître. Arsène Houssaye en avait acheté le titre, qu’il adjoignit à celui de l’Artiste, dont il était le directeur. J’acceptai tout de suite la combinaison dont Louis me parla ; j’entrai en rapport avec Arsène Houssaye, et il fut convenu que lui, Théophile Gautier, Louis de Cormenin et moi, nous devenions, sous certaines conditions, propriétaires du titre, que nous ferions paraître la nouvelle Revue de Paris tous les mois, que nous nous réunirions en comité pour juger, accepter ou refuser les articles proposés et que tous les quatre nous signerions les numéros en qualité de gérans responsables ; le premier fascicule devait être publié le 1er octobre 1851. On se frappa dans la main, et l’affaire fut conclue.

Les écrivains se divisent en deux classes : ceux pour qui la littérature est un moyen, ceux pour qui la littérature est un but. J’appartenais, j’ai toujours appartenu à cette seconde catégorie ; je n’ai jamais demandé aux lettres que le droit de les aimer et de les cultiver de mon mieux ; aussi j’obtins que nulle question politique ne serait traitée dans la Revue de Paris ; le champ de la littérature exclusivement littéraire était assez large pour nous fournir une moisson sérieuse ; en outre, voulant éviter toute réclame pour nous-mêmes, je fis décider qu’il ne serait question de nous, sous aucun prétexte, dans le recueil qui nous appartenait. Cette clause de nos conventions fut respectée, et notre nom ne figura jamais dans la Revue de Paris qu’à la suite de nos articles. Notre organisation était défectueuse ; un comité, si plein de bonnes intentions qu’il soit, ouvre la porte à trop d’influences ; la camaraderie parvient à s’y glisser et les médiocrités entrent avec elle. La direction d’une revue doit être une et appartenir à un homme qui aime la littérature, mais n’en fait pas. Faute de savoir cela, et pour bien d’autres causes encore, les écoles ne nous ont pas été épargnées. Nos ambitions, du reste, n’avaient rien d’excessif : nous ne rêvions pas de nous substituer aux autres recueils connus ou célèbres ; nous ne demandions qu’une place, et nous estimions qu’elle était due à notre bon vouloir. De même que l’Odéon subsiste à côté de la Comédie-Française, nous pensions que la Revue de Paris pouvait vivre, sans rivalité, auprès et en-deçà de la Revue des Deux Mondes ;, nous, nous considérions comme le gîte de la première étape et nous avons toujours souhaité bonne fortune aux voyageurs de lettres qui, après avoir été hébergés dans notre petite maison, nous ont quittés pour mieux poursuivre leur route et monter plus haut. Entre le point de départ et le point d’arrivée, il y a bien des haltes ; nous en étions une, et nous l’avons rendue aussi hospitalière que possible.

Notre association fut éphémère. Arsène Houssaye se retira le premier après m’avoir cédé la propriété exclusive du titre ; puis Théophile Gautier nous quitta, et enfin Louis de Cormenin, dont la retraite me fut pénible. À Arsène Houssaye et à Théophile Gautier avait succédé Laurent-Pichat, qui acquit la moitié de la propriété. Tous deux nous avons tenu bon jusqu’au bout, luttant contre le sort qui ne nous fut pas toujours clément et faisant de notre mieux pour accueillir ceux qui frappaient à notre porte. La Revue de Paris devait mourir de mort violente; au mois de janvier 1858, elle fut emportée par un ricochet des bombes d’Orsini et succomba sous un abus de pouvoir que je raconterai plus tard. Financièrement l’affaire fut un peu lourde; littérairement, elle eut, non pas son importance, mais son utilité; n’eût-elle servi qu’aux débuts de Louis Bouilhet, de Baudelaire, de Gustave Flaubert, d’Eugène Fromentin, elle a eu sa raison d’être et n’a pas été indigne des sacrifices qu’elle a exigés.

Le rêve si souvent choyé de mon enfance d’entrer côte à côte dans les lettres avec Louis de Cormenin allait se réaliser; en outre, je pouvais ouvrir les portes de la publicité devant Flaubert et devant Bouilhet, car la Revue de Paris était à eux, puisqu’elle était à moi. Dès le second numéro (novembre 1851), je publiai le poème complet de Melœnis : trois mille vers d’un coup, cela passa pour une imprudence; j’avoue que je ne m’en suis jamais repenti. Lorsqu’un poème est beau, il importe peu qu’il soit long, car il est supérieur aux nouvelles, aux articles de critique, d’esthétique ou d’histoire, qui forment habituellement le fond des recueils littéraires. Le poème parut donc et fut bien accueilli ; il était dédié à Gustave Flaubert; pour la première fois, on faisait connaître au public les noms jumelles de ces deux amis qui ne devaient plus se quitter et qui se pénétraient de leur mutuelle influence. Ils ont si longtemps vécu de la même vie, tourmentés des mêmes préoccupations, regardant vers le même but, poursuivant le même idéal, qu’ils avaient fini par s’emprunter leurs gestes, leur attitude, leurs phrases, leur façon de parler. Grands tous deux et de large carrure, précocement chauves et portant de longues moustaches de même nuance, ayant l’accent du même terroir, ils avaient l’air de se ressembler, et l’on a dit qu’ils étaient frères. Nul lien de famille régulier ou irrégulier ne les unissait, je l’affirme parce que je le sais ; mais ils pouvaient s’appliquer la devise par laquelle le comte de Gramont termine un sonnet adressé au marquis de Belloy :

Non amici, fratres ; non sanguine, corde !


Provoquer les débuts de Bouilhet, c’était facile, puisque, indépendamment de Melœnis, il avait en réserve un volume presque terminé de poésies détachées; mais pour Flaubert, la question était moins aisée à résoudre, car il gardait au tiroir tout ce que déjà il avait écrit. Novembre lui semblait une œuvre trop juvénile, et l’Education sentimentale, malgré de belles pages, était d’une conception confuse qui en neutralisait l’intérêt. Restait la Tentation de saint Antoine, qui ne devait être scindée, sous peine de devenir incompréhensible, et que l’on ne pouvait publier dans une seule et même livraison, puisque l’ouvrage ne comprenait pas moins de deux volumes. Convenait-il d’en extraire quelques épisodes, qui, jusqu’à un certain point, formaient un tout complet, et de se présenter pour la première fois devant le public avec des fragmens de livre, sans cohésion entre eux? Flaubert était indécis, et je ne l’étais pas moins que lui. Je l’avais engagé à écrire notre voyage en Grèce: l’œuvre pouvait être courte, intéressante et offrir un bon terrain de début. Il ne goûta point mon conseil ; il me répondit que les voyages comme les humanités ne devaient servir qu’à « corser le style, » et que les incidens recueillis en pays étranger pouvaient être utilisés dans un roman, mais non pas dans un récit; écrire un voyage ou rédiger un fait divers, pour lui c’était tout un, c’était de la basse littérature ; et il avait des aspirations plus élevées. Je savais qu’il était superflu d’insister et je n’insistai pas. Je lui écrivis néanmoins de réfléchir et que j’irais au mois de novembre le voir à Croisset, afin de causer avec lui et Bouilhet. À ce sujet, il m’adressa une longue lettre que j’ai conservée, lettre dans laquelle il s’explique, il se commente et qui renferme une sorte de confession, que jamais depuis il n’a répétée :

« Ce mardi 21 octobre 1851. — Il me tarde bien que tu sois ici et que nous puissions causer un peu longuement et serré, afin que je prenne une décision quelconque. Dimanche dernier, avec Bouilhet, nous avons lu des fragmens de Saint Antoine : Apollonius de Tyane, quelques dieux, et la seconde moitié de la seconde partie, c’est-à-dire la courtisane, Thamar, Nabuchodonosor, le sphinx, la chimère et tous les animaux. Ce serait bien difficile de publier des fragmens, tu verras. Il y a de fort belles choses, mais, mais, mais! ça ne satisfait pas en soi, et le mot « drôle » sera, je crois, la conclusion des plus indulgens, voire des plus intelligens. Il est vrai que j’aurai pour moi beaucoup de braves gens qui n’y comprendront goutte et qui admireront de peur que le voisin n’y entende davantage. L’objection de Bouilhet à la publication est que j’ai mis là tous mes défauts et quelques-unes de mes qualités. Selon lui, ça me calomnie. Dimanche prochain nous lirons tous les dieux, peut-être est-ce ce qui ferait le mieux un ensemble. Pas plus là-dessus que sur la question principale, je n’ai d’opinion à moi. Je ne sais que penser; je suis comme l’âne de Buridan. On ne m’a pas jusqu’à présent accusé de manquer d’individualisme et de ne pas sentir mon petit moi. Eh bien! voilà que, dans la question la plus importante peut-être d’une vie d’artiste, j’en manque complètement, je m’annule, je me fonds et sans efforts, hélas! car je fais tout ce que je peux pour avoir un avis quelconque, et j’en suis dénué autant que possible ; les objections pour et contre me paraissent également bonnes. Je me déciderais à pile ou face et je n’aurais pas regret du choix, quel qu’il fût.

« Si je publie, ce sera le plus bêtement du monde, parce qu’on me dit de le faire, par imitation, par obéissance et sans aucune initiative de ma part. Je n’en sens ni le besoin ni l’envie. Et ne crois-tu pas qu’il ne faut faire que ce à quoi le cœur vous pousse? Le poltron qui va sur le terrain poussé par ses amis qui lui disent : « Il le faut! » et qui n’en a pas envie du tout, qui trouve que c’est très bête, est au fond beaucoup plus misérable que le franc poltron qui avale l’insulte et reste tranquillement chez lui. Oui, encore une fois, ce qui me révolte, c’est que ça n’est pas de moi, que c’est l’idée d’un autre, des autres, preuve peut-être que j’ai tort. Et puis regardons plus loin; si je publie, ce ne sera pas à demi. Quand on fait une chose, il la faut bien faire. J’irai vivre à Paris pendant l’hiver. Je serai un homme comme un autre; je vivrai de la vie passionnelle, intriguée et intrigante. Il me faudra exécuter beaucoup de choses qui me révolteront et qui d’avance me font pitié. Eh bien! suis-je propre à tout cela, moi? Tu sais bien que je suis l’homme des ardeurs et des défaillances. Si tu savais tous les invisibles filets d’inaction qui entourent mon corps et tous les brouillards qui me flottent dans la cervelle! J’éprouve souvent une fatigue à périr d’ennui lorsqu’il faut faire n’importe quoi, et c’est à travers de grands efforts que je finis par saisir l’idée la plus nette. Ma jeunesse m’a trempé dans je ne sais quel opium d’embêtement pour le reste de mes jours. J’ai la vie en haine; le mot est parti, qu’il reste! oui, la vie et tout ce qui me rappelle qu’il la faut subir. C’est un supplice de manger, de m’habiller, d’être debout. J’ai traîné cela partout, en tout, à travers tout; au collège, à Rouen, à Paris, sur le Nil, dans notre voyage. Nature nette et précise, tu t’es souvent révolté contre ces normandismes indéfinis que j’étais si maladroit à excuser, et parfois tu ne m’as pas épargné les reproches!

« Crois-tu que j’aie vécu jusqu’à trente ans de cette vie que tu blâmes, en vertu d’un parti-pris et sans qu’il y ait eu consultation préalable? Pourquoi n’ai-je pas eu des maîtresses? pourquoi prêchais-je la chasteté? pourquoi suis-je resté dans ce marais de la province ? Crois-tu que je serais sans vigueur et que je ne serais pas bien aise de faire le beau monsieur là-bas? Mais oui, ça m’amuserait assez. Considère-moi et dis-moi si c’est possible ; le ciel ne m’a pas plus destiné à tout cela qu’à être beau valseur. Peu d’hommes ont eu moins de femmes que moi, c’est la punition de cette beauté plastique qu’admire Théo, et si je reste inédit, ce sera le châtiment de toutes les couronnes que je me suis tressées dans ma primevère. Ne faut-il pas suivre sa voie? Si je répugne au mouvement, c’est que peut-être je ne sais pas marcher. Il y a des momens où je crois même que j’ai tort de vouloir faire un livre raisonnable et de ne pas m’abandonner à tous les lyrismes, violences, excentricités philosophico-fantastiques qui me viendraient. Qui sait? un jour j’accoucherais peut-être d’une œuvre qui serait mienne au moins.

« J’admets que je publie; y résisterai-je ? De plus forts y ont péri. Qui sait si, au bout de quatre ans, je ne serai pas devenu un crétin? J’aurai donc un autre but que l’art même; seul, il m’a suffi jusqu’à présent, et s’il me faut quelque chose de plus, c’est que je baisse, et si ce quelque chose d’accessoire me fait plaisir, c’est que je suis baissé. La peur que ce ne soit le démon de l’orgueil qui parle m’empêche de dire tout de suite : Non, mille fois non ! Comme le colimaçon qui a peur de se salir sur le sable ou d’être écrasé sous les pieds, je rentre dans ma coquille. Je ne dis pas que je ne sois point capable de toute espèce d’action, mais il faut que ça dure peu et qu’il y ait plaisir. Si j’ai la force, je n’ai pas la patience, et c’est la patience qui est tout. Saltimbanque, j’aurais bien levé des fardeaux, mais je ne me serais jamais promené en les portant au bout du poing. Cet esprit d’audace et de souplesse déguisées, de savoir-vivre qu’il faut, l’art de la conduite, tout cela m’est lettre close et je ferais de grandes sottises. Dans ta dernière nouvelle, tu as supprimé deux passages que tu considérais comme scabreux; c’est une concession humiliante qui m’a irrité contre toi. Je ne suis pas certain de ne pas t’en vouloir encore, et il est possible que je ne te le pardonne jamais.

« La Muse (Louise Colet) me reproche « le cotillon de ma mère. » J’ai suivi ce cotillon à Londres et il m’accompagnerait bien à Paris. Oh! si tu me débarrassais de mon beau-frère et de..., combien je sentirais peu le voisinage de ce cotillon! Hier, j’ai parlé longuement de tout cela avec ma mère ; elle est comme moi, elle n’a pas d’avis. Son dernier mot a été : « Si tu as fait quelque chose que tu trouves bon, publie-le.» Me voilà bien avancé ! Au reste, je te donne tout ce qui précède comme un thème à méditation ; seulement, médite et considère-moi tout entier. Malgré ma phrase de l’Éducation sentimentale: « Dans les confidences les plus intimes, il y a toujours quelque chose que l’on ne dit pas, » je t’ai tout dit; autant qu’un homme peut être de bonne foi avec lui-même, il me semble que je le suis. Je t’expose mes entrailles. Je me fie à toi, je ferai ce que tu voudras. Je te remets mon individu, dont je suis harassé. Je ne me doutais guère, quand j’ai commencé ma lettre, que j’allais te dire tout cela. Ça est venu, que ça parte; nos prochaines conférences en seront peut-être simplifiées. Adieu, je t’embrasse avec un tas de sentimens.» À cette lettre je répondis par une lettre non moins longue, dont j’ai conservé le brouillon, car j’avais voulu la communiquer à Bouilhet, qui se préoccupait de l’état moral de Flaubert. Elle peut se résumer en deux points : « Tu n’as pas la haine de la vie, tu as la haine de ta vie, de ta façon de vivre, ce qui n’est pas la même chose. — Il m’est impossible de prendre une détermination pour toi, car seul tu peux et tu dois savoir ce que tu veux faire. » Par allusion à notre voyage, je lui adressai cette phrase peu généreuse : « Je ne veux pas être ton tentateur; une fois je l’ai été et c’est assez. » Lorsque j’allai à Croisset, Flaubert n’avait adopté aucun parti. Bouilhet et moi, nous étions consternés de son indécision. Il reprenait la lecture de la Tentation de saint Antoine, s’enivrait à la cadence de sa prose et s’oubliait dans l’admiration de soi-même. Devant un grand feu, à la clarté des lampes, aux éclats de sa voix, il se grisait; le lyrisme dont il était plein le débordait; il se jurait de publier son livre et de forcer « les bourgeois » à reconnaître que c’était un chef-d’œuvre. Le lendemain, après la nuit passée et le calme revenu, il avait peine à se lever de son fauteuil et disait : « Je ne publierai jamais rien. » Ces alternatives d’exaltation et d’affaissement durèrent pendant plus de quinze jours. Bouilhet, pas plus que moi, n’osait lui donner un conseil et ne voulait en présence de ce tempérament à la fois exclusif et mobile, prendre la responsabilité d’une détermination. Flaubert se décida à venir à Paris afin de consulter Théophile Gautier. Bouilhet lui dit : « Tu ressembles à Panurge interrogeant les oracles. »

J’installai Flaubert dans mon appartement, où, un soir, après le dîner, Gautier lui donna la « consultation » qu’il désirait. Ni l’un ni l’autre ne se comprirent, car ils parlaient une langue différente. En écoutant les considérations de Flaubert sur l’art et les devoirs de l’artiste, Gautier ébaucha un sourire et, prenant le contrepied de la piste, ce qui lui arrivait quelquefois, il répondit : «Je connais ça ; c’est la maladie du début, comme la rougeole est la maladie de l’enfance. Lorsque nous habitions dans la rue du Doyenné avec Arsène Houssaye, Camille Rogier et Gérard de Nerval, qui s’était construit une tente à l’aide d’une échelle double et d’un vieux rideau en brocatelle, nous avions de ces idées-là. Faire des chefs-d’œuvre, je sais ce que c’est ; j’ai fait la Comédie de la mort ; j’ai donné deux volumes de prose pour que l’on imprimât mes vers, dont on a vendu soixante-quinze exemplaires. Des chefs-d’œuvre, tout le monde en fait, puisque tout le monde croit en faire. Casimir Delavigne, Ponsard et Bouchardy, te démontreront que l’École des vieillards, que Lucrèce, que le Sonneur de Saint-Paul sont des chefs-d’œuvre. En ceci comme en toute chose, il n’y a que la foi qui sauve. Tu crois à la mission de l’écrivain, au sacerdoce du poète. à la divinité de l’art : ô Flaubert, tu es un naïf. L’écrivain vend de la copie comme un marchand de blanc vend des mouchoirs ; seulement le calicot se paie plus cher que les syllabes et c’est un tort. Toute la sculpture grecque est contenue dans la Vénus de Milo ; de même, toute la prose, toute la poésie française peuvent être réduites à un volume; si ce volume est sauvé, l’art littéraire de la France est sauvé. Ajouteras-tu une ligne à ce volume? Je n’en sais rien, tu n’en sais rien, nul n’en sait rien; dans deux cents ans peut-être on pourra le savoir. Garder des manuscrits en réserve, c’est un acte de folie ; dès qu’un livre est terminé, il faut le publier en le vendant le plus cher possible. Voilà! » Ce fut cet exposé de principes qui, agissant en sens contraire, détermina Flaubert à mettre la Tentation de saint Antoine en portefeuille et à écrire Madame Bovary.

Était-ce donc là le fond des opinions littéraires de Gautier? Non, certes, car nul plus que lui n’avait élevé haut la théorie de l’art, mais il traversait une de ces heures découragées qui sonnèrent si souvent dans son existence. La besogne du feuilleton hebdomadaire qu’il faisait alors dans la Presse lui était devenue odieuse ; cette obligation de rendre compte de toutes les pièces que l’on jouait sur les théâtres de Paris, aussi bien à la Comédie-Française qu’à l’Hippodrome, avait fini par le lasser. Ce poids insupportable et qu’il ne pouvait rejeter sous peine de supprimer le plus clair de ses revenus, il s’en était déchargé sur Louis de Cormenin, qui depuis trois ans écrivait le feuilleton dramatique de la Presse sans que personne l’eût jamais soupçonné. Louis, comme je l’ai déjà dit, avait une aptitude extraordinaire pour s’approprier le style d’autrui. Il s’était assimilé la manière de Gautier et faisait des pastiches qui trompaient les yeux les plus perspicaces. Bien souvent j’ai entendu Gautier lui dire : « Mon petit chat, — c’était son mot familier dans l’intimité, — tu as fait aujourd’hui du très bon Théo. » Cela donnait un peu de répit à Gautier, qui alors écrivait Italia. Ce livre que l’on croirait médité dans le recueillement, au milieu d’une bibliothèque facilitant les recherches, devant le plan des villes et avec le catalogue des musées, ce livre a été écrit à l’imprimerie même, à travers la causerie des typographes, le bruit des presses, le ronflement des machines, le battement des portes et le brouhaha d’un atelier en activité. Nulle note, nul livre, nul document. La mémoire de Gautier était inconcevable ; il pouvait la feuilleter avec une sécurité que rien n’a jamais démentie. Il écrivait ses phrases sans rature ni retouche ; lorsqu’il avait écrit dix lignes, le prote les coupait, les donnait à composer et recommençait jusqu’à ce que l’article ou le chapitre fût terminé. Lorsque l’on apportait les épreuves à Gautier, il indiquait les erreurs par un coup d’ongle et s’en allait respirant à pleins poumons, comme un ouvrier mineur qui, sa journée finie, remonte à la lumière. Depuis 1850, presque tous ses livres ont été faits ainsi. Il en avait pris une telle habitude qu’il me disait : « Schiller, pour s’exciter l’imagination, respirait l’odeur des pommes gâtées; je crois que je ne puis plus écrire qu’en sentant la puanteur de l’encre d’imprimerie.» En réalité, ce maître en prose française n’aimait que les vers et il avait toujours quelques rimes qui se becquetaient dans sa cervelle. Cela ne lui était pas inutile pour échapper aux tracasseries de son existence, à laquelle les déconvenues n’ont point manqué.

Il en subit une qui fut étrange. On devait, le juin 1851, célébrer à la Comédie-Française l’anniversaire de la naissance de Corneille. Dans ces solennités il est d’usage de jouer une comédie de circonstance ou de faire réciter par un acteur une pièce de vers à la gloire de l’auteur mort que l’on veut honorer. Théophile Gautier fut chargé de composer quelques strophes qui seraient lues pendant un entr’acte ou à la fin de la représentation. Nous étions en république, et Gautier crut pouvoir se dispenser de placer Louis XIV au rang des dieux ; il lui reprocha d’avoir laissé :

Corneille sans souliers, Molière sans tombeau,


et il terminait en disant :

Dans la postérité, perspective inconnue,
Le poète grandit et le roi diminue.


« Pou-ou ! » comme dit Figaro ; nul pont-levis ne s’abaissa devant le pauvre Théo, mais il fut vitupéré comme un écolier qui a fait un barbarisme dans son thème. Le bureau des théâtres relevait alors de la direction des beaux-arts, qui appartenait à M. de Guizard. C’était un fort galant homme et de bonnes manières ; il avait été préfet, je crois, et présidait aux beaux-arts, comme il eût présidé à une entreprise de roulage, avec des aptitudes administratives qui servent à tout et ne suffisent à rien. Il poussa des cris d’effroi, lorsque, selon l’usage, on lui communiqua les vers de Gautier avant d’en donner lecture au public. Il déclara tout net qu’il était subversif d’exprimer de telles idées, que c’était fomenter les tendances révolutionnaires et que l’hydre de l’anarchie elle-même ne parlerait pas autrement si elle n’avait été muselée par un gouvernement réparateur ; que dirait M. Faucher? — Léon Faucher était alors ministre de l’intérieur; c’est lui qui, en ma présence, répondit à Petin, inventeur d’un aérostat : « Eh! Monsieur, nous n’avons que faire de vos ballons! nous avons déjà bien assez des chemins de fer! » — Donc M. de Guizard, représentant M. Léon Faucher, qui représentait la majorité de l’assemblée nationale, protégea Louis XIV, tança Gautier et supprima les vers. Corneille n’eut, ce soir-là, qu’une apothéose incomplète. Théo fut déconfit de cette aventure; il craignit d’être accusé de jacobinisme et s’imaginait avoir la police à ses trousses. Il ne se trompait pas trop; il était surveillé de près; mais la politique, Corneille, Louis XIV et de Guizard n’y étaient pour rien.

Un matin, Flaubert étant encore chez moi, on sonna violemment et tout aussitôt Gautier se précipita dans mon cabinet. Il était pâle, sans chapeau, avec les cheveux en désordre et la redingote fermée de travers. « Qu’as-tu donc? » Avant de répondre, il se regarda dans la glace et dit d’un ton désespéré : « Comme je suis hirsute! » puis immédiatement un vers de Ruy-Blas :

Leur poursuite enragée et ma fuite éperdue!


Nous ne comprenions pas. Il se laissa tomber sur un canapé, et dit : « Voilà ce que c’est que d’avoir des institutions libres; on veut me mettre en prison ! » Il nous raconta alors qu’ayant l’habitude de ne jamais monter la garde, il avait été condamné par défaut à vingt-quatre heures d’emprisonnement. Le matin même, deux agens de la sûreté s’étaient présentés chez lui munis d’un mandat d’amener; il n’avait eu que le temps de se sauver par un escalier de service et d’accourir chez moi. — A mon observation un peu naïve : « Pourquoi ne montes-tu pas la garde, cela t’éviterait bien des ennuis? » il me répondit avec une conviction qui ne tolérait pas de réplique : « Je n’ai pas le droit d’altérer la beauté de mes formes en les enfermant dans un costume ridicule; je suis déjà assez humilié de porter une redingote à l’instar de celle des huissiers, sans me déshonorer en me revêtant d’une tunique qui a des épaulettes et en me coiffant d’un shako qui a un pompon. En 1832, j’ai voulu me faire saint-simonien, mais quand j’ai vu qu’il fallait mettre un pantalon blanc, un gilet rouge et une lévite bleue, j’ai reculé d’horreur et j’ai spontanément renoncé au culte du dieu Père-et-Mère. Je n’entrerai que dans une religion où l’on sera coloriste ; je ne servirai que dans une armée où l’on aura le respect de la forme humaine. J’aime mieux croupir dans les bastilles, comme Latude, que de manquer à mes principes. » Une fois cependant, vaincu par une première incarcération, il avait tenté de faire son service de garde national et pour se rendre au lieu d’assemblée de sa compagnie, il avait adopté un costume de bizet : pantalon gris, gilet jaune à fleurs bleues, frac vert à boutons dorés, cravate rose, col à la Colin ; sur ses longs cheveux flottans, un bonnet de police, et pour fusil, un mousquet à rouet que lui avait prêté un peintre nommé Boissard. Le capitaine bondit d’indignation, et « les camarades » éclatèrent de rire. Gautier fut renvoyé avec sa courte honte; c’est tout ce qu’il demandait. On le laissa tranquille pendant quelque temps ; puis les billets de garde affluèrent chez son portier ; il n’en tint compte et fut obligé de venir me demander asile. L’appartement était grand, j’installai Gautier dans une chambre voisine de celle de Flaubert, et souvent je les entendais, à trois heures, à quatre heures du matin, qui discutaient encore au lieu de dormir.

Au bout d’une quinzaine de jours, Gautier croyant avoir dépisté les recherches de ceux qu’il appelait sérieusement des sbires, retourna chez lui. Le lendemain, il était arrêté, et je recevais un billet de lui : « Je suis aux haricots, viens consoler ma captivité ; apporte-moi une lime et une échelle de corde. » Je courus à l’état-major de la garde nationale, dont le chef était le général Folz, qui me rit au nez, lorsque je le priai de remettre Gautier en liberté, et me laissa comprendre qu’il ne lui déplaisait pas de tenir un poète sous les verrous. Tout ce que je pus obtenir fut une permission pour aller faire visite au prisonnier. Où était située la prison affectée aux gardes nationaux récalcitrans, les haricots, comme l’on disait en langage peu administratif? Je ne sais plus trop ; vers le Jardin des Plantes, il me semble, dans les environs de la gare du chemin de fer d’Orléans. J’y allai; Gautier gémissait et se promenait en maugréant dans une salle bien éclairée qui n’avait rien d’un cachot, ni d’une cellule. Il méditait des vengeances et projetait des barricades. L’idée d’être enfermé, verrouillé la nuit dans sa chambre lui causait un véritable malaise, et ce ne fut pas sans peine qu’il obtint que sa porte ne fût close qu’au loquet. Le directeur disait : « C’est contraire aux règlemens et je m’expose à de graves reproches. » Théophile Gautier, en effet, se sentait pris d’angoisse toutes les fois que, pendant la nuit, il était seul ou trop éloigné pour n’être pas entendu au premier appel. L’obscurité lui était pénible. Il lui semblait qu’à travers l’ombre la mort le guettait et allait le saisir. L’idée de la mort ne le laissait pas tranquille ; ce que l’on devait trouver après la vie l’inquiétait. Il ne souriait d’aucune religion ; à toutes les promesses d’enfer et de paradis, aux menaces de transmigration douloureuse, à la grande prairie des Peaux-Rouges, à la géhenne des juifs, aux tortures infligées par Éblis, il hochait la tête et répondait : « C’est peut-être vrai. » Dans une circonstance solennelle, je lui ai entendu dire : « Je suis un vieux chrétien ! » Ces impressions le hantaient souvent et l’attristaient. Il m’a raconté qu’étant, un jour, couché et endormi à Grenade, dans une des salles de l’Alhambra, il s’était réveillé et s’était dit : « Une heure viendra où tu seras étendu comme te voilà et où tu ne te relèveras plus. » Il ajoutait : « Depuis cet instant, je ne me suis plus amusé ! » Comme Goethe, il avait la haine de la laideur, et la mort lui paraissait la laideur même; comme Goethe encore, il avait pris pour devise : Memento vivere. Souviens-toi de vivre ! Et il aimait à citer l’inscription que, lors de son voyage en Espagne, il avait relevée sur le gnomon de l’église d’Urugne : Vulnerant omnes, ultima necat !

Pendant que nous nous occupions de la Revue de Paris, les journaux quotidiens ne cessaient de répéter : « L’horizon politique se rembrunit.» Il se rembrunissait, on peut en convenir. Le dualisme créé par la constitution de 1848 avait logiquement produit le résultat que l’on n’avait pas prévu. Entre le pouvoir législatif représenté par une assemblée unique, c’est-à-dire sans contrepoids ni contrôle, et le pouvoir exécutif représenté par un président issu du suffrage universel, nommé pour quatre ans et non rééligible, la lutte était inévitable. Elle avait éclaté et elle était alors dans toute son ardeur. Entre ces deux pouvoirs il n’y avait pas eu contrat; le président avait dû prêter serment à l’assemblée, qui n’était, qui ne pouvait être liée envers lui par aucun engagement. L’assemblée était divisée, ou plutôt morcelée en plusieurs partis, qui tous avaient des aspirations différentes. Les légitimistes voulaient le retour de Henri V, les orléanistes désiraient la régence du prince de Joinville pendant la minorité du comte de Paris ; les fusionnistes rêvaient la réconciliation des deux branches de la maison de France et l’adoption du comte de Paris par le comte de Chambord; les républicains cherchaient à remettre la dictature aux mains du général Cavaignac, les socialistes entrevoyaient une sorte d’état démocratico-théocratique dont ils seraient les grands prêtres. C’était l’impuissance dans la diversité et la confusion dans le désordre. A l’Elysée, le prince-président, taciturne, indifférent en apparence, regardait et attendait. Dans une minute d’expansion, il avait répété le mot de Saint-Just : « L’avenir est aux apathiques. » Il avait sur l’assemblée un avantage redoutable ; il ne disait rien, et l’assemblée ne cessait de parler. L’essence même du pouvoir est d’être usurpateur. Entre le président et l’assemblée il y avait émulation, une sorte de steeple-chase dont un acte illégal était le but : qui arriverait le premier? l’homme ou les hommes ? Le président voulait supprimer l’assemblée ; l’assemblée voulait se débarrasser du président. Quand le fait se produirait-il? Nul ne le savait, mais chacun était certain qu’il se produirait. Dans la même journée, vers cette époque, on me disait : « Vous savez? c’est pour demain; le président couchera à Vincennes; les mesures sont prises, l’armée est avec les représentans ; il est temps d’en finir avec ce traître ! » — Une heure après, on me disait : « Vous savez ? c’est pour demain ; l’assemblée sera dispersée par la force ; les mesures sont prises : l’armée est avec le prince ; il est temps d’en finir avec ces bavards ! » Paris en parlait et paraissait ne s’en soucier guère. Quelquefois, cependant, le soir, on voyait des hommes se glisser mystérieusement autour de l’Elysée, tâcher de pénétrer par le regard dans la cour, dans le jardin et contempler les fenêtres du palais ; c’étaient des représentans inquiets qui venaient s’assurer si quelque guet-apens ne se préparait pas.

Un hasard me permit d’assister à une petite scène du prologue dont le drame devait être le coup d’état du 2 décembre. Je connaissais le comte de Morny, je lui avais montré la collection des épreuves photographiques que j’avais faites en Égypte, en Nubie, en Palestine et en Syrie. C’était alors un objet de curiosité et une sorte de primeur, car nul n’avait encore relevé à l’objectif les monumens du Caire, les temples écroulés sur les bords du Nil, les différens aspects de Jérusalem et les ruines de Baälbeck. Morny m’avait demandé de communiquer ma collection au président, qui pouvait s’y intéresser ; j’avais proposé de lui en offrir un exemplaire. Il avait accepté, et nous avions pris jour pour aller ensemble à l’Elysée. Ce fut le mercredi 26 novembre que je me rendis chez lui. Il habitait au numéro 17 de l’avenue des Champs-Elysées un hôtel que l’on avait surnommé « la niche à Fidèle, » parce qu’il était contigu à la demeure de la comtesse Lehon, à laquelle on attribuait des bontés pour celui dont la devise tracée autour d’une fleur d’hortensia était : Tare et memento. Chez le comte de Morny se trouvaient le comte de Flahaut, Gabriel Delessert, Fernand de Montguyon, Paul Daru, tous morts aujourd’hui. Le prince Louis-Napoléon nous reçut avec cette affabilité qui lui était naturelle et que l’éducation avait développée au plus haut degré. Il devait, à cette époque, être déjà préoccupé de sa future Histoire de Jules César, car il me questionna sur les traces monumentaires que le vainqueur de Pharsale avait pu laisser en Égypte et regarda le portrait de Ptolémée Césarion, que j’avais relevé sur la façade occidentale du temple de Kalabscheh. Il me parla aussi de l’ile de Périm, qui, disait-il, serait prise par les Anglais aussitôt que Suez serait reliée à Alexandrie par un chemin de fer ; il ne s’était pas trompé dans ses prévisions. Au moment où je prenais congé, il me dit : « Je suis chez moi tous les lundis, j’espère vous y voir. »

Le vendredi suivant, je dînais en ville ; outre le comte de Flahaut et le comte de Morny, les convives étaient Prosper Mérimée, Victor Cousin, Viollet-le-Duc : tous morts. Au cours de la soirée, Morny me dit : « Irez-vous lundi à l’Elysée? » Je haussai les épaules avec un geste d’indécision. Morny insista : «Venez donc, ça vous intéressera. » Le lundi, 1er décembre, j’arrivai au palais de l’Elysée vers neuf heures du soir ; on recevait dans les salons du rez-de-chaussée où j’avais souvent dormi, après la révolution de 1848, lorsque pendant les journées de trouble on y casernait la garde nationale. Il y avait peu de monde ; des officiers de la garnison, si mes souvenirs sont exacts, quittaient leur sabre avant de pénétrer dans le salon, où ils se faisaient nommer au président, qui restait debout et paraissait fort calme. J’étais dans un coin et je causais avec le marquis Turgot, qui alors était ministre des relations extérieures, lorsque je vis entrer Henri Vieyra. Je le connaissais. Il avait été mon chef de bataillon pendant l’insurrection de juin ; je l’avais vu à l’œuvre ; c’était un homme énergique, qui n’avait jamais caché ni ménagé son dévoûment au prince Louis-Napoléon Bonaparte. Il était depuis peu chef d’état-major de la garde nationale. Lorsqu’il s’approcha pour saluer le président, celui-ci s’avança vers lui, et, le prenant par le bouton de son habit, il lui par la longtemps à voix basse. La conversation dura près de vingt minutes, puis Vieyra sortit sans adresser la parole à personne. Turgot me dit en riant : « Vieyra s’en va comme s’il portait un secret d’état. » Le président venait de l’initier à ses projets; dès la nuit, le coup de force serait entrepris. En qualité de chef d’état-major de la garde nationale, Vieyra devait faire enlever et réunir en lieu sûr les tambours et les réserves de cartouches déposés dans les mairies; il devait en outre s’opposer à tout rassemblement des gardes nationaux, soit en bataillon, soit en compagnie, soit en groupes isolés. Vieyra accepta la mission et sut la remplir.

La soirée s’avançait, le comte de Morny, que j’attendais, n’était pas venu; ce défilé de gens qui entraient, saluaient et prenaient place, me paraissait fastidieux ; je m’en allai vers dix heures et demie et je me rendis à l’Opéra-Comique, où l’on donnait la première représentation d’une pièce intitulée : le Château de la Barbe bleue. J’arrivai au moment où le dernier entr’acte commençait. À cette époque, l’opérette n’avait pas encore pris la place des opéras comiques auxquels Herold, Boieldieu, Auber et Halévy avaient consacré un talent considérable ; une nouvelle œuvre jouée sur le théâtre que les gens du monde appelaient Feydeau était un petit événement auquel il était de bon ton de prendre part. Dans une loge d’avant-scène du rez-de-chaussée j’aperçus Morny souriant et fort occupé à lorgner une jeune fille blonde qui se démenait au balcon pour se faire remarquer. J’échangeai de loin un bonjour avec lui. Dans le couloir des premières, à côté du foyer, je rencontrai le général Cavaignac, se dandinant selon son habitude et portant sa tête intelligente et ferme au-dessus d’une haute cravate blanche. Je m’arrêtai à causer avec lui, et nous nous séparâmes quand le coup de sonnette annonça que le troisième acte allait commencer. Je ne me doutais guère que j’avais, en l’espace de deux minutes, salué le vainqueur et parlé au vaincu du lendemain. — Je reconduisis Théophile Gautier chez lui; lentement nous marchâmes sur le boulevard, tout était normal et dans la régularité de la vie parisienne; quelques fiacres roulaient sur la chaussée, l’entresol des grands restaurans était éclairé, les promeneurs attardés, fumant leur cigare ou fredonnant une ariette, passaient auprès de nous; nul soldat, nul sergent de ville ; Paris allait s’endormir de son sommeil habituel. Longtemps je restai devant la porte de Gautier à causer avec lui de Constantinople, où il espérait pouvoir aller dans le courant de l’année suivante. Lorsque nous nous quittâmes, il était plus d’une heure du matin.

En rentrant chez moi, je fus stupéfait de voir Louis de Cormenin qui m’attendait. Il me dit : « Il se passe quelque chose d’extraordinaire ; tout à l’heure, vers minuit, dans la rue Vieille-du-Temple, j’ai vu que l’imprimerie nationale était gardée par une compagnie de la garde municipale sous les ordres d’un capitaine. J’ai voulu demander des explications ; on m’a répondu un : «Passez au large ! » qui n’était pas gracieux. Je sais que des généraux ont eu aujourd’hui une conférence avec Saint-Arnaud; tu verras, demain on se tirera des coups de fusil dans les rues de Paris. Mon père est à Joigny, je n’en suis pas fâché. Je ne sais pas qui engagera la bataille, mais celui qui aura le dessous sera malmené, car on ne pardonne jamais les torts que l’on a, et on les fait expier à ses adversaires. » Louis était ému et inquiet, je le trouvais exagéré. Je lui reprochai d’imaginer des chimères, j’essayai néanmoins de le rassurer et je le renvoyai, car j’avais envie de dormir. Le lendemain matin, un domestique m’apprit que, pendant la nuit, on avait placardé des affiches sur les murs, que des régimens se massaient dans les rues, que l’assemblée nationale était dissoute, que le comte de Morny était ministre de l’intérieur et que l’on avait arrêté plusieurs généraux. Le coup d’état était fait.

Les conditions de la vie sociale et politique se trouvaient brusquement modifiées à l’heure même où nous allions entrer dans l’existence militante. Une période mauvaise venait de s’ouvrir; dans une seconde et dernière série de ces Souvenirs, je dirai plus tard comment et avec quels amis, aujourd’hui disparus, je l’ai traversée.


MAXIME DU CAMP.

  1. J’ai ramassé des cristaux pris au bord de la source chaude et voici le résultat de l’analyse que j’ai fait faire à Paris : carbonate de chaux, 94,50 ; carbonate de magnésie, 1,75; sulfate de chaux, 1,15 ; matières organiques, 0,94; sable et eau, 1,23.