Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 481-515).
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TROISIÈME PARTIE.


V. — L’ÉMANCIPATION.

Au mois d’août 1840, à la fin de l’année scolaire, après avoir terminé ma rhétorique, je quittai le collège, d’où j’emportais peu d’instruction, beaucoup d’idées fausses et une indépendance de caractère développée par la claustration. Louis de Cormenin avait été libre avant moi. Depuis la mort de ma mère, nos familles demeuraient de nouveau dans la même maison ; nous nous retrouvions côte à côte comme aux jours de notre première enfance, et nôtre rêve de vie commune se trouvait en partie réalisé. Deux étages seulement nous séparaient et ils étaient incessamment franchis. Nous habitions alors place de la Madeleine ; l’appartement, de ma grand’mère, dont j’occupais la moitié, était précédé d’un large balcon d’où l’on découvrait le marché aux Fleurs, la rue Royale et la place de la Concorde. C’est là, en plein air, lorsque le temps le permettait, que Louis et moi nous vivions, rêvant, lisant, déclamant des vers et formant toute sorte de projets d’avenir dont la vie nous a démontré l’inanité. Avant d’entrer de plain-pied dans le monde idéal fait de travail, de voyages, de poésie que nous avions entrevu, il me fallait subir les examens de bachelier, auxquels mes études défectueuses m’avaient peu préparé. J’y mis de l’ardeur, et pendant une année je ne négligeai rien pour faire, quand l’heure serait venue, bonne figure dans la petite salle de la Sorbonne, qui nous semblait alors un antre redoutable. Le labeur que je me distribuais moi-même, la tâche quotidienne, tâche assez lourde, que je m’imposais et que je ne répudiai jamais, m’apprirent à aimer le travail et m’en donnèrent un goût qui a persisté. C’est en faisant acte de volonté pour m’instruire que je m’aperçus de mon ignorance et que je compris que tout était à refaire. Bien souvent, dans les années qui suivirent immédiatement ma sortie du collège, lorsque j’employais mes soirées à rapprendre le grec et le latin, je me suis reproché le temps que j’avais perdu en faisant mes humanités, et bien souvent aussi je me suis demandé si les méthodes à la fois pesantes et superficielles, dans lesquelles on enfermait alors les écoliers, n’avaient pas été pour beaucoup dans ma révolte et dans ma paresse. Le système qui consiste à briser l’initiative personnelle, à discipliner quand même tout ce qui ne rentre pas dans les limites d’une règle absolue, est mauvais pour l’esprit et ne produit que des résultats médiocres dont seuls se contentent les caractères indécis et les intelligences sans curiosité.

En 1840, au moment où j’allais saisir enfin cette indépendance à laquelle j’avais tant aspiré, la France était troublée. Un souffle de guerre avait passé sur l’Europe. M. Thiers brouillait les cartes diplomatiques ; Mehemet-Ali menaçait le trône de sultan Mahmoud ; notre chauvinisme se réveillait avec fracas ; on ajoutait des phrases belliqueuses aux pièces jouées sur les théâtres, toute allusion était applaudie ; dans les salles de spectacle, l’orchestre jouait des airs patriotiques. Lamartine chantait la Marseillaise de la paix, Alfred de Musset répondait à Becker par les strophes du Rhin allemand ; Victor Hugo faisait entendre sa grande voix :

T’insulter, t’insulter, ma mère !
N’avons-nous pas tous, ô ciel !
Parmi nos livres, près d’Homère
Quelque vieux sabre paternel ?


Ce fut un feu de paille qu’éteignit la sagesse de Louis-Philippe avant que l’incendie se fût propagé. On cria à la trahison, à l’abaissement du pays, dont « le drapeau avait flotté sur toutes les capitales de l’Europe, » et bientôt on n’y pensa plus, car l’intérêt était concentré sur le procès de Mme Lafarge, qui avait saisi la passion publique. C’est à peine si l’on accorda quelque attention au prince Louis-Napoléon Bonaparte, qui comparaissait devant la cour des pairs et revendiquait la responsabilité de la tentative avortée à Boulogne-sur-Mer. L’accusé fut condamné à la détention perpétuelle. Lorsqu’il reçut connaissance de l’arrêt de la cour souveraine, il dit avec ce flegme qui était le caractère distinctif de sa nature : « Combien de temps dure la perpétuité en France ? »

Il y eut dans cette condamnation une étrange coïncidence ; elle se produisit au moment même où l’on rapportait en grande pompe « sur les bords de la Seine, » la dépouille mortelle de celui dont le prince Louis-Napoléon Bonaparte était le légitime héritier. Pendant que le condamné allait partir pour ce qu’il appela « l’université de Ham, » le grand vaincu qui dormait son éternel sommeil sur le rocher de l’Atlantique revenait à bord d’un navire que commandait un fils de Louis-Philippe. Tous les poètes, grands et petits, célébrèrent cet événement. Je n’y manquai pas et j’adressai au prince de Joinville une pièce de vers détestables qu’il eut l’esprit de ne pas lire. Il avait alors pour secrétaire de ses commandemens son ancien précepteur, M. Trognon, auquel pensa, dit-on, Victor Hugo, lorsqu’il fit dire à don César de Bazan, dans Ruy-Blas :

Il m’envoie une duègne, affreuse compagnonne,
Dont le menton fleurit et dont le nez trognonne.


M. Trognon m’écrivit une lettre courtoise dans laquelle il m’engageait à travailler ; le conseil n’avait rien de superflu. Le peuple de Paris, chez lequel les souvenirs de l’empire vibraient avec une extrême énergie, attendait impatiemment le jour des funérailles ; tout de suite, avec ses habitudes invétérées de rhétorique, il avait trouvé un mot pompeux et il disait : « les cendres » de l’empereur, ainsi que l’on doit dire en style noble. Ce jour se leva enfin, le 1er décembre 1840, j’en ai rarement vil de plus glacial. Un vent de nord-est avait balayé le ciel ; la Seine charriait des glaçons, il gelait à 14 degrés.

Dès le matin, avant l’aube, j’êtais parti et j’avais été prendre place, en haut de l’Avenue de la Grande-Armée, au-dessous du pont de Neuilly. La troupe de ligne et la garde nationale, se faisant face, étaient en haie de chaque côté de la longue route qui va de Neuilly à l’Hôtel des Invalides et que le cortège devait parcourir. Les marins qui avaient été chercher les restes de Napoléon à Sainte-Hélène entouraient l’énorme catafalque dressé sur un char gigantesque. Le premier détachement de matelots qui parut, précédant le corbillard, était commandé par un lieutenant de vaisseau, grand, de tournure martiale, portant toute sa barbe noire, et qui s’appelait de La Paquerie ; on le prit pour le prince de Joinville et on l’acclama. Le prince, monté sur un cheval blanc, le grand cordon rouge en sautoir, venait derrière le char ; on ne put se méprendre et il fut applaudi à outrance. Le peuple criait : « Vive l’empereur ! » les soldats de la ligne criaient : « Vive le roi ! » La garde nationale criait : « A bas Guizot ! » Dans la députation polonaise, le général Dembinski s’agitait et criait : « Mais criez donc : Vive la FranceI ! » Une marche funèbre composée par Adolphe Adam était jouée par des musiciens dont quelques-uns soufflaient dans des trompettes d’une longueur démesurée ; le canon tonnait à intervalles réguliers ; sur le passage du cortège quelques femmes s’agenouillèrent en faisant le signe de la croix ; des hommes pleuraient. Lorsque l’on vit apparaître les anciens soldats sous leurs uniformes surannés, les grognards de la vieille garde, les lanciers rouges, les marins de la garde, les chamborans, les dragons de l’impératrice, les pupilles, les gardes d’honneur de la campagne de France, les voltigeurs aux guêtres noires, les fusiliers au shako évasé, il y eut un cri d’admiration et des bravos frénétiques retentirent. Les vieux braves étaient pâles et ne retenaient point leurs larmes. La prédiction de Victor Hugo était accomplie ;

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !


À cette époque de notre vie, tous les événemens, quels qu’ils fussent, ne nous frappaient que par le parti que la littérature en pouvait tirer ; dans la possibilité d’une guerre, Louis et moi, nous n’avions vu qu’un sujet de chants belliqueux ; du procès de Mme Lafarge, nous comptions faire un drame intime, et le retour de Napoléon en France nous induisait en odes où les sables brûlans du désert servaient d’antithèse au blanc linceul des neiges de la Russie. Nous étions de bonne foi, et les lieux-communs que nous soudions les uns aux autres, à l’aide de rimes douteuses, nous semblaient de la poésie. Comme il est écrit que les poètes doivent s’inspirer des grands spectacles de la nature, nous avions un lieu de prédilection où nous allions nous promener et nous asseoir à l’ombre ; c’était le parc Monceaux qui était la plus admirable retraite qui se pût voir. Toute la partie actuellement si vivante de la ville qui s’étend entre la Madeleine et le boulevard de Courcelles était un quartier mal habité, mal famé, troué de ruelles, coupé par de vastes terrains en friche où les blanchisseuses tendaient leur linge, lorsque les soldats n’y faisaient pas l’exercice. C’était la petite Pologne, où gîtaient les joueurs d’orgue, les chiffonniers et les saltimbanques. Çà et là on apercevait quelques cabarets peints en rouge et de louche apparence. Le jour, les enfans, les poules, les chèvres grouillaient à travers les rues ; la nuit, il était prudent de ne pas se hasarder dans ce ghetto de la misère et du vice. En frontière du mur d’enceinte, près d’un vaste enclos qui fut le cimetière des Errancis, où l’on jeta les restes de ceux que décapita le 9 thermidor, le parc Monceaux verdoyait. Il fallait une permission spéciale pour y pénétrer, car c’était une des propriétés particulières du roi. Dans un coin s’élevait le pavillon dont a parlé miss Elliott, et qui fut la petite maison de Philippe-Égalité. Le jardin très vaste et qui n’avait point été rétréci par les constructions dont on l’a entouré, était splendide, plein d’arbres et de fraîcheur, avec un ruisseau courant, une large prairie et quelques « ruines » ridicules qui subsistent encore. On y était seul ou à peu près, car l’on n’y rencontrait guère que quelques amoureux qui allaient volontiers se perdre dans les herbes. Les ramiers et les merles vivaient là comme dans leur domaine ; c’était charmant. Un jour que, couchés sous un épicéa, nous venions de terminer une pièce de vers en imitation de la Lénore de Burger, et que nous la récitions strophe par strophe avec complaisance, Louis me dit : « Qu’est-ce qui nous prouve que nos vers sont bons et que nous sommes des poètes ? Je vais les envoyer à Alfred de Musset ; toi, envoie-les à Victor Hugo ; nous verrons ce qu’ils en diront. » — Dès le lendemain les vers, appuyés d’une lettre, étaient adressés aux deux hommes qui sont les maîtres de la poésie française au XIXe siècle. La réponse d’Alfred de Musset se fit attendre ; elle arriva enfin et la voici :


« Monsieur,

« Je suis bien en retard envers vous ; une indisposition qui m’a retenu quelque temps au lit m’a empêché de vous remercier plus tôt des vers que vous avez bien voulu m’adresser et qui m’ont fait le plus grand plaisir. Vos vers sont jeunes, monsieur, vous l’êtes aussi, sans doute. Ils m’ont rappelé le bon temps, le premier, qui n’est pas encore bien loin de moi. Je serais charmé que ma bonne étoile pût me faire faire plus ample connaissance avec vous.

« Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentimens distingués.


« A. DE MUSSET. »

Cette lettre, froide et polie, nous fit une forte impression : « Vos vers sont jeunes, » c’est-à-dire, vos vers sont mauvais ; il faut travailler si vous en voulez faire qui soient bons. C’est ainsi que nous comprimes la phrase d’Alfred de Musset, et nous n’eûmes pas tort. Tout autre fut la réponse de Victor Hugo, qui me parvint le lendemain du jour où il avait reçu mes vers :

« Ma gloire, monsieur (si j’en ai une) est moins dans ce que je dis que dans ce qu’on me répond, moins dans ma voix que dans mes échos. Vous suffiriez à vous seul pour le prouver. Je ne sais pas si je suis un poète, mais je sais que vous en êtes un. Courage, monsieur, étudiez, rêvez, apprenez, comprenez, grandissez de toute façon.. Vous êtes déjà un poète, ; devenez un homme. Je vous remercie de vos très beaux vers. VICTOR HUGO. »

Cette lettre me bouleversa ; que l’on m’excuse, je venais d’avoir dix-huit ans. Lorsque la première heure d’effarement fut passée et que j’eus recouvré mon sang-froid, l’impression ne fut plus la même ; l’excès des éloges me mettait en défiance ; Louis de Cormenin me disait : « Victor Hugo se moque de nous. » Ensemble nous relûmes les strophes que le poète qualifiait de « très beaux vers, ; » une lueur de bon sens nous éclaira ; nos vers étaient pitoyables, nous le reconnûmes ; ce fut douloureux, mais sain. De cette lettre nous ne retînmes, nous ne voulûmes retenir qu’un conseil : travaillez, et nous travaillâmes. Notre grand tort, que l’extrême jeunesse doit faire pardonner, était de rechercher les livres les plus baroques. de l’école romantique et de nous persuader que c’étaient là des modèles ; dignes d’être imités. Nous ne réussissions qu’à nous farcir la cervelle de conceptions sans valeur, et dont l’étrangeté voulue enlevait toute originalité. Il y avait alors, rue des Canettes, un cabinet de lecture célèbre, celui de la mère Cardinal, où toutes les productions du romantisme étaient réunies. Nous en étions les cliens assidus. Je me rappelle m’être passionné pour Fragoletta, sorte de roman historique divisé en une infinité de chapitres où l’on racontait d’une façon parfois très vive l’histoire d’Emma Lyons, de l’amiral Nelson et de la reine Caroline de Naples. C’était l’œuvre d’un homme qui eut quelque notoriété jadis, atrabilaire, envieux, dur, poète médiocre, écrivain infatué qui se faisait appeler Henri de Latouche et dont le véritable nom était Hyacinthe Thabaud. Il possédait une toute petite fortune qu’il avait gagnée en publiant chez le libraire Auguste Pillet, les rendus-comptes du procès Fualdès. Ses poésies, que l’on vantait alors, nous parurent d’une froideur extrême, et nous aimions mieux réciter les vers monosyllabiques de Jules de Rességuier, qui nous semblaient être le comble de l’art et de la difficulté vaincue :

Blonde
Nuit !
L’onde
Fuit !
Une
Brune
Lune
Luit !
Elle et son page étaient sur la tour à minuit !


Ces turlutaines nous ravissaient d’aise et nous rivions de faire un poème en vers d’un seule syllabe. Louis de Cormenin s’y essaya et ne tarda pas à reconnaître que ce travail de casse-tête chinois était bon à servir de devises aux mirlitons de la foire de Saint-Cloud. Bien plus vive et plus durable fût notre admiration pour Sémiramis la Grande, journée de Dieu en cinq coupes d’amertume. L’auteur se nommait G. Desjardins et c’est tout ce que j’en sais. Le livre est dédié « à l’immortel John Martin Esq. ; à mes amis B.-J.-B. Bûchez et Jules Lefèvre. » C’est l’incompréhensible noyé dans l’inexplicable. La préface est intitulée : Porte cyclopéenne et d’introduction. La nuit, les mages écoutent les paroles qui, pendant le rêve, s’échappent des lèvres de la reine et les gravent sur des tables d’or. La langue française ne suffit pas à l’auteur pour exprimer ses idées ou raconter les événemens. Il emploie les caractères hébreux, arabes, chaldéens, coptes, hiératiques, égyptiens et cunéiformes. Ce drame absolument fou devait sans doute être suivi de plusieurs autres, car il a pour titre général : Première Babylone. J’ai voulu le relire, il n’y a pas longtemps, j’ai été forcé d’y renoncer, car je ne puis maintenant supporter qu’un certain degré de niaiserie. Aux jours de ma dix-huitième année, il n’en était pas ainsi ; j’avais un besoin d’enthousiasme qui s’exerçait sur tout, sur Sémiramis la Grande, et même sur Sans titre, par un Homme noir blanc de visage. Cet homme noir, dont la place eût été à Charenton, se nommait Xavier Forneret. Il donnait des pièces de vin aux directeurs de théâtre pour faire jouer ses drames, était de première force sur le violon, avait une fortune qui lui permettait de publier lui-même ses livres, dormait dans un cercueil d’ébène et habitait un appartement tendu de velours noir semé de larmes d’argent. Ces lectures, et bien d’autres encore, au moins inutiles, se mêlaient aux études préparatoires pour mes examens ; Horace, Homère, Démosthène, Tacite, l’histoire, la géométrie, la philosophie, s’arrangeaient vaille que vaille d’une telle promiscuité ; en outre, un goût inné pour la physiologie me conduisait presque chaque matin dans les hôpitaux ou dans les pavillons de dissection, et le soir j’allais souvent au théâtre. J’aurais voulu tout apprendre à la fois, et j’arrivais seulement à accumuler dans ma pauvre cervelle des notions confuses, mal digérées et où j’avais grand’peine à me reconnaître. Louis de Cormenin, plus calme que moi et de tempérament modéré, dormait la grasse matinée, étudiait tranquillement son manuel de baccalauréat et s’en fiait à sa mémoire. Nous avions hâte d’en finir avec l’apprentissage universitaire afin d’entrer par la grande porte dans le temple du romantisme. À cette époque, — 1840-1841, — le temple commençait à se lézarder. Les grandes statues y brillaient toujours : Lamartine, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, Théophile Gautier, Alfred de Musset y apparaissaient, comme aujourd’hui, la tête nimbée d’or et en possession d’une gloire qu’on ne leur a point contestée. Mais les écrivains inférieurs, les pœtœ minores qui les avaient escortés, qui s’étaient faufilés à leur suite dans la célébrité, s’affaissaient de plus en plus et semblaient augmenter leur faiblesse par la violence même de leurs conceptions. Le public se lasse promptement des insanités ; or celles-ci avaient été accumulées avec une telle profusion et si peu de mesure qu’il finissait par regimber. A l’amplitude parfois emphatique de Victor Hugo, à l’action vivante jusqu’au prodige des pièces d’Alexandre Dumas, on avait fait succéder les inventions les plus extravagantes et les conceptions les moins acceptables. Dans les romans on entassait l’incroyable sur l’inadmissible, et d’émotions en émotions, on conduisait le lecteur jusqu’à le faire douter de la raison de l’écrivain. La réaction n’allait pas tarder à s’accentuer ; elle était née déjà, que nous ne la remarquions pas encore. Le talent de Rachel avait ramené au moins l’attention vers la tragédie classique, et Balzac, substituant l’observation et l’analyse à l’invention arbitraire, s’appuyait sur des principes qui sont les seuls où la littérature d’imagination ait trouvé de la puissance.

Nous ne nous doutions guère de cela alors ; nous nous étions donnés sans réserve à l’école romantique ; nous appartenions au groupe très restreint qui y est entré le dernier, au moment même où la fusion de toutes les théories littéraires allait produire une sorte d’éclectisme dans lequel chacun aurait le droit de se mouvoir à son gré. Nous n’en étions pas là, tant s’en faut. Nos esprits, imprégnés des idées au milieu desquelles nous avions grandi, étaient exclusifs et repoussaient tout ce qui ne datait pas du mouvement éclos pendant la restauration et dont Chateaubriand, Goethe et Byron avaient, en réalité, été les initiateurs. Nous avions un idéal. Lequel ? Celui-là même que Sainte-Beuve a constaté, lorsqu’il a dit : « La manie et la gageure de tous les René, de tous les Chatterton de notre temps, c’était d’être grand poète et de mourir. » Cela était vrai ; jamais la mort n’a été plus aimée. J’ai entendu raconter à Ulric Guttinguer qu’ayant mené Alfred de Musset, alors âgé de vingt ans, à sa propriété du Chalet situé au milieu de la forêt de Trouville et d’où la vue s’étend sur l’estuaire de la Seine, sur la mer et jusqu’aux falaises de la Hève, le chantre des Contes d’Espagne et d’Italie s’écria tout d’abord : « Ah ! quel bel endroit pour se tuer ! » Ce n’était pas seulement une mode, comme on pourrait le croire, c’était une sorte de défaillance générale qui rendait le cœur triste, assombrissait la pensée et faisait entrevoir la mort comme une délivrance. On eût dit que la vie enchaînait des âmes qui avaient entrevu quelque chose de supérieur à l’existence terrestre. On n’aspirait pas aux félicités paradisiaques, on rêvait de prendre possession de l’infini et l’on était tourmenté par une sorte de panthéisme vague dont la formule n’a pas été trouvée. Le spiritualisme était si impérieux que l’on était gêné, par toute matière et que l’on eût voulu s’en débarrasser. La génération artiste et littéraire qui m’a précédé, celle à laquelle j’ai appartenu, ont eu une jeunesse d’une tristesse lamentable, tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite inhérente à l’être ou à l’époque. Il a fallu les bons vivans de l’école du bon sens, pour remettre tout en ordre, rendre l’équilibre aux esprits et ramener les désespérés à l’intelligence de la vie. Bien souvent, depuis ces jours oubliés aujourd’hui et remplacés par d’autres qui ne les valent peut-être pas, je me suis demandé si cette grande désolation n’était pas simplement un fait physiologique. Les peuples avaient été surmenés par les guerres de l’empire et les enfans avaient hérité de la faiblesse de leurs pères ; en outre, les méthodes thérapeutiques étaient déplorables. Broussais faisait école et les médecins ne marchaient que la lancette aux doigts ; au collège, pour une migraine, on nous tirait du sang ; dans un cas de fièvre typhoïde, en une seule semaine, j’ai été saigné trois fois et l’on m’a appliqué soixante sangsues ; c’est miracle que j’aie résisté. Les doctrines des Diafoirus de Molière, prolongées jusqu’à notre temps ont produit une anémie ambiante dont nous avons souffert. Pauvreté du sang, prédominance nerveuse ; l’homme tombe en tristesse et devient mélancolique. C’est le spleen des uns, le tædium vitæ des autres ; en tous cas, c’est le dégoût de la vie, c’est l’attitude théâtrale, c’est le désir de la mort. Quelquefois c’est plus et c’est le délire partiel. Suis-je bien certain de ne pas avoir frôlé la folie lorsque dix ans après l’heure dont je parle, j’ai écrit : les Mémoires d’un suicidé ? Je n’en jurerais pas. Ce courant sombre nous avait entraînés, et nous nous y abandonnions sans résister et même avec conviction. Il n’était permis que d’avoir une âme incomprise, c’était l’usage, l’on s’y conformait. On était fatal et maudit ; sans même avoir goûté de l’existence, on roulait au fond du gouffre de la désillusion. Des enfans de dix-huit ans, répétant une phrase ramassée dans je ne sais quel roman, disaient : « J’ai le cœur usé comme l’escalier d’une fille de joie, » et le héros des Roueries de Trialphe, de Lassailly, — qui mourut fou, — allait chez le bourreau pour lui dire : « Je désirerais que vous me guillotinassiez ! » Cela n’empêchait pas de rire, de chanter, de faire toutes les honnêtes sottises de la jeunesse ; c’était encore une manière d’être désespéré ; on s’imaginait avoir un rire satanique, tandis que l’on avait là belle joie de son printemps. C’était ridicule ; je n’y contredis pas ; mais on avait des admirations qui soulevaient de terre, mais on n’enviait personne, on ne souffrait pas du bonheur d’autrui, on ne rêvait pas l’extermination universelle afin d’arriver plus sûrement à un poste politique. Les incompris du temps de mon adolescence n’auraient jamais fait la commune ; volontiers, dans leur dix-septième année, ils eussent dit, comme moi :

Lorsque tu recevras mon cadavre glacé,
Couche-le doucement sur les fleurs que tu fanes,
O mort ! ne laisse pas poser des mains profanes
Sur mon cœur que l’amour n’a pas encor blessé !


Ils faisaient de mauvais vers et de pitoyable prose ; c’était moins dangereux.

Ce fut un romantique convaincu qui, le premier, essaya de m’éclairer sur les périls et la puérilité de cette manie funèbre. Il avait infiniment d’esprit, était un poète de talent et se nommait Ausone de Chancel. Il avait alors une trentaine d’années, tout au plus, et comme il n’avait jamais cherché sa voie, il ne l’avait pas trouvée. D’une bonne famille de l’Angoumois, cachetant volontiers ses lettres de ses armes qui étaient d’azur an chêne arraché d’or, avec la devise : « Chancel ne chancelle mie, » il avait dépensé en joyeuse activité un temps qu’il eût mieux fait d’employer au travail. Il le comprenait et parlait avec amertume des heures perdues que l’on ne peut ressaisir. Il avait la face intelligente, l’œil vif et la lèvre ironique. Il était lié avec beaucoup d’artistes, beaucoup d’écrivains, avait touché au saint-simonisme, au fouriérisme, n’avait pu s’assimiler les nouvelles doctrines, retombait parfois dans des accès de dévotion dont il sortait avec éclat à la suite de quelque partie de plaisir, regrettait d’être éloigné de sa femme, courait la rejoindre pour s’en séparer de nouveau et revenir chercher à Paris des joies bruyantes qui l’étourdissaient sans le satisfaire. Étrange homme, agité, très vivant, adorant les lettres, voulant s’y consacrer sans réserve, mais ne trouvant pas en lui le courage de renoncer à tout pour se donner à elles et ne pas se reprendre. Il possédait au plus haut degré ce que Fourrier appelle là papillonne, c’est-à-dire l’instabilité d’humeur et obéissait, sans combat, à toutes les distractions qui le sollicitaient. Il avait de l’imprévu et une sorte d’originalité native qui lui donnaient un grand charme. Sur l’album de sa belle-sœur il écrivit un quatrain qui est presque célèbre :

On entre, on crie,
Et c’est la vie !
On baille, on sort,
Et c’est la mort !


Cette boutade fut recueillie et publiée par un petit journal ; les impotens de la poésie s’en emparèrent, se l’attribuèrent et ne laissèrent même pas à Ausone de Chancel la paternité de ce petit impromptu que j’ai retrouvé sur plus de cinquante albums, que j’ai vu imprimé dans des livres avec des signatures qui constituaient un faux en matière littéraire. Un vieux journaliste l’a si souvent improvisé, « pour plaire aux dames, » qu’il a fini par se persuader qu’il en est l’auteur. Ausone de Chancel savait cela, il en levait les épaules et disait : « On ne vole que les pauvres ! » La nécessité le pressait ; s’il avait eu quelques bribes de fortune, il n’en restait plus trace ; il écrivit des livres de statistique, d’économie politique, de géographie pour le ministère de la guerre ; le général Daumas l’associa à ses travaux, et cet indépendant qui supportait avec peine le joug de la vie sociale finit par entrer dans l’administration ; il est mort après avoir été sous-préfet à Bouffarik, à Mostaganem et ailleurs.

Lorsque je le connus, vers le mois de juillet 1840, il venait de publier un poème d’environ quinze cents vers intitulé : Mark, plein d’humour, et qui passa inaperçu. La langue en était bonne, le vers bien fait, et malgré quelques recherches d’excentricité, ce n’était pas l’œuvre du premier venu. Toutes les injures aux bourgeois, aux savans, aux critiques s’y trouvaient naturellement répétées selon l’usage des jeunes Encelades, qui du premier bond veulent escalader les cieux ; on maudissait le terre-à-terre de l’existence, on faisait appel aux libertés de l’âme, aux enivremens de l’amour et aux joies matérielles. Le poète s’attendrit cependant, et après bien des divagations où il fait l’éloge de choses qui ne sont pas à louer, il revient aux sentimens où l’homme ici-bas trouve sa consolation ; il invoque la nature et la famille :

Je n’aurai donc jamais sur la colline verte,
Où mes aïeux jadis avaient tours et château,
Une blanche maison aux quatre vents ouverte.
Aux pieds d’un bois assise et se mirant dans l’eau !
…. Au seuil de la famille attendre mes vieux jours ;
Ne faire qu’un à tous, être sûr que toujours
La bouche qui me parle est une bouche amie,
Et, comme la colombe en son nid endormie,
Sous l’aile de mon âme avoir tous mes amours !


Ceux qui se promènent de tente en tente tans le désert de la civilisation sont les premiers à se lasser de la vie nomade. J’en fis l’observation à Ausone de Chancel après avoir lu ses vers ; il me répondît : « Le bon moyen d’aspirer au repos, c’est de remuer toujours. » Est-ce en vertu de ce principe allopathique, — contraria contrariis — qu’il parlait admirablement de la vie des vrais lettrés à laquelle il n’avait pu se soumettre ? Je ne sais, mais je n’ai jamais entendu un homme professer comme lui le respect des lettres, et la nécessité du travail. Ainsi que tant d’autres il avait, sans doute, la conception très élevée, très claire, mais l’action molle et l’exécution indécise. Il disait : « J’ai des chefs-d’œuvre dans la cervelle, mais ils s’y trouvent si bien qu’ils n’en veulent sortir ! »

Il s’était pris d’amitié pour moi, il me tutoyait et mon extrême jeunesse justifiait sa familiarité. Je lui avais montré mes vers ; il les avait examinés, épluchés avec une sévérité qui alors me sembla outrée ; rien ne le satisfit, ni l’idée, ni le plan, ni l’exécution ; il était impitoyable. — « Je te fais mal, me disait-il, je te permets de crier, mais c’est pour ton bien. Tout ce que tu as fait n’est bon qu’à allumer ton feu. » J’avais beau comprendre qu’il avait raison, je me débattais. Je lui communiquai la lettre que Victor Hugo m’avait écrite et, pendant qu’il la lisait, je ne le quittai pas des yeux. Une double impression se peignit sur son visage, le front était plissé, et la bouche souriait ; ce qui domina enfin fut un sentiment de commisération : « Pauvre petit ! il n’est vraiment pas permis de se moquer si emphatiquement d’un enfant. Si Hugo a lu tes vers, il les a trouvés misérables ; il te dit qu’ils sont beaux, il te verse un verre de son plus gros éloge, il te grise et fait de toi un claqueur pour son prochain drame. J’ai vu plus de cinquante lettres pareilles à celle-ci, écrites par lui à des morveux sans rime et sans césure ; il est coutumier du fait ; pourvu qu’il soit adoré, qu’importe l’adorateur ! Si tu regardes cette lettre comme un passeport pour la postérité, tu n’es qu’un nigaud. Ah ! tu crois qu’il s’agit tout simplement de lancer un pavé de deux cents vers contre la porte de la gloire pour l’enfoncer et aller te pavaner dans le temple ? Eh bien ! tu te trompes, mon garçon ; l’escalier est élevé, il a plus d’un étage, il faut le gravir sur les genoux et sur les coudes ; si tu roules à chaque degré et si tu retombes en bas, tu me feras le plaisir de n’en pas être surpris. Il y en a, je le sais, qui du premier élan, arrivent au palier supérieur, mais ceux-là sont des gens de génie. Or, non-seulement tu n’as pas de génie, mais tu n’as même pas de talent. Tu me trouves brutal ? Bath ! les amers sont fortifians. Tu sors du collège, tu crois que tu sais quelque chose, tu ne sais rien. Sais-tu lire ? A la façon dont tu écris, on en pourrait douter. »

J’étais atterré. Ausone de Chancel s’en aperçut et se mit à rire : « Allons, petit, ne te désole pas ; tout ce qui te fait défaut, tu peux l’acquérir. Sais-tu ce qui m’a manqué pour être quelqu’un ? Il m’a manqué l’assiduité au travail, sans quoi nul labeur ne porte fruit. Ne te plains pas ; ta vie matérielle est assurée et tu n’es pas obligé de payer la soupe du soir avec ton feuilleton du matin. C’est là une force que tu ne peux soupçonner ; si tu ne l’utilises pas, tu ne seras qu’un drôle. Si j’avais seulement eu 6,000 livres de rentes, j’aurais peut-être été un grand poète ; non, je les aurais mangées. Si tu te ruines, tu es une bête ; si tu ne travailles pas, tu es un sot. Sache ceci, qui est horrible : c’est l’indépendance de la fortune qui fait l’indépendance de la pensée ; tu n’es libre qu’à la condition d’avoir de quoi vivre. C’est absurde, mais c’est ainsi. Conserve ton saint-frusquin et tu seras maître de ta destinée. Travaille pendant dix ans, règle ta vie, donne-toi une tâche, sois sévère à toi-même, fais entrer dans ta cervelle tout ce qu’elle pourra contenir, et dans dix ans, si tu crois que tu as quelque chose à dire, dis-le. » Alors, avec une éloquence dont le souvenir m’émeut encore, il me traça un plan d’existence d’où le plaisir n’était pas exclu, mais où le travail divisé et varié tenait la meilleure place. Il me parlait de paléographie, d’archéologie, d’histoire, de métaphysique, d’histoire naturelle. « Hélas ! lui disais-je, je ne suis même pas bachelier ! — Tu ne le serais jamais, répondait-il, que je n’y verrais pas grand mal, c’est une simple formalité ; lorsque tu en seras débarrassé, tu te mettras sérieusement à la besogne. En attendant, lis les maîtres de la langue française ; ça ne t’apprendra pas à écrire, mais ça t’apprendra que tu ne sais pas écrire. » D’un geste de la main, je lui montrai les livres épars sur ma table. Il me comprit : « Ne dis pas de sottises ; je sais ce que tu lis : voilà de fameux professeurs ! Ils t’enseigneront comment on délaie sa pensée dans des mots inutiles et comment on fait danser des substantifs au milieu d’une farandole d’épithètes ; lis Candide et Zadig, lis La Bruyère, lis le dialogue d’Eucrate et de Sylla de Montesquieu, et si tu comprends le latin, lis Tacite. Tu sais, mon garçon, quand on confond les diamans avec les cailloux du Rhin, on est un mauvais lapidaire. »

Je le vois encore marchant dans mon cabinet : il avait pris un couteau d’ivoire qu’il brandissait comme une arme ; il était ému ; était-ce bien à moi qu’il s’adressait ? ses paroles ressemblaient à l’explosion d’un remords, et peut-être m’indiqua-t-il la route où il regrettait de n’avoir pas marché. Il me laissa abasourdi et plein de tristesse. Je descendis chez Louis de Cormenin, je lui répétai ce que je venais d’entendre ; nous restions face à face, désespérés, osant à peine lever les yeux l’un sur l’autre et nous disant : « Hélas ! nous ne sommes donc que des imbéciles ! » Le coup fut dur, mais opportun ; il était bon, fût-ce au prix d’une souffrance réelle, de nous rappeler à la raison d’où la lettre de Victor Hugo nous avait fait un peu sortir. Il était utile de nous faire montrer au début même de la vie, l’existence de l’écrivain telle qu’elle doit être, sérieuse, austère et constante au labeur. J’ai peu revu Ausone de Chancel, qui, quelques jours après cette conversation, se rendit à Alger. Mais j’ai conservé pour lui une reconnaissance profonde, car le premier il m’a désigné le but ; si je n’y ai pas touché, ce n’est pas sa faute.

Peu de temps après avoir vu mes illusions si brutalement bouleversées, les hasards de ma vie me mirent en rapport avec un homme qui, lui aussi, par ses conseils, son intelligence et sa bonté, devait exercer sur moi une influence décisive. J’étais souffrant et, malgré ma haute taille, assez chétif. Des crachemens de sang fréquens m’avaient affaibli et les médecins me prescrivirent les bains de mer. Je partis pour Pornic. C’était alors une petite ville placée au fond d’une crique assez profonde qui servait de port. Les environs, dénudés par le hâte, étaient tristes et ravagés ; sauf un bouquet d’arbres que l’on appelait prétentieusement le bois des Colombes, on n’apercevait que de maigres tamarix, courbés sous la brise du large et brûlés par l’air salin. Un point bleu qui, au loin, tachait l’océan, était l’île de Noirmoutiers. Il n’y avait qu’une grande auberge située dans une espèce de pâtis où les marins, venaient danser le dimanche. C’était le rendez-vous des légitimistes de Bretagne et d’Anjou ; on était fort irrévérencieux pour la famille d’Orléans et on ne parlait de « monseigneur » qu’avec des génuflexions. On se mêlait peu, et la différence des opinions politiques traçait entre les baigneurs des démarcations que l’on se gardait de franchir. Il ne m’en souciait. J’avais dix-huit ans ; je n’aurais laisser tomber un fétu, ni pour les uns, ni pour les autres : Armagnac et Bourgogne m’étaient également indifférens, et j’aurais donné, je donnerais encore, tous les trônes du monde pour une belle pièce de vers. Les légitimistes se groupaient volontiers autour du comte de Courtarvel, pair de France, aimable et courtois, auquel son grand âge valait un ascendant mérité ; les orléanistes, — fort rares du reste, — se réunissaient à la Malouine, petite maison de plaisance, bâtie près de la mer, qu’habitait le prince de la Moskowa. On avait promptement reconnu que j’étais un gamin sans importance, et des deux côtés on m’avait accueilli avec bonne grâce. J’en profitais peu ; j’étais déjà de tempérament solitaire et, pendant que l’on faisait des cavalcades, j’allais volontiers m’asseoir à l’ombre de quelque rocher afin de lire ou de barbouiller des aquarelles. Parfois j’avais un compagnon de promenade pour lequel je m’étais pris d’une affection respectueuse que commandaient l’âge, le savoir, l’intelligence et l’extrême aménité du caractère. Cet homme, qui ne dédaignait pas la compagnie d’un enfant à peine sorti du collège, était le chevalier Amédée Jaubert. Comment un tel homme, qui était alors le premier de nos orientalistes, dont la conversation aurait dû être recherchée par tous les esprits, graves, se plaisait-il à causer avec moi ? Je crois l’avoir deviné plus tard ; j’étais un auditeur très attentif, et le chevalier Jaubert aimait à causer. Il avait alors soixante et un ans et me paraissait un vieillard. Malgré son teint brun, malgré son visage mal équarri, où la saillie du nez était excessive, malgré l’apparence osseuse de toute sa personne, malgré ses distractions perpétuelles, il y avait en lui une douceur d’expression et une force contenue qu’il était difficile de ne pas aimer. Je le sentais si indulgent, si paternel, qu’oubliant la différence d’âge qui aurait dû me rendre plus réservé, je l’avais pris pour confident de mes rêveries. Avec une bonté sans égale, il m’avait demandé de lui lire quelques-uns de mes vers. Il secouait la tête en les écoutant, un sourire dont la bienveillance n’effaçait pas l’ironie effleurait ses lèvres ; lorsque j’eus fini, il me dit : « Plus de facilité que de talent » il ne peut guère en être autrement à votre âge ; expression trop précise, pensée trop confuse ; vous êtes comme tous les jeunes gens, vous manquez de réflexion, ça viendra plus tard. » Il se mit alors à me parler des poètes orientaux ; pour la première fois j’entendais les noms de Chanfara, de Sâadi, d’Imr’oul Keis ; les fragmens qu’il me récitait me transportaient de joie. Il s’animait lui-même, un souffle de jeunesse revenait en lui. Il me disait : « Tout peut se dire en deux mots, tout peut se faire comprendre en deux vers. Écoutez ce cri désespéré d’un homme qui aime ; c’est un distique, un simple distique de Sâadi et, bien prosaïquement, cela s’appelle : le Chameau. « — Si près de toi et pourtant si loin de toi, — comme le chameau qui porte les outres et qui meurt de soif ! » — Cela ne vaut-il pas toutes les jérémiades, toutes les violences, toutes les invraisemblances du romantisme ? » — Je me hasardai à lui parler des Orientales de Victor Hugo ; il me répondit avec un léger haussement d’épaules : « Faire des orientales sans connaître l’Orient, c’est faire un civet sans avoir de lièvre, » J’étais indigné, mais n’en laissai rien paraître.

Que d’heures fructueuses j’ai passées à l’écouter, lorsqu’il me disait les légendes musulmanes, l’histoire de Joussouf-ben-Jacoûb, de Soliman-ben-Dâoud » de Balkis, fille de Hadhad, mère de Menilek, et qui était la reine de Saba ! mais combien plus encore j’étais intéressé lorsqu’il me racontait ses propres aventures ! Je le contemplais avec vénération, car il avait été le témoin d’événemens qui semblent plutôt tenir de la fable que de la réalité. Il n’avait pas encore vingt ans qu’il partait pour l’Égypte avec Bonaparte en qualité d’interprète des langues orientales. Pendant toute l’expédition, il ne quitta pas le jeune général, qui rêvait alors de conquérir l’Orient et d’établir à Constantinople le centre de ses empires. Djezzar-Pacha et sir Sidney Smith brisèrent son rêve à Saint-Jean-d’Acre. Le chevalier Jaubert était avec lui aux Pyramides, à la révolte du Caire, à Jaffa, au Mont-Thabor ; à ses côtés, il présidait le divan ; avec lui il revint en France, et assista au coup de main du 18 brumaire. Un jour qu’il venait de me parler longuement de la conquête de l’Égypte par l’armée française, je lui dis : « Qu’était-ce que Bonaparte à cette époque ? » Il me répondit : « C’était Iskender Doulkarneim, c’était Alexandre aux deux cornes, l’Alexandre légendaire et fabuleux tel que l’ont chanté les poètes persans. C’était le dieu de la guerre ; ses conceptions dépassaient les limites du monde ; il étouffait en Égypte, il étouffait en France, il étouffait en Europe, il eût étouffé dans l’univers. Malgré ses victoires, malgré ses conquêtes, il a toujours regardé du côté de l’Orient ; il y avait là quelque chose de mystérieux et d’insondé qui l’attirait. Il avait des agens qui parlaient de lui aux peuplades barbares ; les Druzes l’ont pris pour l’incarnation d’Ali ; les montagnards du Caucase l’ont appelé, et les quatre millions de Bédouins qui vivent libres, sans maîtres, au-delà du Djebel-Hauran, entre le Jourdain et l’Euphrate, étaient prêts à lui obéir, car ils avaient été pratiqués par un certain Levantin, nommé Lascaris, qui était son homme et son envoyé secret. Moi-même j’ai été chargé d’une mission confidentielle auprès de Feth-Ali-Chah, qui était roi de Perse. »

Il me raconta alors, avec les mille détails où se complaisent les héros des aventures oubliées, qu’en 1804 Napoléon l’avait expédié en Perse, où il devait négocier directement avec « le roi des rois » un traité d’alliance qui assurât à la France la coopération des armées persanes dans le cas où nous aurions la guerre avec la Russie. Le voyage était périlleux ; la Porte Ottomane ne permettait à aucun Européen de pénétrer dans ses provinces d’Asie-Mineure ; le chevalier Jaubert fut donc obligé de se déguiser en marchand arménien et de prétexter un pèlerinage à Erivan pour traverser le pays des Kurdes et franchir les frontières de Perse. Malgré bien des alertes et plus d’un danger, on était arrivé sain et sauf à Bayezid. Là commandait Mahmoud-Pacha, qui coupait volontiers la tête de ses parens et qui semble n’avoir eu que peu de respect pour les traditions de l’hospitalité musulmane. Il organisa un guet-apens dans lequel tomba le chevalier Jaubert à la frontière même du territoire persan. Le malheureux voyageur fut garrotté et ramené à Bayezid ; on le conduisit à la citadelle, qui était un vieux château fort construit au temps de la conquête de l’Arménie par Bajazet Ilderim ; après l’avoir dépouillé des objets précieux, de l’argent, des papiers dont il était porteur, on lui passa une corde sous les aisselles et on le descendit dans une sorte de citerne desséchée, où il resta quatre mois. À ce point de son récit, le chevalier Jaubert devenait un peu confus : discrétion ou modestie ? je ne sais. Il laissait comprendre plutôt qu’il ne disait qu’une jeune Arménienne, parente du gouverneur de la citadelle, s’était intéressée à lui et que souvent elle s’approchait du trou qui servait d’orifice à sa prison. Le cœur des femmes compatit volontiers aux souffrances des prisonniers ; il me paraît évident qu’on lia partie et que Jaubert put ainsi faire parvenir des lettres adressées, d’une part, au shah de Perse lui-même, et, d’autre part, au général Sébastiani, qui était alors ambassadeur de France à Constantinople. Le sentiment qu’il avait inspiré à l’Arménienne n’aurait été sans doute qu’une distraction à sa captivité, qui fut très dure, si la mort n’était intervenue pour le délivrer. Une caravane venant du Diarbékir entra à Bayezid et y apporta la peste. Mahmoud-Pacha mourut ; son fils Achmet-Bey, qui avait pris sa place, fut emporté peu de jours après. Les Kurdes étaient consternés et disaient : « C’est parce que l’on persécute ce voyageur chrétien que l’ange exterminateur nous frappe sans relâche. » Sur ces entrefaites, des ordres de la Sublime-Porte arrivèrent, auxquels le nouveau gouverneur de Bayezid, Ibrahim-Pacha, n’osa résister. On devait rendre immédiatement le chevalier Jaubert à la liberté et lui restituer tous les objets qui lui avaient été enlevés. « J’éprouvai alors, me disait-il, une sensation d’ineffable volupté. — De vous sentir enfin libre ? — Non, de pouvoir changer de costume, car depuis quatre mois je n’avais pas quitté le même vêtement. »

Le chevalier Jaubert continua sa route et arriva sans encombre à Téhéran, où il s’acquitta de la mission qui lui avait été confiée. Il séjourna en Perse pendant plus de deux années ; il faisait la grimace en parlant du fameux vin de Schiraz. Mais avec quelle admiration il décrivait le vieil Ispahan et les ruines de Persépolis ! Il regrettait de n’avoir pu relever les inscriptions accompagnées de figures qui sont sur les rochers de Bissoutoum et de Kirmanchah ; puis il revenait à ses chères légendes et me racontait l’histoire de Kosrou Parvis et de la belle Schirin. Avec ce guide si sûr et si instruit, je plongeais dans le monde des Mille et une Nuits et je m’y délectais. En souriant, je l’appelais Scheherazade, et cela ne lui déplaisait point. Lorsqu’il revint vers l’Europe, il s’arrêta quelque temps à Constantinople et y fut témoin des incidens qui précédèrent et suivirent l’avènement de sultan Mahmoud. La mort de sultan Sélim, celle de sultan Moustapha, n’avaient point apaisé les janissaires, qui s’insurgeaient contre le nouveau système militaire que l’on essayait d’introduire dans l’armée ottomane. Ils renversèrent leurs marmites et marchèrent contre l’ennemi public. Pour eux, l’ennemi public, c’était Moustapha-Pacha-Barïactar, qui, détrônant sultan Moustapha, avait proclamé sultan Mahmoud. Moustapha-Pacha-Barïactar fut brûlé dans sa tour avec sa favorite et son kisslar-aga (chef des eunuques noirs). Le calme se rétablit, et les janissaires redevinrent les maîtres. Le chevalier Jaubert était persuadé que c’est pendant cette révolte que sultan Mahmoud, réfugié, tremblant au fond du vieux Seraï, s’était juré de détruire la milice qui dressait et brisait les trônes à son gré. Il se tint parole ; on put s’en apercevoir le 15 juin 1826. Ces événement avaient laissé des traces profondes dans l’esprit du chevalier Jaubert, moins cependant que l’aspect même des pays qu’il avait visités. Il ne tarissait pas sur la beauté des paysages orientaux, et plus- d’une fois j’ai surpris de l’émotion sur son visage lorsqu’il me parlait des palmiers de Bédreschein, des bords du Nil, des montagnes d’Erzeroum et des coteaux boisés que l’on voit de Trébizonde. Souvent il me disait : « En France, nous manquons de soleil, rien n’est beau que par la lumière ; ici, tout est brumeux et comme obscur. » Il avait ses regrets et aussi ses rêveries. « Ah ! me disait-il, si j’avais votre indépendance et votre âge, je partirais, je dirais adieu à cette vieille Europe où tout est prévu, où les idées comme les routes sont tirées au cordeau. Je m’en irais en Orient, je suivrais l’itinéraire d’Alexandre, et je rapporterais de mon voyage une somme d’impressions, d’observations, de connaissances qui ne me seraient pas inutiles. Quand vous aurez terminé vos études, allez-vous-en, traversez la Méditerranée, débarquez où vous voudrez, en Égypte, en Syrie, en Asie-Mineure, peu importe et poussez devant vous ! Il est bon, quand on est jeune, de marcher à l’aventure, de se mêler aux nations étrangères et de voir d’autres hommes que ses compatriotes. Partez ; si les hasards de votre route vous conduisent en Arménie, allez jusqu’à Bayezid, regardez, en pensant à moi, la citerne abandonnée où j’ai souffert pendant de longues semaines, et, si je vis encore, rapportez-moi un bouquet de noisettes cueilli dans les jardins du gouverneur, car la bonne Arménienne qui s’était intéressée à moi, lorsqu’elle se penchait le soir au-dessus du caveau où j’étais emprisonné, me jetait quelques noisettes que je mangeais avec plaisir. »

J’ai toujours cru que les conversations du chevalier Jaubert avaient, plus que tout autre chose, déterminé ce goût des voyages qui a été la passion, — la seule passion, — de ma jeunesse. C’est à lui que je dois d’avoir étudié les livres orientaux et d’avoir regardé dans le trésor des traditions musulmanes. Je n’ai point oublié cet homme savant, cet homme de bien, cet homme à la fois héroïque et simple, pour lequel l’accomplissement du devoir était en quelque sorte une vertu naturelle ; ce n’est pas sans émotion, encore aujourd’hui, que je me rappelle l’hospitalité intellectuelle que sa bonté m’avait offerte. En 1850, dix ans après l’avoir rencontré, je me dirigeais vers l’Arménie, où je ne pus parvenir. À cette heure, le chevalier Jaubert n’était plus. Après qu’une justice tardive pour tant de services rendus l’eut appelé à la pairie en 1841, il était mort en 1847, laissant un impérissable souvenir à ceux qui l’ont connu[1].

VI. — LE TEMPS PERDU.

Au mois d’août 1841, Louis de Cormenin et moi nous étions reçus bacheliers ès-lettres. Les examinateurs devant lesquels j’eus à m’asseoir et à répondre ont été célèbres en leur temps. C’était Victor Leclerc, dont j’avais lu l’excellent livre sur les Journaux chez les Romains, homme très doux, comme les vrais savans, et dont l’indulgence nous était précieuse ; c’était Saint-Marc Girardin, spirituel, ironique et aimant un peu trop à embarrasser les candidats ; c’était Guigniaut, de visage triste et de formes courtoises, alors absorbé par sa traduction de la Symbolique de Greuzer, et enfin Lefébure de Fourcy, mathématicien grincheux, parfois brutal et qui, par ses coups de boutoir, démontait les plus intrépides. Tous les quatre sont morts. Tant bien que mal, je répondis à leurs questions et j’eus mon diplôme en poche. Cela ne prouvait rien, cela ne servait à rien ; en somme, on me délivrait un certificat d’études, ce qui eût dû me paraître étrange, car mieux que personne je savais que je n’avais pas étudié et qu’il m’avait fallu une année à peine pour apprendre ce que le collège avait mis dix ans à ne pas m’enseigner.

« Il faut travailler ; » m’avait dit Ausone de Chancel ; « il faut voyager, » m’avait dit le chevalier Jaubert. Je ne me crus donc nullement quitte envers l’étude parce que l’on m’avait donné un parchemin où j’étais qualifié d’impétrant. Pour ma famille, il n’en était pas ainsi : j’en avais fini avec les écoles, je quittais la robe prétexte, j’allais revêtir la robe virile ; hier j’étais un enfant, aujourd’hui je suis un homme. Puisque que je suis bachelier, toute carrière m’est ouverte. Laquelle vais-je choisir ? Il faut se décider tout de suite et sans plus tarder. La bataille fut rude, mais je l’attendais et j’étais résolu. Je demandai du temps pour réfléchir, on ne m’en laissa point et j’eus à me prononcer : diplomate ou magistrat ? Je répondis : « Ni l’un ni l’autre, » et je déclarai que je serais homme de lettres, rien de plus, rien de moins. Quelle tempête ! J’avais écrivassé quelques vers et quelque prose ; j’avais barbouillé quelques aquarelles : poésie, peinture, arts d’agrément, bons tout au plus à distraire un oisif ; mais ça n’a rien de sérieux, à moins d’être un Corneille ou un Raphaël, et je n’étais ni l’un ni l’autre ; c’était un métier de meurt-de-faim, qui mène à la misère, sinon au déshonneur. Je tins bon. La tempête devint ouragan. Puisque je voulais absolument être écrivain, je n’avais qu’à me mettre à la besogne, à faire une pièce de théâtre et un roman. Si la Comédie-Française jouait ma pièce, si mon roman avait plusieurs éditions, on verrait alors si l’on pouvait m’autoriser à donner suite à mes projets. Je répondis : « Je débuterai dans dix ans, lorsque j’aurai travaillé et voyagé. » On jeta un cri : « Il est fou ! » Je coupai court à la discussion en disant : « Je suis orphelin ; dans dix-huit mois je serai majeur, alors je m’appartiendrai, c’est pourquoi je trouve juste de m’appartenir dès aujourd’hui. » Il fallut en passer par là, car on n’avait aucun moyen de coercition contre moi ; mais je pus voir, à l’attitude adoptée à mon égard, que j’avais gravement mécontenté ma famille. J’ajouterai que, depuis quarante ans que j’ai pris ce parti, je ne l’ai jamais regretté.

Pendant que l’on me sermonnait pour me faire entrer dans une carrière a à cravate blanche, » M. de Cormenin rêvait pour son fils une autre destinée, et il se préparait à lui ouvrir les portes de l’École normale, non pas qu’il voulût lui faire endosser la toge universitaire, mais parce qu’il considérait qu’un supplément de fortes études développerait en lui des facultés que l’enseignement du collège avait peine éveillées. En cela il se trompait. Comme tant d’autres, Louis devait se développer seul, au hasard des impulsions de sa curiosité. Sans être laborieux, il avait été bon écolier et avait obtenu en histoire des succès au concours général, où il disputait les prix au duc de Montpensier, ce qui mettait en liesse les journaux de l’opposition ; mais il avait un peu négligé les humanités proprement dites, et il fallait le remettre au grec et au latin. Il fut donc confié à deux répétiteurs qui chaque jour venaient passer une couple d’heures avec lui. L’un était un vieux Péloponésiaque, nommé Nicolopoulo, qui avait été mêlé à l’insurrection du prince Ypsilanti et qui menait en France la triste existence d’un émigré donnant des leçons pour vivre ; l’autre, — que je ne nommerai pas, — avait traversé l’université et bien des aventures qui l’avaient quelque peu défiguré en lui traçant une cicatrice profonde entre les deux narines. Nous l’appelions Bipif, car il semblait avoir un double nez comme certains chiens de chasse. Il y avait, il y eut toujours entre Louis et moi une différence essentielle. J’entrais tout de suite en lutte, je me ruais sur l’obstacle et je soutenais le combat jusqu’à épuisement de forces. Avec ce système, j’ai souvent été vaincu. Louis, au contraire, ne résistait jamais ; il avait toutes les apparences de la soumission, n’obéissait néanmoins qu’à sa seule volonté et usait les patiences les plus robustes. Il était décidé à ne se point présenter aux examens d’admission pour l’École normale ; mais, ne voulant point batailler contre son père, il accepta les professeurs qu’on lui imposait et les lassa. Du jour au lendemain, il était devenu obtus, ne comprenait rien aux explications qu’on lui donnait, avait oublié les règles de la grammaire et prenait un air naïf pour demander si La Fontaine avait traduit la Psyché d’Apulée, ou si, au contraire, Apulée avait traduit la Psyché de La Fontaine. Ce qui ne nous empêchait pas, lorsque nous étions ensemble, d’essayer de mettre en vers français le Prométhée d’Eschyle. Au bout de six mois, les répétiteurs et M. de Cormenin étaient domptés. Louis paraissait attristé et riait dans sa barbe. Nicolopoulo lui fit des adieux touchans et pour l’encourager au travail lui donna l’Introduction à l’étude de la langue grecque, par le père Bonaventure Giraudeau. Sur le premier feuillet il écrivit son nom en belles majuscules grecques et s’en alla pour ne jamais revenir près d’un élève aussi récalcitrant. L’honnête Bipif ne resta pas plus longtemps avec son écolier ; on s’aperçut qu’il était en correspondance avec un certain Pinel, qui était quelque chose à la préfecture de police. M. de Cormenin se hâta de s’en séparer, et il ne fut plus question de l’École normale. On décida alors que Louis ferait son droit ; il y mit une sage lenteur et finit cependant par être licencié.

La suppression des répétiteurs donnait à Louis plus de liberté ; nous en profitions pour faire ce que nous appelions un peu arbitrairement des études d’art, c’est-à-dire pour suivre les ventes publiques qui, alors, avaient lieu rue des Jeûneurs ou place de la Bourse, à l’hôtel Bullion. Il y eut cette année-là, — 1842, — trois ventes célèbres : la vente de Bruges-Dumesnil, la vente Lesueur, la vente Chéronnet. — J’ai vu là défiler sous mes yeux des objets de haute curiosité, des armes, des ivoires, des meubles italiens, des verreries de Venise, des gemmes dignes de figurer dans les plus riches musées. C’est à la vente Lesueur, composée d’armes et d’armures, que je rencontrai Roger de Beauvoir, qui y assistait assidûment. Il venait de publier le Chevalier de Saint-George ; je m’étais permis de lui en parler, et la connaissance avait été bientôt faite. Roger de Beauvoir, que son roman l’Ecolier de Cluny avait rendu célèbre en 1832, avait alors trente-trois ans, et il était dans toute sa beauté. D’une élégance recherchée, portant mieux que personne les redingotes à larges revers en velours qui étaient de mode à cette époque, il avait grand air et bonne façon ; avec sa barbe noire, ses longs cheveux frisés par des mains habiles, l’éclat de son sourire, son regard joyeux, il ressemblait à ces jeunes seigneurs vénitiens que Paul Véronèse a assis à la table des Noces de Cana. Il était renommé pour ses bonnes fortunes, ses excentricités et sa vie tapageuse. C’était un des demi-dieux de la littérature romantique, et je le regardais avec une certaine admiration. Le demi-dieu, du reste, était d’accès facile et se laissait adorer avec bonhomie. Il ne détestait pas les louanges, et, comme je lui avais récité quelques vers de son volume la Cape et l’Epée, nous étions bons amis. Il avait été, cet hiver même, le héros d’une petite mésaventure qui avait fait quelque bruit. Paillet, le célèbre avocat dont le souvenir n’est pas près de s’éteindre au Palais de justice, avait donné un bal costumé ; au milieu des bergères Pompadour et des seigneurs Henri II, Roger de Beauvoir était apparu en chevalier du XIVe siècle. Il portait les jambières, les cuissards, les brassards et la cuirasse. Son heaume était rattaché au gorgerin, et, pour être tout à fait « moyen âge, » il avait rabattu sa visière. Il fut fort admiré. Il y avait beaucoup de lumières, beaucoup de monde, la chaleur était intense. Enveloppé de sa ferraille, Roger de Beauvoir cuisait au bain-marie ; néanmoins il voulut valser, valsa, manqua d’air, s’évanouit et tomba avec le fracas d’une panoplie qui dégringole dans un musée. On l’emporta ; on eut quelque peine à déboucler les lanières du gorgerin, et, lorsque l’on parvint à le dégager, il était temps, car la syncope se prolongeait. Il était vaillant ; il quitta sa carapace de fer, n’abandonna pas le bal et continua à danser « en buffle. »

La leçon ne lui profita guère ; les spectres de Chandos et de Du Guesclin hantaient son sommeil ; il rêvait de rompre des lances et de crier : « Los aux dames ! » Je fus très surpris, un jour, de le voir entrer chez moi, plus surpris encore, mais charmé, lorsqu’il m’expliqua le motif de sa visite. Sans préambule il me dit : « Il faut ressusciter le moyen âge ; nous périssons d’ennui ; nous nous noyons dans la médiocrité ; les traditions se perdent, c’est à nous de les faire revivre et de sauver la France qui s’étiole et va mourir ; elle a les pâles couleurs, fortifions-la en lui donnant du fer. » J’écoutais et je ne comprenais pas. Roger de Beauvoir reprit : « Je viens vous proposer une affaire ; nous allons créer une société en commandite dans le dessein de refaire le tempérament de la France par un traitement à la foi physique et moral. Rien n’est plus facile ; nous achetons les terrains de l’ancien jardin Tivoli ; nous faisons venir de Syrie et d’Algérie des chevaux arabes et des chevaux barbes qui sont les plus résistans que l’on connaisse ; nous acquérons de gré à gré ou en vente publique toutes les armures que nous pourrons découvrir ; au besoin, nous intéressons à notre affaire le gouvernement, qui met à notre disposition les armures qu’il conserve soit au musée d’artillerie, soit dans les arsenaux, et alors vous comprenez ? — Non, je ne comprends pas. — C’est cependant bien simple ; une fois que nous avons réuni entre nos mains tout le matériel qui nous est nécessaire, nous fondons la société des champs clos de France ; nous nommons Victor Hugo président d’honneur, parce qu’il a chanté le Pas d’armes du roi Jean, et nous donnons des tournois auxquels nous convions l’Europe entière. Ce sera admirable. Toutes les semaines, un tournoi à lance émoussée ; deux fois par an, un tournoi à lance franche ; il faut qu’il y ait du sang entre les barrières comme au temps de Montgomery. L’affaire est magnifique ; tout le monde souscrira ; le prix des places seul constituera un revenu considérable ; non-seulement nous aurons relevé le moral du pays, mais nous aurons fait fortune. Les actions seront émises à mille francs ; combien dois-je vous en réserver ? »

Ce projet me parut d’une beauté supérieure, et ce ne fut pas sans baisser la tête avec humiliation que j’avouai à Roger de Beauvoir que, n’ayant pas encore vingt et un ans, j’étais en puissance de tutelle, et que, par conséquent, je ne pouvais prendre aucun engagement immédiat ; mais je me hâtai d’ajouter que, dès le soir même, j’en parlerais à mon tuteur. Roger de Beauvoir fit une moue assez dédaigneuse : « Tous les tuteurs, me dit-il, sont plus ou moins des Bartholos ; ils admirent Népomucène Lemercier et savent par cœur le récit de Théramène ; ce sont des êtres déshérités par la nature, qui ne comprennent pas le moyen âge et méprisent le ragoût truculent des combats en champ clos. Faire admettre à un tuteur qu’une maille de Milan vaut mieux qu’une redingote à la propriétaire, c’est une entreprise hardie. Essayez néanmoins, car il ne faut avoir rien à nous reprocher ; mais je doute que vous réussissiez. » — Moi aussi j’en doutais ; cependant je tins parole. Mon tuteur m’écouta sans broncher, puis me dit : « Où donnerez-vous vos tournois ? — Dans l’ancien Tivoli. — L’emplacement est peu convenable, me répondit-il ; vous devriez les donner dans la grande cour de Charenton ; là, du moins, vous seriez chez vous. » Je ne fus donc pas actionnaire des champs clos de France, et j’eus cela de commun avec toutes les personnes auxquelles Roger de Beauvoir fit part de son projet. Louis de Cormenin et moi, nous étions furieux de mon échec, et nous gémissions sur l’inintelligence des grands parens.

Nous vivions alors sans occupation déterminée ; nous vaguions au hasard dans l’existence, suivant notre fantaisie, touchant à bien des choses, n’approfondissant rien, découvrant ce que tout le monde savait, ne perdant pas notre temps et cependant ne l’employant à rien de sérieux. Je faisais de tout : de la peinture, des vers, de l’anatomie, de l’archéologie, de la métaphysique et même du magnétisme. Louis en plaisantait et disait : « Nous sommes pareils aux marmites des noces de Gamache ; tout mijote dans la même sauce, et ça ne fait pas de bonne cuisine. » — Ce fut vers cette époque, c’est-à-dire à la fin de 1841 ou au début, de 1842, que nous entrâmes en relation avec un groupe de jeunes gens un peu plus âgés que nous, alertes, ambitieux, cherchant fortune et réunis entre eux par des idées ou des habitudes communes, s’imaginant volontiers qu’ils formaient une société analogue aux Treize, de Balzac, et rêvant de faire leur trouée dans la foule. — Pour plusieurs, ce rêve ne fut pas déçu. — Qui les avait rassemblés ? Est-ce le hasard, est-ce la vie de collège ? Je ne sais, je ne me rappelle même pas dans quelle circonstance précise je les ai connus. — Ils semblaient s’être donné rendez-vous de tous les coins de l’horizon social. L’un portait un nom célèbre et était le petit-fils d’un garde des sceaux ; l’autre était le fils d’un marquis, ambassadeur d’Espagne au congrès devienne ; un troisième était le neveu d’un épicier de Bordeaux ; deux autres étaient les fils d’un employé, un sixième appartenait, par sa famille, à la haute magistrature. Ils étaient au nombre de sept, se nommaient les cousins d’Isis, se laissaient côtoyer, restaient exclusifs, prêts à profiter de l’aide d’autrui, mais ne s’ouvraient pas et ne laissaient entrer personne dans leur intimité. Dans ce petit groupe, on jouait volontiers à la noblesse ; ceux qui n’avaient point d’armoiries s’en fabriquaient, ce qui avait au moins le bon résultat de leur faire étudier le blason. L’un d’eux, plein d’esprit et de rares qualités, se désespérait de n’avoir pas d’armes « à enquérir, » comme les Bouillon et les Marana. — Quelques-uns sont tombés en route et ont disparu dans d’humbles conditions, d’autres sont arrivés. Deux de ces jeunes gens, Paul de Molènes et Henri Rolland de Villarceaux, ont marqué dans les lettres ; pour ce dernier j’ai éprouvé une vive affection.

Paul de Molènes s’est successivement appelé Paul Gâchon, Gâchon de Molènes, Paul de Molènes, le comte de Molènes. Tout cela fut légal ; il avait obtenu de reprendre le nom de sa mère et il reçut un titre de je ne sais plus quelle chancellerie. C’était un grand garçon blond, dégingandé, de tenue peu correcte, expansif, avec un visage en lame de couteau et une bonhomie simple qui n’était pas sans charme. Il était bon camarade, rieur et d’un entrain qui n’excluait pas la sagesse d’un talent précoce. Il commençait alors à faire connaître son nom ; ses premiers travaux littéraires furent remarqués. Malgré son extrême jeunesse, la Revue des Deux Mondes l’avait accueilli ; il y débuta, le 15 février 1842, par une étude sur Alphonse Karr, bientôt suivie d’une nouvelle : le Chevalier de Tréfleur, qui eut du succès. Sur le premier volume qu’il publia, son nom est suivi de la mention : cousin d’Isis. Cet esprit très actif, mal à l’aise dans les occupations sédentaires, n’était pas pour être satisfait des joies que donne le culte des lettres. Il y avait en lui du condottiere ; il regrettait le temps où les Angevins se jetaient en Sicile. Il eût voulu vivre à l’âge des croisades pour devenir duc d’Athènes et marquis d’Eleusis ; il disait : « Quelle misère ! ne pouvoir même pas conquérir la principauté de Trébizonde. » — Il était né aventureux ; il aimait la guerre pour la guerre ; il tressaillait au son des trompettes et il estimait que le bruit du canon est une harmonie délicieuse. Il avait beau faire de l’escrime et de l’équitation, rechercher les exercices violens, quelque chose d’inassouvi était en lui qu’il ne pouvait calmer. Il me racontait qu’ayant été à Vincennes, et qu’ayant vu des piles de boulets amassés dans les cours du fort, il avait, en quelque sorte, été pris de frénésie ; il s’était exalté et avait rêvé qu’il lançait lui-même ces boulets à travers l’Europe, détruisant les villes, tuant les hommes, brûlant les moissons et ravageant les campagnes. « Mais pourquoi ? lui disais-je. — Pour rien, répondit-il, pour faire la guerre ! » Ces ardeurs qui l’emportaient et qu’il ne parvenait pas à apaiser, le poussaient parfois à des excès de polémique qu’il eût mieux fait d’éviter. Il attaqua Balzac avec une extrême acrimonie (Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1842) et n’eut pas à s’en féliciter. Balzac le houspilla de telle sorte qu’il se le tint pour dit et n’y revint plus[2]. Molènes ne trouva sa voie qu’en 1848. Après la révolution qui brisa le trône élevé en 1830, on créa la garde mobile pour arracher à l’émeute et discipliner la jeunesse turbulente dont l’oisiveté et l’esprit d’aventure offraient alors plus d’un péril pour un gouvernement improvisé et peu solide. Molènes s’enrôla et fut élu lieutenant par ses camarades. Pendant l’insurrection de juin, en attaquant une barricade dans la rue Saint-Jacques, à la tête de sa compagnie, il fut blessé. Il croyait son avenir militaire assuré et était convaincu qu’il passerait dans l’armée régulière avec le grade que son héroïsme avait consacré. Il n’en fut rien. On lui donna le choix : rendre ses épaulettes et s’engager en qualité de simple soldat, ou rentrer dans la vie civile. Il n’hésita pas et devint spahis. Dès lors écrivant, se battant, il mena la vie de plume et d’épée qui lui était chère. Il ne tarda pas à être promu officier ; on avait été touché de tant de bon vouloir, on lui tint compte des services rendus et bientôt il put faire broder sur sa manche le galon d’argent des sous-lieutenans. Il fut en Crimée, il fut en Italie, valeureux partout, se plaisant aux coups de sabre et recherchant les aventures qu’il racontait ensuite d’un style vif et rapide qui sonnait la charge. Il y avait deux hommes en lui : celui qui courait au danger avec une sorte d’ivresse, et celui qui se dominait assez pour analyser ses impressions, les retenir et les mettre en récit : phénomène dont il a été un exemple complet. Comme tant d’hommes qui ont impunément traversé les volées de mitraille et les ouragans de cavalerie, il devait mourir des suites d’un accident banal. Au mois de mars 1862, — il était alors chef d’escadron, — il tomba de cheval dans un manège ; la chute fut grave, si grave, que le pauvre Molènes rendit son âme au dieu des batailles qu’il avait toujours adoré. Parmi les écrivains de notre temps, il fut un type spécial, une sorte de chevalier errant des lettres et des armes, un peu à l’étroit dans une époque trop précise pour ses aspirations, trompé par la destinée, car il eût voulu périr l’épée en main, dans une action d’éclat qui eût immortalisé son nom, et il finit obscurément dans une petite ville de province où l’avait placé le hasard de la vie militaire.

Quand il nous quitta pour toujours, il y avait déjà quatorze ans qu’Henri Rolland de Villarceaux, son cousin d’Isis, était mort ; ils avaient été très liés ensemble, et cependant il n’y avait entre eux aucun rapport de talent, de caractère et d’allure. Henri Rolland était un petit homme d’apparence chétive, extrêmement spirituel, délicat dans ses goûts, d’expression très fine, de manière distinguées, légèrement railleur et timide. Pendant que Molènes entrait en heurtant les portes, lançait son chapeau sur la table, s’asseyait bruyamment, distribuait des poignées de main trop secouées et ne modérait guère les éclats de sa voix, Henri Rolland se faufilait le long des murs, échangeait un sourire avec ses amis, choisissait la place la plus humble et semblait écouter. Mais lorsque la conversation généralisée lui permettait de prendre la parole, il commandait l’attention, et les plus beaux causeurs étaient forcés de se taire devant lui. Il était ingénieux, et son esprit toujours en recherche, lui faisait apercevoir dans des œuvres déjà étudiées mille détails qui avaient échappé aux plus perspicaces. Il eût été un critique incomparable, supérieur à ceux qui, de notre temps, ont eu de hautes réputations. Sa famille le destinait, je crois, à une de ces carrières administratives qui s’ouvrent par le surnumérariat et se ferment comme une impasse, dans le cabinet d’un chef de bureau. Il regimba, car, lui aussi, il ne voulait qu’écrire et il donna une preuve immédiate, sinon de son talent, du moins de ses aptitudes. A peine sorti du collège, en 1840, il publia l’Ecolier dans les Français peints par eux-mêmes. Se voir imprimé à dix-neuf ans, lire son nom à côté de ceux de J. Janin, de Balzac, de Théophile Gautier, c’était une bonne fortune qui eût pu lui tourner la tête. Il eut une déconvenue qui calma son enthousiasme. Il avait calculé que le prix de son article lui permettrait de se faire confectionner un costume régence, y compris la perruque et l’épée, avec lequel il pourrait faire bonne figure aux bals de l’Opéra. L’éditeur fut d’un autre avis et, afin d’être utile à un jeune homme qui devait avoir besoin de compléter son instruction, il le paya en livres, vieux volumes que les quais réclamaient. Henri Rolland fut de méchante humeur, mais l’éditeur ne démordit pas, et le pauvre débutant littéraire s’en alla tout déconfit de sa mésaventure. Il avait un goût prononcé pour la comédie italienne, qu’il avait étudiée avec ardeur ; il eût voulu la remettre en vogue sur nos théâtres, et bien souvent, avec les cousins d’Isis, il jouait des pièces improvisées sur un sujet concerté à l’avance. Sa petite taille et sa gracilité lui faisaient attribuer les rôles de femmes et j’ai admiré la finesse, l’élégance et l’esprit qu’il développait dans ces sortes de créations instantanées. À ces réminiscences de la comédie italienne, où Cassandre et Colombine n’avaient pas toujours un langage ad usum Delphini, on ajouta des mystères. Je me rappelle un Jugement dernier auquel un braghettero eût été plus indispensable qu’à celui de Michel Ange. Effervescence de jeunesse qui s’échappe en plaisanteries un peu vives, et rien de plus. On peut avoir ses folies, ses âcretés de langage, ses incongruités et n’en être pas moins un homme de sérieuse intelligence.

Henri Rolland donnait de temps en temps quelques articles à un recueil périodique oublié aujourd’hui, que l’on appelait la Revue nouvelle. Il y étudia la comédie italienne et le théâtre antique avec délicatesse et le style légèrement précieux qui était dans sa manière. Il avait un rêve : être joué à la Comédie-Française et écrire dans la Revue des Deux Mondes. Son rêve fut réalisé, mais le sort y mit une poignante ironie, Thersite, une petite comédie en deux actes et en vers, obtint un vif succès au Théâtre-Français. J’assistais à la première représentation et je me souviens des applaudissemens qui accueillirent le nom de l’auteur. L’idée était ingénieuse, elle était surtout très jeune. Il n’est miracle que ne puisse accomplir l’amour, il n’est âme si basse que l’influence de la femme ne puisse relever. Thersite, la honte de la Grèce, en devient l’honneur, parce qu’il aime et qu’il est aimé. Belle théorie de la jeunesse, illusion des inexpérimentés, des enthousiastes, et que l’histoire de Samson, que l’histoire d’Hercule ont démentie jadis. Thersite, dans lequel an perçoit trop peut-être quelques réminiscences de la Ciguë, était destiné à faire connaître Henri Rolland, mais la malchance, qui semble ne l’avoir jamais oublié, lui prouva que, rien ne prévaut contre les hasards de la vie. La pièce fut représentée pour la première fois le 12 février 1848 ; quelques jours après, un drame plus réel ne permettait plus de penser aux fictions dans lesquelles les Niséis, les Deïpbron de l’antiquité nous racontaient leurs démêlés en alexandrins ciselés avec art ; le vieux roi s’en était allé, abandonnant une partie qui n’était pas perdue, la France oscillait sur elle-même, et les factions envieuses chargeaient leurs fusils pour être prêtes au jour de l’insurrection. L’heure n’était plus aux plaisirs de l’esprit ; les théâtres restaient déserts ; à peine allait-on entendre Rachel déclamer la Marseillaise. Le coup fut dur pour Henri Rolland, mais il fit comme nous, il revêtit un costume de garde national et attendit le moment de combattre.

Sa santé était mauvaise, il s’affaiblissait ; sa débilité naturelle supportait mal les fatigues que nous imposait le service militaire auquel nous étions astreints. Il avait obtenu d’être exempté des nuits à passer au poste ; il ne s’en portait pas mieux : ses joues amaigries, ses pommettes roses, ses yeux brillans et une toux profonde indiquaient un mal qui menaçait les sources mêmes de la vie. Il travaillait néanmoins avec une sorte d’emportement, comme s’il eût craint de ne pouvoir terminer la page commencée. C’était François Buloz qui, en qualité de commissaire royal près la Comédie Française, avait fait jouer Thersite ; c’était un homme de tact et dont le flair était extraordinaire ; il ne lui avait pas fallu de longues méditations pour reconnaître que Rolland de Villarceaux avait du talent, un talent souple et apte aux dialogues rapides. Il lui demanda un proverbe pour la Revue des Deux Mondes ; ce genre de littérature, que la médiocrité de Théodore Leclercq avait rendu insipide, venait d’être vivifié et remis en vogue par le génie d’Alfred de Musset ; Octave Feuillet y avait trouvé une célébrité méritée. Les jeunes écrivains s’y exerçaient par esprit d’imitation et pour obéir à l’engouement du public. Le proverbe d’Henri Rolland était intitulé : Partir pour être évêque et revenir sonneur. C’est étrange, de forme mesurée et plein de sous-entendus qui feraient croire que l’auteur s’amuse à jouer à cache-cache avec son lecteur. La Revue insérait ce travail dans sa livraison du 1er décembre 1848. Encore cette fois, l’heure était peu propice ; la politique faisait virer toutes les têtes, car la France allait prononcer sur sa destinée. Mais bien plus qu’un vote plébiscitaire, l’implacable mal dont Rolland de Villarceaux était dévoré ne devait pas le laisser jouir de son succès. La mort l’attendait ; à vrai dire, depuis les jours de son adolescence, elle marchait dans son ombre, prête à le saisir et à lui faire expier les espérances qu’il avait conçues. Le 24 décembre, pendant que Louis-Napoléon Bonaparte, récemment proclamé président de la république, la tête coiffée d’un chapeau orné d’un plumet blanc et rouge, voyait défiler sur la place de la Concorde la garde nationale et la garnison de Paris, j’escortais la frêle dépouille d’Henri Rolland de Villarceaux, mort deux jours avant. Les cousins d’Isis étaient là mêlés à la famille et aux amis de ce pauvre enfant dont le livre de la vie se fermait brusquement à la préface. Nous étions désespérés, car à lui plus qu’à tout autre on aurait pu dire : Tu Marcellus eris ! Louis de Cormenin lui a consacré des lignes qu’il faut citer : « Henri Rolland, s’il se fût essayé dans le roman, eût été un auteur intime très humoristique, quoique retenu ; comme poète de ballets et de fantaisies en vers, il se fût approché de Gozzi. Réel dans l’impossible, sensé dans l’extravagant, son caprice n’allait pas jusqu’à l’écart. Hoffmann, Henri Heine et Marivaux, les ingénieux, les délicats, les jolis raffinés de la plume entraient dans son tempérament à la fois tendre et fantasque. Sa langue, indécise encore, flottait autour de sa pensée comme une ondoyante et souple draperie. C’était une sensitive blessée[3]. »

De tous les jeunes gens qui composaient le groupe des cousins d’Isis, Rolland de Villarceaux est celui auquel le meilleur avenir littéraire était réservé ; il eût été plus loin et surtout plus haut que Paul de Molènes. Il avait des qualités exceptionnelles d’analyse et de discernement ; sa vocation l’appelait vers le théâtre : il y eût été un maître ; l’expérience lui eût conseillé de grossir un peu sa manière, afin d’être compris du public, auquel il faut montrer les choses à travers une loupe, auquel il faut parler à l’aide d’un porte-voix. De tous les espoirs que contenait ce petit être mièvre et féminin, il ne reste aujourd’hui qu’un peu de poussière et un nom dont se souviennent ceux qui l’ont aimé. A l’époque où je le rencontrai, au temps de ma vingtième année, il était très vivant avec des défaillances subites et des besoins d’action que le misérable état de sa santé réduisait souvent à des désirs stériles. Il aimait le XVIIIe siècle avec passion, non pas dans ses grands auteurs, mais dans les petits poètes, dans les roués rimailleurs, dans les faiseurs de bouquets à Chloris. Un jour, il accourut chez moi tout joyeux ; il venait de découvrir le quatrain de Saint-Aulaire et le répétait à satiété. Ce côté un peu puéril de son esprit s’affaiblissait de jour en jour et aurait fini par disparaître pour faire place aux préoccupations du travail élevé ; mais alors, en 1842, il était tout à l’admiration de la régence et trouvait que Lafare et Nocé étaient des personnages historiques : rêveries de malade pris dans un corps trop faible et qui dépense en imagination les forces que sa débilité lui refuse. Aussi il aimait à souper, non pas qu’il fût gourmand ni buveur, mais parce que c’était de bon l’on sous Philippe d’Orléans. Nous nous réunissions quelquefois, Louis de Cormenin, les cousins d’Isis et moi ; nous allions nous asseoir vers minuit à une table du Café Anglais et, sans avoir faim ni soif, nous soupions. Étions-nous gais ? J’en doute ; nous étions bruyans. et cela suffisait. Invariablement, au dessert, on chantait un quatrain qu’Henri Rolland avait composé et dont la mesure m’a toujours semblé aussi discutable que l’originalité :

Descendons gaîment le fleuve de la vie ;
Mes amis, buvons sans songer à la mort !
Quand elle viendra, que notre âme ravie
De la coupe encor cherche à toucher le bord !


Cela se chantait sur un air à porter le diable en terre et qui ressemblait à un De profundis ; néanmoins nous le trouvions fort beau, car Henri Rolland en était l’auteur. Pendant que j’écris ces lignes, cet air bourdonne dans mon souvenir et me rappelle des nuits perdues, des nuits passées sans motif, sans plaisir, qui nous laissaient veules pour vingt-quatre heures et appauvris pour plusieurs jours.

Si je m’étais borné à souper quelquefois avec des amis de mon âge, il n’y aurait pas eu grand mal ; mais je commis de plus graves sottises que je ne me sens pas la vertu de regretter, car l’expérience que je leur dois n’a pas été stérile. Je voyais approcher l’époque de ma majorité, et je ne sus pas résister à ce que l’on appelle la vie de Paris ; elle m’emporta. Je devins sans effort ce que l’on nomme aujourd’hui un parfait gommeux. J’avais le goût des chasses à courre ; cela me mit en relation avec des jeunes hommes qui ne dédaignaient aucun genre de plaisirs ; ils m’attirèrent ; je me laissai aller et je fis comme eux. Je devins un habitué des coulisses de certains théâtres et au cirque Olympique j’étais parmi les « chevaliers du crottin. » Il ne me fut point difficile, mais il me fut onéreux de me procurer l’argent que ma famille avait raison de me refuser ; ma situation d’orphelin bientôt majeur me donnait du crédit et je trouvai commode d’acheter des chevaux en échange de quelques billets à ordre payables à ma vingt et unième année. Louis de Cormenin me suivait dans cette médiocre existence où je m’étais lancé avec mon impétuosité naturelle, mais il me suivait un peu comme Thiberge avait suivi Des Grieux, en me tirant par les pans de l’habit et en me criant : « Casse-cou ! » Il est probable qu’il ne lirait pas assez fort, ou que je tirais plus fort que lui, car il ne me retenait pas et je l’entraînais. Je connus la fine fleur des « demoiselles » de ce temps-là et j’en suis bien aise, car je les ai trouvées si prodigieusement bêtes, que je m’en sois éloigné pour toujours ; je ne doute point que celles d’aujourd’hui ne soient pleines d’esprit, mais celles qui florissaient en 1842 étaient stupides.

Cette vie-là était-elle amusante ? Je ne le crois pas ; j’en ai gardé un souvenir neutre et triste, comme de quelque chose d’absolument vide ; c’est terne et fade, avec le regret du temps gâché que l’ou aurait si bien employé au travail. Je me hâte de dire que je ne devais pas séjourner longtemps dans ce mauvais pays où souffle la malaria des cerveaux ; je n’eus besoin de personne pour m’aider à en sortir les bagues sauves. Un jour du mois d’août 1842, un jeudi, j’eus une de ces déceptions où le cœur a moins de part que la vanité et qui ne sont point rares dans ce genre d’existence. Je rentrai chez moi d’humeur maussade, et tout en répétant la phrase de Shakspeare : « Fragilité, ton nom est femme ! » je me mis à faire mentalement le compte de mes dettes ; sans être excessif, le chiffre était respectable et devait ébrécher quelque peu mon patrimoine. Comme le joueur décavé j’étais en veine de beaux raisonnemens : je ne me les épargnai point. Il ne me fut pas difficile de me prouver que je n’étais qu’un sot, et qu’en ne quittant pas sans délai la route où je m’étais engagé j’arrivais à la ruine et à l’abrutissement. Les conseils d’Ausone de Chancel, ceux du chevalier Amendée Jaubert, sonnaient à mon oreille et vibraient en moi comme des remords. Ma résolution fut prise : il faut partir ! Je descendis chez Louis de Cormenin ; en deux mots, je le mis au fait. Il me serra dans ses bras en pleurant et me dit : « Tu as raison ; va-t’en ! » Nous fîmes mes paquets ensemble. Dans une malle je déposai Plutarque traduit par Amyot, Brantôme, Rabelais, Montaigne, l’Histoire des Français des divers états d’Alexis Monteil, Victor Hugo, Alfred de Musset, et, pensant au chevalier Jaubert, la Bibliothèque orientale de d’Herbelot. Le samedi, c’est-à-dire deux jours après, j’étais parti.

Ma grand’mère possédait dans le département de la Sarthe, entre Fresnay-le-Vicomte et Sillé-le-Guillaume, un bien patrimonial composé de trois fermes, dont l’une, le fief de Frémusson, avait prêté son nom à mes ascendans de la ligne maternelle. La ferme principale s’appelait Bernay, comme tant de localités de France où les ours ont rôdé jadis. La maison d’habitation était une vieille commanderie de templiers, manoir de la fin du XIIIe siècle, bâti en pierres énormes, muni au centre d’une tourelle tétragone, caché au fond des bois comme un repaire de brigands. Le nom des champs, — la Douve, la Corvée, la Prée aux lances, — indique que l’on y avait mené la vie militaire ; l’ancienne chapelle des moines rouges sert de grange. Tout le rez-de-chaussée et les greniers de cette chatellenie rouillée par le temps formaient le logis des fermiers. Les propriétaires s’étaient réservé la jouissance du premier étage composé de trois vastes chambres, au plafond desquelles les poutres faisaient des saillies noires. Les cheminées étaient tellement larges qu’elles contenaient des bancs de pierre abrités sous le manteau et que les pluies d’orage éteignaient le feu. C’est là que je m’installai avec une vieille paysanne, la mère Simonne, que j’avais prise pour faire la cuisine et qui ne savait rien de Paris, sinon que les laitières y mettent de l’eau dans le lait. Je vécus là pendant six mois ; ce fut ma veillée d’armes, je ne la trouvai pas trop longue. J’avais de quoi m’occuper, et la lecture ne chômait pas, sans compter les sonnets, les ballades et les odes que je produisais avec une déplorable facilité. J’avais loué le cheval du meunier de Fresnay-le-Vicomte ; on me l’avait donné pour un poney ; c’était une affreuse petite rosse, maigrelette et rabougrie, dont la queue était absente, dont la tête était trop longue, dont les jambes étaient trop faibles. Je n’étais pas lourd à cette époque, et, l’un portant l’autre, nous allions loin ensemble. Les bois de Bernay, — un simple bouquet, — étaient contigus aux bois de Brézé et à la forêt de Sillé ; il y avait là d’admirables promenades, des sentiers ombreux, des futaies de chênes, des étangs magnifiques et une sorte de précipice nommé le Saut-au-Cerf, où, plus d’une fois, mon cheval et moi, nous sommes tombés de compagnie en voulant franchir des rochers couverts de mousse. Je ne m’ennuyais pas, et, souvent, le soir, j’allais dans certaines « passes » connues me mettre à l’affût pour tirer des loups qui sont nombreux dans ce pays boisé, alors mal coupé de routes et tout à fait sauvage. Dans ces expéditions, j’avais un compagnon ; c’était Lafleur, un garde du marquis de Brézé, gars solide, dans la maisonnette duquel M. de La Rochejaquelein s’était caché pendant plusieurs semaines sous le nom de Dunant après l’échauffourée vendéenne de 1832. À cette même époque, Lafleur avait quitté le pays, et quand je lui demandais où il avait été, il me répondait : « Ah ! j’ai été par-ci, par-là, du côté de Clisson et de Tiffauges ; de jolis endroits, tout de même, où l’on descendait les gendarmes pour passer le temps. »

Louis de Cormenin vint me voir au mois d’octobre ; il resta avec moi huit jours, qui sont un de mes bons souvenirs. Seuls, vaguant à travers bois, nous jouissions de notre indépendance, de notre amitié, et des beaux projets que nous formions. C’est là, avec lui, près de la grande cheminée où brûlaient des souches de poirier, que j’ai tracé l’itinéraire de mes voyages en Orient ; il m’avait apporté l’Examen critique des historiens d’Alexandre de Sainte-Croix ; nous le lisions avec ardeur, et, me rappelant les recommandations du chevalier Jaubert, je suivais attentivement, sur les cartes d’Arrow Smith, la route où je comptais m’engager pour retrouver les traces du héros macédonien. Nous décidions alors, sans tenir compte des obstacles possibles, que Louis m’accompagnerait dans ma visite au vieux monde ; nous ne doutions pas alors que ce rêve ne pût se réaliser. Les dieux ne l’ont point voulu ; j’ai voyagé sans cet ami qui me fut cher entre tous, et c’est un regret dont l’amertume n’est pas encore effacée.

Ce séjour dans une ferme perdue au milieu des bois, loin de tout contact et de tout plaisir, ne me fut point inutile :

Ami, je suis la solitude,


disait à Alfred de Musset cet orphelin vêtu de noir qui lui ressemblait comme un frère. Aux jours de mon enfance, j’avais désiré vivre dans une île déserte ; il s’en fallait de peu que ce vœu ne fût accompli. Là, j’appris que l’homme peut se suffire à lui-même ; qu’il n’est besoin ni de chevaux, ni de soupers, ni de filles à falbalas pour être heureux ; j’appris que le travail bien distribué est une bonne nourriture intellectuelle, que les confessions que l’on se fait loyalement à soi-même sont amères, mais fructueuses, et j’appris aussi que, de tous les sentimens qui font battre le cœur de l’homme, l’amitié est le moins fragile et le moins douloureux. Regardée de loin et d’une façon en quelque sorte abstraite, la vie se révèle. On voit la grande route où se pousse la foule des ambitieux, des affamés, des jouisseurs et des aventuriers ; on s’y heurte, on s’y renverse, on s’y piétine ; on ne touche au but entrevu, — quand on y touche, — qu’à la force du poignet et à la rapidité de la course. A côté, on aperçoit le petit sentier parallèle, étroit et peu foulé, où marchent les sages, les désintéressés, les amoureux de l’art que tourmente un besoin maniaque de production, que satisfait l’œuvre et non le bruit, qui ne se lassent jamais d’apprendre et qui contemplent avec une curiosité un peu ironique les combats dont ils sont les témoins. Le choix n’est pas douteux pour les esprits que l’ambition n’a pas visités ; — on prend le petit sentier et on n’a jamais à s’en repentir.

Je revins à Paris au mois de février 1843, dès que j’eus touché barre à mes vingt et un an ; je me présentai à l’heure convenue, à l’heure des échéances, et je fis cette observation digne de M. de La Palisse, qu’il est plus agréable de contracter des dettes que de les payer. En même temps que j’acquittais les billets souscrits pour mes sottises, qui alors m’apparaissaient grossies de tout l’argent qu’elles me coûtaient, je fus appelé par la conscription. Je tirai au sort, et j’amenai spirituellement le numéro 42. Ma haute taille me fit désigner pour la cavalerie de réserve, et j’entrevis dans un avenir prochain l’honneur de coiffer le casque à chenille rouge du premier régiment de carabiniers. En ce temps-là, le remplacement était autorisé ; j’achetai un homme qui fut bon sujet et ne me causa aucun ennui. J’étais en règle avec la patrie et avec mes créanciers ; il s’agissait cette fois d’affronter les périls de Paris et de les côtoyer sans se laisser saisir. Malgré ma résolution, je n’étais pas tranquille ; je savais que le diable est malin, que la chair est faible et que j’étais bien jeune. J’avais fait la part du feu, elle était suffisante, et je ne me souciais pas de me brûler encore. Pas plus que je n’avais hésité à fuir Paris six mois auparavant, je n’hésitai à quitter momentanément le quartier où j’avais mes relations de jeune homme, où j’étais exposé à rencontrer chaque jour les camarades avec lesquels j’avais franchi la barrière des steeple-chase, débouché des bouteilles de vin de Champagne et partagé mes fortunes plus ou moins bonnes. Quoiqu’il me fût pénible d’abandonner le logement que j’occupais avec ma grand’mère et la maison qu’habitait Louis de Cormenin, je dus faire acte de raison et je m’éloignai. Un de mes camarades de l’institution Fayard me proposa de partager son appartement, et j’acceptai. J’allai donc m’établir sur le quai Napoléon, au coin de la rue d’Arcole, dans une grande maison de construction récente qui a été démolie pour faire place au nouvel Hôtel-Dieu. J’étais là en pleine cité, non loin de l’endroit où jadis le Glatigny avait étalé ses hontes. C’était la cité, non pas telle qu’on la voit aujourd’hui, modifiée, nettoyée, mais telle qu’Eugène Sue l’a décrite dans les Mystères de Paris, sale, boueuse, mal éclairée, pleine de bouges où le vol et la prostitution vivaient pêle-mêle. Cela ne nous inquiétait guère ; nous n’avions même pas le spectacle des vices qui grouillaient derrière nous ; notre logement s’ouvrait sur la Seine, et le quai nous servait de grande route ; je ne crois pas ravoir traversé deux fois les ruelles où les tapis francs allumaient leur lanterne. Là, comme ailleurs, les lettres seules me tenaient au cœur, et j’étais devenu un des familiers de la bibliothèque de l’Arsenal. L’ami avec lequel je vivais était ouvert aux choses de l’esprit et avait en lui l’étoffe d’un poète comique. Il se nommait Ernest Le Marié, avait quitté le collège de Rouen à la suite de je ne sais quel malentendu et avait terminé ses études au collège Charlemagne en obtenant un premier prix de dissertation française au concours général. De petite taille, de visage charmant quoique un peu sévère, énergique et pétulant, il touchait à tout avec une égale facilité. Il composait des romances, faisait de la lithographie, improvisait des couplets, excellait aux plaisanteries et avait, sous le pseudonyme de Maritus, publié une parodie de la Norma dans le Journal pour rire que dirigeait Philippon, l’inventeur de la poire qui eut tant de succès pendant le règne de Louis-Philippe. Au milieu de ses occupations, Ernest Le Marié trouvait moyen de faire son droit et de n’obtenir que des boules blanches à ses examens ; bon latiniste, en outre, il traduisait Horace en vers français et ne se rebutait pas devant les impossibilités de la tâche. La destinée ne lui permit pas de donner à ses facultés le développement qu’elles comportaient. La vie de province le saisit, l’administration de ses biens le détourna de la voie littéraire, la goutte le terrassa dès sa jeunesse, et il est mort inconnu, quoiqu’il ait eu en lui tout ce qu’il fallait pour acquérir une notoriété de premier titre. Nous vivions côte à côte, fraternellement, noircissant du papier, peignant des scènes moyen âge sur les carreaux de nos fenêtres, faisant des scénarios de drame et menant une existence à la fois laborieuse et gaie dans notre petit appartement, dont le souvenir est revenu à Gustave Flaubert lorsqu’il a écrit l’Éducation sentimentale. Les amis d’Ernest Le Marié étaient devenus les miens, et ces amis furent d’une telle qualité, que je lui en ai gardé une reconnaissance que rien n’a jamais affaiblie. C’est là, dans notre logis commun du quai Napoléon, que s’est formé le groupe au milieu duquel j’ai vécu, dont l’affection n’a pas eu de défaillance, et qui souvent m’a réconforté pendant les heures pénibles. Les liens qui se nouent au début de la jeunesse, que resserrent les idées communes et la rectitude des sentimens, sont indissolubles : j’en ai fait, j’en fais encore l’expérience. Un jour de mars 1843, pendant que Le Marié bredouillait la Marche funèbre de Beethoven sur son piano et que je rimaillais, nous entendîmes un coup de sonnette, violent, impérieux, le coup du maître. Je vis entrer un grand garçon avec une longue barbe blonde et le chapeau sur l’oreille. Ernest Le Marié me dit : « Je te présente un de mes amis d’enfance, un de mes camarades de collège, c’est le vieux seigneur ! de son vrai nom, il s’appelle Gustave Flaubert. »


MAXIME DU CAMP.

  1. La fille unique du chevalier Jaubert, aujourd’hui réunie à son père, avait épousé M. Dufaure, qui lui-même vient de mourir (Juin 1881).
  2. Voir dans la Grande ville, t. II, 1841, la Monographie de la presse parisienne (p. 193). L’article est signé : de Balzac, mais j’ai tout lieu de croire qu’il a été écrit par Laurent-Jan.
  3. Les Jeunes Morts, Revue de Paris, décembre 1851, et reliquiœ, t. I.