Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 509-542).
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SOUVENIRS LITTÉRAIRES


PREMIÈRE PARTIE.


Le samedi 8 mai 1880, je reçus un billet de Gustave Flaubert : « Lundi prochain, j’irai embrasser ta seigneurie ; j’ai à peu près terminé mon livre ; ce qui me reste à faire est peu de chose ; il y a longtemps que je ne t’ai vu, et je me hâte afin d’arriver avant ton départ. » — Le lendemain, en ouvrant le journal, je lus une dépêche annonçant que Flaubert était mort subitement, la veille, à l’heure même où je recevais sa lettre. Le choc fut très dur et la douleur insupportable. J’aimais tendrement celui qui venait de s’en aller si brusquement, isolé, loin de nous, dans la retraite où il s’enfermait pour travailler, foudroyé par un mal qui datait de sa vingtième année, sans avoir pu adresser une parole d’adieux à ceux que désespérait sa perte inopinée. C’était un colosse fait pour vivre cent ans ; malgré les surprises auxquelles la mort nous a façonnés, il est difficile de comprendre que tant de force, de vigueur intellectuelle, tant de longévité promise par les apparences, s’évanouissent tout à coup et soient brutalement enlevées à la famille humaine. Ce n’était pas seulement un frère d’armes littéraires qui venait de disparaître pour moi, c’était l’ami de mon adolescence, de ma jeunesse, le témoin, le confident de ma vie entière, c’était le compagnon de mes voyages, celui devant lequel j’avais pensé tout haut et pour lequel mon affection n’avait jamais fléchi, malgré bien des divergences d’opinion sur le but et la fin de la littérature à laquelle l’un et l’autre, avec des fortunes diverses et par des chemins différens, nous avons consacré notre existence.

Il est des momens où l’heure qui sonne ressemble à un glas ; c’est le Memento mort du trappiste ; on se recueille alors, on descend dans ses propres souvenirs et, le cœur plein d’amertume, on parcourt les caveaux funéraires où dorment ceux que l’on a aimés. La mort de Gustave Flaubert fit vibrer pour moi une de ces heures solennelles, elle secoua les torpeurs de ma mémoire, elle évoqua les ombres et je revis un à un les êtres chers, inconnus ou célèbres, qui m’ont précédé sur la route que nul mortel n’a pu éviter de parcourir jusqu’au bout. Ce fut une revue funèbre où tous m’apparurent, a traînant la chaîne de leurs espérances brisées, » ainsi que disait Bossuet, hardis, indolens, hiérarchisés, révoltés, orgueilleux ou modestes, tels que je les ai connus, au bon temps de la jeunesse, quand nous regardions vers l’avenir et ne doutions de rien. Au combat des Niebelungen, lorsque déjà plus d’un est tombé, Dankwart s’écrie : « O douleur ! ô douleur ! O chers amis pour jamais perdus ! » Ce cri, je l’ai poussé aussi et je m’aperçus avec stupeur que des groupes littéraires et artistes avec lesquels j’avais été en communication jadis, j’étais le seul survivant. Où est Rolland de Villarceaux, et Titeux, et Le Poitevin, et Charles Barbara, et Baudelaire, et Gérard de Nerval, et Pradier, et Delacroix, et Ziegler, et Préault, et Louis de Cormenin, le plus cher de tous, et Théophile Gautier, et Louis Bouilhet, et Gustave Flaubert et tant d’autres qui m’ont dit : « Te souviens-tu ? » Où sont-ils, vierge souveraine ? » disait Villon. Eux aussi, ils sont partis avec les neiges d’antan. Comme Elpénor à Ulysse, ils m’ont dit : « Ne me laisse pas sans être larmoyé, sans être mis au tombeau ! » J’ai écouté leurs voix. Celui qui reste a le devoir de tresser les couronnes de deuil et de prononcer l’oraison funèbre. Ce devoir, je vais tâcher de l’accomplir avec affection, avec justice, avec impartialité. Les correspondances que je possède, les notes quotidiennes que je prends depuis plus de trente ans, la précision de ma mémoire restée intacte pour les choses d’autrefois, me permettent d’assurer à ce pieux travail un degré d’exactitude indiscutable. Depuis l’engouement pour le moyen âge jusqu’à l’apparition du naturalisme, j’ai vu passer bien des formes d’art et de littérature ; nulle ne m’a laissé indifférent, et j’en puis parler sans parti-pris, car je n’ai jamais admis la prédominance d’une école sur une autre. Dans la bataille littéraire à laquelle j’ai assisté, je n’ai combattu qu’en partisan, à l’aventure, selon ma fantaisie, étant un peu comme le loup de la fable et réservant ma liberté d’allure. Je ne comprends pas que l’on soit exclusif en matière d’art ; j’admire également Raphaël et le Titien, j’applaudis, sans analyser mon impression, au Barbier de Rossini ainsi qu’au Prophète de Meyerbeer, et j’estime que Candide et que l’épisode de Velléda sont des chefs-d’œuvre. Cela me met à l’aise, et je n’aurai nul besoin d’effort pour rester équitable.

Je ne parlerai que des morts, et seulement des morts que j’ai connus, de ceux qui ont ou qui auraient laissé trace de leur passage ici-bas ; les uns sont déjà oubliés, d’autres vivent encore dans le souvenir des hommes. C’est dans mon ossuaire particulier que je vais entrer et non pas dans le vaste cimetière où reposent les générations dont j’ai été le contemporain. Je suis un trop mince personnage, je me suis trop résolument tenu à l’écart de la vie publique, pour me permettre d’écrire des mémoires ; je recueille mes souvenirs, rien de plus ; peut-être ne seront-ils pas inutiles pour aider à fixer certains détails de l’histoire littéraire de mon temps. Je n’ai pas la prétention d’élever un édifice à ceux qui ne sont plus ; mon but est plus modeste ; j’apporte ma pierre, ma petite pierre, humble et personnelle, au monument que l’on construira plus tard en leur honneur, lorsque la postérité séparée d’eux par l’œvi spatium appréciera leurs aptitudes, pèsera leurs œuvres et classera leur talent. Tous ne survivront pas, mais dans ceux dont le nom doit subsister on reconnaîtra sans peine un désintéressement des choses éphémères et un amour de l’art qui méritent d’être loués. Tous ont été des hommes de bon vouloir, et c’est pourquoi ils peuvent affronter avec sérénité le jugement de l’avenir. Pour faciliter ce jugement, j’apporte ma déposition ; , je ne suis qu’un simple témoin et je me hâte de parler « sans haine et sans crainte » de ceux que j’ai côtoyés dans une existence déjà longue, avant qu’entre eux et moi il y ait communauté de poussière.


I. — L’ENFANCE.

Ma première amitié littéraire date du jour même de ma naissance, À cette heure pleine d’angoisses où l’on attend l’arrivée du nouveau-né, un domestique maladroit posa une bassinoire sur le berceau préparé ; la bassinoire s’ouvrit, laissant échapper les charbons ardens ; le berceau fut brûlé. Je profitai de la circonstance pour apparaître. Ma mère était assistée par une de ses amies intimes, jeune et jolie femme, qui déjà avait un fils et dont l’appartement était contigu à celui où je venais de faire entendre mon premier vagissement. Cette jeune femme courut chez elle et en fit apporter le berceau, où dormait son enfant, alors âgé de neuf mois. Lorsque je fus paré et enveloppé de langes, on me coucha près du bambin, qui ne s’en aperçut guère. Il se nommait Louis et était le fils du vicomte de Cormenin, qui, plus tard, devait être le célèbre Timon. Le lien qui, à cette minute d’inconscience et de vie végétative, se forma entre Louis et moi ne s’est jamais relâché ; si la mort ne l’avait rompu le 20 novembre 1866, il nous attacherait encore l’un à l’autre. Du jour où Louis est mort, je me suis senti et je suis resté dépareillé.

Jamais amitié ne fut plus instinctive que celle-là : « Je ne puis rien dire si ce n’est que c’était lui, si ce n’est que c’était moi ; » c’est le mot de Montaigne sur La Boëtie. Nous poussions des cris lorsque l’on nous séparait, nos nourrices ne se quittaient plus, nos mères ne se quittaient guère, nous étions toujours ensemble et nous grandissions côte à côte. Lorsque le temps fut venu de nous apprendre à lire, Mme de Cormenin et ma mère se relayaient pour nous donner des leçons de lecture à l’aide d’une méthode singulière qui ressemblait à un jeu composé de fiches de diverses couleurs représentant des objets dont le nom reproduisait les lettres, les syllabes, ou le mot, que nous avions à prononcer. Lorsque nous avions bien pris notre leçon, on nous racontait une histoire. Le procédé était ingénieux, car nous apprîmes à lire avec une rapidité surprenante. Il n’en fut pas de même pour l’écriture, je ne pus écrire à peu près couramment que vers l’âge de sept ans ; je me suis rattrapé depuis. A force de nous hâter vers la lecture, nous avions promptement épuisé le fond d’histoires que nos mères tenaient en réserve pour nous. Mon père était mort treize mois après ma naissance et il n’y avait pas à compter sur M. de Cormenin, qui, absorbé par ses travaux, nous mettait en pénitence derrière son fauteuil, dans un angle de son cabinet, lorsque précédant Louis, bien plus timide que moi, je venais lui dire : « Monsieur, racontez-nous quelque chose. » Ma grand’mère était notre ressource suprême ; c’était une femme charmante, encore jolie, de haute taille, de grande allure, coiffée à la Titus comme les élégantes du temps de la révolution, montrant dans un beau sourire les plus admirables dents que j’aie jamais vues, ayant une voix métallique dont les notes d’or sonnent encore dans mon oreille. Elle ne nous contait pas d’histoires, elle nous chantait des chansons qui nous semblaient extraordinaires et dont toute trace me paraît perdue aujourd’hui. C’était la chanson des dragons de Malplaquet, celle des dragons de Beaufremont, celle du moine qui « ognait » à la porte, celle du grand roi de Maroc qui se chantait en éteignant et en rallumant une bougie ; c’était celle des trois beaux enfans vêtus de blanc, que l’on jetait à l’eau, Argo ! parce que le pain manquait à la maison, et qui nous faisait sangloter. Parfois, à cette heure même, lorsque ces vieux airs viennent bourdonner dans ma mémoire, je revois le grand salon avec les fenêtres découvrant la place Vendôme ; Louis et moi, immobiles, la bouche bée, accroupis sur le tapis, dévorant des yeux ma grand’mère assise dans une bergère dont les bras sont terminés par des têtes de cygne en bronze doré ; elle ne chante pas seulement, elle joue, elle mime les chansons, et nous avons un frisson de terreur lorsque les dragons en furie veulent tuer la cavalerie.

Nos mères, reconnaissant qu’elles ne suffisaient pas à satisfaire notre curiosité, fatiguées de nos demandes incessantes, nous donnèrent des livres, — le Prince chéri, les Contes de Perrault, — en nous disant : « Puisque vous aimez les histoires, en voilà ; lisez-les ! » Nous ne nous le fîmes pas répéter, et, assis près l’un de l’autre, le volume entre nous deux, nous lisions la même page, obligés parfois de nous arrêter, car nous suffoquions d’émotion. Quel monde nouveau ! Nous nous y précipitâmes avec une ardeur extraordinaire et une foi inébranlable. C’était peine perdue d’essayer de nous prouver que ce n’étaient là que des fictions. Quoi ! ces vieilles femmes oscillant sur leur bâton et branlant la tête, qui se transforment en fées éblouissantes, ces génies qui consolent les princesses persécutées, ramènent les enfans égarés, punissent les méchans et récompensent les bons ; quoi ! ces créatures exquises et mystérieuses qui se mêlent invisiblement aux hommes pour les rendre heureux n’existeraient pas ! Cela était impossible, et c’était nous faire mal que vouloir détruire des illusions si précieuses. Notre conviction à cet égard était tellement profonde qu’elle développa chez nous le goût de la charité. Lorsque nous rencontrions une vieille mendiante, nous n’avions ni fin ni cesse que l’on ne nous eût donné de quoi lui faire l’aumône, car ce pouvait être une fée qui n’avait qu’à nous toucher de sa baguette pour nous douer de dons incomparables. Le sentiment n’avait rien d’abstrait, comme l’on voit, et l’égoïsme y avait sa bonne part ; mais la pauvre femme n’en recevait pas moins sa petite pièce, et cela seul avait quelque importance.

O lecteur ! si dans le fond de quelque bibliothèque vous découvrez l’Histoire du petit Savinien, envoyez-la-moi, que je puisse tenir encore dans mes mains, que je puisse relire ce récit qui nous a tant fait pleurer ! Qu’était-ce que le petit Savinien, je ne m’en souviens guère. Je sais seulement qu’il était perdu dans un bois et qu’il appelait sa mère qui, de son côté, l’appelait aussi ; ils ne s’entendaient pas, se désespéraient, et nous nous désespérions comme eux. Nous nous mettions dans un tel état qu’on jugea à propos de nous enlever ce livre qui nous causait de si grands émois. Un jour il nous fut pris et enfermé dans une armoire dont on retira la clé, Louis, qui était d’une nature douce et facilement résignée, regardait l’armoire avec tristesse et ne disait mot. L’esprit de révolte était entré en moi, et je trouvais injuste de nous retirer un livre que l’on nous avait donné. A l’aide d’un marteau que je manœuvrai comme un levier, secondé par Louis, armé de la barre du foyer ; nous parvînmes à ouvrir l’armoire, qui n’était qu’un vieux placard disjoint et fermant mal. Bien vite nous reprîmes notre lecture et nos larmes. Nous étions si fort occupés à nous désoler que nous n’entendîmes pas venir ma mère, qui nous surprit. Ce fut terrible. On prononça le mot de vol avec effraction, et nous reçûmes chacun une de ces corrections sérieuses que, dans ce temps-là, on appelait des fessées royales. Nous étions exaspérés ; nous nous deemandions ce que faisaient les bons génies pendant que l’on nous traitait de la sorte, et si, comme Rousseau, nous ne nous écriâmes pas : Carnifex ! c’est que nous ne savions pas le latin.

Nous avions parfois des jours ou, pour mieux dire, des soirs de fête ; c’était lorsque nos mères allaient au bal. Les voir en robe courte de satin, les épaules nues où battait un collier de perles, les cheveux ornés d’une couronne de fleurs d’or, nous semblait un mince régal ; mais, à cette époque, les femmes portaient des coiffures « à la girafe, » coiffures si élevées, si extravagantes, que, pour n’en point détruire l’échafaudage, on était parfois obligé de s’asseoir entre les banquettes des voitures, coiffures savantes et compliquées, où les coques, les bandeaux, les tresses, les boucles s’enchevêtraient dans d’inconcevables combinaisons et qui exigeaient la main d’un praticien habile. Le coiffeur à la mode était alors M. Albin, qui demeurait rue Castiglione, et ne se gênait guère pour faire attendre ses clientes. Dès que M. Albin, frisé à l’enfant, souriant avec condescendance, la manche légèrement retroussée, faisant les trois saluts d’usage, entrait dans l’appartement, le cœur nous battait ; nous restions silencieux, ne le quittant pas du regard, ayant peur qu’il n’eût hâte de partir, trouvant qu’il était bien lent à édifier ses coiffures, car nous espérions lui faire raconter, pour la vingtième fois peut-être, l’aventure dont le récit nous faisait frissonner. Lorsqu’il avait donné le dernier poli à la boucle allongée qui devait pendre sur la nuque, lorsqu’il avait suffisamment fait bouffer la double coque qui s’épanouissait au sommet de la tête, il se reculait un peu, contemplait son œuvre pendant quelques secondes et murmurait à demi-voix : « Ça, c’est d’un artiste ! » Nous nous poussions du coude pour nous enhardir, et l’un de nous disait : « Monsieur Albin, contez-nous l’histoire du charcutier ! « M. Albin se piquait de beau langage ; il comparait volontiers les femmes à des fleurs et à des papillons ; il savait en outre que la grâce des mouvemens ajoute au charme du débit, et il répétait infailliblement les mêmes gestes qui nous semblaient l’indispensable accompagnement de son récit. Il plantait d’abord son peigne dans ses cheveux, rabattait lentement sa manchette, levait les bras vers le ciel, laissait tomber sa tête entre ses mains, puis, découvrant enfin son visage, où l’effroi et la douleur se peignaient dans des proportions habilement pondérées, il nous disait : « Ah ! messieurs, quels souvenirs vous réveillez dans mon âme ! C’était mon ami, ce charcutier, dont je ne vous dirai pas le nom de famille, car, peut-être encore aujourd’hui, il y aurait péril à le révéler ; je vous dirais seulement qu’il s’appelait Joseph ; du reste, il est retiré des affaires ; Dieu a béni ses efforts, il a fait fortune, aujourd’hui il habite une jolie propriété dans son pays natal et il y vit heureux si le remords de l’acte qu’il a commis ne vient point troubler son sommeil. » Ici M. Albin faisait une pause et semblait se recueillir, pendant que nous étions haletans en attendant la fin de l’histoire, dont chaque mot nous était connu. « Messieurs, c’était en 1815, au fort de l’hiver. Les alliés occupaient Paris ; leurs bandes parcourraient nos rues ; Dieu vous épargne un pareil spectacle ! J’avais fermé mon magasin, et je dormais depuis longtemps, lorsque j’entendis heurter aux volets ; les coups étaient précipités, et, comme si l’on eût crié à voix basse, on disait : — Albin ! Albin ! — Je me levai, je battis le briquet ; il était deux heures à ma montre ; j’entrebâillai ma porte avec précaution et je dis : — Qui est là ? — On répondit : — C’est moi, Joseph, ouvre vite ; je suis perdu ! — Joseph se précipita dans le magasin, s’affaissa sur une chaise et dit : — Je n’ai plus qu’à me pendre ! — Je l’interrogeai, il se mit à sangloter ; je ne comprenais rien à ce qui se passait. Ah ! messieurs, quel moment ! » Louis et moi, nous nous pressions l’un contre l’autre et nous répétions : « Quel moment ! quel moment ! »

« Je lui fis respirer de l’eau de Cologne, reprenait M. Albin ; il sembla revenir à lui, et me serrant les mains dans les siennes, il me dit : « Albin, toi seul peux me sauver ; j’ai voulu venger la France vendue par des traîtres, ça a été comme une folie, et voilà que je suis un meurtrier. Écoute ! j’avais envoyé coucher mes garçons qui, deux fois dans la journée, avaient été à l’abattoir de Villejuif, il était à peu près onze heures du soir, je lavais ma boutique de la rue des Petits-Champs, lorsque deux cosaques se sont arrêtés devant moi et, dans un baragouin incompréhensible, m’ont demandé à manger. J’ai refusé, j’ai voulu les renvoyer ; ils m’ont bousculé, sont entrés de force, se sont assis et ont pris des saucissons. J’ai regardé dans la rue, les boutiques étaient closes ; il n’y avait que deux ou trois passans qui se hâtaient à cause du froid. J’ai fait contre fortune bon cœur ; ces hommes étaient armés ; je leur ai servi du pain et du jambon, ou pour mieux dire, je leur ai laissé prendre ce qu’ils ont voulu. Pendant qu’ils se gavaient, j’ai placé les auvens et j’ai donné deux tours de clé à la porte. Ils ont réclamé à boire ; je leur ai apporté une bouteille de rhum, et ils n’ont pas été lents à la vider. Ils en ont exigé une autre ; alors une idée diabolique m’est venue, et je leur ai fait du punch, un punch épouvantable ; j’ai mêlé du vin, du rhum, de l’eau-de-vie, du sucre ; j’ai fait chauffer tout cela ; ils l’ont bu comme des bêtes ; ils se sont endormis, la tête renversée sur le dossier de la chaise. J’ai pris mon couteau ; je les ai saignés au cou, comme des porcs ; ils sont morts. Quand j’ai vu ce que j’avais fait, je me suis mis à pleurer ; il était trop tard ; j’ai eu peur d’être découvert, conduit à la prévôté, fusillé. J’ai perdu la tête. Sais-tu de quoi j’ai été capable, Albin ? Je les ai coupés en morceaux, je les ai dépecés, je les ai fourrés dans des sacs qui avaient contenu le sel destiné à mes salaisons ; ils sont dans quatre sacs. Il faut aller les jeter à la Seine avant que le jour se lève ; j’ai compté sur toi, il n’y a que toi qui puisses me sauver. Viens vite ! »

À ce point de son récit, M. Albin semblait toujours pris de faiblesse, il chancelait légèrement et disait : — Mes jambes se dérobent sous moi. — Nous savions ce que cela voulait dire et nous lui offrions une chaise qu’il acceptait avec la familiarité d’un homme qui comprend son importance. — Merci, messieurs ; j’étais anéanti. Je m’écriai : Et les patrouilles ? Joseph me répondit : Me laisseras-tu mourir ? — Messieurs, je n’hésitai plus ; j’endossai mon plus mauvais vêtement, je me coiffai d’une vieille casquette pour n’être pas reconnu, ainsi accoutré qui aurait pu me reconnaître ? et nous partîmes. — Il fait trop froid, me dit Joseph, les patrouilles sont restées au poste à se chauffer. Nous allions vite, nous ne parlions pas. Joseph arriva près de sa boutique, dans laquelle nous nous glissâmes par la porte chattière. Les quatre sacs étaient rangés contre le comptoir, liés au sommet et rouges de sang ; il me sembla qu’ils avaient une forme humaine. J’étais plus mort que vif, car je suis un homme de mœurs douces, messieurs, uniquement consacré à mon art. — Allons, du courage ! dit Joseph. Chacun de nous chargea un sac sur ses épaules et nous partîmes. Malgré le froid, j’étais inondé de sueur. Il fallait éviter la place Vendôme, où les alliés occupaient l’hôtel de la première division militaire et où des factionnaires se promenaient devant la chancellerie. Nous prîmes la rue du marché des Jacobins, la rue Saint-Honoré, la rue Castiglione, la rue de Rivoli ; par la diagonale, pliant sous le faix, nous gagnâmes le milieu de la place Louis XV, puis le pont du Corps législatif. Nous n’avions rencontré personne qu’un fort de la halle qui s’était arrêté pour nous regarder et avait repris sa route en murmurant quelques paroles que je n’entendis pas. La Seine était haute, sombre ; nous nous appuyâmes contre le parapet et nous laissâmes tomber les sacs ; nous entendîmes le bruit de la chute. — Allons vite, dit Joseph ; faisons le dernier voyage. — Messieurs, en revenant je récitais mes prières et je fis vœu de faire dire douze messes à l’autel de Notre-Dame-des-Victoires si je sortais sauf d’une telle aventure. Je ne veux pas vous faire languir, messieurs, notre dernier transport s’accomplit aussi heureusement que le premier ; nous étions sauvés. J’aidai Joseph à laver sa boutique et à faire disparaître les dernières traces du meurtre ; nous brûlâmes les bonnets de ces malheureux cosaques, nous jetâmes leurs sabres dans une bouche d’égout, et nul n’a jamais soupçonné la tragédie où j’ai joué un rôle si contraire à ma nature. Pendant tout le temps que les alliés ont occupé notre belle France, toutes les fois que je rencontrais un de ces étrangers arrogans et superbes, je me sentais pâlir, car je me figurais que ma complicité dans ce crime, si j’ose parler ainsi, était écrite en traits de feu sur mon visage. Je ne fus délivré que lorsque notre sol même fut délivré ; je respirai plus à l’aise, et je compris que notre crime ne serait jamais découvert. »

Ce récit, toujours le même, où les paroles et les gestes se reproduisaient avec une concordance inaltérable, nous causait une indicible émotion. Nous admirions M. Albin, nous le trouvions un héros, Joseph nous apparaissait comme une sorte de demi-dieu vengeur, et nous étions résolus, si une nouvelle guerre éclatait, à nous faire charcutiers, afin de pouvoir égorger les cosaques sans qu’on s’en aperçût. M. Albin nous avait si bien décrit la place où il avait jeté les cadavres en aval dans la rivière, que nous la connaissions. Lorsque l’on nous conduisait aux Champs-Elysées, nous insistions pour qu’on nous menât sur le pont, nous allions à l’endroit précis, nous touchions le parapet avec une sorte de respect, nous nous faisions lever dans les bras des domestiques afin d’apercevoir la Seine, nous avions un petit frémissement de frayeur et nous nous disions : « Dire que c’est là ! » Ce récit, dont l’exactitude était rigoureuse[1], nous avait laissé une impression que le temps n’a point émoussée ; Louis et moi, devenus grands, devenus hommes, nous en parlions souvent. Le 24 février 1848, j’appris dans la journée que Louis de Cormenin avait été à la chambre des députés. Je fus inquiet, je m’imaginai qu’il avait pu être pris dans quelque bagarra et je partis pour tâcher de le rejoindre. Je le rencontrai au milieu du pont de la Concorde ; j’étais avec Gustave Flaubert et Louia Bouilhet ; nous nous arrêtâmes pour causer des événemens qui Tenaient de se succéder avec une si extraordinaire rapidité. Louis nous racontait que le roi avait quitté Paris, que la république étais proclamée et qu’un gouvernement provisoire, qui s’était nommé lui-même, se réunissait à l’Hôtel de Ville. Tout à coup il s’interrompit en me montrant le parapet contre lequel nous étions accolés, la rivière qui roulait ses eaux jaunâtres, il me dit : « Et dire que c’est là ! » Nous ne pûmes nous empêcher de rire, et cependant nous étions profondément troublés de cette révolution imprévue qui remettait en question les destinées de la France.

Les fées, les génies, les infortunes du petit Savinien, les cosaques et le charcutier suffisaient à occuper nos loisirs, et noue ne demandions rien de plus, lorsque M. de Cormenin estima qu’il était temps de nous donner quelques notions d’instruction élémentaire, M. de Cormenin, qui n’était encore que maître des requêtes au conseil d’état, mais qui déjà préparait sa candidature pour les élections législatives de 1828, était un philanthrope à sa manière. Il avait ramené du Loiret, où il possédait des terres et le château de Lamotte, une sorte de magister, paysan à peine dégrossi, qui s’appelait Têtedoux et lui servait de secrétaire, c’est-à-dire de copiste. Ce fut sous la direction de ce brave homme que nous fûmes placés deux heures par jour afin d’apprendre un peu de grammaire, un peu de géographie, un peu d’arithmétique, un peu d’histoire sainte, bien peu de tout cela à la fois, et avec une réserve telle que, par une interprétation hardie, on nous enseigna que la femme de Putiphar était mal disposée en faveur de Joseph, parce que celui-ci avait refusé de lui donner un agneau d’une espèce rare qu’il possédait et dont elle avait envie. M. Têtedoux était plus respectueux qu’il n’eût convenu avec des bambins de cinq ans ; il ne nous parlait qu’à la troisième personne, était d’une douceur extrême et d’une ignorance prodigieuse. Lorsqu’il nous eut expliqué à sa façon les premiers élémens de la grammaire, il nous dit avec une certaine solennité : « L’heure est venue de faire connaître à ces messieurs une règle importante, une règle que je qualifierai de rare et qui est la règle de la pénultième. » Le mot était nouveau, et nous ouvrîmes nos oreilles bien grandes pour écouter la leçon que voici : « Lorsque un mot terminé par deux consonnes est suivi d’un mot commençant par une voyelle, la Liaison euphonique se fait non pas avec la dernière consonne, ; mais avec l’avant-dernière, c’est-à-dire avec la pénultième ; ainsi quelqu’un qui connaît les usages du monde et qui a approfondi les difficultés de la langue française, ne doit jamais se permettre de dire : — Ce n’est point-t-à vous ; — il faut qu’il dise : Ce n’est point-n-à vous. » Cela me parut admirable, et j’adoptai immédiatement la règle de la pénultième. Lorsque l’on m’adressait des observations sur ma façon de parler et que, pour me faine honte, on m’appelait « petit paysan, » je répondais : « C’est que vous ignorez la règle de la pénultième. » Je n’en voulus démordre ; de guerre lasse. On me laissa dire. Quatre ans plus tard, le collège me corrigea. J’avais appliqué la fameuse règle en disant à un maître d’étude : « Ce canif n’est point-n’à moi. » J’eus à copier deux cents fois de suite : « Ce canif n’est point-t’à moi. « Cela modifia mes idées, et je compris qu’îl était sage d’envoyer la règle de la pénultième rejoindre les vieilles lunes.

Ma famille possédait alors, dans la vallée de Montmorency, le château de Cerney, qui, depuis, a été démoli par la bande noire, et une assez vaste maison de plaisance à Villeneuve-Saint-Georges. Je n’ai conservé qu’un très vague souvenir de Cerney, mais je me rappelle encore assez nettement la maison de Villeneuve-Saint-Georges avec sa longue terrasse ombragée de tilleuls qui dominait une route bordée par la rivière d’Yères. Parfois on nous y conduisait, Louis et moi, passer le dimanche, et lorsque venait la belle saison, nous y restions souvent plusieurs semaines. Pendant l’un de ces déplacemens qui étaient pour nous une cause de joie folle, nous assistâmes à un spectacle que, grâce au progrès des mœurs, les générations actuelles ne verront jamais et qui me laissa une impression si profonde, que toute trace n’en est encore pas effacée. Nous revenions en voiture découverte d’une promenade à Mongeron, lorsqu’au moment d’entrer à Villeneuve-Saint-Georges, nous aperçûmes un étrange cortège qui s’avançait vers nous, précédé par des gendarmes à cheval, le sabre au poing et le tricorne en bataille. Le cocher arrêta les chevaux et se tournant vers ma mère, il lui dit : « Madame, c’est la chaîne ! » Instinctivement, ma mère me serra contre elle ; on rangea la voiture de façon à laisser toute place libre sur la route, et nous vîmes défiler la sinistre bande. Je regardais de tous mes yeux, comme l’on dit, et avec une impression de malaise indéfinissable, car en réalité je ne savais guère ce que je voyais. La chaîne était-elle nombreuse ? Je ne saurais le dire ; il me semble qu’elle était composée d’une foule ; mais les souvenirs d’enfance sont bien menteurs et s’exagèrent d’eux-mêmes en vieillissant ; là où nous croyons retrouver un lac, nous voyons une mare, et la forêt, restée immense dans notre mémoire, n’est le plus souvent qu’un maigre quinconce.

Des hommes sans cravates, coiffés de bonnets de laine, vêtus d’une veste et d’un pantalon gris marchaient sur deux lignes parallèles, rattachés tous par une chaîne partant de leur cou à une longue chaîne qui les reliait ensemble, comme l’arête médiane d’un poisson relie entre elles les arêtes latérales et en fait un tout. C’était un tout, en effet, que la chaîne ; des êtres qu’elle réunissait elle faisait un être collectif, multiple mais un, qui ne pouvait avoir qu’une initiative d’ensemble et auquel l’initiative individuelle était matériellement, mécaniquement interdite. C’était affreux à voir. En dehors de la ligne de forçats qui cheminait lentement en traînant les pieds, marchaient quelques hommes isolés, revêtus d’un uniforme bleu clair à passepoil jaune, armés d’un « briquet » suspendu à un large baudrier, la tête couverte d’un bonnet de police à gland jaune et portant à la main un bâton, un gourdin pour mieux dire, qui semblait être leur arme de prédilection. Quelques-uns de ces hommes étaient suivis par des chiens bouledogues. C’étaient eux qui prenaient les condamnés au dépôt central de Bicêtre et les conduisaient à destination du bagne de Rochefort, de Brest et de Toulon. Les forçats ricanaient en passant près de notre voiture ; un d’eux adressa je ne sais quelle plaisanterie à ma mère, qui détourna rapidement la tête. Un garde-chiourme accourut, le bâton levé, et frappa sur les épaules ce malheureux, qui poussa un cri de douleur. La chaîne parut se tendre ; les hommes accélérèrent le pas ; il y eut un cliquetis de ferraille rapide et comme empressé. La pitié avait gagné nos mères ; elles jetèrent sur la route une poignée de pièces de monnaie. Ce fut horrible. Les forçats se précipitèrent pour les ramasser, se tirant les uns les autres, tombant, s’enchevêtrant dans leurs chaînes. Les gardes-chiourme se ruèrent sur eux à coups de gourdin, criant : « A vos rangs ! à vos rangs ! » Un gendarme vint et dit : « Ne tapez donc pas si fort ! » Puis, poliment et la main au tricorne, il dit à Mme de Cormenin : « Il est défendu de donner. » Je tremblais d’émotion ; nos mères pleuraient, le mouchoir sur le. visage. Les forçats se remirent en ordre, et le cortège reprit sa route au milieu d’un tourbillon de poussière. Deux charrettes chargées de chaînes de rechange, de bidons en fer-blanc, fermaient la marche sous l’escorte de plusieurs gendarmes ; quelques forçats étaient assis, appuyés contre les ridelles ; un d’eux, couché sur de la paille, semblait malade et presque mourant. Notre cocher dit : « Ceux-là sont les grands seigneurs ; ils ont payé pour faire le voyage en carrosse. »

Lentement, au pas, à distance, afin d’éviter la poussière, notre voiture s’avançait derrière la chaîne. Dès que celle-ci eut atteint les premières maisons de Villeneuve-Saint-George, on eût dit que la terreur entrait dans le village. On poussait les volets des fenêtres, on fermait les boutiques, des femmes se sauvaient en emportant les enfans ; les hommes s’adossaient aux murs, les poings fermés, comme prêts à la défensive. En traversant la principale rue, les forçats se mirent à chanter, en chœur, un air très gai dont le refrain ressemblait à un éclat de rire.

Le soir, après le dîner, une femme de chambre, qui le lendemain fut vertement tancée, nous emmena à travers le village obscur, et nous conduisit jusqu’à une vaste grange formant un bâtiment isolé sur la grand’route : deux gendarmes étaient de faction à la porte, que l’on ouvrit pour nous. La chaîne était couchée. Le long des murailles, sur une épaisse litière, les hommes étaient étendus de chaque côté, les pieds vers le milieu où s’allongeait la chaîne centrale. Trois perches réunies en faisceau soutenaient une lanterne, près de laquelle quatre gardes-chiourme, jouant aux cartes, étaient accroupis, le bâton à portée, leurs chiens auprès d’eux. Il paraît que, parmi ces misérables, il y avait un criminel célèbre que la femme de chambre voulait voir. Elle par la à un des gardes-chiourme qui cria un nom, je ne sais plus lequel, et ajouta : — Montre ton museau, on veut le regarder. — Dans l’ombre à peine éclairée par le rayonnement de la lanterne, un homme se redressa ; la femme de chambre dit : — Comme il est jeune ! — On nous fit sortir ; il était temps, nous avions très peur. Lorsque nous rentrâmes à la maison, nous vîmes tous les domestiques sur pied ; derrière la grille, dans le vestibule, à toutes les issues, ils se tenaient armés de fusil de chasse ; dans le jardin, les jardiniers faisaient bonne garde. Pendant cette nuit, on veilla dans toutes les maisons de Villeneuve-Saint-George ; et il en était ainsi chaque fois que la chaîne passait. Le lendemain matin, on nous apprit qu’elle était partie au lever du jour. C’est ainsi qu’en 1827, sous le règne du roi très chrétien, les forçats s’en allaient vers le bagne. Il fallut attendre jusqu’à l’ordonnance royale du 9 décembre 1836, pour voir cesser cet immoral voyage qui durait de trente à quarante jours. La chaîne fut remplacée par des voitures cellulaires conduites en poste ; aujourd’hui, sur chaque ligne de chemin de fer, l’administration des prisons a ses wagons particuliers aménagés pour le transport des criminels. Que de fois, lorsque j’étudiais le monde des malfaiteurs, lorsque dans les salles du greffe de la Grande-Roquette, j’assistais à la visite et au départ des condamnés, que de fois je me suis rappelé le spectacle qui m’avait terrifié à Villeneuve-Saint-George pendant que, tout petit enfant, je regardais défiler les trois ou quatre cordons de trente forçats chacun dont l’ensemble était la chaîne ! Il est difficile aujourd’hui d’expliquer que, parmi tant d’hommes de bien et d’intelligence qui se sont succédé au pouvoir, nul n’ait songé, pendant des siècles, à supprimer ce vieux reste de barbarie fait pour révolter la conscience et outrager la moralité publique. Que de temps il a fallu avant de comprendre que la société ; se protège et ne se venge pas, que si elle a le droit de punir, elle a le devoir d’amender, et que toute aggravation inutile de la peine devient une cruauté qui affaiblit le respect dû à la loi ! Nous n’en sommes pas encore à admettre que la prison ne peut et ne doit être qu’une infirmerie morale ; cela viendra peut-être ; dans notre pays, il ne faut jamais désespérer de rien.

Peu de temps après ce séjour à Villeneuve-Saint-George, une grave modification fut apportée à notre existence : Louis et moi, nous fûmes séparés. Simultanément, et pour des causes différentes, on quitta la place Vendôme. M. de Cormenin alla habiter la rue Saint-Honoré, et ma famille, entraînée dans un procès qui devait avoir des conséquences importantes, s’installa rue d’Enfer, dans l’ancien hôtel de Chaulnes, entre la maison des sourds-muets et le couvent des Carmélites. J’étais seul et sans compagnon de mon âge, jouissant en toute liberté d’une grande cour, d’un jardin assez spacieux, et d’un vaste enclos abandonné où les folles herbes poussaient vigoureusement. Tout cela ne remplaçait pas ce frère d’élection que je n’avais point quitté depuis ma naissance ; et dont l’absence me semblait un désastre. On avait beau nous réunir le plus souvent possible, nous nous manquions mutuellement, et lorsque, après quelques heures passées ensemble, il fallait nous séparer, c’étaient des désespoirs que rien ne calmait et qui nous laissaient déprimés, pour plusieurs jours. Cette période de ma vie est restée très confuse dans mes souvenirs ; on dirait que là où Louis n’était pas le point de repère me fait défaut. Je me rappelle cependant les théories des Carmélites qui, pendant l’hiver, marchaient pieds nus dans la neige en psalmodiant des cantiques, et je me rappelle les jeux violens, les jeux empreints de bestialité des sourds-muets qui me causaient une insurmontable terreur, et qu’un de nos domestiques avait surnommés les sans-langue.

L’appartement de ma grand’mère comprenait le grand salon de l’hôtel, celui-là peut-être où, sous le règne de Louis XVI, le duc de Chaulnes fit sa fameuse expérience sur l’emploi de l’alcali volatil dans les cas d’asphyxie par le gaz carbonique. J’y reçus une impression littéraire que je dois noter, car le temps seul, l’expérience et l’étude ont pu la modifier. À cette époque, un homme en France soulevait les foules et était devenu une sorte de divinité populaire qu’il était criminel de ne point adorer. C’était Béranger, et comme alors la libération de la Grèce passionnait tous les cœurs, on l’appelait le Tyrtée moderne. Nul poète peut-être ne vint plus à propos, nul ne sut avec plus d’habileté s’emparer du fait, de l’incident qui mettait momentanément Les esprits en émoi, le généraliser, l’envelopper d’une forme facile à retenir et le graver dans la mémoire en le rythmant sur un air connu. Si, au lieu de faire des chansons, Béranger avait fait des poésies, son nom serait resté ignoré. Malgré cela, on peut dire qu’au milieu de ses couplets, il se rencontre parfois des vers isolés qui sont de haute facture ; mais ils sont rares et ne suffisent pas à enlever à son œuvre le fond bourgeois qui peut-être, après tout, en a assuré le succès. Il fut de son temps, rien que de son temps, ; on s’en aperçut après sa mort ; la médiocrité de ses chansons posthumes a étonné même ses admirateurs les plus entêtés.

Au moment où m’amènent les souvenirs que j’évoque, c’est-à-dire aux années qui précédèrent immédiatement la chute de la maison de Bourbon, il n’était même pas permis de discuter Béranger ; en lui on voyait, on proclamait un génie exceptionnel, et de ses chansons on disait : Ce sont des odes. Il représentait bien, du reste, l’esprit frondeur du Parisien qui se moque de tout et croit à l’innocence de ses railleries jusqu’au jour où il s’aperçoit qu’elles ont lentement, mais invinciblement, désagrégé les choses et en ont fait une ruine. Béranger célébrait la gloire et animait les regrets, les espérances qui vibraient dans le cœur de tous Les officiers encore jeunes, serviteurs, adorateurs de l’empire, que la restauration avait rejetés du service militaire. En outre, il se gaussait volontiers de la religion, et au Dieu un peu trop jaloux que l’on voulait faire revivre il opposait un certain Dieu des bonnes gens qui est bien la conception philosophique la plus médiocre que l’on puisse imaginer. Le chansonnier ne manquait pas de prétextes et le pouvoir se chargeait de lui en fournir. A la Fête-Dieu, des processions parcouraient les rues de Paris ; des feuillages cachaient les pavés ; des tapisseries, des draps ornés de bouquets étaient tendus devant les maisons ; des reposoirs étaient construits dans les carrefours ; tout le clergé, au bruit des cantiques, à la fumée des encensoirs, lentement, en pompe théâtrale, marchait au milieu de la population plus gouailleuse que recueillie, qui voyait avec surprise Charles X et le duc d’Angoulême, inclinant leur tête poudrée, s’avancer sous le dais que l’on portait au-dessus d’eux. Dans une ville ironique comme Paris, de tels spectacles étaient dangereux pour la monarchie et pour la religion. On s’en aperçut plus tard. Le souvenir des processions publiques fut pour quelque chose, en 1831, dans le sac de l’Archevêché, dont le service commémoratif de la Saint-Henri, célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois, ne fut que le prétexte. Béranger excellait à donner un corps aux impressions fugitives de la foule, et chaque allusion de ses couplets était saisie avec empressement. Il exerçait une réelle influence, et soit qu’il célébrât l’empire ou qu’il invoquât la liberté, il était certain d’être compris, d’être approuvé par tous les hommes jeunes de son époque, même par ceux qui, sincèrement ralliés à la famille de Bourbon, espéraient que le régime parlementaire amènerait nécessairement les améliorations progressives auxquelles tous les peuples ont droit. J’en eus alors une preuve que je ne compris que bien longtemps après.

C’était vers la fin de l’année 1829, pendant ce dur hiver qui fit tant de malheureux à Paris ; mes oncles, qui alors étaient fort jeunes, avaient amené un de leurs amis à dîner. Cet ami était France de Caen, fils du général de Caen, qui était, je ne sais comme, allié de ma famille et que Napoléon Ier avait secrètement chargé d’opérer dans les Indes anglaises une descente armée dont le projet seul fut préparé. Pendant le dîner, on parla de Béranger, qui avait été récemment condamné à quelques mois de prison et à 10,000 francs d’amende pour avoir attaqué « le trône et l’autel. » France de Caen avait mystérieusement tiré un papier de sa poche et avait dit : « J’ai du nouveau. » On lui avait fait signe de se taire en lui montrant de l’œil les domestiques qui servaient. Lorsque le repas fut terminé et que l’on fut réuni autour du feu dans le salon de ma grand’mère, un de mes oncles sortit, revint bientôt, ferma la porte à clé et dit : « Les gens dînent ; il n’y a rien à craindre. » France de Caen raconta qu’il avait deux chansons manuscrites de Béranger que nul ne connaissait encore. C’était une bonne fortune de les avoir, c’était un péril de les colporter. Il chanta. Je me les rappelle, ces deux chansons ; l’une était le Vieux Caporal, l’autre le 14 Juillet. Mes oncles reprenaient le refrain en chœur ; au dernier couplet de l’une d’elles, on me poussa violemment : « A genoux ! petit, c’est un chant sacré. » Je me laissai faire sans résistance. Tout le monde était ému. La voix de France tremblait ; on levait les bras vers le ciel, comme si cette pauvre poésie eût sonné l’heure de la délivrance. Où donc était l’oppression ? On se grisait au rythme cadencé ; je me sentais comme soulevé sans savoir pourquoi. Le plus étrange, c’est que, sauf France de Caen, qui était partisan du régime impérial, ma mère, ma grand’mère et mes oncles étaient légitimistes par tradition de famille et par conviction.

Je me souviens qu’après avoir remis les chansons dans sa poche, France de Caen hocha la tête et dit : « Ça ne peut plus durer longtemps, nous ferons revenir le roi de Rome. » Chacun se récria et la conversation devint une discussion bruyante et confuse. On était très animé, et malgré la vivacité des ripostes, France maintenait son opinion avec une fermeté très déférente, mais invincible. J’étais accroupi sur le tapis devant la cheminée, appuyé contre un des chambranles et presque caché par le fauteuil de ma grand’mère. Celle-ci, impatientée, me saisit par la tête et s’écria : « Cet enfant aura des cheveux blancs et peut mourir centenaire avant d’avoir vu une nouvelle révolution ! » — Hélas ! cet enfant n’est pas encore centenaire, mais il n’en est plus à compter les révolutions auxquelles il a assisté. La passion de France de Caen avait été plus clairvoyante que la raison de mon aïeule. Un an ne s’était pas écoulé que le vieux roi, escorté de sa maison militaire, s’était embarqué à Cherbourg pour aller chercher une tombe loin de sa patrie, donnant un démenti à Béranger lui-même, qui avait chanté :

Nous sommes en dix-neuf cent trente
Et les Barbons rognent toujours !


II. — L’ECOLE.

Lorsque Louis XVIII revint en France, après les cent jours, le duc d’Otrante lui remit un mémoire dans lequel on lit : « On peut concevoir pour l’avenir une conspiration infaillible et dont les desseins ne pourraient être prévenus, ni arrêtés. Ce serait celle d’un ministère ou d’un parti de la cour, qui, par l’erreur la plus grossière ou par un aveugle dévoûment à la cause royale, conseillerait ou favoriserait un plan de contre-révolution. Tout plan de cette nature renverserait de nouveau le trône avec fracas et détruirait peut-être jusqu’à nos dernières espérances, la dynastie de nos rois. » Ce mémoire est daté du mois d’août 1815 ; Fouché avait été bon prophète : la prédiction venait de s’accomplir[2]. On a dit de la révolution de juillet qu’il n’y en eut pas de plus légitime ; soit, je veux l’admettre, mais on conviendra qu’il n’y en eut pas de plus impolitique. Elle rejeta la France dans la voie des aventures où l’on peut, il est vrai, rencontrer le salut, mais où il est plus facile de trouver sa perte. Si l’on eût accepté le retrait des ordonnances qui entraînait la chute du ministère Polignac et la soumission du vieux roi, la France continuait paisiblement l’apprentissage de la liberté, si pénible, si périlleux dans notre pays, et nous en serions sans doute arrivés aujourd’hui au fonctionnement régulier du mode représentatif où l’Angleterre a développé tant de gloire et de sécurité. Au lieu de cela, nous avons oscillé entre le despotisme et la licence ; nous nous sommes plusieurs fois transportés brutalement d’un pôle à l’autre de la politique et nous avons attendu de la fortune ce que notre raison, — ce que notre déraison, — n’a pas su nous donner. Expériences inutiles qui sont toujours à recommencer et produisent toujours les mêmes déceptions. A trop souvent changer de matelas, dit un proverbe, on finit par coucher par terre.

La révolution de juillet eut une cause déterminante très étrange, peu connue encore et qui ne fut révélée que longtemps après. Quoique ce fait ne touche en rien aux choses littéraires, je crois devoir le raconter ici, car il eut sur notre histoire une influence considérable, le coup d’état qui devait avorter au mois de juillet 1830 avait été arrêté en principe entre le foi, le prince de Polignac et le maréchal de Bourmont, avant l’expédition d’Alger, et l’on avait décidé que les ordonnances ne seraient promulguées que si nous infligions une défaite aux Barbaresques. Dans ce cas, le maréchal de Bourmont, rappelé à Paris avec une partie de l’armée victorieuse, devait être chargé des opérations militaires qu’un soulèvement probable de la population pouvait rendre nécessaires. Avant de partir pour Toulon, où l’attendait la flotte française, le maréchal avait fait promettre au prince de Polignac de ne rien entreprendre avant son retour, et pour être certain que nulle tentative ne serait essayée pendant son absence, il lui avait abandonné l’intérim du ministère de la guerre dont il avait le portefeuille. Néanmoins, malgré ces précautions, malgré les engagemens échangés, on n’attendit pas son retour et l’on se hâta vers un dénoûment qui eut le résultat que l’on sait.

L’homme sérieux du ministère était M. d’Haussez, ministre de la marine ; il ne répudiait pas les ordonnances qui, seules, selon lui, pouvaient sauver les prérogatives royales attaquées par l’opposition, mais il demandait si l’on était en mesure de les imposer à la population parisienne, dans le cas où celle-ci refuserait de s’y soumettre. Le prince de Polignac répondit qu’il était certain du succès et qu’il n’y avait point à se préoccuper des moyens d’exécution. M. d’Haussez insista et exigea communication des états militaires. Le chiure de la garnison de Paris, porté sur ces états, était de onze mille hommes, desquels on devait déduire trois mille cinq cents absens par congé, par maladie, ou employés dans les administrations. Il restait donc sept mille cinq cents hommes, sur lesquels trois mille soldats de ligne n’inspiraient qu’une confiance limitée. M. d’Haussez se récria et déclara que ce serait folie de tenter l’aventure avec des forces aussi insuffisantes. Le prince de Polignac répliqua que, pour des motifs qu’il ne pouvait faire connaître, mais que le roi n’ignorait pas, il ne lui était permis d’avoir aucun doute sur le résultat de l’entreprise et qu’il était résolu à jouer la partie, quand bien même il n’y aurait pas un soldat dans Paris ; il ajouta que sa résolution était inébranlable et basée sur un événement supérieur aux raisonnemens humains. Charles X fit un geste approbatif de la tête et dit : « Cela est vrai ! » Cette parole était un ordre ; M. d’Haussez ne fit plus d’objection.

Quel était donc ce fait extraordinaire qui détruisait les calculs de la sagesse, mettait toute prévoyance à néant et jetait un souverain, des hommes d’état sur une route dont on négligeait avec une telle infatuation de s’ouvrir les issues ? — Dans les premiers jours de juillet, la Vierge étant apparue en songe au prinpe de Polignac et lui avait dit : « Va ! ton œuvre est bonne, accomplis-la ! » Le ministre avait fait part à Charles X de cette intervention surnaturelle et tous deux y avaient vu la certitude du succès. Quoi que l’on ait pu savoir de la faiblesse d’esprit de celui que Chateaubriand appelait « un muet propre à étrangler un empire, » ce fait a de quoi surprendre ; il peut passer pour une fantaisie imaginée après coup par un adversaire, politique de la maison de Bourbon. Ce fait m’a été raconté, au moment du rétablissement du second empire, par le grand orateur légitimiste, par Berryer, qui le tenait du prince de Polignac lui-même. En 1846, un an avant sa mort, celui-ci disait encore : « En présence d’une si glorieuse apparition, toute hésitation eût été criminelle ! »

On ne se doutait guère alors de pela dans Paris pendant que

La grande populace et la sainte canaille
Se ruaient à l’immortalité,


et que l’on donnait la chasse aux Suisses, aux gendarmes et aux soldats de la garde royale. La victoire populaire fut complète et couronna Louis-Philippe. Je n’avais pas assisté à ces événemens ; nous étions, par hasard, partis pour Mézières dans la matinée du 27 juillet, et lorsque nous rentrâmes à Paris, vers la fin de septembre, toutes les fenêtres étaient encore pavoisées de drapeaux tricolores et on continuait à acclamer Lafayette chef de la garde nationale, qui était devenue « la base inébranlable sur laquelle s’appuyait un trône entouré d’institutions républicaines. » — Depuis plus d’une année, nous avions quitté l’hôtel de Chaulnes ; nous habitions dans la rue des Petits-Champs, que le commerce n’avait pas encore envahie, un appartement qui prenait jour sur la place Vendôme, et nous nous étions ainsi rapprochés de la famille de Cormenin. Ce fut sans grand bénéfice pour Louis et pour moi, car il allait à la pension Morin, rue Louis-le-Grand, et l’on m’expédiait chaque matin à la pension Saint-Victor, située rué Chanteraine, qui ne redevint la rue de la Victoire qu’après les journées de juillet[3]. Cette pension était dirigée par un homme qui eut quelque notoriété et remporta plus d’un succès dramatique. Le père Goubaux, comme nous l’appelions alors, quoiqu’il n’eût guère que trente-cinq ans, semblait avoir multiplié les pseudonymes pour dérouter la curiosité ; Pierre Aubry dans le Courrier français, Hautefeuille à l’Opéra-Comique, Dorival dans différens petits recueils oubliés aujourd’hui, Prosper Dinaux au théâtre ; on s’y perdait. C’était un humaniste distingué, il avait traduit une partie des œuvres de Cicéron et les odes d’Horace, comme tant d’autres et aussi infructueusement. Il était alors célèbre « au boulevard du crime, » car on y jouait souvent Trente ans, ou la Vie d’un Joueur, gros drame émouvant et moral, qu’il avait machiné en collaboration avec Victor Ducange. Il ne devait pas s’arrêter en chemin ; je retrouve son nom dans Richard d’Arlington d’Alexandre Dumas, dans Louise de Lignerolles d’Ernest Legouvé, dans Latréaumont, dans les Mystères de Paris, dans le Juif errant d’Eugène Sue ; il donna seul le Morne au diable, qui fut applaudi. Il était sans doute absorbé par ses travaux littéraires, car on le voyait peu à la pension, tout au moins dans les classes élémentaires que je suivais ; en revanche, nous étions en rapport avec Mme Goubaux, petite femme sèche, brune, assez alerte, qui passait souvent dans nos salles d’étude et ne nous épargnait pas les reproches lorsque nos blouses étaient déchirées, nos cheveux trop ébouriffés, et nos mains tachées d’encre.

Nous étions soumis au système de l’enseignement mutuel, qui alors était dans sa primeur et fort à la mode. Les enfans, par escouade de dix, placés contre un demi-cercle en fer faisant face à une muraille couverte de tableaux de lecture, répétaient la leçon qui leur était faite par l’un d’eux, nommé le moniteur et armé d’une baguette servant à indiquer les lettres, les syllabes, les mots ou les phrases qu’il fallait lire à haute voix. Lorsqu’une centaine d’élèves ânonnaient à tue-tête les exemples qu’ils avaient sous les yeux, c’était un effroyable vacarme. Un professeur, se transportant d’un cercle à l’autre, tâchait de se reconnaître au milieu de ce tumulte et n’y parvenait pas souvent. A ces fonctions notre professeur joignait celles de maître d’étude, et s’appelait Machet. C’était un homme encore jeune, dont les cheveux noirs et crépus, les grosses lèvres, le visage légèrement marqué de petite vérole n’étaient pas désagréables. Il était né en Savoie ; il avait la persévérance et la force de ses compatriotes, mais il n’en avait pas toujours la patience. Il eût fallu posséder une longanimité angélique pour rester impassible et maître de soi en présence d’une bande de marmots effrontés, indisciplinés, bruyans, accoutumés aux gâteries de la famille et ne pouvant guère obtenir d’eux-mêmes l’attention qu’on en exigeait. Aussi le pauvre Machet se mettait souvent en colère ; il parcourait la classe en criant : « Non ! je suis vraiment trop malheureux ! » et distribuait au hasard des taloches qui ne s’égaraient que bien rarement sur des innocens. Le mode homéopathique ne lui déplaisait pas, et volontiers il appliquait le principe Similia similibus. Un jour que je m’étais fait une belle paire de moustaches avec de l’encre, il trempa une éponge dans l’encrier et me débarbouilla de telle sorte que j’avais l’air d’un nègre. Ma mère et ma grand’mère poussèrent des cris lorsque, le soir, je rentrai en si piteux état. On se plaignit à M. Goubaux ; M. Goubaux tança M. Machet, et M. Machet promit de ne plus recommencer.

En dehors des notions élémentaires, ou plutôt rudimentaires que l’on nous enseignait, on usait à notre égard, dans la pension Saint-Victor, d’un système d’éducation fort singulier. Sous prétexte de développer en nous le courage militaire, on nous permettait de nous livrer à de véritables batailles rangées. Le jeudi était consacré au culte de Bellone. Lorsque les leçons étaient terminées, on nous donnait de grands boucliers en carton, on nous armait de baguettes qui, dans les jours pacifiques, servaient aux moniteurs ; on nous partageait en deux troupes à peu près égales et l’on nous lâchait les uns contre les autres. C’était absurde et dangereux ; on s’emportait, on se gourmait, on se meurtrissait, mais on y mettait de l’amour-propre : qui pleurait était déshonoré, et les coups de baguette les mieux appliqués ne nous arrachaient pas une plainte. Ce divertissement barbare dut être brusquement supprimé après la révolution de juillet. M. Machet avait beau crier : « Surtout pas de passion politique ! » la passion politique pervertissait tous ces bambins âgés de sept à huit ans, l’ordonnance des batailles se désagrégeait et l’on ne voyait plus que des combats singuliers auxquels les carlistes et les orléanistes s’étaient appelés d’avance. Un de nos camarades, un carliste, ayant eu l’œil à moitié crevé par son adversaire, on mit les boucliers au grenier, d’où jamais ils n’auraient dû sortir, et il fut interdit de toucher dorénavant aux baguettes des moniteurs. Si mes souvenirs sont exacts, c’est en 1830 que la pension Saint-Victor quitta la rue Chanteraine, abandonnant ses terrains à des néothermes qui, eux-mêmes, ont disparu pour faire place aux ateliers du tapissier décorateur de la ville de Paris. On nous transporta rue Blanche, dans une grande maison nouvelle, dont le jardin s’étendait jusqu’à la rue de Clichy. Cette maison existe encore ; elle a été un lieu de plaisirs publics ; aujourd’hui elle abrite un petit théâtre. Quant à la pension Saint-Victor, elle a eu de glorieuses destinées, car de transformation en transformation, elle est devenue ce grand collège Chaptal qui s’élève au point d’intersection de la rue de Rome et du boulevard des Batignolles ; l’œuvre de mon ancien maître, du « père Goubaux » a réussi ; ce qui tendrait à prouver que l’on peut faire des drames et être un bon pédagogue.

Un jour, — en 1830 ou en 1831, — deux « nouveaux » firent leur entrée à la classe du matin. C’étaient les deux frères ; le plus jeune, blond, petit, un peu mièvre, d’une jolie figure fine et allongée, fut promptement surnommé Jésus à cause de son extrême douceur ; l’aîné était tout l’opposé ; c’était un garçon pétulant, résistant, hautain, toujours prêt à la bataille et criant : « Vive l’empereur ! » quand il avait poché l’œil d’un de ses camarades. Il n’était pas très grand, mais sa grosse tête, éclairée de deux énormes yeux noirs très mobiles, lui donnait quelque chose de démesuré. Il nous inspirait quelque crainte et même une sorte de respect qu’il nous eût été difficile d’expliquer, mais que nous subissions involontairement. Lorsque c’était son tour d’être moniteur, nous ne nous tenions pas d’aise, car il était « bon enfant, » et au lieu de nous faire lice les préceptes de morale imprimés sur les tableaux, il nous racontait des histoires. Et quelles histoires ! toujours les mêmes et toujours écoutées avec une indicible émotion. C’était la retraite de Russie, la bataille de Leipzig, la campagne de France, la bataille de Waterloo. Nous étions haletans. « Alors l’empereur fit venir le maréchal Ney, celui que Louis XViii a assassiné ; il luit dit : « Prince, tu vas prendre ma vieille garde et tu vas enfoncer les Anglais ! » Le maréchal répondit : « Oui, sire ! » Il galopa et dit à la garde : « En avant et vive l’empereur ! » Alors la garde partit l’arme au bras, en riant, pour prouver aux Anglais qu’elle n’avait pas peur. Les deux armées cessèrent de combattre et applaudirent ; c’était superbe ! Quand la garde fut à portée de l’ennemi, elle s’arrêta et mordit ses cartouches pour charger ses fusils ! Dans les cartouches il n’y avait pas de poudre, il n’y avait que du son. — C’était Bourmont, le traître Bourmont, qui, avant de livrer le plan de campagne au roi d’Angleterre, caché dans une ferme voisine, avait fait enlever la poudre des cartouches et l’avait remplacée par du son ou par de la cendre. C’est pour cela que nous avons été vaincus, c’est parce que nous avons été trahis ; sans cela nous étions certains de la victoire. — La garde cria : « Trahison ! trahison ! » et continua d’avancer, parce qu’elle n’aurait pas su reculer quand même elle l’aurait voulu, Les Anglais amenèrent leur artillerie de siège ; la garde, toujours l’arme au bras, disait : « La garde meurt, elle ne se rend pas. » Elle mourut tout entière ; l’endroit où elle est morte s’appelle Mont-Saint-Jean. L’empereur se mit à pleurer et dit : « Adieu, mes braves ! » Alors il y eut un prodige. Un aigle qui volait au-dessus du champ de bataille tomba mort aux pieds de l’empereur. On comprit que tout était fini ! .. » Nous étions consternés. Si l’un de nous, plus sceptique que les autres, disait : « Es-tu sûr qu’un aigle soit tombé mort ? » le narrateur devenait furieux et répondait : « Si j’en suis sûr, j’y étais ! il est tombé entre l’empereur et moi ! » Certes, à ce moment, il était de bonne foi ; il croyait qu’il avait assisté lui-même en chair et en os aux événemens qu’il nous racontait, et nous le croyions comme lui. Ce petit bonhomme endiablé et dont les récits nous donnaient la fièvre, « eu son heure dans la vie ; c’était Ernest Feydeau.

Il nous racontait bien autre chose encore, et, comme un conspirateur qui se confie à des complices, il baissait la voix lorsqu’il nous parlait de l’histoire des sergens de La Rochelle, à laquelle nous ne comprenions rien ; mais nous étions saisis d’admiration lorsqu’il nous disait : « Il y avait cinq sergens ; le gouvernement n’a pu en arrêter que quatre ; le cinquième s’est sauvé grâce à un déguisement, et ce cinquième sergent, ne le dîtes pas, c’est moi ! » Nous savions bien que cela n’était pas vrai, mais nous étions cependant persuadés qu’il ne mentait pas. Admirable crédulité de l’enfant ! admirable crédulité de l’homme qui ne sait qu’imaginer pour se tromper lui-même, afin d’obéir aux besoins de merveilleux qui le tourmentent ! Le père d’Ernest Feydeau avait été officier d’administration dans l’armée du roi de Westphalie ; l’enfant recueillait près du foyer paternel les récits d’un temps regretté, les exagérations des adversaires de la légitimité, il les arrangeait, les modifiait avec une faculté d’invention déjà considérable, et nous les apportait à la pension, où nous les recevions avec une confiance que rien n’aurait pu ébranler. L’heure était propice, du reste ; la légende impériale, lentement formée pendant la restauration derrière le huis-clos des sociétés secrètes, dans les réunions de famille, dans les guinguettes qui, alors, entouraient Paris, éclatait au grand jour. La substitution du drapeau tricolore au drapeau blanc Avait réveillé tous les souvenirs. Dans l’auréole du lointain, l’empereur apparaissait avec l’attitude d’un demi-dieu. On oubliait sa dureté du régime, les fautes politiques ; on ne voyait plus que la gloire, et cette gloire était éblouissante. La police n’avait pas encore nettoyé nos rues des bateleurs, des saltimbanques, des chanteurs ambulans qui les encombraient. Les joueurs d’orgue, tournant leur manivelle, chantaient à tue-tête :

Rendez-lui son petit chapeau,
Sa redingote grise
Et sa noble devise
Rendez-lui son petit chapeau
Et son épée et son drapeau ! (ter.)

On s’arrêtait, on formait des groupes, et bien souvent on reprenait le refrain en chœur. Dans les salons, les femmes se sentaient les yeux humides lorsque l’on jouait la valse du duc de Reichstadt. Était-il donc question d’aller à Vienne, d’enlever le roi de Rome, comme l’avait proposé un homme qui en 1848 joua un certain rôle dans l’installation de la seconde république et de le faire asseoir sur le trône de France à la place, de Louis-Philippe ? Nullement ; le gouvernement laissait faire ; car il n’ignorait pas que le nouvel état de choses était non-seulement accepté, mais acclamé par la grande majorité de la population, et il comprenait en outre que les souvenirs idéalisés de l’empire lui étaient favorables puisqu’ils étaient contraires à la monarchie de la branche aînée. Les bonapartistes sérieux et déterminés à ramener l’empire étaient rares, et l’on pouvait s’en convaincre en passant sur les boulevards ou dans le jardin des Tuileries, qui, à cette époque, était un lieu de promenade bien plus fréquenté qu’aujourd’hui. En effet, par une sorte d’accord tacite et comme si tout le monde avait voulu affirmer ses tendances politiques, chacun avait modifié la coupe de sa barbe, selon l’opinion à laquelle il appartenait ou croyait appartenir. Les partisans du régime inauguré après la révolution du juillet, et c’était le plus grand nombre, portaient simplement des favoris ; les bonapartistes avaient la moustache et l’impériale ; les républicains, que l’on nommait alors les bouzingots, gardaient toute leur barbe et on pouvait souvent les confondre avec les artistes, les gens de lettres, les jeunes gens qui, désignés sous le titre générique de jeunes frances, laissaient croître, à l’abri du rasoir et des ciseaux, leur barbe et leurs cheveux, Les légitimistes, confondus sous la double dénomination de carlistes et d’henriquinquistes, avaient le visage entouré d’un collier. C’était là une façon de signe de ralliement auquel on se reconnaissait. Je me souviens d’un petit bourgeois de fort médiocre extraction que des œuvres de charité et son goût pour la bienfaisance avaient mis en rapport avec quelques personnages du faubourg Saint-Germain. Les gens de cette catégorie sont toujours plus royalistes que le roi. Cet homme est mort en 1869 sans avoir jamais rien changé à sa barbe, qu’il avait taillée en collier après « les trois glorieuses » et sans avoir jamais consenti à traverser le jardin des Tuileries, où. il ne voulait remettre le pied que si « Monseigneur, » c’est-à-dire Henri V, remontait sur le trône de ses pères. Les entêtés de cette espèce ne furent pas rares sous le règne de Louis-Philippe, et l’accident de Blaye ne fit que les confirmer dans leur aversion pour un régime qu’ils détestaient. dans la plupart des émeutes qui furent si fréquentes de 1830 à 1839, il y eut d’anciens gardes du corps derrière les barricades. Le faubourg Saint-Germain boudait résolument ; là, le roi des Français était appelé Philippe et le plus souvent : « le monsieur du Palais-Royal ; » les grands hôtels semblaient déserts, on vivait sur ses terres, en province, et l’on ne revenait guère à la ville que pendant deux ou trois mois. Les salons de l’aristocratie étant fermés, ce serait se tromper que d’en conclure que l’on s’ennuyait à Paris ; jamais au contraire « les grelots de la folie » n’y retentirent avec plus d’éclat. Après les journées de juillet, la France eut une explosion de jeunesse, que le choléra de 1832 fut même impuissant à tempérer. Si le faubourg Saint-Germain avait clos ses volets, la chaussée d’Antin avait ouvert ses portes toutes grandes, et l’on s’y précipitait pour danser la galope, qui eut autant de vogue que la polka devait en obtenir quatorze ans plus tard. Comme au temps du directoire, on dansait partout et l’on installait en plein air des concerts publics où l’on allait prendre place pendant les soirées d’été. J’ai vu naître le concert Musard, aux Champs-Elysées, dans la partie qui prolonge actuellement la rue Boissy-d’Anglas. C’était fort modeste ; on s’asseyait sur de grosses chaises en écorce de tilleul autour d’un orchestre abrité par une tente de toile. On s’y pressait pour écouter deux virtuoses qui eurent leur minute de célébrité : Collinet, un petit bossu que l’on avait surnommé le rossignol du flageolet, et Dufresne, un assez beau garçon blond, toujours militairement sanglé dans une redingote bleue et qui ravissait d’aise les Parisiens en leur faisant connaître, pour la première fois, tout ce que le cornet à piston peut contenir de notes désagréables. C’est de là, c’est de cette pauvre petite tente qui ne garantissait les exécutans ni contre les ondées, ni contre la fraîcheur, que sortirent tous les concerts dont Paris s’engoua pendant quelques années : Valentino, Vivienne et le Jardin Turc, où Jullien jouait la Marseillaise avec accompagnement de coups de pierriers, pendant que la foule, massée dans les contre-allées du boulevard, hurlait le refrain qui l’a toujours rendue folle.

Ce fut le grand moment des bals masqués ; dès que le carnaval approchait, les salles de théâtre, les salons des restaurans étaient convertis en salles de bal. Le bal des Vendanges de Bourgogne réunissait « de francs lurons et de joyeux drilles » qui se livraient à des excentricités, pour pas ne dire plus, dont les mères de famille ne parlaient qu’à voix basse et en se voilant les yeux ; le bal des Variétés, où la gaîté dégénéra plus d’une fois en orgie, attirait les fils de famille, — les lions ; — on s’y colletait avec la police on y rossait les exempts, et l’on y menait parfois la licence jusqu’au point où elle est recueillie par la police correctionnelle. Une nouvelle, — un chef-d’œuvre, — d’Alexandre Dumas, les Suites d’un bal masqué, a consacré le souvenir des nuits du théâtre des Variétés. La descente de la Courtille était alors de rigueur ; il eût été malséant d’y manquer, et les rouleurs de barrière s’y côtoyaient, s’y gourmaient avec les jeunes gens qui représentaient le type de l’élégance et du bon ton. La perruque enlevée, le travestissement rejeté au fond d’une armoire, on redevenait un homme de bonne compagnie, mais pendant quelques jours et surtout pendant quelques nuits, on avait obéi à la mode en se montrant un vrai « badouillard ; » c’était le mot consacré, je prie le lecteur de me le pardonner.

C’était surtout pendant les jours gras, le dimanche et le mardi, que l’on pouvait apprécier jusqu’où allait cette frénésie de plaisir et de bruit ; la gaîté sortait des lieux clos et en plein jour descendait dans la rue, où elle faisait rage. Les témoins des lugubres carnavals d’aujourd’hui ne peuvent se figurer ce que fut le carnaval parisien de 1831 à 1835. La danse de Saint-Guy semblait s’être emparée de la population tout entière. Les voitures chargées de masques marchaient lentement à la file sur les boulevards, de la Bastille à la Madeleine, dans les Champs-Elysées, dans ladite Saint-Honoré, autour de la place Vendôme. On n’entendait que des cris et les rauquemens de la corne à bouquin. Au coin des rues, des marchands ambulans vendaient à grand renfort de clameurs le Catéchisme poissard, ou l’Art de s’engueuler sans se fâcher. Lorsque deux voitures, arrêtées par un embarras, se trouvaient côte à côte, il fallait se boucher les oreilles, car les paroles que l’on échangeait auraient même fait rougir le Cinésias d’Aristophane.

Ai-je besoin de dire que ces jours de carnaval étaient des jours de fête pour Louis de Cormenin et pour moi ? On nous conduisait chez M. Jollois, membre de l’Institut, qui avait fait partie de l’expédition d’Égypte et qui alors demeurait au coin de la rue Louis-le-Grand et du boulevard. Nous nous pressions contre la balustrade de la fenêtre ouverte, et nous regardions, battant des mains, riant de plaisir lorsque de belles bandes de masques passaient sous nos yeux. Gavarni n’avait pas encore rajeuni les costumes du carnaval, et de tanneur Levêque, qui fut si célébré sous le nom de Chicard, n’avait point apporté non plus dans les travestissemens cette sorte d’apparence philosophique à laquelle il excellait. Il n’apparut guère que vers 1837 ou 1838 aux bals de la Renaissance, où il montra le casque dont l’acteur Marty s’était coiffé pour jouer le Solitaire dans le drame fameux du vicomte d’Arlincourt. A l’heure dont je parle, on en était toujours aux vieux déguisement « rococos » dont nos grands-pères s’étaient revêtus ; au temps de leur jeunesse. Les personnages de la comédie italienne étaient représentés par des pierrots, des polichinelles, des arlequins, des colombines et des cassandres ; quelques marquis poudrés de farine, les bas crottés, sautillans et burlesques, rappelaient le travestissement cher au directoire ; des seigneurs espagnols étalaient superbement le petit manteau qu’Almaviva porte dans le Mariage de Figaro ; des Grecs dont un cotillon douteux remplaçait la foustanelle, des Turcs dans le dos desquels s’épanouissait un soleil en clinquant, s’en allaient bras dessus bras dessous avec des malins à la courte veste blanche, : avec des forts de la halle au vaste chapeau orné d’un bouquet, et lançaient des plaisanteries salées aux poissardes décolletées, habillées ou plutôt déshabillées de rouge, qui se prélassaient à demi couchées sur la capote d’un cabriolet découvert. En somme, c’était médiocre ; la quantité remplaçait la qualité, mais cela suffisait ; à amuser des enfans.

Parfois, au loin, on entendait une énorme clameur, comme celle d’un peuple entier saluant un souverain, et sur le boulevard, au milieu de la chaussée, on voyait apparaître un énorme char à bancs traîné par six chevaux menés à la Daumont et précédé par des piqueurs qui sonnaient des fanfares. La foule se précipitait et admirait une douzaine de jeunes femmes, en costumes éclatans, qui jetaient des petites pièces de monnaie, des dragées et parfois des œufs remplis de farine. Toute la tourbe du ruisseau entourait la voiture ; on se ruait, on se battait pour ramasser l’argent ; c’était hideux, et de temps en temps un grand cri retentissait : « Vive milord l’Arsouille ! » Alors un des masques s’inclinait et ses compagnons applaudissaient. Quel était donc ce personnage ? On peut le dire aujourd’hui, car celui auquel on attribuait le rôle et celui qui le jouait réellement sont morts tous les deux. L’histoire est singulière et donne à réfléchir sur ce que vaut la gloire humaine. À cette époque, un Anglais fort riche, grand amateur du chevaux, lord Seymour, vivait à Paris et s’était fait connaître par quelques excentricités qui ne dépassaient en rien les usages admis, parmi les hommes de bon ton. Quelques actes de générosité, quelques paris de course considérables et bruyamment gagnés l’avaient rendu populaire, et le bon peuple, toujours crédule, toujours nigaud, mettait invariablement à son compte toutes les sottises qui se commettaient à Paris. S’il y avait un scandale au bal des Variétés, si aux Vendanges de Bourgogne on jetait un sergent de ville par la fenêtre, si une cavalcade traversait les boulevards avec un vacarme extravagant, tout de suite on disait : « C’est lord Seymour, c’est lord l’Arsouille, » car c’est par ce misérable surnom qu’on le désignait[4]. Or, Seymour était innocent de toutes les aventures qu’on lui prêtait. Le véritable auteur de ces drôleries de mauvais aloi s’appelait La Battue. C’était un garçon de piètre tournure, d’une santé souvent compromise, ivre de bruit, et qui rêvait sérieusement cette basse popularité des rues qu’il recherchait sans pouvoir l’obtenir. Fils naturel d’un Anglais très riche, presque abandonné dès sa naissance, élevé à la diable tantôt par une femme qui s’occupait peu de lui, tantôt par un garde-chasse qui, moyennant bon pourboire, lui avait donné son nom, il avait traîné dans la paresse, le désœuvrement et l’ignorance jusqu’à l’heure de sa majorité. Son père se souvint de lui au moment de mourir et lui laissa une centaine de mille livres de rente. Il résolut d’employer cette fortune à se faire un nom. Il loua des salles de concert pour y donner des bals, il fit des chevauchées magnifiques à travers Paris, il se battit à coups de poings dans les cabarets des barrières, il donna des chasses à courre, — une fanfare porte encore son nom ; — il jeta de l’argent au peuple, il habilla ses maîtresses en odalisques ou en Albanaises et les promena dans Paris, en voiture découverte, au son des trompes pendant le jour, à la lueur des torches pendant la nuit ; quand, à force de sottises et de vaniteuses niaiseries, il avait amassé la foule autour de lui, il prêtait l’oreille et entendait crier : « Vive milord l’Arsouille ! » c’est-à-dire : « Vive lord Seymour ! » Il en pleurait de rage. Pour rendre toute confusion impossible, il fit pendant le carnaval et à la mi-carême des distributions d’argent par les fenêtres mêmes de l’appartement qu’il occupait au coin du boulevard et de la rue de la Paix ; de cette façon, il était certain de n’être plus pris pour Seymour, qui demeurait boulevard des Italiens, au-dessus du Café de Paris. On crut à un stratagème dont on ne fut pas dupe ; le peuple se disait : « Il a loué un appartement pour n’être pas reconnu, » et de plus belle on criait : « Vive lord Seymour ! » La Battue était poussé dans cette voie pitoyable par un de ses amis que je ne nommerai pas, car il a été pair de France, qui lui disait : « Courage ! on finira par vous rendre justice. » L’heure de la justice ne sonnait pas. Plus La Battue faisait de sottises, plus lord Seymour devenait célèbre. La légende était faite, et ce que je raconte aujourd’hui n’y portera pas atteinte. Le pauvre homme se sentit vaincu jusque dans ses moelles par l’indifférence de la foule ; malgré la gloire que lui montraient en perspective ses familiers intéressés à ne pas lui voir abandonner la partie, il se découragea. Il prit en déplaisance cette ville qui ne savait même pas reconnaître le vrai mérite ; il partit pour l’Italie, s’échoua à Naples, où il mourut de désespoir, de consomption et du reste.

Il y en eut plus d’un de la sorte dans les premières années du règne de Louis-Philippe ; ce que l’on dépensa misérablement de force, de jeunesse, d’ardeur, est extraordinaire. Tant d’activité fut perdue qui aurait pu être employée au bien du pays ! Quelques-uns de ces fous sont devenus des sages et ont rendu des services à la France ; plus d’un prodigue qui avait laissé couler sa fortune à l’égout de la débauche et des plaisirs infimes a été retrempé par sa ruine même et s’est réfugié dans notre armée d’Algérie, où il s’est relevé par le sentiment de l’honneur militaire et du devoir accompli. Il est inutile de nommer ceux de nos officiers, parmi les meilleurs, parmi les plus braves, qui ont débuté ainsi et qui ont trouvé dans la rude vie du soldat plus de jouissances, plus de satisfaction d’eux-mêmes qu’ils n’en avaient rencontré dans la vie imbécile où ils s’étaient égarés. L’histoire de La Battue m’a été racontée en Afrique, un soir, au campement des Oliviers, en 1845, par un des compagnons de ce malheureux. Celui qui parlait, engagé simple soldat après avoir dilapidé jusqu’au dernier sou de son patrimoine, était alors chef d’escadron. Il est mort depuis, en léguant un grand nom de plus à inscrire au livre de nos gloires militaires. Il me disait avec un soupir : « Ah ! ce pauvre La Battue, quel officier d’avant-garde il aurait fait ! »

Le carnaval de 1831 avait été particulièrement animé, et tous les bambins de la pension Saint-Victor en avaient raconté les merveilles, lorsqu’ils s’étaient retrouvés après les congés des jours gras ; les études s’en ressentaient, et les Aventures de Télémaque, dont on nous surchargeait la mémoire, n’étaient pas pour nous faire oublier les cavalcades que nous avions admirées sur les boulevards. Seul, Ernest Feydeau, avec ses histoires héroïques, apportait quelque diversion à notre ennui. Cet ennui, je n’avais plus longtemps à le supporter, car au mois de juin on me retira de pension ; j’accompagnai ma mère et ma grand’mère, qui allèrent s’installer jusqu’au milieu de l’automne à Fresnay-le-Vicomte, chez M. de Contencin, un de mes grands-oncles dans la ligne maternelle. Sous-préfet de Mamers lorsqu’éclata la révolution de juillet, M. de Contencin avait reçu, comme tous les fonctionnaires de province, ordre de surveiller les routes et de faire arrêter, s’il y avait lieu, les ministres signataires des ordonnances ; il avait interprété ces instructions d’une façon toute particulière, car il s’était mis en rapport avec le comte de Semallé, un de ses amis, et n’avait rien négligé pour favoriser la fuite du prince de Polignac. Il avait été immédiatement destitué, ce qui l’avait surpris et sincèrement indigné. Il s’était retiré, boudeur et frondeur, dans une petite propriété qui touchait aux dernières maisons de Fresnay-le-Vicomte et qui dominait le cours encaissé de la Sarthe. Mon oncle était un vieillard ou du moins me paraissait tel ; c’était un homme d’infiniment d’esprit, d’une instruction très étendue, railleur, d’humeur inégale, d’opinions légitimistes exaltées et que les paysans appelaient imperturbablement : M. de Contenchien. Au temps de la révolution française, il s’était jeté en Vendée, où il avait fait lui guerre ; il avait connu Cathelineau, Charette, Stofflet, La Rochejaquelein, et en parlait comme de héros. Il était à la bataille du Mans ; après la défaite de l’armée royaliste, ou plutôt de l’armée royale, comme on disait alors, il s’était enfui dans la forêt de Sillé, dans les bois de Pezé, s’était caché dans une ferme qui appartenait à ma famille et avait continué de faire la chasse aux bleus. Il parlait avec admiration d’un paysan surnommé Bas-Maine, qui servait de guide et de chef à la petite bande dont il faisait partie. Il parait que ce Bas-Maine était un homme extraordinaire, et ses hauts faits, racontés par mon oncle, me sont revenus plus tard à la mémoire lorsque j’ai lu les aventures des batteurs d’estrade de Fenimore Cooper. Tout ce que le romancier américain dit de l’astuce, de la patience, de l’adresse, du soin pour dresser des embuscades, du courage des Peaux-Rouges me rappela les récits de mon oncle.

De sa vie de partisan à travers bois, il avait conservé une habileté sans pareille pour imiter le cri de la chouette, du geai et du corbeau, qui servait de signal aux enfans perdus que les chouans lançaient sur la piste des soldats de la république. Le mot chouanner revenait souvent dans sa conversation, et bien souvent je l’ai entendu s’écrier avec un soupir de regret : « Ah ! comme nous avons chouanné entre Saint-Rémy et Saint-Aubin ! c’était le bon temps ! » Pour lui, la guerre de Vendée avait été une guerre légitime, une guerre sacrée : « Ils ont été forcés de l’avouer eux-mêmes, disait-il parfois avec orgueil : c’était une guerre de géans ! » A entendre mon oncle, les batailles, les victoires de l’empire, tant de capitales conquises, tant de peuples domptés, n’étaient rien en comparaison, des combats dont la Bretagne, la Vendée et l’Anjou avaient été le théâtre. Cela contrariait fort mes idées ; je n’osais rien dire, car j’aimais, je respectais et je craignais un peu M. de Contencin ; mais je regrettais silencieusement qu’Ernest Feydeau ne fût pas là pour « river le clou » à l’ancien compagnon du chouan Bas-Maine. J’étais doutant plus troublé par ces récits que j’avais pour ami intime le garde champêtre de Fresnay-le-Vicomte, qui était un soldat de l’empire resté fidèle au souvenir de ses jeunes années. Quand je lui disais : « Est-ce vrai que les chouans étaient tous de grands généraux ? Il me répondait : « Autant dire que votre bourriquet a le nez crochu ; c’étaient de méchans gars qui se « fouissaient » derrière les ajoncs pour tirer sur de pauvres soldats portant le fusil à volonté. Sauf votre respect, c’est M. de Contenchien qui raconta cela, mais le cher homme a la berlue à cause du changement de gouvernement. Les grands généraux, moi, je les ai connus et j’ai servi sous leurs ordres : » Alors, avec cette éloquence du soldat redevenu paysan qui se rappelle.les grandes aventures où il a eu sa part d’héroïsme, il me parlait du « roi ». Murat, toujours vêtu de velours ; de Bernadotte, qui avait un vilain nez ; de Lefebvre, « qui était le père du soldat ; » de Ney, qui jurait comme un templier ; de Curial, qui ne mangeait que des truffes, et il me racontait les batailles auxquelles il avait assisté. Elles étaient nombreuses, et toutes les fois qu’elles ne s’étaient pas terminées par la victoire, c’est que nous avions été trahis. Il était au combat de Montereau, il avait vu Napoléon pointer la pièce de canon légendaire ; lorsqu’il racontait cet épisode, il ôtait lentement son tricorne et levait les yeux comme s’il eût salué un dieu invisible.

Les récits du garde-champêtre et ceux de mon oncle étaient tellement contradictoires qu’ils me causaient un véritable malaise ; j’étais troublé, car je me sentais entraîné alternativement vers l’un ou vers l’autre, et parfois dans la même journée, j’étais disposé à crier : Vive l’empereur ! et Vive le roi ! J’aurais voulu être Murat « coiffé de grandes plumes, » j’aurais voulu être La Rochejaquelein avec le cœur de Jésus sur la poitrine ; j’étais trop enfant pour comprendre la grandeur du sacrifice abstrait, qui seul est méritoire, et je me perdais dans une série de raisonnemens opposés où je trouvais une sorte de douleur impatiente dont je ne pouvais me débarrasser. Je me résolus à consulter ma mère, qui avait une rare rectitude de jugement, et de m’en rapporter à ce qu’elle me dirait. Un jour que j’étais seul avec elle, je lui dis brusquement : « Qu’est-ce qu’il y a de plus grand, les guerres de la Vendée ou les guerres de l’empire ? » Ma mère me répondit : « Petit garçon, — c’est toujours ainsi qu’elle m’interpellait lorsqu’elle voulait retenir vivement mon attention, — petit garçon, il y a quelque chose de plus grand que les guerres de la Vendée et que les guerres de l’empire, c’est la paix. » Il y a cinquante ans que ma mère m’a fait cette réponse, et je crois qu’elle avait raison.

Je n’étais cependant pas plus avancé. Charette et Napoléon continuaient à combattre dans ma petite cervelle, et je ne sais comment ce duel se serait terminé si un incident, futile en apparence, n’était venu modifier le cours de mes idées et ne m’avait emporté vers des rêveries où les héros des guerres civiles et des guerres de conquête ne pouvaient plus intervenir. Dans les premiers jours de juillet ce fut la foire de Fresnay-le-Vicomte. On peut imaginer que je ne quittais pas la place publique, pleine du mugissement des bestiaux et des cris des marchands abrités sous de petites tentes de toile. J’avais été autorisé à acheter ce qui me plairait ; j’avais couru à l’étalage d’un libraire ambulant et, bien servi par le hasard ou par mon instinct, j’avais fait l’acquisition d’un livre, d’un admirable livre, qui était le Robinson suisse. Je vois encore les quatre petits volumes in-12, ornés d’affreuses gravures « en taille-douce. » L’impression fut profonde, si profonde qu’elle m’absorba tout entier. Je vivais dans une sorte de rêve permanent, et je m’en allais au-delà des mers, dans des pays inconnus où il y a des arbres extraordinaires, des cavernes de sel, des autruches sur lesquelles on peut monter et des animaux dont on ne sait pas le nom.

Devant la maison de mon oncle s’étendait une sorte de clos qui aboutissait à un vaste champ nommé la poterne, car il confinait aux anciennes fortifications de la petite ville ; là s’élevait un noyer dont les branches dominaient un petit mur. Je grimpais sur la muraille, je me glissais le long des branches, j’escaladais le tronc jusqu’à une large bifurcation où je m’installais, caché, perdu au milieu des feuilles, et je lisais. J’appelais ce noyer Falkenstein, en mémoire de l’habitation que la famille naufragée avait construite sur un arbre. J’ai passé là des journées dont je me souviens avec délices. Je m’étais confectionné un arc et des flèches ; je m’exerçais à tuer des oiseaux : je ne réussis qu’à éborgner un canard, ce qui me valut une semonce énergique. Parfois, je m’en allais sur mon bourriquet, comme disait le garde-champêtre ; je filais par un chemin creux jusqu’au-delà de Saint-Aubin, je passais derrière une blanchisserie et je gagnais un grand pré traversé par un ruisseau et où il y avait un bouquet d’arbres. Là je n’apercevais plus de maisons, je n’entendais plus le tic-tac du moulin, l’horizon m’était fermé par les haies dont la prairie était entourée selon l’usage du pays ; j’étais seul, j’étais libre, j’étais dans l’île déserte vers laquelle j’aspirais de toutes mes forces. Dans un buisson, au pied d’un frêne, j’avais creusé une cachette, « une mijotte, » où je déposais des provisions, c’est-à-dire des morceaux de chocolat et des macarons. J’avais volé chez mon oncle un marteau et des clous que j’avais enfouis à côté de la soute aux vivres. Partout où je pouvais prendre une latte, une planche, je m’en emparais et avec toute sorte de précautions, afin de ne pas être vu, je les apportais dans le pré, et je les dissimulais assez habilement dans l’épaisseur de la haie vive. Je voulais construire un radeau, le charger de mes provisions et puis m’abandonner au cours de la Sarthe. Où devais-je aller ainsi ? je ne m’en doutais guère, mais il me paraissait certain que je ne pouvais aborder qu’à une île déserte, où je dresserais des buffles, où je pécherais des tortues et où je verrais des flamans roses marcher dans les hautes herbes. L’imagination des enfans, que nulle expérience ne peut combattre, a une puissance extraordinaire ; je travaillais avec ardeur à mes préparatifs, j’étais certain de mettre mon projet à exécution et de le mener à bonne fin. J’y renonçai cependant tout à coup, et ce fut l’amitié qui fit ce miracle. Je pensai à Louis de Cormenin, au chagrin que mon départ lui causerait, et je résolus de l’emmener avec moi.

J’eus bientôt inventé une autre combinaison qui me parut admirable. J’écrivis à Louis pour lui raconter les joies que j’avais éprouvées à lire le Robinson suisse et pour l’engager à se le procurer. Louis était alors au château de Lamotte, non loin de Montargis, où il fut facile de trouver le livre. Il le lut et ressentit comme moi un enthousiasme dont il me fit part dans une lettre. J’avais procédé avec prudence ; certain désormais d’avoir un complice, — et quel complice ! l’être que je chérissais entre tous, — je dévoilai tout mon plan. Une fois réunis à Paris, nous devions nous concerter et prendre les dernières dispositions, qui, du reste, ne rencontreraient, ne pouvaient rencontrer aucune difficulté. Louis et moi, nous avions reçu, au jour de l’an, une paire de boutons de chemise en or : bien payés, les quatre boutons pouvaient valoir 25 ou 30 francs. Nous les vendions. Avec la somme considérable que nous en retirions, nous nous rendions au Havre en malle-poste, pour aller plus vite, nous nous embarquions sur le premier navire en partance, nous faisions naufrage, tout l’équipage périssait excepté Louis et moi. Nous nous emparions de la péniche ; — ce mot péniche, dont j’ignorais le sens précis, me remplissait d’émotion. — Après avoir erré toute la nuit « sur la mer en courroux, » nous découvrions, à l’heure du soleil levant, une plage verdoyante qui était enfin notre île déserte, où nous construirions des forteresses sur les grands arbres. Louis fut moins épris de mon projet que je ne l’avais cru ; il m’écrivit : « Es-tu sûr qu’il y ait encore des îles désertes ? » Je lui répondis : « Je te donne ma parole d’honneur qu’il y a encore beaucoup d’îles désertes. » Il ne se tenait pas pour battu et répliquait : « Et si par hasard nous ne faisions pas naufrage ? » — Quel ergoteur ! j’étais furieux et je me disais avec désespoir : Puisque tout le monde m’abandonne, je partirai seul, et de plus belle je me remettais à lire le Robinson suisse.

C’est de cette époque que date ma correspondance avec Louis que la mort seule a pu interrompre ; il a gardé toutes mes lettres et j’ai conservé toutes les siennes. Je viens de consacrer plusieurs jours à les relire, et je me suis senti déprimé par une invincible tristesse. Revenir sur ses pas dans la vie, parcourir le chemin déjà parcouru, c’est lamentable. Tout meurt une seconde fois. Cette conversation avec des fantômes qui s’évoquent d’eux-mêmes à mesure que leur souvenir se réveille est un acte absolument pénible. Il suffit d’un nom, d’un mot pour faire revivre un temps oublié et ramener des émotions que les années disparues semblaient avoir emportées avec elles. On se revoit tel que l’on était jadis, on se compare à ce que l’on est devenu ; du même coup d’œil on aperçoit les deux faces de Janus, et l’on ne se reconnaît pas. — O vieux homme ! penché sur ton papier, blanchissant, presque chauve et courbé, est-ce bien toi qui as été si chevelu, si résistant, si actif ? Est-ce toi qui voulais partir pour l’île déserte ? est-ce toi qui as tant voyagé, qui si souvent as dormi sous les étoiles du ciel d’Orient, qui as vécu avec les Arabes des bords de la Mer-Rouge ; qui as chassé l’autruche et le lion avec les hommes de grande tente ; est-ce toi qui as fait la guerre, est-ce toi qui as si profondément aimé les amis qui t’ont précédé dans la tombe dont tu t’approches ? est-ce bien toi ? — A relire ces lettres jaunies par l’âge, dont l’écriture d’abord indécise et incorrecte se fortifie et se caractérise à mesure que les années s’amassent, on se croit transporté tout à coup au milieu des morts qui parlent le langage d’autrefois ; on est tenté de leur raconter les choses d’aujourd’hui qu’ils ignorent et l’on se sent environné par des ombres qui ont été les témoins des heures envolées. Si l’arbre muet sous son écorce éprouve des sensations que nous n’avons pu constater encore, de quelle tristesse ne doit-il pas être saisi, lorsqu’à la fin de l’automne, il voit tourbillonner à ses pieds les feuilles qu’il a orgueilleusement étalées au soleil ! Il en est ainsi de l’homme lorsque, du haut des années accumulées, il rassemble autour de lui les vestiges de son existence retombée au néant. Prendre le deuil de ceux que l’on a chéris, c’est prendre le deuil de soir même ; ceux qui s’en sont allés les premiers ont emporté avec eux une part de celui qui reste, et lorsque celui-là s’en va à son tour, il subsiste si peu de chose de lui qu’un simple souffle le disperse. Chaque jour on meurt, le dernier jour est la fin de la mort.

Au mois d’octobre 1831, on me ramena à Paris. Je ne partis à la recherche d’aucune île déserte, et je fus mis au collège.


MAXIME DU CAMP.

  1. La boutique du charcutier existe encore rue des Petits-Champs, n° 80.
  2. Rapport au roi sur la situation et mémoire présentés au roi par le duc d’Otrante, page 38. Août 1815, Paris.
  3. J’écris Chanteraine et non Chantereine, car la rue en question avait pris la place de la ruelle du marais des Porcherons et doit certainement son nom aux grenouilles, — rana, reine, — qui y chantaient.
  4. Arsouille. Ce mot était fort usité à cette époque dans le langage populaire de Paris. Il est aujourd’hui tombé en désuétude : c’est probablement l’anagramme du vocable souillart (du verbe souiller) qui avait la même signification au moyen-âge.