Souvenirs et Réflexions/Texte entier

Les éditions du Nant d’Enfer (p. 3-86).

MEL BONIS
(Mélanie Domange)




SOUVENIRS
ET
RÉFLEXIONS

En souvenir de ma mère qui fut, outre une mère incomparable, une grande chrétienne et une grande musicienne, j’ai voulu lui rendre l’hommage, à mes yeux mérité, de faire connaître, par cet opuscule, l’intelligente originalité de sa pensée.
Jeanne Brochot

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Souvenirs et anecdotes


Mes deux grandes déceptions d’enfant :

1o) C’est quand j’ai appris que c’étaient de simples mortels qui chantaient en chœur à l’église. Je croyais que c’était le Bon Dieu, la Sainte Vierge, les anges et les saints ;

2o) Quand on m’a dit qu’il fallait payer pour être logé (!)


Un gros crève-cœur

J’avais 6 ans ; une petite sœur de 2 ans que j’aimais venait de mourir ! Ce matin-là, on avait négligé de nous conduire, ma sœur et moi, à l’école.

Nous errions dans le petit logement, tout impressionnées par le grand silence qui succédait à une période d’agitation dont nous n’avions pas démêlé le sens. Dans l’après-midi, nous fûmes menées à l’école. Mes petites camarades goguenardes, méchantes, me déclarèrent que sans moi on avait été bien plus tranquille. Ces paroles me parurent froides et tranchantes comme de l’acier ; je me mis à sangloter éperdument tout en disant : ma petite sœur est morte ! Ce jour-là est peut-être le premier où j’ai senti le douloureux isolement auquel sont vouées les âmes en peine devant l’indifférence et l’incompréhension d’autrui. Peut-être trouvera-t-on étrange ma grande peine causée par des mots aussi banals proférés par des enfants ! L’impression atroce qu’ils me causèrent venait sans doute du contraste entre ma détresse et l’insouciance de mes compagnes… mais aussi de cette constatation inconsciente — qu’on pourrait appeler instinctive — que la méchanceté latente en bien des âmes, commence par faire explosion avant toute réflexion. Une petite fille de six ans ne pense pas à tout ça ; elle le sent confusément et souffre d’autant plus qu’elle ne sait encore rien opposer à ces cruautés qui seront son lot quotidien.

Un incident de ma Première Communion

Au catéchisme, on nous avait bien recommandé d’avoir des robes montantes. Surtout pas de guimpes transparentes ! Naturellement j’avais transmis la recommandation en insistant beaucoup ; peine inutile, maman en avait décidé autrement. Sous la guimpe, ma robe était décolletée. Arrivée à La Chapelle, l’abbé Coullié, devenu depuis cardinal, m’examine d’un coup d’œil inquisiteur ; puis s’adressant à la personne qui m’accompagnait : « Allez vêtir cette enfant-là », dit-il d’un ton bref et sévère. Je dois dire que je ne ressentis aucune vexation ; je triomphais plutôt, contente de prouver que j’avais eu raison dans mes protestations. Conduite auprès de maman, elle me mit sur les épaules un joli mouchoir orné d’un volant festonné et tuyauté. Ce n’était pas très seyant quand même, mais il fallait bien en passer par là. Seconde mésaventure : à peine installée à ma place, je laisse tomber mon cierge qui se brise ! L’abbé Coullié, cette fois souriant, déclare que « ça ne l’étonnait pas de Mélanie ! » et va me chercher un autre cierge. Troisième mésaventure, beaucoup plus grave. Lorsque j’étais impressionnée, j’avais la fâcheuse habitude de mâchonner mon livre de prières. Au moment de recevoir la sainte communion, une angoisse me saisit à la pensée que j’avais peut-être avalé des petits bouts de papier !… Que de fois cette pensée m’a troublée depuis ! En tout cas, elle m’a gâté en partie la joie de ce beau jour. J’étais très pénétrée de la grandeur du mystère qui allait s’accomplir en moi. Ma foi était parfaite, en dépit des gouailleries de tout mon entourage. En guise de préparation, on m’avait prévenue que j’allais avaler le pain à cacheter. Ma mère s’était ingéniée à me faire très belle. Dans le bas de ma robe un beau volant surmonté d’un « bouillonné » dans lequel on avait passé un ruban de satin donnait du flou et de la légèreté. Ce n’était pas d’ordonnance ; M. Coullié avait laissé passer cette infraction à la simplicité en jupon ! Je ne me rappelle pas bien mon état d’âme. Je crois pourtant que j’étais loin d’être insensible aux suggestions de la coquetterie ; j’aimais ma belle robe, je n’aimais pas mon bonnet noué sous le menton par deux « brides » qui s’épanouissaient en un large nœud. On avait copieusement pommadé mes cheveux rebelles arrangés savamment en un chignon bien serré. J’étais déjà trop disposée à jouir du plaisir d’être trouvée jolie, à tort ou à raison ; il m’était pénible d’être enlaidie ce jour là. Donc je n’étais pas la petite colombe sans tache couvée sous le regard de Dieu, ou plutôt je m’étais déjà dérobée à la sollicitude dont j’avais été l’objet de Sa part. Ne m’avait-il pas attirée à Lui depuis ma petite enfance, alors qu’autour de moi tous s’acharnaient à m’en détourner ? Que n’ai-je mieux compris et apprécié cette grande, cette inappréciable faveur divine ! L’apprécier, oui, mais ne pas s’en glorifier. Il est probable que Dieu a de ces attentions principalement pour ceux d’entre nous qui en ont le plus besoin. Sait-on ce qu’on serait devenu sans le secours divin, sans ce mystérieux appel qui devrait être irrésistible ? On ne se doute pas de ce qu’on perd en résistant à la grâce, mais on sait ce qu’on gagne à la recevoir dans son cœur.


Avril 1926 — Choses ultra ridicules

Toute ma vie j’ai trouvé les modes, us et coutumes, ultra ridicules. Je me suis soumise dans une certaine mesure ; j’y ai peut-être pris goût, tout en grognant. Il y eut d’abord les corsets ! Non, mais, vous faites-vous une idée de ce qu’était dans ma jeunesse… le corset ! ! la taille ! ! ! la taille fine ! ! ! ! La taille, qu’est-ce que c’est que ça ? Où place-t-on ça ? Est-ce que les femmes grecques qui, elles, n’étaient pas ridicules, avaient une taille ? Est-ce qu’elles se coupaient en deux ? Et une taille « fine », encore, une taille « en éventail », comme on disait ; une taille qui comportait, à l’aide du corset, une poitrine proéminente et des hanches saillantes, toutes les parties expressives de la femme considérablement, exagérément mises en valeur. J’ai connu des femmes grasses, qui serraient tellement leur corset à la taille (puisque taille il y avait) qu’elles étaient pleines d’écorchures et de croûtes. Est-ce que vous trouvez ça appétissant ? Et les conséquences ? Déplacement, chûte des organes, peur affreuse de la maternité jusqu’à compression criminelle du ventre au risque de nuire au développement du futur petit enfant. Misère ! et on se croit civilisée ! Les bêtes et les femmes sauvages sont moins bêtes. Et on se pavanait, on se regardait avec complaisance.


Rêves

Je crois aux rêves prophétiques… Pourtant, il serait présomptueux de désigner, parmi les nôtres, quels sont ceux qui mériteraient cette épithète. Il faut d’abord que le rêve soit fixé très nettement dans la mémoire et qu’on en reste, au réveil, particulièrement frappé. Et encore…

Que penser de celui-ci ? J’étais toute enfant : je rêvai que je me trouvais, au crépuscule, dans un champ, à la campagne. Un aigle se dirigea sur moi sans que je prisse peur. Arrivé à une faible distance, il entrouvrit ses serres et me fit voir une couronne de diamants. Je ne donne à ce rêve magnifique aucune signification.

Plus tard… j’avais 8 ans (c’était un peu avant la mort de mon grand-père Mangin que j’aimais beaucoup) je vis en rêve trois spectres voilés de noir, alignés côte à côte devant le lit de mes parents… Quelques jours après, mon grand-père mourait subitement. Un an plus tard, ce fut la sœur de mon père, et plus tard encore, ma grand-mère Bonis. Alors ma grand-mère Mangin, qui nous faisait constamment ses adieux, déclara que c’était son tour. Je me souviens très bien lui avoir répondu : « Non, maintenant c’est fini ». Nous n’eûmes un autre deuil que celui de mon père, plus de 30 ans après.

Quelque temps avant que ma fille ne me fasse part de ses espérances maternelles, j’avais rêvé que je la tenais, toute petite, dans mes bras d’où je la laissai tomber à terre. Alors, un grand chien se précipita sur elle. Ce cauchemar m’avait secouée profondément, et lorsque, à l’occasion de la naissance de son fils, elle nous donna tant d’inquiétudes, quatre mois durant, je ne cessais de me représenter cet animal furieux qui me semblait symbolique, représentant les souffrances dont ma pauvre petite fut torturée pendant tant de jours… hélas ! si cruels…

Pendant bien des années avant la mort de mon mari, je faisais toujours le même rêve : je déménageais, et je changeais complètement d’existence, réinstallée dans le petit appartement qu’occupaient mes parents avant mon mariage. Je ne vois qu’un rapport lointain avec la réalité… mais pourquoi toujours ce même rêve ?

J’ai vu ma sœur en rêve sous la forme d’une statue (non tout-à-fait inanimée, mais immobile, posée sur un socle, accrochée au mur). Elle était beaucoup plus grande que nature, la figure très altérée, le regard anxieux fixé sur une horloge. Je sentais qu’elle souffrait beaucoup et que le temps lui paraissait terriblement long. Elle prononça ces mots : « Mme Albert Domange ». Je lui dis : je vais chercher le médecin.

Ce rêve m’a beaucoup impressionnée ; on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il a un sens. Là où est ma sœur, elle n’est pas libre ; inerte, elle subit son sort. Naturellement je pense au purgatoire… Je prie et je fais prier pour elle comme pour les autres membres de ma famille.

Pourquoi « Mme Albert Domange » plutôt que « Mélanie » ? ? ?

Pendant 10 ans après la mort de maman (1918) je l’ai vue en rêve deux ou trois fois la semaine ! et toujours elle me manifestait la plus profonde aversion, ce dont je souffrais amèrement. Enfin un jour récent, elle m’a dit un mot de tendresse, ce qu’elle ne fit jamais de son vivant. Je ripostai… Depuis ce temps je la vois encore souvent, mais elle est toute changée à mon égard… plutôt affectueuse.

Et maintenant, je rêve constamment que je vais voyager avec maman, mais je manque le train.

Malade et infirmière (histoire vraie)

L’infirmière, cette fois, soigne une maladie bénigne qui ne lui coûtera que peu de fatigue. Confortablement installée au chevet de la malade, dans un fauteuil rembourré à souhait, elle croise les mains et soupire :

— Non Madame, je n’étais pas faite pour le métier que je fais ; mes parents étaient fortunés ; ils m’ont donné une éducation soignée. Telle que vous me voyez, je suis baronne ; baronne de… X. Mais n’importe, je vous soignerai tout de même ; il faut bien — Nouveau soupir — Mais d’abord, voulez-vous sonner la femme de chambre… Dites-donc ma fille, faites bouillir de l’eau ; j’en ai « de » besoin pour Madame… Ces filles, elles ne sont bonnes à rien ; si on ne leur donnait pas des instructions… Autre soupir. — Oui, c’est triste… pas tant pour vous qui avez les moyens de vous faire soigner… Quand je pense à tant de femmes qui peuvent se promener, aller au cinéma et dans les magasins, tandis que moi je suis là ! Enfin, c’est la destinée… Ah ! voici mon eau. Elle est « bouillue » bien sûr ? C’est que je ne me fie à personne. Elle est bien bouillue ? Allons, tant mieux… Mon Dieu oui, j’ai soigné des blessés pendant la guerre. C’était dur, mais on s’amusait tout de même. Et puis, ils avaient des égards pour moi à l’hôpital. Pourtant, on a voulu me faire soigner un vieux colonel qui avait les deux bras dans le plâtre. Vous comprenez bien que j’ai refusé ; ça n’était pas convenable. Du reste, j’ai vite changé d’hôpital. Oui, mais, avant de partir, je me suis « faite » faire un certificat…


Une manifestation

C’était, je crois, en 1902. Mlle Gleyre et Mlle Pape, directrices du cours de ma fille, me disent : « Une grande manifestation, composée d’environ trois mille femmes, aura lieu demain matin à 9 heures devant le Palais de Justice en faveur des sœurs… qui viendront comparaître pour infraction à la loi sur les associations. Voulez-vous en être ? » — Mais certainement, répondis-je tandis que Mlle D., l’institutrice de mes enfants, personne méridionale et ardente, s’offrait bravement à militer à mes côtés.

Donc, le lendemain, nous voici arpentant le Pont Neuf, scrutant l’horizon, pendant voir déboucher en tous sens les nombreuses manifestantes annoncées ; sans doute nous devions être en avance, car aucune des voies aboutissant au lieu de rendez-vous ne traduisait l’ombre d’agitation insolite. Arrivées au but, nous apercevons une douzaine de braves dames essayant de se donner des attitudes farouches, pérorant sous l’œil narquoisement indulgent de quelques avocats matinaux. Des agents surgissent : Circulez ! dit leur voix sévère, ce qui n’était pas difficile, vu le peu d’encombrement. Mlle D. et moi, nous étions un peu embarrassées de nos personnes : Qu’est-ce qu’on fait pour manifester ?… Ces dames avaient toutes des fleurs à la main ; vite, nous allons à la recherche du petit bouquet d’ordonnance. Puis nous attendons… nous ne savions trop quoi. De temps en temps, un bref « circulez » retentissait de nouveau. Deux gaillards en civil rejoignent les agents ; ils ont l’air important. Enfin un omnibus s’arrête devant le trottoir ; c’étaient elles enfin, les sœurs ! Le moment psychologique était arrivé ! Les manifestantes s’élancent brandissant leur bouquet : Vive les sœurs ! vive les sœurs ! Moi qui ne m’attendais pas à crier vive quelque chose, je nous trouvais l’air « gourde », mon bouquet et moi. Les deux gaillards semblaient avoir pour mission de mettre des entraves à notre ardeur ; ils bousculaient par ci, par là, sans conviction, parce qu’il fallait bien avoir l’air de faire quelque chose. Alors, comme je ne voulais pas non plus être venue pour rien, je jette mon bouquet à la figure de l’un d’eux qui bondit et fulmine — « Mais, Monsieur le passant, de quoi vous plaignez-vous ? On vous jette des fleurs et vous n’êtes pas content ? » Je ramasse mon bouquet. Comme le gaillard no 2 devenait brutal, je le lui lance à la tête ; son chapeau tombe par terre, il me saisit fortement par le bras : « Je vous tiens », dit-il, très irrité. Des passants s’interposent : « Laissez donc Madame tranquille ; tant de bruit pour une si chétive affaire !… » Mais mon bras restait dans l’étau lorsqu’une voix, tout près de nous, dit : « C’est Madame Domange ». Effet magique, l’étau se desserre, je suis libre !… Ne l’ai-je pas un peu regretté ? C’eût été si glorieux d’aller au poste pour avoir défendu l’innocence opprimée ! J’ai toujours pensé que je devais la liberté à la consonance de mon nom se confondant avec celle d’un célèbre avocat… Je n’ai pas eu l’occasion de manifester depuis.

(La Libre Parole relata le lendemain l’incident).


Un mot d’esprit de Maître Dessaigne

Plaidant en faveur d’une agréable dame contre une laide et méchante créature du sexe féminin, Maître D. se voit accusé par celle-ci d’entretenir des relations coupables avec sa cliente : — Je ne vous en souhaite pas autant mon cher confrère, riposte notre spirituel ami, s’adressant à l’avocat de la partie adverse.

Le mariage de Pâquerette

De l’avis unanime, R… est un charmant garçon. On l’aime pour sa nature affectueuse, sa mansuétude, sa crainte de peiner qui que ce soit. Aussi ne lui tient-on pas rigueur de sa tendance à ne pas toujours obéir aux exigences de l’heure qui s’obstine à nous mesurer les instants. Sa fidélité aux bonnes traditions est notoire. Et qui songerait à lui reprocher son attachement aux chères habitudes familiales faites pour arrêter dans la durée des choses la marche inexorable du temps. Aussi a-t-il quelque peine à admettre qu’il faille tous les jours se courber sous de nouveaux arrêts du Destin. Alors il « marche » automatiquement sans avoir l’air… C’est quelqu’un qui ne veut jamais « avoir l’air ».

Maintenant, permettez-moi de vous présenter Pâquerette, une jolie brune, ma foi, amie intime de la sœur de notre héros. Que celui-ci l’ait trouvée agréable à voir… cela, je l’ai cru bien longtemps avant d’en avoir des preuves irrécupérables. Car ne vous figurez pas qu’il ait jamais manifesté, du moins ouvertement, le moindre intérêt pour la jeune personne, commensale habituelle de la maison paternelle. Beaucoup, cependant, pensaient comme moi, et personne n’y trouvait à redire. Pâquerette n’était pas une mijaurée ni quelqu’un qui s’en ferait accroire. D’où venait donc la quiétude sereine qui émanait d’elle, et cette sorte d’assurance de se trouver en famille lorsqu’elle était chez son amie ?

Les mois se passaient — et même les années — dans une intimité paisible entre les jeunes gens pour qui les occasions de se rencontrer semblaient se multiplier comme par enchantement. Pourtant un jour vint ou R…, décochant à la jeune fille un regard d’intelligence, l’emmenant à l’écart, lui dit : « Quand est-ce qu’on se marie ? — Mais… quand vous voudrez, répond l’aimable enfant. — Alors, tout de suite ? — Tout de suite, si vous voulez ». Malheureusement, ce beau projet exige en général certaines formalités. Je vous demande un peu à quoi sert de déranger les gens parce qu’on veut s’offrir une compagne. Le maire, le curé… eh bien, oui, ce sont personnes respectables ; mais de quoi se mêlent-ils ? Devant eux, il faudra absolument « avoir l’air » de quelqu’un qui se marie ; même il faudra le déclarer solennellement. Quelle corvée ! Enfin puisqu’il le faut… Fort heureusement il y a le chapitre des compensations. Et puis, c’est à prendre ou à laisser. À laisser !… non pas. Va donc pour les formalités. Quand tout serait prêt, on préviendrait les parents et on les inviterait aux deux cérémonies.

Le grand jour arriva. Ce matin-là, R. se rendit à son bureau comme à l’ordinaire, ouvrit son courrier, donna quelques signatures indispensables et ne négligea pas d’aller à la Compagnie du Nord conférer avec l’ingénieur. Comme celui-ci faisait mine de prolonger l’entretien, R… pour la première fois de sa vie, déclara qu’il avait un rendez-vous urgent n’admettant pas de retard. Le plus tranquillement du monde, il s’achemina vers la mairie où l’attendaient les deux familles réunies. Bien entendu, par une sorte de convention tacite, aucun visage ne reflétait le moindre épanouissement de circonstance. Tout le monde était satisfait, mais on avait le bon goût de n’en rien laisser paraître. M. le maire fut correct et banal suivant l’usage. Alors on s’en alla trouver M. le curé ou plutôt le vicaire, la messe devant être célébrée sans apparat, à la chapelle de la Vierge. Toute simple qu’elle était, la cérémonie comportait un peu d’orgue et la présence d’un suisse. Quand celui-ci vit son monde réuni il discerna la fiancée dont un minuscule bouton de fleur d’oranger décorait le corsage kaki ; il jugea, malgré un certain désarroi dans l’assemblée, que c’étaient là des gens chics : les hommes décorés, les femmes d’une élégance discrète de bon aloi. Le moment venu, le coup de hallebarde ayant retenti et l’orgue ayant lancé les premiers accords, le suisse esquisse un pas en avant, tout en jetant un preste coup d’œil en arrière. Ô stupeur ! tout le monde lui tourne le dos ; le marié est très absorbé dans la contemplation d’un vitrail représentant la Sainte Famille. Nouveau coup de hallebarde. Cette fois on se regarde, personne ne bouge ; la Sainte Famille a tant d’attraits ! Alors, jugeant qu’une telle situation ne pouvait se prolonger la mère du marié prend le bras du père de la mariée et les voilà tous deux emboîtant le pas du malheureux suisse qui ne savait plus à quel saint se vouer. Chacun suit à la débandade, le marié en dernier, cependant que le digne homme se dit à part soi : « Tout de même, ils n’ont pas l’air de pignoufs. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ?… J’y suis : ça doit être quelque réparation. Eh bien quoi ? Elle est gentille cette petite ; le garçon n’est pas à plaindre. C’est égal, de tous les gens que j’ai mariés, ceux-ci sont les plus « rigolos » ; j’ai jamais rien vu de pareil ».

La messe terminée, R… s’esquive à l’anglaise ; sa jeune femme sort de l’église escortée de papa, maman… oh ! pas pour bien longtemps, car peu d’instants après, on aurait pu voir attablés tête à tête les deux époux « enfin seuls », c’est-à-dire libérés de tous les comparses du jour : « Ils ont été bons types, dit-elle » — « Ça, c’est vrai, acquiesça-t-il ». Et ils déjeunèrent de fort bon appétit.


Le procès de Mme Steinheil

Étrange ! tout est étrange ! Étrange le prestige de cette créature banale, vulgaire et sans beauté. Qu’il est difficile de détruire une légende ! Presque tous les hommes sont « pipés » dès qu’il s’agit de cette femme qu’on se représente comme une sirène, peut-être tout simplement parce qu’elle a été la maîtresse complaisante d’un homme d’état bien cravaté (d’ordinaire). Les journaux célèbrent les grands yeux chargés de langueur (c’est-à-dire outrageusement cerclés de noir artificiel) et l’élégance du cou (enfoncé dans les épaules). C’est comique, vraiment. Tout est de la même justesse, y compris l’admiration du « Matin » pour la façon dont elle défend la mémoire de son mari. Naturellement ! il faut bien qu’elle essaie de faire oublier que les premières accusations (accusations infâmes) contre le pauvre homme émanent d’elle ; « la défense » lui a fait la leçon. Une chose assez naïve et amusante, c’est l’étalage de son amour pour le peuple — étant donné que le jury est composé d’ouvriers ! ! !

Revenons à nos moutons. Voilà tous les hommes hypnotisés par cette cabotine parce qu’elle sait jouer les ingénues en public — et autre chose en particulier. Arrive l’heure de la défense au grand jour. L’actrice, pourtant bien stylée, entasse gaffes sur gaffes, elle ne répond pas un mot vraiment intelligent, ne fait pas un raisonnement logique, serré qui se tienne un peu et tout le monde de la trouver très forte, « supérieure à toutes les accusées » ! ! ! Des phrases incohérentes qui s’enchaînent au hasard, des bonds continuels d’un sujet à un autre, jamais une réponse à la question qu’on lui pose, et voilà journalistes, avocats, gens du monde en pâmoison ! ! Ce verbiage de malade pourrait passer pour une tactique, et ce ne serait pas maladroit, mais il est facile de voir que l’accusée répond au hasard des mots qui se pressent dans sa petite cervelle vide. Lorsque le président — ayant constaté ses perpétuelles variantes — lui demande quel est celui de ses récits qui doit être considéré comme vrai, elle répond : « Je ne sais pas ! ! ». Elle embrouille tout. Naturellement, il est très difficile de conduire un interrogatoire dans ces conditions. Le président est désarçonné tout le temps. Cela ressemble à un jeu de balle avec un enfant qui enverrait l’objet dans tous les sens. Comment garder une position dans ces conditions ? Donc, malgré tout, on continue à vanter son charme, à subir son ascendant, à prôner son intelligence ! ! ! Décidément les hommes peuvent descendre bien bas. Au fond cela est très triste. Je retrouve là l’antique mépris de l’homme pour la femme. Il ne demande pas du tout à celle-ci d’être sa compagne mais de lui servir de jouet. Il ne veut pas se l’associer mais en faire un instrument docile à ses caprices. Celles d’entre nous à qui répugne la bassesse du rôle ne sont guère prisées du mâle en qui sommeille l’immonde animal que l’on sait. On ne nous demande pas de la tendresse, de l’affection, ni même de la passion, mais de la servilité. Et on parle d’amour ! !

Acquittée ! naturellement. Du reste il était difficile de faire autrement. Ce qui confond les gens restés sains d’esprit c’est l’ovation faite à cette cabotine ! Les hommes — j’espère que ce sont les très jeunes — qui sont descendus jusqu’à cette insanité en rougiront plus tard je pense.

C’est une honte, une aberration sans nom. Il faut souhaiter une femme comme celle-ci à tous les petits qui l’ont acclamée.

Chose curieuse, dans cette affaire tout est faux comme l’héroïne, elle-même fourberie incarnée.

Erronées toutes les appréciations sur elle :

« Belle » : avec ses pommettes saillantes et sa mâchoire forte ?

« Intelligente » : elle n’a pas répondu une seule fois un seul mot juste.

« C’est une grande nerveuse » ! : nerveuse, cette femme qui, au cours d’un pareil interrogatoire n’a jamais cessé de se posséder, de rester parfaitement maîtresse d’elle-même ! ! ! Pas un mouvement de révolte ou d’indignation. Et elle est accusée de parricide ! !

Tout ce qu’on a dit d’elle est de cette force. Il semble qu’il suffise d’approcher cette créature de pure artifice pour être contaminé par la fausseté qui émane d’elle.

Elle en est aimantée.

Il est tout de même bien triste de voir tant de gens se pencher avec complaisance sur de pareils échantillons. Le goût des monstres est le comble de la perversité.

Ce n’est pas tant à cause de ses mœurs que cette créature est un monstre. Les femmes galantes peuvent invoquer à leur décharge bien des excuses. Elle est monstrueuse parce qu’elle n’a pas un atome de vie propre. Elle s’agite éperdument et rien ne vibre en elle. C’est une poupée articulée ; elle n’a pas d’âme, rien que des gestes mécaniques et faux. Se laisser prendre à cela c’est être bien nigaud ou bien pervers.

La séduction — incontestable — exercée par ce genre de femme est de la même qualité et s’adresse à la même espèce d’êtres moyens (soyons polie) que des œuvres comme : Les Fleurs que nous aimons, Le Maître de Forges, Enfin seuls !, etc. etc.

Épilogue : petite anecdote absolument vraie qui m’a été rapportée par un témoin :

Dans l’escalier du palais de justice d’où elle sortait enfin libérée, cette femme « nerveuse » (!) rencontre un pasteur de ses amis, lequel, dînant en ville, avait arboré le frac et la cravate blanche :

— Ah, c’est vous mon cher X ! Comme vous êtes beau ! Vous allez donc « servir » (sic) un grand dîner…

Le cocher et la cliente (1914)

Madame D(omange) est une vénérable dame d’aspect un peu sévère au premier abord ; les personnes très bienveillantes lui trouvent l’air distingué. Si l’on pénètre dans son intimité, l’impression première se modifie ; le regard, non dépourvu de douceur, se nuance de malice. Ceux qui l’ont connue jeune se la rappellent un peu gamine ; un reste de gaieté juvénile émerge encore parfois de la mélancolie que reflète le visage marqué par les ans. Et de s’y être abandonnée un jour, cela lui valut quelque chose comme une véritable mésaventure.

Invitées, elle et Madame B., sa fille, à une matinée chez des amis elles prennent un taxi-auto qui les dépose devant un coquet petit hôtel de la rue d’Athènes. Madame D. se disposant à régler le cocher, remet à celui-ci un billet de 10 francs :

— Rendez-moi 4,50 francs, dit-elle.

— Pensez-vous ! D’abord je n’ai pas de monnaie. Vous êtes tous les mêmes. Quand on n’a pas le sou, on ne prend pas de voiture.

Le monologue continue pendant qu’à son tour, la jeune compagne de Madame D. évalue les ressources de son porte-monnaie. Infructueuse recherche. Alors l’automédon, enflant la voix :

— Ah ! mais, ah ! mais, est-ce que ça va durer longtemps comme ça ? Je n’ai pas de temps à perdre, moi. Bonsoir ; à une autre fois.

— Eh bien et ma monnaie ? insinue la cliente.

— Puisque je vous dis que je n’en ai pas. Et puis, en voilà assez ; je n’aime pas qu’on me fasse poireauter.

Et les invectives de pleuvoir. Impatientée, Madame D. essaie de riposter. Impossible de placer un mot ! si… un seul : « flûte » !

— Ah ! s’écrie le cocher indigné, c’est trop fort. Une dame comme vous, vous m’avez dit m… !

Le mot sonne dru et sec dans la rue quasi déserte. Les rares passants, amusés, s’arrêtent.

— Oui, clame l’énergumène, voilà une chic Madame poseuse avec ses fourrures, elle m’a dit : m… !

Le mot part comme une fusée. La dame hausse les épaules ; sa fille est secouée d’un fou rire. Or, entre temps, d’autres invités à la matinée avaient grossi le nombre des badauds. Parmi eux, une amie de Madame D. offre d’avancer les 5,50 francs ; voilà le cocher payé. Tout en démarrant, il marmotte :

— Fiez-vous donc aux apparences. Voilà t’y pas une bonne femme, avec ses airs de duchesse, ça vous flanque cinq lettres à la figure comme rien du tout. Si c’est pas malheureux !

Cependant qu’en montant l’escalier de l’hôtel où ces dames sont attendues, et devisant sur l’incident, l’aimable prêteuse murmure à l’oreille de son amie :

— C’est égal, je n’aurais jamais cru ça de ta mère.

En 1929 la chose n’aurait choqué personne, même authentique.


Ça va bien, ça va bien (histoire contée par Pierre)

C’était à X, où cantonnait pendant l’hiver 1915 un détachement d’infanterie. Dans le village en ruines, les soldats, brisés de fatigue, s’installent, s’organisent, utilisant tout ce qui peut leur donner un peu de confort et même de la distraction. Au cours d’une recherche minutieuse dans le grenier d’une pauvre maison délabrée, le sergent D voit reluire quelque chose dans l’ombre, et découvre le pavillon d’un phonographe attaché à l’appareil ! Ô joie ! Voilà de quoi égayer les heures qui semblent s’allonger indéfiniment quand les jours sont si courts ! Vite on lui fait sa toilette à ce précieux instrument ; il est superbe ! Il ne lui manque que la parole. Où trouver ce qui le réveillera de son long assoupissement ? On fouille tous les coins, vainement. Enfin le plus astucieux de la bande finit par découvrir un cylindre crasseux, ébréché, naguère encore employé au fonctionnement de l’appareil. Qui sait ce que recèle encore le précieux objet dans ses flancs… Que va-t-il révéler à ces braves gens tout anxieux de connaître son secret ? Le voilà ajusté ; le mouvement d’horlogerie est docile : Crr… Crr… crrr… ch… ch… ch…, une petite voix pointue, nasillarde se fait entendre : « ça va bien, ça va bien »… Le mouvement s’accélère : ça va bien, ça va bien, ça va bien, puis se ralentit : ça… va… bien… conclut-il en descendant dans le grave. Jamais on ne put lui faire dire autre chose, à ce brave phono ; il n’en démordait pas. Aussi lorsque quelqu’un s’avisait d’avoir le cafard ou d’émettre des doutes sur la réussite des opération en vous, vite on lui opposait la protestation inscrite au cœur de l’entêtée petite machine : Crr… cr… ch… ch… ça va bien, répétait obstinément la voix flûtée du fond du vaste cornet.

Or, le moment vint où une jeune personne à la queue en trompette — répondant au nom de Gretchen — fut trouvée grasse à point pour le sacrifice. Son sang, recueilli avec soin, n’attendait que le geste rituel pour se transformer en boudin. Pour parfaire cette besogne un ustensile est indispensable ; comment remplir sans lui le long boyau flasque ? Dans la maison, pas l’ombre d’entonnoir. « J’ai une idée, dit un malin », et triomphalement il apporte… le pavillon du phonographe !… lequel remplit sa nouvelle fonction à la satisfaction de tous. Pendant l’opération magique, tandis que l’on voyait comme un noir serpent se gonfler, onduler, se tordre, les soldats, ravis, répétaient en cadence : « Ça va bien… ça va bien… ça va bien… ».

J’ai oublié de dire que parfois le mécanisme de l’appareil était comme hésitant ; le « ça va bien » ralentissait, manquait d’entrain, se débitait sans conviction sur un ton lamentable, trainard. Misère ! le brave phono n’avait plus du tout l’air de croire à ce qu’il disait.


À Saint-François-de-Sales, messe de onze heures

Madame D. arrive un peu en avance, ce qui lui donne le droit d’occuper la chaise dont elle est titulaire. Cette chaise est déjà prise par une grosse mère qui tient une place énorme. Madame D., d’une voix douce, et selon les règles les plus raffinées de la politesse, réclame son dû ; la dame ne répond pas et ne bouge pas. Madame D. insiste, l’autre finit par dire qu’elle est dans son droit : « Voulez-vous regarder le nom écrit sur le prie-Dieu ? dit la première. Êtes-vous Madame Domange ? » La grosse mère est toujours vissée sur le siège usurpé. Alors, sa voisine recule d’un rang et lui fait signe de se rapprocher d’elle, se qui est fait : « Je savais bien que j’avais raison », profère l’entêtée bonne femme.


Souvenir de l’enfant chéri qui n’est plus

Quand, par hasard, je sortais le soir, je trouvait en rentrant — sur ma table — un petit billet très tendre, quelquefois une fleur…

Il me disait : rien que de te voir, je suis content. Et aussi : j’aime bien jouer ; j’aime encore mieux être avec toi.

Un jour, nous étions devant une glace ; il avait la tête appuyée sur mon épaule. Je lui dis : nous allons faire notre portrait ensemble. — Oh ! non ; c’est pour nous deux tout seuls.

Et puis, un tas de petits grands bonheurs. J’allais les voir jouer aux Champs-Élysées. Quand il me voyait, il ne voulait plus me lâcher… Je l’emmenais. Distractions variées : au magasin du Louvre, l’escalier roulant de bas en haut ; c’était très amusant… et les courses sur l’impériale du tramway, uniquement pour le plaisir. Nous allions jusqu’à la station terminus, et nous revenions. Nous trouvions drôle et pittoresque de plonger dans les entresols, fenêtres ouvertes. Enfin, le cinéma. Le soir à table, un coup d’œil d’intelligence : Cela te va ? Oui, oui. Dépêchons-nous et filons bien vite bras-dessus bras-dessous.

Et les goûters chez Prévost, tous les quatre. Grand régal pour tout le monde. Le fait est que le chocolat, les brioches, c’était délicieux.

Un soir, je devais jouer en public mon petit trio flûte, violon, piano. J’avais la migraine, avec des nausées ; j’étais très mal à l’aise. Il me suppliait : « Je t’en prie, maman, n’y va pas, tu vas être malade ». Il pleurait et s’accrochait après moi. Je lui dis : « Viens avec moi, tu seras tranquille ». Je pus, bien péniblement, exécuter mon morceau puis rentrer bien vite avec le cher petit, enfin rassuré.


« Ils » sont bons, honnêtes, sincères, désintéressés, chevaleresques, incapables de duplicité et de félonie. Ils ne connaissent pas l’envie, ni la jalousie, ni la basse rancune. Ils savent se taire, garder un secret : ils n’aiment pas les commérages. Rien de trouble en eux, rien de mesquin ou de versatile. Ils possèdent la maîtrise de soi que leur mère n’a pas. Qui donc est cette mère ?


Enfants et petit-enfants

Je transcris un mot d’Édouard (8 février 1897) :

« Maman, c’est beau les « étals » (étoiles). Moi je crois que c’est des gens qui a été voir le Bon Dieu ».


Mon petit Guy, 4 ans.

Grand-mère lui raconte « La Belle et la Bête ». À l’endroit émouvant où la Belle se trouve enfermée dans le château, la figure du petit se contracte :

— Mais grand-mère, où est sa maman ?

— Sa maman est restée chez elle.

Une vive émotion s’empare de l’enfant, puis dans un sanglot, il déclare :

— J’aime pas beaucoup ces histoires là…

Ninine, 2 ans — Mars 1926.

Sa grand-mère venait de faire des observations sur quelqu’un : « Mais, grand-mère, tu ne vois pas tes défauts, mais moi je les vois ».

— Puisque tu les vois, ma chérie, tu me préviendras pour que je me corrige.


Ninine a reçu d’un vieil ami une caisse de nonnettes délicieuses. Elle commence par en offrir à tout le monde y compris grand-mère et Guy. Grand-mère faire remarquer à celui-ci que sa petite sœur est généreuse, qu’elle aime faire plaisir et donner.

— Mais non je n’aime pas donner, mais je le fais tout de même.


Février 1925.

Ninine a 18 mois ; elle se promène au soleil et aperçoit son ombre qui la suit ; elle se tourne, se retourne, s’arrête, repart, ne quittant pas des yeux cette silhouette dessinée par elle sur le trottoir. Puis elle s’écrie enfin : Janine image ! !

Ninine (4 ans) a assisté à une répétition de musique, chant, piano, violon ; elle donne ses impressions : « Grand-mère, elles ont bien chanté les dames ? Maman aussi, elle chante ; est-ce qu’elle saurait faire chanter la voix du violon ? »

Ninine a 2 ans. Dans le jardin, à Sarcelles, elle voit une fleur se détacher et tomber à terre. Elle la ramasse, la porte triomphalement à sa mère et lui dit : Le vent a cueilli cette fleur.

Au même âge : voyant sa grand-mère sous une tente qu’elle ne connaissait pas encore, elle sourit, regarde cette nouveauté dans tous les sens, cherche dans quels termes elle pourra donner son impression… « Grand-mère est là-dessous » dit-elle d’un air malicieux.

À 4 ans : Grand-mère, dans la conversation, a fait allusion à son inévitable départ dans l’autre monde : « Je ne veux pas que tu moures, grand-mère, je serais malheureuse… Qu’est-ce qu’on fait quand on est mort ? — On va voir le Bon Dieu, on est très heureux avec Lui — Alors, grand-mère, je penserai à toi ».

Au même âge :

Grand-mère : Ninine, veux-tu aller fermer la porte du buffet qui est restée entrouverte.

— Mais grand-mère, je ne suis pas « fermetière ».

Ninine : « Guy m’a donné un timbre. Il « coûte » de la valeur ! »

Ninine a posé son carton et un livre sur le fauteuil de sa grand-mère :

— Le soir, je n’ai pas de forces ; je descendrai ça demain chez moi.


Un mot de Guy à 4 ans :

— Je n’ai pas l’intention de devenir un curé.

— Ah ! pourquoi ? Est-ce parce qu’ils n’ont pas d’enfants ?…

— Pas d’enfants ! Eh bien, et les enfants de chœur ?


Étienne 5 ans :

— Je t’aime grand-mère parce que tu es une vieille grand-mère.

— À quoi vois-tu que je suis vieille ?

— Mais… tout le monde le voit ; tu n’as qu’à te regarder dans la glace, tu le verras aussi.


Daniel 4 ans 1/2. Son père l’emmène voir le défilé des troupes. Il est ravi et ponctue ce ravissement de saillies enfantinement délicieuses. Voici venir les chasseurs.

Papa : « Tu vois, c’est avec ceux-ci que papa a fait la guerre ».

Daniel : « Alors, tous ces monsieurs, c’est des papas ? ».


Une petite fille, 6 ans environ :

Quelqu’un lui raconte l’histoire de Jeanne d’Arc : « Jeanne d’Arc était une gentille bergère qui gardait ses moutons. Un jour, Saint Michel et Sainte Marguerite lui ont apparu et lui ont dit qu’il fallait qu’elle monte à cheval avec des soldats pour chasser de son pays — c’est-à-dire la France — des méchantes gens qui faisaient beaucoup de mal, des Anglais qui ne voulaient pas s’en aller. Alors Jeanne est partie, Saint Michel et Sainte Marguerite l’accompagnaient sans qu’elle les voie. De temps en temps ils venaient lui dire ce qu’il fallait faire, et elle le faisait. Mais des gens très méchants l’ont faite prisonnière et donnée aux Anglais qui l’ont brûlée »

La petite fille : « Eh ben, et les moutons, qu’est-ce qu’ils sont devenus ? »

Huguette, 6 ans. Elle apprend l’Histoire Sainte : le Bon Dieu ne voulant pas qu’Adam soit seul lui a pris une côte pour en faire une femme. Huguette : « Ça a dû faire un bon bifteck pour le Bon Dieu ».


Denise, 6 ans. Elle appelle sa sœur « cochon » !  ! Sa mère la gronde : — On ne dit pas de ces choses-là — Alors « vache » — On ne donne pas aux personnes des noms d’animaux, insiste la maman.

— « Boite », alors, dit rageusement la petite.


Martine (4 ans 1/2) joue avec son petit frère qui lui montre la paume de sa main et demande :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est, dit la petite, le côté plat avec quoi on prend.

La même, 5 ans. Il est convenu que l’on doit manger des pruneaux en nombre impair ; elle en prend trois. Mais elle en redemande trois autres.

— Alors, dit papa, est-ce que ça fait un nombre impair ?

La petite réfléchit, fait son calcul :

— Non, c’est un nombre pair.

— Que faire alors ?

— Mais, on n’a qu’à en prendre une troisième fois.


Ma petite-fille Yvette, 6 ans.

Jamais elle n’a cessé de penser à son papa ; il est toujours auprès d’elle :

— Le dimanche, à la messe, je lui parle.

— Que lui dis-tu ?

— Je lui dis ma fable.

Elle et sa sœur ont une discussion (?).

Yvette : « Non, je n’ai pas fait ça. Demande à papa, il le sait, lui ».

Ses lettres à grand-mère avec l’orthographe :

« Tu sé, tu me ferai telleman plaisir si tu voulè venir dans ma méson ; je ne té jamais vu dans ma maison.

Je ris à grand-mère ; je t’aime comme papa ».

1er Janvier

« Je ne suis pas contente de pas pouvoir t’embrassé aujourd’hui, mai j’embrasse ma lettre pour toi ».

Elle dessine une petite main et écrit : la petite main fait ami à grand-mère.


7 ans :

« Je choisis tous les jours les plus jolies fleurs pour papa et j’en mais dans un petit coin pour toi.

J’ai pas beaucoup d’idées, mais je pense à toi. Je voudrai que tu n’ai plus mal du tout ».


De ci, de là

Sœur Thérèse, quête chez les particuliers ; pénible besogne. Une vieille demoiselle lui donne 10 francs ; sœur Thérèse est ravie. Descendant l’escalier, échangeant quelques mots avec la concierge en train de nettoyer, elle informe celle-ci de son aubaine. Oh ! riposte la bonne femme, elle en donne bien d’autres, des 100 francs, des 200 francs… Mais ce qu’elle est avare ! !

Stupéfaction de sœur Thérèse ?

— Bien sûr, elle fait réchauffer deux fois du poulet !

— Mais si elle donnait moins, elle pourrait s’offrir du poulet tout frais.

— Oui, mais comme ça sa cuisinière est obligée de manger aussi du réchauffé.


Un bel exemple d’égoïsme : une femme est devant le bureau de poste, tenant une lettre non timbrée encore à la main. Elle sort un timbre de son sac. Au même moment, passe une petite fille : Petite, dit la femme, lèche-moi ce timbre.


Dans le bureau d’Ambroise Thomas.

… Lenepveu, son ami, professeur de composition, entre en coup de vent, l’air furibond. Il tire de sa poche une lettre :

— Voilà les horreurs que m’écrit un correspondant anonyme.

La lettre débute ainsi : Vous n’êtes qu’un vieux… disons polisson ; le reste à l’avenant. Thomas, après en avoir pris connaissance déclare qu’il n’y a pas là de quoi tant s’indigner… « À part le mot vieux, dit-il, je ne vois rien là dedans de si blessant ».


Dans une ambulance, pendant la Grande Guerre.

L’infirmière, le blessé.

Elle : Mon pauvre garçon, vous n’avez pas de chance ; votre blessure est bien mal placée, surtout pour un garçon désireux de se marier. N’êtes-vous pas fiancé ?

Lui : Que voulez-vous… Quand on était fiancé, on faisait comme si on était marié, quand on sera marié on fera comme si on était fiancé.


Conversation notée par Jeanne à la pharmacie de Sarcelles où se rencontrent deux amis qui ne se sont pas vu depuis longtemps.

x — Tiens, bonjour. Ça va ?

y — Et toi ?

x — T’es ici dans la pharmacie, comme moi ?

y — Oui, tu vois.

x — Eh ben, qu’est-ce que tu d’viens ?

y — Et toi ?

x — Eh ben, comme tu vois, j’suis chez l’pharmacien.

y — Ben, moi aussi.

x — (Tire sa montre) Midi, je m’sauve. Au r’voir.

y — J’suis bien content d’avoir fait un bout d’conversation avec toi.

y — Moi aussi ; ça fait toujours plaisir les bonnes nouvelles. A r’voir.

Ils se donnent une poignée de main.


16 Avril 1935.

Des gens disent : Hitler travaille bien pour son pays ! ! Imaginez un père de famille disant à ses enfants : Vous êtes une race supérieure, rien ne doit vous coûter pour tenir votre rang dans le monde. Ne craignez ni la fourberie, ni la calomnie, ni la mauvaise foi ; tous les moyens sont bons, il s’agit d’être les plus forts. Je suis là pour vous montrer le chemin, vous ouvrir les voies. Tout ce qui gêne, on n’a qu’à marcher dessus.

Hitler : Toutes nos ressources, nous les emploierons à nous armer afin de détrousser le monde.


ii

La musique, les arts et les choses de l’esprit


À propos de musique

Il fallait, pour traduire le besoin d’infini déposé en chacun de nous, un langage imprécis comme nos aspirations sans objet, élans, tendances vers un bien qui nous sollicite et se dérobe. Ce langage, c’est la musique, quand elle est à la hauteur de sa mission.


J’ai lu dans un journal de musique : « La gamme n’a que sept notes ; on ne peut les varier à l’infini ». Erreur. Les combinaison musicales tendent toujours à l’infini. Si j’étais mathématicienne, je trouverais certainement une formule pour démontrer cela par A + B. N’étant pas mathématicienne, j’emploierai les mots de tout le monde.

D’abord, aux sept notes de la gamme, il faut ajouter les altérations, puis toute l’étendue du clavier que l’on pourra étendre encore. Je sais bien qu’avec les 85 notes du clavier actuel, on pourrait déterminer le nombre de combinaisons que leurs divers groupements pourraient donner. Oui, si les notes étaient des signes n’ayant aucun sens. Au lieu des notes, prenons les chiffres, par exemple. Il n’y a que 9 chiffres. Donc il serait facile de compter combien les 9 chiffres pourraient donner de combinaisons par leurs différents groupements. Ce serait énorme, mais limité. Oui, si les chiffres n’étaient que de vains signes n’ayant aucun sens, comme, par exemple, de petits morceaux de bois nuancés différemment. Du moment que les chiffres arrivent à signifier quelque chose, qu’ils deviennent nombres servant à compter des unités, alors nous dévidons vers l’infini, car on ne peut toujours ajouter une unité à d’autres unités.

Prenons maintenant les lettres de l’alphabet. Du moment que les groupements de lettres deviennent des mots qui ont un sens, nous arrivons aux groupements de mots qui expriment des idées, et nous voilà dans l’infini. Jamais on n’écrira deux fois le même livre.

Il en est de même pour les notes : combinaisons de notes, combinaisons d’accords, combinaisons de dessins, combinaisons de rythme, superposition de dessins, de rythmes, d’accords et nous voilà dans un infini qui pourrait sembler encore plus étendu s’il était possible.

La langue musicale pourra s’enrichir indéfiniment. Certes, elle est établie sur des bases immuables, elle repose sur des lois fondamentales comme on en trouve toujours à l’origine de toutes les manifestations de l’esprit humain. Ces lois obéissent à une autre loi, l’évolution, mais il appartenait aux génies suscités par la Providence de les fixer pour jamais. Mais j’appelle cela : « la révélation ».

Il me semble que la musique est apparue dans le temps le jour où l’humanité a senti que les mots lui manquaient pour exprimer l’inexprimable. Si l’au-delà n’existait pas, on ne voit pas bien à quelle fin ce langage divin aurait été donné aux pauvres humains si ce n’est pour les leurrer en leur laissant entrevoir des beautés à jamais insaisissables. Aussi n’ai-je jamais pu comprendre un musicien athée : c’est monstrueux. La preuve que l’art est véritablement divin c’est que les plus belles œuvres, dans tous les genres, ont été inspirées par l’idée religieuse. Je ne crois pas que cela soit contestable. J’ajoute que les plus grands artistes, les génies dont s’honore l’humanité ont été fidèles à un idéal de vertu : Michel Ange, Beethoven, Bach, Franck (Wagner ? trop d’orgueil).


Je voudrais pouvoir décrire l’état d’âme à la fois si angoissant, torturant et délicieux, où me plonge la musique — celle que j’aime —. Je devrais pouvoir le faire, j’ai tant éprouvé cette sensation aiguë jusqu’à la douleur, même tout enfant (je pourrais dire, surtout étant enfant). C’était alors comme une agonie d’aspirations vers le bonheur, une tension de tout être sensible, cordial, vers une chose qui nous sourit et se dérobe à la fois.

La musique, ce langage divin, traduit toute beauté, toute vérité, toute ardeur. L’objet de nos vœux éternels prend une forme ; il nous tend les bras et pourtant il est loin, très loin et nous ne l’atteindrons pas. C’est comme le seuil d’un jardin de délices où tout est lumière et parfums, un lieu de repos où nous savons que nous n’entrerons pas. Alors le cœur se serre, les yeux se voilent et la prière jaillit irrésistible, élévation de l’âme vers Dieu si près, si loin ! Oui la musique est bien le langage qui traduit les émotions de l’âme, leur communique une forme et donne au pauvre exilé du ciel le sentiment, hélas ! plus vif, de son isolement. Voir les âmes ! savoir qu’on a été créé pour s’unir avec elles et sentir en même temps que ces âmes, comme les soleils, errent dans le froid et les ténèbres, séparées irrévocablement les unes des autres en ce monde.

La contemplation de la nature ne me donne pas cette poignante sensation ; je ne trouve de sérénité que là. C’est pourquoi elle m’est si douce. Oh ! l’enchantement des matins dans la renaissance quotidienne de la vie ! La joie de se sentir inondée de lumière, caressée de souffles, enivrée de parfums ! Le rayon de soleil même y passe, il est à moi, je le possède. Je possède la fleur qui me rit de toute sa splendeur ; l’allégresse des choses ambiantes me pénètre, c’est la joie. Je communie avec tous les êtres, ma voix se mêle à toutes les petites voix qui célèbrent le Créateur. Hosanna ! ! Je vis !… Je vis, mais ce n’est pas la vie totale. Je veux plus, je veux tout ; je veux les âmes, je veux l’amour. La musique me parle de ce que je veux, elle ne me le donne pas. Elle avive mes désirs et me fait sentir l’inanité de tout ici-bas. Oh ! que les mots sont vides pour exprimer toutes ces choses ! C’est une nostalgie affreuse.

Comment un musicien peut-il être athée ? Pour moi, cela le classe ; il n’est pas parmi les grands. Ceux-ci sont trop près de Dieu pour le nier. Les Bach, Beethoven, Franck, etc. étaient des croyants ; ils ne furent jamais mieux inspirés que quand ils ont cherché à traduire leurs émotions pieuses :

La messe en si, la Passion.

La messe en ré.

La 9e symphonie.

Les Béatitudes.

Rédemption, etc…

Voyez à quoi aboutit le matérialisme en art : la musique se fait l’écho des bruits de la nature. Elle chante le vent dans les arbres, elle murmure avec la source, elle gronde avec les flots, etc. Je n’ai pas besoin de tout ça, moi j’aime mieux ces bruits au naturel. Que leur traduction musicale intervienne discrètement pour un effet à produire, c’est bien ; mais repousser pour cette fin puérile le monde infini des sentiments, quelle niaiserie !

Couper les ailes de l’aigle et le faire barboter comme un canard sous prétexte de réalisme…


En musique, l’harmonie correspond à la couleur en peinture, aux matériaux de construction en architecture. Un Debussy emploie les matériaux les plus précieux, des gemmes brillantes et pâles, mais ses constructions n’ont ni plan ni grandeur. C’est un délicieux illustrateur de petites choses courtes. Le musicien qui aura cette qualité de sensibilité avec de la grandeur d’âme, de l’ardeur et le génie de la composition sera très grand. Où est-il ?

La vérité, elle, n’évolue pas ; c’est notre intelligence qui s’en assimile ce qu’elle peut, au cours des âges.

L’intelligence, don divin, est cependant soumise au libre arbitre de l’homme. Il peut la traîner dans les bas fonds, la prostituer, l’obscurcir à jamais. Donc tout langage peut se corrompre, celui des sons comme celui des mots. Et l’on voit la divine musique s’évertuer à la peinture des passions les plus malsaines, à la planification des instincts les plus bas, des sentiments les plus vulgaires. De notre temps, elle s’adresse surtout à la sensation physique, aussi a-t-elle en réserve un arsenal de moyen matériels inconnus jusqu’alors, cela au détriment de la pensée qui va s’appauvrissant. Le feu d’artifice a remplacé la flamme ; il éblouit et n’échauffe pas.

On dit — avec quelle raison ! que la corruption du langage correspond à la corruption des mœurs. Le langage divin par excellence, la musique n’échappe pas à cette loi. On la voit « s’encanailler » jusque dans le saint lieu.


Je trouve puéril, mesquin, se s’acharner à trouver des réminiscences, dans les œuvres musicales par exemple. Des réminiscences… nos acquisitions intellectuelles en sont pétries ; tout dépend de la manière dont on en use. Faut-il, sous prétexte d’originalité, repousser toutes les formules ? L’œuvre d’art est collective dans le temps. Ne nous servons-nous pas, dans le langage, toujours des mêmes mots et souvent des mêmes assemblages de mots ? Cela s’appelle des lieux communs ; il n’est pas possible de les éviter tous. La peur de la banalité est une sottise qui a coûté à des artistes bien doués la perte de leur vraie personnalité. On trouvera toujours des rapprochements à faire avec les devanciers. Les êtres de la même espèce ne sont-ils pas coulés dans le même moule avec des nuances qui les différencient suffisamment pour qu’on puisse distinguer l’un de l’autre ? Ne notons les réminiscences que si elles se présentent sous la forme d’un plagiat bien caractérisé.

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Et puis les idées sont des êtres vivants qui engendrent. Elles surgissent, on ne sait comment, d’un bout du monde à l’autre bout.


Un simpliste critique musical déclare que le mot « règle » ne doit pas être prononcé, le « plaisir » de l’auditeur étant seul en question. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de vérité objective. Introduisez ce nihilisme dans tous les domaines, en morale d’abord… ce sera du joli. En religion, c’est le libre examen, en somme, une pure négation.

Le beau n’a pas de critérium, il ne se démontre pas, c’est entendu. Le bon sens lui aussi échappe à toute analyse. Il est l’attribut des êtres sains d’esprit, comme la santé dépend du fonctionnement normal des organes. Seulement les maladies mentales ne se manifestent pas aussi clairement que celles de l’organisme, à moins d’être à un certain degré qui les rend tout-à-fait insupportables. Dans quel cas les trouve-t-on insupportables ? — Quand elles compromettent notre sécurité matérielle, parce que cela, c’est quelque chose de tangible. Quant à notre sécurité morale, spirituelle, qui donc s’en préoccupe, sinon dans le temple où trône la Vérité des vérités ? Partout ailleurs on laisse librement s’épanouir tous les germes de décomposition morale les plus dangereux.

Donc il n’y a pas de critérium pour la beauté, dans quelque ordre que ce soit ? — Si, il y en a un tout de même, c’est le témoignage concordant des intelligences de premier ordre même dispersées aux quatre coins du monde. Et cet accord des grands esprits existe dans toutes les branches de notre activité intellectuelle, ce qui prouve qu’il y a bien une vérité objective, j’aimerais dire révélée.


Il ne faut plus de dessin mélodique ; c’est le cas de dire : « Ils sont trop verts »… Pas de mélodie !… Tout simplement parce qu’il ne suffit pas d’avoir du talent pour créer une belle phrase chantante ; le génie est requis ; il est rare en tous temps. En ce moment les gens de talent regorgent ; de génie point. Le « stupide xixe siècle » a vu Franck et Fauré. Au 20e, des quantités de gens « calés » et encore plus d’artisans en musique qui feraient mieux de scier du bois, c’est hygiénique.


Tout ce qu’il y a en nous d’aspirations à la vie totale, d’élan vers un bonheur que nous savons inattingible ici-bas, d’ardeurs sans objet à notre portée, chose informulables par la parole, c’est la musique qui est chargée de leur expression dans son langage imprécis mais qui peut revêtir toutes les formes du sentiment. C’est pourquoi l’abus du pittoresque, de l’imitation des bruits de la nature, est chose puérile, bonne à amuser la foule inapte à comprendre la beauté. « L’art vivant », comme « ils » disent, je crois, est un oiseau merveilleux à qui l’on aurait coupé les ailes, et qui ramperait au lieu de s’envoler vers les cimes. Tout ça, c’est du matérialisme. Qu’ils en jouissent, ceux qui s’en contentent !


La musique est le langage universel, le seul à l’aide duquel les hommes, d’un bout du monde à l’autre, puissent correspondre entre eux. La musique, expression du divin, plus claire en son imprécision que le discours avec des mots sur le sens desquels personne n’est d’accord. Se comprendre, en musique, c’est être de la même famille spirituelle ; alors se créent des liens, des sympathies profondes entre gens séparés dans le temps ou dans l’espace. Divine musique, tu enregistres les rêves, les aspirations, les élans vers un bonheur qui n’existe pas ici-bas. C’est le langage de l’âme ardente et tendre qui ne trouve qu’en elle les accents essentiels, les mots étant trop matériels pour dire les merveilles suggérées par l’esprit.


Le compositeur est l’interprête du mystère (le vrai musicien, pas le farceur).

La musique est comme de l’essence d’âme ; on ne se comprend qu’entre gens de même affinité. Méfiez-vous des « airs » à succès hâtif, c’est qu’il traduisent des sentiments très banals, même de bas instincts très répandus. Il est d’autres genres de succès comparables à ceux d’un produit pharmaceutique bien lancé ; quand l’étiquette est à la mode, l’auteur peut dire n’importe quoi, la foule « marchera » de peur d’avoir l’air retardataire. À notre époque laïque, positiviste, férocement égoïste, la tendresse est bannie en musique mais on nous fera « avaler » des imitations de locomotive, de coups de pieds, etc… et des boleros « fumistes ».

Il est des succès de bon aloi, ceux que l’élite de plusieurs générations désigne à la foule quoiqu’elle ne comprenne rien aux œuvres qu’on impose à son admiration. Il ne faut pas lui en vouloir ; elle fait preuve de bonne volonté, de soumission ; elle fait ce qu’elle peut.


La musique religieuse doit être sereine, ce qui n’exclut pas l’amour mais repousse l’éclat, la grandiloquence ou la sentimentalité pleurnicharde. Le modèle du genre, c’est la musique de Bach, très expressive quoi qu’en pensent ceux qui ne la pénètrent pas. Bach est le grand prophète. Le maître Franck dit un jour devant moi ces mots que je n’ai vus cités nulle part : « Bach est le plus ancien des musiciens de l’avenir ». C’était à l’époque des controverses sur Wagner à qui l’on décernait la louange contenue en ces quelques mots.


En art, l’habileté ne doit être qu’un moyen, non une fin. Mais quand l’habileté est un fait de nature, non une chose acquise par un labeur acharné, elle sert l’inspiration sans se glisser à la place de celle-ci. C’est alors qu’un Bach se révèle comme le plus grand génie de tous les temps.


À propos de l’enquête sur l’immoralité de la musique… (tout en s’écartant de la question).

L’art n’a pas pour but de moraliser, mais si l’œuvre d’art est laide et malsaine, elle devient contagieuse et blesse la morale à sa façon. L’œuvre vaut ce que vaut celui qui l’a conçue ; à vous de vous garer dans la mesure où elle offense votre goût et votre bon sens. Car il y a un bon sens en art comme en logique, seulement le sentiment du beau ne se démontre pas. Il ne faut pas croire que la beauté s’impose à tous ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Nombreux sont les aveugles et les sourds. Essayez donc de leur prouver qu’ils ne jouissent pas de toutes leurs facultés, ils vous traiteront d’infirme vous-même, et chacun restera sur ses positions. « Il vaut mieux détourner les yeux de ce qui déplait et laisser chacun dans son sentiment, que de s’arrêter à contester ». (Init. livre iii chap. x 4 iv). Libre à vous de trouver que le furieux besoin de nouveauté sévissant à notre époque soit la chose du monde la plus puérile, vous ne convaincrez personne. Donc il faut du nouveau à tout prix. C’est pourquoi un « type » d’une rare ingéniosité imagina dernièrement de faire le parcours de Marseille à Amsterdam en « culbutant », trouvant original de se servir, pour déambuler, de sa tête et de son… postérieur plutôt que de ses jambes ainsi que font les êtres banals depuis… X années. Ça, c’est de la nouveauté. Je trouve à cette loufoquerie quelque analogie avec certaines audaces très prisées dans le monde des arts. En musique, par exemple, le procédé consiste à prendre la note à côté de celle qu’on avait pensée d’abord. Voilà un moyen à la portée de tout le monde pour « épater le bourgeois ». Deux personnes de ma connaissance désirant se mettre « à la page » s’avisèrent un jour de jouer à quatre mains un morceau de Haydn en transposant l’une des parties d’un demi-ton. Personne, parmi les auditeurs, ne douta que ce morceau n’eût pour auteur une des vedettes du jour, ce qui lui valut quelques applaudissements bien nourris. Gardons-nous de jamais prôner ce qui nous paraît clair ; le mot et la chose sont périmés. Il s’agit d’en remontrer au Créateur, lequel s’obstine à nous offrir toujours les mêmes fleurs qui embaument, et quelquefois encore des répliques d’Hélène la belle, chose que de vieilles personnes arriérées considèrent avec complaisance. « Hélène, ma fille, clament les autres, tu n’as même pas le nez de travers, les yeux louches et les jambes cagneuses. Arrière, ô sempiternelle belle fille ! toi qui n’es ni futuriste, ni cubiste, ni même polytonale. On t’a assez vue ».

Il est vrai que les choses créées sont parfaites tandis que les œuvres d’art ne font que tendre sans cesse à une perfection idéale qui se dérobe toujours. Il est permis de chercher le mieux et par conséquent le nouveau, ce à quoi les génies s’évertuent. Il s’agit donc de distinguer entre l’homme de génie et le farceur ; ce n’est pas toujours facile.

Arts et artistes

Il est vrai que l’art n’a pas pour but de moraliser, mais il n’a pas non plus pour mission de scandaliser les gens. « L’art pour l’art »… drôle de conception. L’art pour la beauté de la forme sans se soucier du fond. Chose curieuse : en littérature, les obscénités, même bien présentées, dégoûtent les honnêtes gens. En peinture, on peut tout se permettre. L’indifférence au contenu est chic, bien portée. J’ai entendu dire par des gens de goût — qui ne sont peut-être pas des polissons : « Peu m’importe le sujet traité ; je ne vois que l’exécution ». Alors, la composition, ce n’est rien ? On peut dire n’importe quoi, pourvu que ce soit bien dit. Raisonnons un peu. L’artiste n’est pas un moraliste, mais il se doit d’être une personne morale. S’il nous offre les déliquescences d’une mentalité malsaine, son œuvre est malsaine, même traitée avec le plus grand talent. Pour mon goût, j’ai besoin de propreté et de bon sens. La forme et le fond sont inséparables ; je crois que si celui-ci se galvaude, celle-là en pâtira, s’altèrera… etc.

Que dirait Flaubert de ce joli vers :

« C’est un jeune vieillard aux cheveux blanc d’ébène ».

La forme y est. Mais le fond…


Une œuvre d’art, est-ce autre chose qu’un reflet de celui qui l’a conçue ? L’artiste peut-il y mettre autre chose que lui-même ? Tout son être essentiel apparaîtra, quoi qu’il dise, dans ses créations. Il ne faut pas qu’un auteur veuille nous faire accroire qu’il n’est que le « miroir des faits ». L’impersonnalité dans l’art… quelle blague ! Le choix à faire n’implique-t-il déjà pas une opinion personnelle ?


La peur de la banalité est une erreur.

Qu’est-ce que la banalité ? c’est l’originalité d’hier. En art, il y a le beau et le laid, le bon et le mauvais. La manie de disséquer ses impressions fausse le jugement, paralyse la sensibilité. Contentons-nous de chercher à comprendre. Beethoven a-t-il eu peur de la banalité quand il a exposé son chœur de la 9e symphonie avec les 5 notes du roi Dagobert ? Amenées et disposées comme elles le sont, comment produisent-elles une pareille émotion ? On ne sait pas ; c’est un fait.


Je voudrais tâcher de voir clair dans l’aberration des faux mystiques qui veulent matérialiser le monde spirituel. Essayons de raisonner en nous inspirant d’une démonstration de Paul Bourget.

« Dans tout exercice de l’activité humain, il y a deux éléments : l’action proprement dite, extérieure à l’homme, et le développement intérieur correspondant. Lorsque celui qui agit est un être de foi, son labeur, fût-il des plus modestes, sera ennobli par la conscience de l’utilité du travail, le désir de bien faire, l’application. Il agrandit son âme, il l’enrichit et atteint, sans le savoir, le véritable but proposé aux humains. Si celui qui agit est un être de doute et de négation, il ne saura pas donner à son labeur, si élevé soit-il, toute sa signification secrète ». Et si son œuvre est une œuvre d’art, nous nous trouvons en présence de ce phénomène si facile à constater, surtout dans une certaine catégorie de peintres, par exemple. L’artiste, sachant qu’il a une âme et que ce qui se passe au plus profond de lui-même est infiniment plus intéressant qu’une copie et même une interprétation de la nature, fera une sorte de transposition du monde spirituel dans le monde matériel, oubliant que si les deux mondes se pénètrent mutuellement, ils sont radicalement distincts. Et l’on verra surgir ces formes d’art monstrueuses où tout est faux parce que rien n’est à sa place ; contours biscornus. Ne serait-ce pas le cas de citer le mot de Pascal : « Qui veut faire l’ange… ».


La véritable habileté, en art, donne l’impression de la facilité, de la spontanéité. Les gens superficiels, les demi intelligents, les nigauds basent leurs appréciations sur cette impression et prennent des airs dédaigneux devant une œuvre qui leur paraît limpide. Elle semble jaillie d’un seul jet, elle ne sent pas l’effort que dissimule une technique sûre d’elle-même ; vite on la classe dans les œuvres sans valeur. L’impression est la même devant un virtuose très maître de son instrument. L’aisance avec laquelle il se joue des difficultés fait illusion. Seulement l’auditeur possède là-dessus quelques données expérimentales. Il sait que ce qu’on exécute devant lui est difficile. En matière de composition, il ne sait pas et juge de travers.


J’admire infiniment le savant, cela va sans dire. Je l’admire au même titre que l’artiste ; ni plus ni moins. L’un et l’autre font de leur intelligence le plus noble emploi. Ce que je n’aime pas, c’est l’outrecuidance de certains savants prenant la pauvre petite lueur de leur raison pour un soleil qui doit éclairer l’Univers !


Du côté des lettres

Que les amours romantiques sont donc déplaisantes — pour ne pas dire plus ! Prenons, par exemple le couple G. S. et A. de M. Voilà des gens qui, sous prétexte qu’ils ont du génie, croient qu’ils aiment (?) autrement que les autres. Ils ont donc tenu à ce que le monde entier soit au courant des péripéties de leur banale, si banale aventure ! Ils ont pris pour cela toutes dispositions. Leurs lettres… : je t’aime, je te désaime, je te re-aime ; nous… couchons, nous décou…, nous recou… Entre temps, nous cherchons de nouvelles distractions… Que d’encre a coulé pour noter de pareilles fadaises ! et si ordinaires ! !

À côté de ces fantaisies charnelles, des milliers d’êtres luttent pour la vie ; de braves gens consentent à faire leur devoir de citoyen ; ils acceptent de fonder une famille, en s’imposant un dur labeur. D’autres dépensent des trésors de dévouement pour se rendre utiles. Le renoncement, le sacrifice et même l’héroïsme sont le lot de ceux qui pratiquent le véritable amour ! Des travailleurs peinent, des intelligences d’élite cherchent la vérité, des malades souffrent, agonisent ; des deuils brisent les vies en déchirant les cœurs ; les éléments se déchaînent, entraînant des catastrophes effroyables. Le froid et la faim, la misère pèsent sur de pauvres existences et les détruisent…

Qu’est-ce que tout cela pour nos amoureux ? Seuls les plaisirs qu’ils s’offrent, les larmes qu’ils répandent valent d’être comptés. Ce ne sont pourtant que des parasites, des hors-la-loi. Ils ne pensent qu’à eux et à leurs satisfactions sans se douter que leur amour qu’ils croient sublime n’est que l’amour de soi, le plus pur égoïsme. Qu’ils sont donc ridicules et antipathiques ! Ce n’est rien de le dire.

J’admets néanmoins que les peine d’amour puissent être très cuisantes et dignes de compassion — si elles sont sincères. Est-ce que cela regarde le public ?


« La Rebelle » — Marcelle Tinayre

Je voudrais savoir à combien d’expériences les partisans du « droit au bonheur » limitent la recherche de ce bonheur. Farceurs !

Mauvais livre. Le droit au bonheur !… Je voudrais bien savoir ce qu’elle en aurait fait, l’héroïne du roman, si son mari avait eu le mauvais goût de persister à vivre. Cette rebelle est une femme qui a la chance énorme de rencontrer, libérée d’un mari fâcheux et d’un amant indigne, l’ami le plus tendre, le plus indulgent qui soit. On serait « rebelle » à moins.

Poser en principe le « droit au bonheur » c’est aboutir à l’union libre, avec les enfants élevés au petit bonheur. Il n’y a pas d’autre solution, car jamais deux êtres vraiment sensibles et délicats ne pourront trouver de voie véritable dans le triste expédient de l’adultère avec tout ce qu’il comporte de mensonges, de compromissions louches et dégradantes. L’adultère ne peut donner le bonheur (?) qu’aux êtres banals qui se contentent d’une satisfaction brutale et qu’aucun idéal de tendre affection, de douce intimité ne tourmente.


MARIE-CLAIRE

Roman de Marg. Audoux, préface de Mirbeau (naturellement…), édition Fasquelle[1].

Je ne veux pas juger le livre au point de vue littéraire. Je vois quelques jolies impressions racontées avec une naïveté voulue, factice, certainement très littéraire au fond. L’hypocrisie, la sournoiserie qui se cache au cours de toute l’histoire, mais que je démasque très bien, me déplaisent.

Des souvenirs d’enfant racontés par une vieille femme ne sont pas aussi précis dans les détails surtout chaque fois que ceux-ci sont scabreux. Des impressions du jeune âge, notées au jour le jour ne seraient pas émaillées d’insinuations perfides principalement quand il s’agit des amours du curé et de la religieuse (un Mirbeau ne pouvait pas rater ça). Présentés par une femme qui a médité et compris ils ne devraient pas garder la forme enfantine. Que tout ceci est donc de mauvaise foi !


iii

L’art de vivre


Ceux qui sont arrivés à ce degré de perfection où tout se simplifie conforment tout naturellement leurs actes, leur attitude, à leur être intime. En eux, pas de respect humain ni d’ostentation. Rien de conventionnel ; aucune recherche de soi, de l’effet à produire ou à ne pas produire. Ils agissent simplement dans la « pureté du cœur » et la droiture d’intention. J’appelle cela être simple.


Ne cherchez pas à vous faire valoir : vous ne réussirez qu’à vous diminuer aux yeux de qui vous comprend, ou à être taxé de présomption par qui ne vous comprend pas…

Pourtant… il ne manque pas de « gogos » qui marchent.

Disons mieux : évitez de parler de vous ; cela n’intéresse personne.


La vraie distinction ? — très complexe : être digne sans être hautain, être grave sans être sévère, accueillant sans être familier, poli sans être obséquieux, réservé sans être prude, fier sans être arrogant, cultivé sans être pédant, serviable sans être servile, généreux sans ostentation, obligeant sans air protecteur, etc., etc.


Je connais des êtres — masculins, bien entendu — féminins aussi (moins nombreuses) — qui n’ont pas assez de termes méprisants pour qualifier ce qu’ils appellent la vulgarité des gens. Je ne dis pas qu’ils ont tort, mais je constate que dans leur manière de vivre, dans leurs habitudes, dans leurs goûts, ils trahissent une autre sorte de vulgarité autrement répugnante. La débauche, sous toutes ses formes, est-elle autre chose que la vulgarité de l’instinct ?


Le végétarisme aura toujours contre lui trois catégories de gens : les bouchers, les cuisinières et… les médecins.

Oui, décidément, l’être intelligent qui tue systématiquement en lui tous les bons instincts et qui, par veulerie, élimine de sa vie tout ce qui pourrait troubler sa douce quiétude — les affections et les devoirs soucieux — celui-là commet le plus affreux suicide moral. Il tombera fatalement dans la basse sensualité surtout à un certain tournant de la vie où l’espoir l’abandonnera, les aspirations que la vie a déçues s’étant envolées une par une. Alors il ne cherchera plus que de brutales satisfactions brèves et positives, après avoir surmonté petit à petit le dégoût qu’elles lui causaient tout d’abord. Oui c’est bien là le suicide définitif.


« Une jolie femme n’a pas besoin d’être intelligente » disent ces messieurs. En effet, pour ce que vous en faites, il suffit d’être pourvue de grâce… et de passivité. Seulement, pauvres créatures ! passé 30 ans vous serez mises au rebut (au 20e siècle, ça pourrait bien aller jusqu’à 40). Conclusion : tâchons, Mesdames, de ne pas être trop bêtes quand nous ne sommes plus belles, mais seulement à partir de ce moment-là.


Une boutade.

Défense aux jolies femmes de se livrer à la prostitution (celles-ci devant se consacrer à la propagation de l’espèce). Ne seront autorisées à embrasser cette profession que les créatures de sexe féminin aussi dépourvues que possible de charme. Un jury composé des plus jolies femmes de la cité procédera à la sélection des susdites. Les affamés de l’autre sexe qui ne peuvent supporter les affres de l’inanition en seront réduits au pot-au-feu conjugal ou à la « bouchée de pain » — mal servie qu’une administration compatissante aura mise à leur disposition. Si cette bouchée de pain leur coupe l’appétit ce sera tant mieux pour tout le monde.

Tant que les lois seront faites par des hommes, mon idée — si excellente soit-elle —, aura peu de chance de succès.


Rien de plus difficile que de conquérir l’esprit d’indépendance… parce qu’il faut prendre son parti du dénigrement des gens moutonniers, lesquels ne vous pardonnent pas les attitudes différant de la leur. Il faut donc se résigner à voir ses actes mal interprétés ; les initiatives seront qualifiées de folies et les abstentions considérées comme un manquement grave aux rites mondains, ceux-ci eussent-ils le caractère le plus tyrannique et ridicule. Il faut vraiment beaucoup de courage pour prendre son parti de déplaire.

Voilà… Il faudrait arriver à une indifférence absolue de l’opinion d’autrui en ce qui concerne nos faits et gestes. Agir le mieux possible, sans rechercher d’autre témoignage que de Celui en qui réside toute justice. Quêter l’approbation, c’est demander l’aumône, conséquemment être importun, d’ailleurs sans succès le plus souvent.


Il ne faut pas arborer sa vertu comme une cocarde à son chapeau.


Lorsqu’on exprime une opinion, que ce soit avec l’unique souci d’être vrai, et non de briller, de se mettre en valeur.


Une chose trop ignorée, c’est que, de même qu’un organisme malsain est un danger pour ceux qui évoluent autour de lui, une âme malade crée autour d’elle une ambiance, une contagion dangereuse pour les autres âmes.


Notre Seigneur a dit : « Si quelqu’un scandalisait un enfant, mieux vaudrait qu’on lui suspendît au cou une meule de moulin et qu’on le précipitât dans les profondeurs de la mer ! ». La mère chrétienne qui ne permet pas aux mauvaises pensées de s’attarder en elle, qui s’applique au contraire à développer le sens du bien et du beau, ne sait pas quelle atmosphère purifiante, bienfaisante elle crée autour d’elle, dont ses enfants bénéficieront. Cajoler, gâter n’a aucune valeur morale. On se croit bon parce que l’on s’attendrit ; c’est une erreur. L’enfant gâté sera de plus en plus exigeant ; il se révoltera dès qu’on refusera de céder à ses caprices, lesquels se multiplieront par l’assentiment qu’on y donne et qui n’est souvent que de l’indolence. Céder, pour avoir la paix momentanément, c’est s’exposer à des perpétuels assauts. Cela s’appelle, mot très actuel, le pacifisme. Traduisez lâcheté, et ne confondez pas le pacifiste avec le pacifique : ils sont à l’opposé l’un de l’autre.


Est-il un esclavage plus humiliant que celui de la mode ? Comment un être intelligent et fier peut-il abdiquer sa liberté et s’enrôler dans un troupeau qui ne sait même pas à quel berger il obéit. Servilement, il emboîte le pas à la fantaisie, au caprice… ou plutôt, dans la plupart des cas, il se prête, sans y songer, à des combinaisons de mercantis guidés par leur intérêt. Admettons que l’on soit obligé de suivre la mode dans une certaine mesure, celle qui consiste à éviter de se faire remarquer. On le fait à contre-cœur, mais enfin il faut se soumettre. Il ne s’ensuit pas que l’on doive observer d’un œil avide les métamorphoses d’une déité fantasque, et se rendre à toutes ses injonctions.

1931 — En fait de modes idiotes, que penser de celle qui supprime les boutonnières et les boutons des manteaux, qui fait porter les fourrures de cou en bandoulière, de façon à préserver les rhumatismes pour une seule épaule ; qui supprime les poignées des sacs à main, de sorte que les deux mains soient mobilisées, l’une pour tenir le manteau fermé, l’autre pour empoigner le sac. Défense d’avoir un parapluie, un paquet, un enfant. Une femme chic ne s’embarrasse pas de ces inutilités-là. J’en ai vu une ces jours-ci. Quand je l’ai aperçue avec mes mauvais yeux, j’ai été saisie d’un frisson d’épouvante. Il m’a semblé que je voyais s’avancer vers moi un être en carton. Quand on n’a pas l’habitude, cela fait un drôle d’effet. Le marron des joues, le rouge des lèvres, on voit ça couramment ; ajoutez les yeux peints, les sourcils marqués par un trait mince, cela dessine une tête de poupée moderne. Le visage n’a plus de physionomie, la femme n’a qu’une personnalité d’emprunt, tout en artifice. J’imagine que toutes les sectatrices de cette religion-là se ressemblent, sont coulées dans le même moule. Ce serait comique si ce n’était triste. Malheureusement on s’habitue aux laideurs, on n’y prête plus d’attention. En somme, les négresses à plateau ne sont pas beaucoup plus… (j’esquive l’épithète) que nos belles dames.

Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir… (bis). Il y a de quoi.


Les femmes de la bourgeoisie riche d’aujourd’hui, — à quelques rares exceptions près — ne restent pas chez elle. Elles pourraient s’occuper de leur intérieur, de leurs enfants, faire des travaux manuels, travailler pour les pauvres, les visiter (celles qui n’ont pas d’enfants), lire, s’instruire… S’occuper des enfants, cela va bien pendant une heure ou deux de temps en temps. Mais grand Dieu, que c’est fatigant !… Que font-elles, la plupart ? Elles essayent de s’amuser, de se distraire ; elles s’habillent surtout ; c’est la grande affaire. Cela prend beaucoup de temps. Et quand on est belle, c’est pour se faire admirer. Pour se faire admirer, il faut se faire voir. Pour se faire voir il faut aller un peu partout. Il y a les emplettes quotidiennes. Il serait économique et pratique de prendre note, jour par jour, des besoins et de consacrer un jour de loin en loin à l’obligation de s’approvisionner… Mais à quoi emploierait-on le reste du temps ? Alors on distrait son désœuvrement. L’auto promène Madame de magasins en magasins, de thés en cinémas, etc… Cent francs par jour (ce que coûte l’auto) pour gaspiller la chose la plus précieuse, le temps qu’on ne retrouve jamais quand il est perdu ! Cent francs d’auto pour une paire de gants ou un bout de ruban ! Oui, mais on s’est promenée, on a su quoi faire, on a tué le temps en attendant la réciproque… comme a dit quelqu’un.

Faut-il donc en arriver à l’état de vieille grand-mère pour commencer à comprendre, à voir clair, à faire pénitence ! En considérant la vie oisive des femmes de notre condition, on en arrive à excuser la sourde colère, la révolte des autres moins favorisées du sort, obligées de subvenir à leurs besoins, à ceux de leurs proches. Le Père Gratry parle du « luxe homicide des courtisanes ». Je crois, en effet, que nos riches parures absorbent des vies de pauvres femmes. Un excès de jouissance doit fatalement engendrer un excès de souffrance quelque part. Pauvres filles qui peinez, réjouissez-vous ; l’œil de Dieu vous couve avec amour. Comptez sur son aide, elle ne vous manquera pas tandis qu’il regarde avec colère vos sœurs de la terre qui ne voient pas ce qu’elles vous coûtent de privations. Votre tour viendra, et la compensation sera si belle qu’elle dépassera vos rêves les plus merveilleux. Acceptez sans révolte ce que le sort vous impose ; vous êtes les mieux partagées, si vous savez être patientes. Vous connaissez des joies que les plus comblées ignorent, elles que tourmente obscurément, sous forme d’ennui, la morsure du remords. La satiété gâte leurs plaisirs, les rends écœurants dans leur monotonie. Regardez-les ; la tristesse est peinte sur leur visage fardé. Elles sont plus à plaindre que vous ; vous le verrez plus tard.


Il est permis d’être triste, mais il ne faut pas en prendre l’air, ni avoir l’esprit chagrin. Bannissons le pessimisme, le découragement, le défaitisme. Le défaitisme !… cela dit tout ; c’est le retranchement des lâches. Défaitisme ! c’est-à-dire capitulation avant le combat ou fuite devant l’ennemi. Il est naturel d’avoir peur ; on ne se dérobe pas pour cela.


Les « embusqués » de la vie.

Ceux qui veulent en jouir à tout prix, refusant de contribuer pour leur part au fonctionnement de la pratique sociale. Ils trouveront bon que les autres acceptent la lutte de chaque jour pour remplir le devoir de citoyen, de père de famille. Ils veulent la paix, la tranquillité dans la mesure où leurs moyens pécuniaires le leur permettent.

Il y aurait bien long à dire.


Eh bien oui, la gloire est une fumée, un rien qui s’évanouit suivant les caprices de l’heure. Aujourd’hui au pinacle, demain victime de l’indifférence ou du mépris. Qui consacre une gloire ? la fantaisie du moment, une adroite réclame, un coup de chance. S’agit-il d’imposer son nom à la mémoire de la postérité ? Alors un grand criminel sera plus célèbre qu’un grand artiste ou un grand général. Néron plus que Phidias ou Epaminondas. Il ne s’agit donc pas d’être connu mais admiré et aimé si possible. Bien ! Admettons donc pour un grand homme la possibilité d’être admiré de quelques millions de ses contemporains. Combien l’auront seulement entrevu ?… Pour un nombre incalculable d’êtres humains dans le passé, le présent et l’avenir, le grand homme n’existe pas ! Allons plus loin ; imaginons un homme universellement glorifié ; sa gloire doit fatalement périr, et son œuvre avec elle, puisque notre planète cessera un jour d’exister. À notre époque vénale il est facile à des médiocres — parmi ceux qui en ont les moyens — de se tailler une gloire artificielle, viagère naturellement… pas même viagère dans bien des cas. L’oubli les guette, même de leur vivant.

Conclusion : la gloire est un leurre, un pur néant comme ce qui n’est que de la terre. Homme qui passes, ce n’est pas ton œuvre qui importe, mais la qualité de la sensibilité qui a enfanté cette œuvre parce qu’elle vient de ton âme, et c’est ton âme qui est éternelle.


Le manque d’ordre parmi les humains afflige tout leur être physique et mental. Les gens désordonnés sont huluberlus, brouillons, bouci-boula, irréfléchis. Ils parlent à tort et à travers, disant ce qui passe dans leur esprit sans contrôle préalable ; ils agissent au petit bonheur, même en des circonstances demandant le plus de circonspection.

En revanche, l’ordre peut tourner à la manie et entraîner quelque parcimonie, c’est-à-dire des dispositions à l’avarice, tandis qu’à l’opposé nous trouvons plutôt du désintéressement, de la générosité car le défaut précité, s’il altère quelque peu la bonté du cœur, ne l’annihile pas absolument.


Toutes les supériorités sont des obstacles dressés entre nous et le bonheur, ou ce que nous appelons tel.


Mes enfants, il est une chose qu’on ne saurait trop répéter.

Défiez-vous des séductions du luxe.

Sachez-le bien, le luxe est homicide. D’autres, plus savants que moi (qui ne sais rien mais qui sens bien des choses), l’ont dit, l’ont prouvé. Les économistes vous diront que le luxe est un gaspillage de forces. Ils pourraient, avec des chiffres, évaluer ce qu’une année de la toilette de certaines femmes coûte de vies humaines. Ceci n’est pas exagéré. C’est vrai, mathématiquement vrai. Des milliers d’êtres peinent, gémissent et meurent pour satisfaire à la vanité d’une poignée d’entre nous. De pauvres femmes usent leurs pauvres yeux — qui jamais ne se reposent à la contemplation des choses du Bon Dieu — à la fabrication de ces broderies et de ces dentelles qui iront loin d’elles parer des oisives (dont nous sommes hélas !). Je cite cela comme exemple. Il y en a cent mille autres. Le luxe est homicide. Dans l’état actuel des choses, il est nécessaire dans une certaine mesure, je le sais. On ne pourrait pas, du jour au lendemain, changer d’orientation. Aussi vous verrez bien des consciences, parmi les meilleures, s’engourdir avec ce paradoxe : nous faisons marcher le commerce ! Oui, nous donnons un aliment à l’activité humaine ; nous donnons une roue à tourner au triste écureuil enfermé dans sa triste cage.

Pauvre écureuil ! Songez à ce qu’il ferait de ses forces dans la joie de la liberté. Songez à ce que pourrait donner l’activité humaine bien répartie pour le bien de chacun et de tour ! Que de travaux à exécuter pour lesquels on manque de bras ! Faire rendre à la terre tout ce qu’elle peut donner et nourrir chacun à sa faim. Est-il possible que des gens meurent d’inanition ? Songez-y, mes enfants, quand vous ferez remporter à la cuisine, d’un geste de dégoût, quelque plat mal accommodé à votre exigence. Puisque la terre donne à peine de quoi rassasier toutes les bouches, tout gaspillage de votre part devra se traduire ailleurs par une privation. Si, de vos yeux, vous assistiez à la détresse dont vous êtes la cause, est-ce que vous n’auriez pas honte et pitié ?

Je crois que la terre fournirait bien assez, et même un certain gaspillage est prévu, mais pas la folie du gaspillage tel qu’il se pratique universellement.

Pensez-y. Il en est de même pour tout ce que vous avez en trop. Trop de vêtements, alors que d’autres souffrent du froid, trop d’espace même alors que d’autres sont entassés dans des bouges.

Je sens bien que j’ai vécu dans la mollesse. Je sais que j’ai bien des coquetteries à me reprocher. Oui, je me suis souvent laissée entraîner à faire ce que ma conscience réprouvait. J’ai étouffé les révoltes de mon cœur. Moi aussi j’ai eu infiniment plus que ma part. Mea culpa !…

Pourquoi toutes les séductions du luxe ? Est-ce pour augmenter le bien-être ? J’admets le confortable dans la mesure raisonnable. L’état actuel de la civilisation le rend, je crois, possible pour chacun. Le luxe, loin d’augmenter le bien-être, en est un obstacle certain. Ce que nous supportons par vanité ! tentures et tapis qui nous empoisonnent ; mille choses précieuses qui exigent un nombreux personnel préposé — on pourrait dire immobilisé — à leur entretien et sécurité. Quant à la toilette des femmes, c’est un attrape-nigauds. J’en ai usé, parbleu, comme tout le monde. Je me le reproche amèrement. Pourquoi ? pour qui ? L’amour des gens qui nous aiment pour nos colifichets, qu’est-ce que cela pèse ?

Ne pas désirer la richesse ; c’est la plus mauvaise des conseillères. Elle nous rend vaniteux, égoïstes, jouisseurs. Jouisseurs ! Que ce mot renferme d’habitudes monstrueuses ! Satisfaire tous les bas appétits, s’accorder toutes les fantaisies, se ruer à toutes les distractions au risque d’en être réduit au rôle de parasite… Ne pas regarder autour de soi les pauvres auxquels tout manque, alors qu’on devrait rougir de vivre dans l’opulence. « Pourquoi moi plutôt que les autres » ? devrait-on se dire. Voir souffrir sans s’émouvoir ! ou ne s’émouvoir qu’aux souffrances toutes proches sans chercher au-delà. N’utiliser son temps qu’en amusements coûteux, vides, frivoles ! Il y a tant à faire pour se rendre utile !

Une belle parole à méditer : « Portons le fardeau les uns des autres » (St-Paul).


La concupiscence est à la base de toutes les turpitudes, les haines, la luxure, les crimes. Celle de la chair embrasse la gourmandise, la luxure, la paresse. Celle des yeux, l’avarice, l’envie. L’orgueil, la colère se manifestent dans l’amour de sa propre excellence. Tous les péchés capitaux ont l’égoïsme pour racine ; exemple : ce qu’on appelle l’amour. Voir les faits-divers des journaux : « Je l’adore, gare au vitriol ou au browning ». Est-ce à dire que l’amour n’existe pas ? Il existe, mais il est rare comme la beauté. On le confond souvent avec l’attachement, autrement dit le besoin d’une compagnie, une habitude ancienne, parfois le plaisir tyrannique d’asservir un être sans défense. Tandis que l’amour, le véritable amour veut le bonheur de l’être aimé, au prix de tous les sacrifices, même celui qui consiste à lui barrer le chemin si possible, au cas où il s’engagerait dans une voie tortueuse de nature à compromettre le salut de son âme. S’il résiste, celui qui aime n’a plus qu’à souffrir en silence « le douloureux martyre de l’amour ».

On souffre dans la proportion où l’on aime.


Heureux ceux qui ont près d’eux de vieux serviteurs ! Ceux-ci ne savent pas à quel point ils ont coopéré à la sérénité, à la sécurité, au bien-être de nos existences dont ils ont été les témoins heure par heure. Ils sont mieux informés que quiconque de tout ce qui fait la trame de notre vie ; ils se sont réjouis, ils ont souffert, ils ont pleuré avec nous. Aimons-les, ménageons-les, ayons soin de leur vieillesse ; supportons avec patience leurs défauts puisque nous leur imposons les nôtres. Soyons doux, charitables, résignés parfois. Ils ne sont pas toujours équitables — qui donc peut se flatter de l’être ? Pardonnons à leur incompétence.

Suis-je sociable ?… Qu’entend-on par là ?

« Né pour vivre en société ». Quelle société ? Tout est là. Si c’est une « société » qui me déplait, j’aime tellement mieux la solitude ! N’avez-vous jamais rencontré des gens qui suent l’ennui ?… Pour moi, j’aime mieux vivre en ermite. Quelques-uns vous inspirent de l’aversion ; ça c’est un instinct. L’aversion ?… mystère, tout comme le sentiment opposé, effluves, sympathie, antipathie, incompatibilité : ne pas savoir souffrir ensemble. On éprouve alors un sentiment de gêne comme dans un air irrespirable. Certains d’entre nous rayonnent ; d’autres absorbent ; ils vous prennent de votre fluide vital, (si l’on peut dire). J’en connais auprès desquels il me serait impossible de reposer, si fatiguée, si lasse que je sois. Ce genre d’insociabilité est peut-être un défaut, un manque de charité ?… Mais alors, qu’allaient faire les saints dans leur Thébaïde ? Si j’osais, je développerais mon opinion en passant à un autre ordre d’idées, source de conflits passionnels. Comment admettre que l’on tue par amour ? Quel abus de mots ! Fourrer de l’amour dans un browning ou autre engin de destruction ! Je t’adore ; pan ! un coup de pistolet ; gare au vitriol, au couteau, etc. Il serait plus exact de dire : je m’aime, moi. Toi, tu excites mon appétit, tout comme une douzaine d’huitres ou un faisan ; je te supprime pour que tu ne fasses pas le régal d’un autre… Je ne vois pas de mal à ce que, dans nos relations sociales et même amicales, notre être intime reste plus ou moins voilé. De là à le dissimuler jusqu’à le fausser, cela me paraît antipathique. C’est un manque de simplicité dont il faudrait pouvoir se défendre.

La simplicité suppose en nous un centre où se rejoignent les sentiments, les attitudes, les façons d’agir, les manières de s’exprimer toutes choses qui ne doivent pas se contredire mutuellement.


Mentir, c’est se renier soi-même, c’est reconnaître implicitement que l’on est quelque chose de ténébreux en qui personne ne peut voir clair.


Qui niera qu’un foyer d’infection peut contaminer toute une région ?… Dans le monde moral, tout se passe comme dans le monde physique : un seul être malfaisant crée une ambiance pouvant engendrer des maux de toutes sortes, même physiques. Il rend l’air irrespirable, sème la tempête, fait éclore des miasmes morbifiques. C’est un fléau.

Si on attaque votre ami, défendez-le en quelques mots brefs, très nets. N’insistez pas sur ses mérites, de peur d’exaspérer l’envie et la méchanceté de ses détracteurs. Ne vous abandonnez pas au plaisir de chanter ses louanges qu’avec ceux qui pensent comme vous.


iv

Méditations, oraisons


Dans bien des cas les critiques formulées sur autrui renferment des louanges implicites pour soi-même.


« La création ne s’est pas faite seule », disent les uns. Mais alors qui a fait le Créateur ? objectent les autres. Eh bien, il n’est pas plus extravagant de croire que Dieu EST de toute éternité, et qu’il a créé le monde, que d’affirmer que la matière EST de toute éternité ou qu’elle est née de rien. La première affirmation a sur l’autre l’avantage d’être plus logique. L’ordre, la beauté, l’harmonie ne sont-ils pas visibles en ce monde ? Est-ce que cela ne suffit pas à prouver une intelligence directrice ?

Le monde peut-il sortir de zéro ? et le néant engendrer ?


Je ne sais rien, mais je me rends bien compte que je sais l’essentiel. Je sais que Dieu est au milieu de nous et en nous. Si Dieu est en nous, il nous parle ; écoutons-le. Très peu prêtent l’oreille à cette voix intérieure, d’ailleurs souvent gênante. On se laisse distraire par d’autres voix qui cherchent à étouffer la divine inspiration. Comment reconnaître la bonne parole ? À ceci : elle ne se contredit jamais. Elle met dans notre âme une certitude, une sérénité, une joie, une ardeur sans mélange. Les voix de la terre sont orageuses, troublantes, contradictoires. Parfois un peu de vérité se glisse en leurs insinuations ; vérité confuse et mêlée d’obscurités. La science ne sait rien, nos yeux ne voient rien. Est-ce à dire qu’il ne faut pas chercher ? Mais si, il faut pousser aussi loin que possible les investigations, sachant qu’on n’atteindra jamais la vérité totale. Oui, le désir d’arracher ses secrets à la terre est noble et légitime.


Ce n’est pas sous la forme du vice que l’esprit du mal est le plus redoutable. L’homme sera toujours forcé de reconnaître que l’immoralité, quelle qu’elle soit, est mortelle à l’espèce humaine en société.


Le grand danger suprême c’est le procédé qui consiste à prendre en l’homme tout ce qu’il a de beaux sentiments, de principes les plus élevés, et de les faire dévier de leur véritable objet. Par exemple, l’homme ayant repoussé Dieu, mais sentant en lui le besoin du divin, se proclamera dieu lui-même. Et sous couvert d’humanitarisme il commettra les crimes les plus féroces. L’histoire nous offrira tous les exemples possibles d’une pareille aberration, mais il suffit de remonter jusqu’à la fin du 18e siècle et de voir à quoi ont abouti les divagations d’un Rousseau avec les pitreries d’un Voltaire.

Si l’on veut voir quelle forme revêtira le besoin d’adorer, on se rappellera le culte scandaleux offert à la déesse Raison, logiquement représentée sous les traits d’une prostituée.

Oui, ce sera bien la fin de tout ; l’homme s’adorant lui-même en l’humanité, proclamant la Nature seule déesse, puisant en elle les éléments directeurs de sa conduite, aboutissant logiquement à un égoïsme féroce capable des pires excès. Il semble bien qu’aujourd’hui nous descendons tout doucement dans ce bas fond.

Mon Dieu ! ayez pitié de ceux que j’aime… et des autres.


La véritable ardeur ne se traduit pas par des gestes désordonnés ni des paroles haletantes. Elle est tout en effusions intimes, en actes spontanés dans la sérénité d’un paisible amour. C’est une flamme intérieure non accompagnée d’expansions bruyantes ; c’est un parfum en vase clos. Les âmes vraiment ardentes ne sont pas quêteuses d’approbations, mendiantes d’admiration, parce qu’elles rapportent tout à Dieu de qui elles tiennent tout. Les âmes mercenaires, parce qu’elles s’agitent éperdument — prenant le mouvement pour l’action — se donnent l’illusion d’une vie intense alors qu’elles ne sont que marionnettes articulées.


La nostalgie dont nous sommes étreints, même dans la possession des réalités les plus belles et les plus enivrantes, vient de ce sentiment confus que la beauté n’est qu’un pâle reflet du divin, terme de nos aspirations. De là cette sensation poignante de l’inassouvi. Dieu nous amorce pour nous attirer à Lui ; il nous déçoit pour que les « ombres de ce qui est » ne nous retiennent pas dans leurs enchantements illusoires.


Dieu a mis à notre portée tous les éléments d’un bonheur terrestre. Mais le fait de vivre en société implique l’échange, l’entraide entre les humains qui se dérobent, hélas ! De là l’infinie misère de vivre qui n’est supportable que grâce au grand espoir d’au-delà.

L’homme malheureux, ou se croyant tel, accuse la Divinité, montre le poing à la Providence : « Toi qui es toute puissante, pourquoi permettre que je sois accablé de maux ? » Et il nie que Dieu soit infiniment bon. Ce qu’il demande, c’est la permission de bouleverser impunément l’ordre établi. L’univers est régi par des lois ; l’harmonie, l’ordre, la beauté règnent visiblement en ce monde. Et l’homme se plaint amèrement de ce qui fait sa sécurité. Car les lois ne se retournent contre lui que parce qu’il en fausse l’économie (je voudrais un autre mot). Imaginez un Dieu paterne disant à la créature humaine : « Sois légère, folle, débauchée. Ne suis-je pas tout-puissant ? Dérange, bouleverse mets tout en pièces pour tes brèves satisfactions. Je saurai remettre chaque chose à sa place. J’aurai recours au miracle pour t’être agréable. Mais je maintiendrai l’application de la loi dans la mesure où elle cesse de t’opprimer. Le principe de solidarité dans le bien ne te gêne pas ; il ne t’est pas désagréable de tirer profit des avantages de l’hérédité, par exemple, ou de ceux dus à l’industrie des hommes. Et l’intelligence, la bonté ?… C’est parfois bien gênant. Il me faudra donc supprimer ce qui déplait à chaque individu isolément. Je suis à ton service ; use de moi à ta fantaisie ».

N’est-ce pas là le Dieu de tes caprices, ô homme misérable et inconséquent ?

Oser se trouver malheureux parce que les exigences de la vie se sont opposées et s’opposent très légitimement à l’épanouissement de nos mauvais instincts : paresse, sensualité, orgueil, besoin d’indépendance (pouvant aller jusqu’à la révolte la moins justifiée), c’est un désordre moral qu’on ne saurait trop réprouver.

Il faut absolument chercher à se connaître et ne pas se complaire dans les tares d’une nature déchue ; cela peut aller jusqu’à l’admiration de soi, là où l’on devrait se frapper la poitrine. Combien, au lieu de faire leur mea culpa se contentent de dire : « Je suis ainsi »… Ils ajouteraient volontiers « et je m’en félicite » ! !


Qu’est-ce que la vérité ? comme dirait Pilate sans attendre la réponse de la Vérité elle-même. La vérité est donnée à celui qui la cherche avec persévérance, mais elle ne peut qu’être dosée à la mesure de l’intelligence humaine laquelle n’est qu’une toute petite lueur comparée au soleil. Le sauvage regardant les points d’or brillant dans la nuit les prend pour de petites flammes allumées par des mains invisibles ; eh bien, c’est tout de même la vérité, si rudimentaire soit-elle. Et cette vérité, jamais un animal, parmi les plus intelligents, ne l’a cherchée. Que le scepticisme est donc le signe d’un esprit étroit, mesquin et sans amour ! Eh quoi, nous sommes environnés de mystère, submergés de toutes parts en lui et nous osons dire : tel fait est impossible, parce que nous ne savons pas le « comment » de ce fait ! Un être extraordinaire est venu nous dire le pourquoi des choses ; devant témoins il a accompli des merveilles. Il a prouvé son incommensurable supériorité dans tous les domaines ; à l’aide d’une doctrine qui tient en quelques pages, il a transformé le monde ! Tout ce qu’il a annoncé s’est réalisé : « mes paroles ne passeront pas » ! Et elles ne passent pas, en dépit des obstacles amoncelés par l’ignorance, la vanité, l’orgueil, le vice, en un mot la bêtise humaine ! Et il se trouve encore nombre de « Pilates » pour déclarer avec dédain : Qu’est-ce que la vérité ?…


Une bonne action est un être vivant qui engendre ; une mauvaise action est comme une maladie ; c’est un germe de mort et c’est contagieux.


« Portons le fardeau les uns des autres ». Je cueille cette belle phrase dans Saint-Paul. Qui ne sait que l’effort à donner pour rendre service est souvent en disproportion du service rendu. Le moindre coup d’épaule, un geste, un mot dit à propos peuvent parfois suffire pour tirer d’affaire des gens dans l’embarras, sauver une ou des vies. Portons-le de bon cœur ce fardeau léger en proportion de la peine qu’il dissipe.


Tout ce que nous avons de bon est un obstacle à notre besoin de tranquillité et de vie paisible. Donc si l’on veut à tout prix conquérir ce que l’on décore du nom emprunté de bonheur, il faut se réfugier dans le plus parfait égoïsme, par conséquent s’avilir en détruisant en soi les germes de beauté morale. Le bonheur n’est pas dans les contingences terrestres ; il consiste dans une attente sereine des béatitudes promises, ce qui ne va pas sans déchirements et brisements de cœur. C’est pourquoi le Juste par excellence a le sien déchiré à tous les instants de sa vie. Cloué sur une croix, Jésus nous a donné les dernières gouttes de sang de ce cœur qui a tant aimé les ingrats que nous sommes !

Je cueille cette phrase dans un chapitre du « Sacrifice » de l’abbé Buatier… « La grandeur du péché se mesure exactement à la quantité d’amour qu’il ravit, comme le froid se mesure à la quantité de chaleur qu’il soustrait, et la nuit à la quantité de lumière qu’elle dérobe ».


L’attente est un supplice ; on doit éprouver ça en purgatoire. 13 octobre 1931.

Combien de parents se flattent, parfois avec aigreur, de s’être « sacrifiés » pour leurs enfants. Il n’y a pas là de quoi se prévaloir. Le don de soi, lorsqu’on veut fonder une famille, est naturel et obligatoire. Les enfants n’ont pas demandé à naître ; nous leur appartenons bien plus qu’ils ne nous appartiennent. Ils nous doivent affection bien plus que reconnaissance même lorsque nous avons fait envers eux tout notre devoir. À leur tour, entraînés par le bon exemple, pénétrés des bons principes que nous leur aurons donnés, ils se donneront généreusement à la tâche glorieuse d’élever des enfants, laquelle comporte le sacrifice de soi dans une large mesure.

« Pour donner une moisson d’épis, il faut que le grain consente à mourir »… magnifique image évangélique que nous devrions toujours avoir sous les yeux. « Si le grain ne meurt pas, il se dessèche et n’est bon qu’à être jeté au vent ».

La vraie vie consiste à se sacrifier journellement pour anéantir l’égoïsme commun à tous. Si tous obéissaient à cette loi, l’obligation imposée à chacun serait dans une proportion très supportable. Mais comme la plupart d’entre nous se dérobent, outre le désordre, il en résulte un surcroît de peines pour les gens de bonne volonté. La tâche négligée par l’un s’imposera nécessairement à un autre en vertu de la loi d’équilibre qui régit toute chose.


Mon Dieu, secondez nos efforts. Nous ne pouvons rien sans votre aide ; vous ne la refusez jamais quand elle est demandée d’un cœur pur et que le but de nos efforts est approuvé de vous. Quand notre volonté nous fait avancer d’un pas, une extraordinaire poussée en avant nous entraîne presque malgré nous et à notre grand étonnement. Car c’est à peine si nous osons croire à l’infinie bonté de Dieu, même quand elle se manifeste d’un manière concrète, tangible.


Qu’il se fasse en moi un grand silence ! un silence qu’aucune voix de la terre ne puisse troubler, afin que rien que de Divin ne se fasse entendre ! Ce silence, c’est au centre de l’âme qu’il peut s’établir, dans le refuge impénétrable où l’on se trouve « seul à Seul ».


Dieu est amour, il a créé par amour, il a donné à chacun de nous le besoin d’aimer. Ce n’est qu’en s’abreuvant à la source de l’amour où notre pauvre cœur puisera des forces vives qu’il pourra se retourner vers les âmes pour les aider dans la mesure de ses propres ressources. S’il ne s’alimente pas d’abord à cette source inépuisable, il ne pourra que s’attacher à ce qu’il y a de décevant et de périssable en toute créature. Il ne connaîtra pas le grand amour pur, ardent, désintéressé, avide d’infini, tendre, effacé, prudent et fort. L’amour est la respiration de l’âme ; il lui est indispensable comme l’air et la vie de notre corps. Mais pour entretenir ce feu de la Charité, que Jésus est venu apporter sur la terre, il faut l’alimenter sans cesse, par les saintes effusions de la prière, par le renoncement à soi-même, à base d’humilité, par le don, sans cesse renouvelé de soi à chaque fois qu’il nous est demandé pour accomplir quelque bien dans les âmes et soulager les misères. Que j’aime cette prière :

Mon Dieu, créez en moi un cœur pur,

Et renouvelez dans mon âme l’esprit de droiture.

Ah ! si à chacune de nos pensées, au début de chacun de nos actes, nous nous demandions si notre mobile est vraiment pur, s’il est vraiment libéré de la recherche de notre satisfaction propre ! Rarement nous le trouverions dépouillé de tout égoïsme. Un beau jour — ce fut en effet un beau jour — j’ai constaté que tous les rêves caressés dans le courant de mon existence étaient entachés d’égoïsme. Je ne m’en doutais pas. Je croyais légitimes bien des convoitises, innocentes en apparence et qui n’étaient que de perfides suggestions. Quelle confusion ! le jour où l’on s’aperçoit qu’on tournait le dos à la Vérité tout en s’attendrissant sur soi-même. Alors on comprend que celle-ci se venge par des épreuves destinées à vous remettre dans la voie malgré vous-même, sans profit spirituel jusqu’au jour où jaillit la lumière ! Alors commence la vraie vie non sans grand combat car il faut tout renouveler en soi, se transformer du tout au tout ! Que de fois il faut faire appel à un secours surnaturel pour se relever de nombreuses chutes ! Bientôt, à l’aide de cette mystérieuse Lumière, on verra plus clair en soi, on commencera à se connaître, à se juger, à détester les mouvements instinctifs qui vous tournent du côté du mal et qu’on a tant de peine à maîtriser. C’est une lutte de tous les instants dont on ne sort pas victorieux à moins d’une volonté toujours plus ferme. La langueur de l’âme ! c’est une vraie maladie qui déprime l’être physique, le plonge dans cette indolence, cette veulerie qui est à la base de toutes les catastrophes. Les anciens savaient ce qu’ils faisaient en armant Minerve de pied en cap. Connais-toi toi-même ! Que de sagesse et de profondeur dans ces simples mots ! Les plus grands saints, appliqués sans cesse à cette connaissance d’eux-mêmes sont les plus humbles des hommes quoique les meilleurs. Leur sincérité ne fait aucun doute quand ils s’accusent de fautes qui sembleraient légères au commun des mortels. Même ne se sentant pas coupables, ils se savent imparfaits. De là ce mot terrible de Saint Paul : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine » ; et encore : « Quoique ma conscience ne me reproche rien, je ne me sens pas justifié ». Donc, comme règle de conduite, s’appliquer à découvrir le défaut dominant, s’efforcer d’acquérir la qualité sui sera de nature à combattre ce défaut. Arriver à la maîtrise de soi ; ne juger personne, — ce qui n’implique pas une aveugle condescendance aux sentiments d’autrui — ; « irritez-vous, et ne péchez pas » c’est-à-dire : ayez l’horreur des actes mauvais, mais soyez indulgent aux pécheurs. On ne doit pas s’irriter contre soi lorsqu’on a commis une faute, parce que c’est notre orgueil qui souffre d’une constatation humiliante. Nous devons nous repentir et faire mieux ; c’est tout. S’irriter c’est ne pas vouloir admettre qu’on est un être faible comme d’autres et plus que d’autres. Que d’orgueil dans cette déclaration ridicule : « Humble si je me compare, fier si je me considère ».


Mon Dieu, ce n’est pas un moment d’ivresse sacrée qui consacrera l’union d’une âme avec Vous. Ce n’est pas dans l’enthousiasme que l’on Vous trouve si c’est ainsi souvent que l’on vous cherche. Il faut aller au delà, monter plus haut. Vous n’êtes pas dans les poèmes que brode notre imagination pour s’enivrer de merveilleux, c’est plus haut que luit votre présence. Mais le dégoût des choses de la terre, les déceptions, le morne ennui nous conduiront-ils jusqu’à Vous ? Non, certes.

Ce n’est même pas l’ardent besoin d’amour qui nous fixera dans le Vôtre, il faut plus encore. Il faut la sérénité conquise dans le renoncement à tout ce qui contient encore de l’humain ; que le cycle de l’état de passion soit franchi, qu’on soit une chose inerte entre vos mains, une chose établie dans la paix et la douceur d’un total abandon avec un cœur épuré d’aucune recherche de soi. Alors on sent éclore le véritable amour pour Dieu et pour toutes les âmes (je n’en suis pas là). Toutes les âmes !… Aimer ses proches, aimer les sympathiques, quoi de plus délicieux et de plus facile ? Aimer les autres, pardonner leurs offenses, plaindre les égarés, prier pour eux de tout son cœur… Avoir le cœur de Jésus pour ses propres bourreaux quand on sent bouillonner en soi l’indignation et la rancune… Ce n’est possible que si, en faisant un retour sur soi-même, on se rend compte que la plus grande des offenses reçues est sans proportion avec la moindre de celles qu’on fait à Celui à qui l’on doit tout et sur le pardon duquel on peut toujours compter moyennant un acte de pur amour !


… « Ils » trouvent excessif de consacrer à Dieu, dans la maison de prières, une heure de leur temps précieux, le dimanche ! Une heure prise sur la veulerie coutumière ou le plaisir ! À ce Dieu, de qui ils tiennent tout, ils ne veulent pas offrir un instant de leur vie oisive. Et quand elle serait occupée !… On trouve bien le temps de perdre ce temps à des riens accaparants, et on se refuse à une heure de recueillement et de méditation sur le seul sujet qui importe. On bavardera inlassablement ; on ne trouvera rien à dire à Celui qui est la source de toute bonté, de toute douceur. On ne saura pas Le remercier d’abord, Lui offrir des effusions, des actions de grâces pour tous ses bienfaits ; l’implorer, lui demander sa protection, son aide, lui faire sa soumission parfaite. Mais d’abord tâcher de se rendre compte, dans la mesure du possible, de ce qui se passe sur l’autel : le Sacrifice de la messe ! Jésus éternelle victime de propitiation pour nos péchés.

Et toutes les belles paroles de la liturgie ! source inépuisable de méditation :

« Pourquoi êtes-vous triste, ô mon âme, et pourquoi me troublez-vous ?… Espérez… »

« Mon Dieu j’ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire… ».

« Le Seigneur vous couvrira de son ombre et sa vérité vous environnera comme un bouclier »… (Quelle profondeur dans ces belles paroles !).

« Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté… »

« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur… »

« Que ma prière s’élève vers vous comme la fumée de l’encens… »

« Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde… »


Mille choses aussi profondes que poétiques sollicitent l’âme pieuse et l’enchantement, la courbant sous un charme puissant d’une douceur si poignante qu’elle arrache des larmes. Chercher Dieu, c’est trouver la vérité en toutes choses dans la mesure où l’on s’approche de cette « Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. La Vérité vous environnant comme un bouclier »… Quelle image ! Tout s’éclaire parce que Dieu proche est le flambeau. On se sent en possession de certitudes d’autant plus réelles qu’elles sont suggérées par Lui, je devrais dire imposées. (1924).


Sans Vous, mon Dieu, l’âme est prisonnière de l’erreur. Faite à votre image, elle doit s’unir à son créateur, alors votre Vérité « l’environnera comme un bouclier ». Mais si elle refuse votre appui, les vérités qu’elle aura pu conquérir seront vacillantes comme le vaisseau dans la tempête. Les meilleurs parmi vos négateurs peuvent se laisser guider vers un Bien fugitif. Une boussole est entre leurs mains, mais parce qu’ils ne voient pas l’étoile vers laquelle l’aiguille aimantée se tourne irrésistiblement, ils ne comprennent pas le sens ni le but du voyage et peuvent sombrer dans le désespoir. Les mauvais verseront dans la jouissance à tout prix ; ils sont les fauteurs du désordre générateur de tous les maux. « Cherchez et vous trouverez » (Quelle parole !). « Demandez et vous recevrez » ; « frappez et l’on vous ouvrira ».


Jésus doux et humble de cœur…

L’humilité de Jésus ! Comment la définir ? Je ne m’en sens pas capable, sinon de façon négative.

Jésus connaissait sa supériorité, mais il n’avait ni fierté, ni morgue, ni mépris. Il n’était pas de ceux qui sont « fiers s’ils se comparent ». Il n’avait pas de fausse modestie : « Qui de vous me convaincra de péché ». D’ailleurs il suffit de dire que Jésus était la perfection même, on comprendra (?…) la nature de son humilité. Quand il faisait le bien — et il le faisait toujours — ce n’était pas dans le dessein d’exciter l’admiration, seule la bonté de son cœur était en jeu. Aucune faiblesse humaine n’altérait la beauté de ses actes ; il ne s’admirait pas ! Sa mission étant de faire le bien et d’éclairer les hommes, il était le soleil qui réchauffe et éclaire. Rien que de spontané dans sa façon d’agir…

Je m’arrête… Ces sujets sont beaucoup trop grands pour moi. J’écris parce que je ne sais pas bien méditer autrement. Que Dieu me pardonne les faiblesses de mes essais de démonstration ! D’ailleurs, je ne cherche pas à démontrer ; j’écris pour fixer mes pensées et pour mon seul usage personnel.


Mon Dieu, votre amour, votre bonté, votre miséricorde, votre justice sont une même chose. Votre justice n’est que l’accomplissement de la loi toujours bonne dans son principe. Le péché retourne contre l’homme une loi faite en sa faveur, pour sa sécurité. La loi de la pesanteur, par exemple, n’est-elle pas faite pour notre sécurité ? Qui songerait à se scandaliser si un homme tombant de haut se tue ? Plus une loi est tutélaire, plus elle devient meurtrière à celui qui la transgresse. Pesez les ravages dus aux vices, corruptions de ce qui est établi pour le bien. Dieu n’a-t-il pas attaché un agrément à la satisfaction de nos besoins naturels ? À quels fléaux cependant les abus ne nous exposent-ils pas !

Mon Dieu, soyez béni de tout ! Du mal nécessaire engendré par nos erreurs, vous savez tirer du bien. Et vous avez fait de toute souffrance un mérite, un rachat, une rédemption. Vous avez établi entre les âmes une union qui les relie entre elles comme les anneaux d’une même chaîne. Quel bienfait il en résulte parmi les élus où s’affirme l’admirable dogme de la communion des saints. Que tous ceux que vous m’avez donnés et que j’aime soient un jour avec moi — si vous nous en jugez dignes — dans cette bienheureuse assemblée !

« Bienheureux les pauvres en esprit »
… c’est pratiquer le détachement de toutes les richesses de la terre, qu’on les ait ou non entre ses mains. — C’est les considérer comme des biens qui ne vous appartiennent pas et dont il ne faut pas être l’accapareur ou l’esclave —. La beauté, la santé, l’intelligence, la fortune, le talent, sont des dons. Il faut savoir tout sacrifier aux exigences du devoir, comme un soldat prêt à donner sa vie, ce qui implique le sacrifice total. Les faveurs, dont nous gratifie la Providence, elles peuvent nous être enlevées d’un moment à l’autre ; il faut agir pour le bien en usant d’elles dans la mesure où elles ne paralysent pas notre élan. En aucun cas on ne se glorifiera, ni on ne fera parade, d’une supériorité, d’un avantage. Notons en passant que c’est le moyen de se les faire pardonner ; n’est-il pas humain d’être en butte aux fureurs de l’envie de la part des moins favorisés peu enclins à la pratique de la pauvreté en esprit, difficile d’ailleurs comme celle de toutes les vertus. Savoir ce qu’on doit faire n’est pas toujours d’accord avec ce qu’on fait.


Pour les athées, l’homme est dieu… excepté Jésus Christ.

Pour les protestants, l’homme est infaillible… excepté le pape.


Je n’ai pas la prétention de commenter les paroles divines ; je cherche quel écho elles éveillent en moi.


Heureux les doux…

Les doux possèdent la terre… Non pas les doux qui ne sont que des apathiques ou des indifférents. Ceux-ci sont les tièdes tant méprisés par Virgile dans l’enfer ; ils ne valent pas un regard. Heureux sont ceux dont la douceur est faite de bonté, de mansuétude, de compassion, d’indulgence et aussi de maîtrise de soi. Doux aux faibles, aux ignorants, aux obstinés, et même aux méchants puisqu’on peut parfois les ramener à de meilleurs sentiments. L’indignation bouillonne en nous, c’est quelque chose d’analogue à l’ardeur d’un cheval emporté. Il ne connaît plus rien et renverse tout sur son passage. L’homme en proie à la fureur roule de sinistres pensées. S’il a le malheur de s’y abandonner, qui sait à quel excès il est capable de se livrer, à sa grande confusion lorsque la crise est passée. Pour celui-ci, la douceur n’est pas chose facile ; il s’agit de retenir en soi le mauvais instinct déchaîné. Mais quelle victoire si on y parvient ! Chacun des triomphes remportés sur soi-même prépare la victoire future jusqu’au moment où la bête est enfin domptée.

Ce que j’aime dans les doux, c’est qu’ils ne brutalisent ni les gens, ni les choses. Pour les gens, cela va de soi, mais on fera difficilement comprendre à beaucoup d’entre nous, ou plutôt on aura grand peine à leur apprendre la douceur envers les objets inanimés. Entre les mains de ceux-ci tout n’est que heurts, brisements, tapage ; ils ne procèdent que par coups de poing.


Heureux ceux qui pleurent…

Pourvu que ce soient de belles larmes honnêtes, des larmes de repentir et d’amour (il n’est jamais ici question que du grand amour sans épithète) complètement étrangères à tout égoïsme, donc un repentir dépouillé d’orgueil, un amour absolument désintéressé. Nullement réparatrices, les larmes de colère, d’ambition déçue, de jalousie, d’envie, d’orgueil blessé, d’attendrissement sur soi-même. Pleurer ses fautes, pleurer celles d’autrui, voilà les larmes que recueillent les anges pour les offrir à la miséricorde divine. On se trompe souvent sur la nature des larmes versées, prenant ce qui n’est que vil pour l’ardente effusion d’un cœur pur. Souvent même, on pleure pour pleurer, dans un sentiment voluptueux. On pleure parce qu’on a les nerfs tendus, malades ; il n’y a pas de mal à cela pourvu qu’on ne s’abandonne pas trop à cette manifestation purement physique. Les larmes sont douces, amères, poignantes, hypocrites, impulsives… n’ayons pas d’illusion sur leur valeur ou leur mérite. Souvent, dans les larmes versées, on trouverait de l’attendrissement sur soi-même. Ne pas s’y laisser prendre en se trouvant digne d’intérêt.


Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice…

Ils seront rassasiés… pourvu qu’ils commencent à l’exercer eux-mêmes. Il ne s’agit donc pas de l’exiger des autres… Quel est celui qui n’a pas cette faim et cette soif de la justice qui lui est due ? Quel mérite avons-nous si nous ne la pratiquons nous-mêmes envers le prochain ?… Ce n’est pas chose si facile qu’on croit. Il est très naturel d’attirer à soi le plus possible, sans souci du préjudice causé, même sans se douter le moins du monde du rapt commis. La paille et la poutre… quelle matière à méditation ! et à contrition. Nos défauts nous sont légers ; ceux des autres nous paraissent insupportables ; nous trouvons légitime de nous dispenser de bien des devoirs dont nous nous déchargeons sur ceux qui nous entourent. Les vertus dont nous ne donnons pas l’exemple, nous nous scandalisons de ne pas les trouver dans les personnes à notre service, par exemple, comme en beaucoup d’autres. Donc la faim de la justice demande une connaissance approfondie de soi-même, de l’intelligence, de la bonté ; ce n’est pas à la portée de tous, mais il ne nous est demandé qu’en proportion de ce que nous avons reçu. Efforçons-nous d’abord ; paix aux hommes de bonne volonté !


Heureux les miséricordieux…

Il leur sera fait miséricorde. Quelle parole ! Être miséricordieux ! Ne connaître ni l’indignation, ni la colère, ni le mépris. Plaindre les méchants, les ignorants, les inintelligents, les lâches, etc… D’abord nous possédons tous en nous quelques traces de ces tares, et puis nous n’avons ni la capacité, ni le droit de juger qui que ce soit. Cependant nous avons le droit de défense, et même le devoir. Notre Seigneur n’a-t-il pas déclaré lui-même qu’il apportait, tout en étant le Dieu de paix, le glaive. La miséricorde n’implique pas le lâche pacifisme ; pardonner ne signifie pas que l’on doive tolérer ce qui est mal, encore moins lui donner son adhésion. Mais il faut réprimer en nous cet instinct qui nous porte à renverser l’obstacle, à le repousser du pied. Foncer sur l’adversaire, l’ennemi, c’est le mouvement naturel, même avant d’être sûr qu’on a le bon droit pour soi. Mais alors c’est le plus fort qui triomphe ; est-ce là de la justice ? Jésus nous parle de douceur et de justice avant de nous parler de miséricorde. La pratique d’une vertu suppose la coopération de toutes les autres, c’est pourquoi l’on dit communément : pratiquer la vertu — ce qui n’est jamais facile. Rien n’est facile dans cette ascension vers le Bien et le Vrai auxquels on peut ajouter le Beau.

Mon Dieu, vous nous pardonnerez dans la mesure où nous aurons fait miséricorde. Pour pardonner, il faut un état d’âme que je ne connais pas, hélas ! On pardonne à ceux qu’on aime dans la mesure où on les aime ; tout est là, il faut aimer. Aimer ceux contre qui tout notre être se soulève de répulsion !… Voir en eux une âme créée à l’image de Dieu. Cette âme peut être souillée, perdue de vices… Ce n’est pas à cause de cela que l’on éprouve des sentiments d’aversion ; on déteste comme on aime, et c’est très mystérieux. (Je parle de moi). Il me semble, ô mon Dieu, que vous nous demandez d’être bon et compatissant envers ceux-là qui nous déplaisent et de ne pas nous complaire dans nos mauvais sentiments à leur égard, rien de plus. Est-ce que je me trompe ? Oui, il faut prier pour eux, s’intéresser au salut de leur âme, reconnaître qu’ils sont nos frères en Dieu…

Je veux bien essayer…


Heureux les cœurs purs… Heureux les pacifiques…

Celui qui est pauvre en esprit, doux, humble, juste, miséricordieux, celui-ci possède un cœur pur que Dieu habite tout entier. Alors il rayonnera la paix qui s’étendrait sur toute la terre si tous les hommes avaient franchi ces degrés. Il n’en est rien, il n’en sera jamais rien. C’est pourquoi le Seigneur ajoute : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la Justice… Le juste est toujours persécuté. Le Juste des justes, le Pur, le Saint, le Fils de Dieu a dû expier sur le gibet d’infamie — après avoir été bafoué, maltraité, tourné en dérision, fouetté !… — le crime d’avoir apporté à l’humanité les moyens de vivre fraternellement, amoureusement dans la paix avant de gagner le ciel. Oh ! purifier son cœur ; ne s’attacher à rien de bas, de malsain, de dégradant, et par cela même aimer de plus en plus le Père céleste de qui nous tenons tout, et nos frères de la terre à qui nous devons toute aide, tout secours. (« Là où est ton cœur, là aussi est ton trésor ».) Aimer sans mesure… et se détacher de tout, même des affections les plus légitimes, s’il est nécessaire. N’être pour personne une entrave, un obstacle ; n’être lié à rien qui paralyse notre élan vers la plénitude de vie promise outre tombe. Et pourtant, donner de soi à tous autant qu’il est possible et opportun. — Je ne me crois pas arrivée au but, hélas !

(Celui ou) celle qui cherche son plaisir, sa propre satisfaction en piétinant tout autour de soi… qui prend son parti des déchirements, des larmes que font couler ses turpitudes, ses erreurs, qui sacrifie à une passion ce qu’elle pourrait donner de bonheur, de paix, de sérénité aux plus proches, qui aime mieux être esclave rivée à une chaîne que créature libre, orientée vers son bien et celui des autres… Ou elle dessèchera son cœur et ce ne sera plus que de l’ivraie vouée à la destruction finale, ou elle sera à son tour déchirée par le sentiment des souffrances engendrées par sa faute, et l’étreinte du remords la brisera enfin… et c’est ce qui pourrait lui arriver de plus salutaire… car on n’expie qu’en souffrant à son tour.


Novembre 1928.

C’est dur, dur d’être broyée par l’inquiétude, le chagrin, l’indignation… d’être obsédée par une idée fixe qui vous prend votre repos, vous brise le cœur, affaiblit en vous toute résistance… en un mot absorbe votre vie goutte à goutte. Tout travail intellectuel devient impossible.

On ne sait plus que pleurer… et prier. Il faudrait prier d’abord.

Mon Dieu, que tous ces balbutiements sont donc loin de vous ! Et pourtant vous voulez bien, quand même, habiter dans nos cœurs. « Si quelqu’un garde ma parole, nous ferons en lui notre demeure ».

« Je suis la vigne

« Je suis le bon Pasteur

« Je suis la voie, la vérité, la vie

« Je suis la résurrection ».

La sagesse consiste à vous chercher sans cesse, tout en accomplissant sans défaillance son devoir de chaque jour. Ne pas se laisser entraîner par les passionnettes du moment. J’ai telle chose à faire, mais cela m’ennuie ; j’aime mieux me distraire à autre chose ; ce sera pour tout à l’heure ou pour demain… Et le temps passe.

Je voudrais comprendre… mais c’est comme une ascension sur une montagne. Plus on monte, plus l’horizon s’élargit ; on sait qu’il pourrait s’élargir indéfiniment s’il était possible de monter toujours ! Et alors on sent que l’on est un pauvre être bien limité. Pourtant, en suivant la « voie », nous arrivons à la Vérité qui nous donne la Vie ; et cela suffit. Qu’importe que nous ne sachions pas tout, si le peu que nous savons est vrai ; n’aurons-nous pas l’éternité, la lumière éternelle !  ! Une vie toujours croissante, une lumière toujours plus vive dans la paix et le repos. Et nous compromettons cela pour quelques instants de joie (?) éphémère d’où nous sortons las et déçus, car aucune joie terrestre n’est capable de combler nos vœux.

Quand on cherche où est le bonheur, on ne le trouve nulle part, car il ne peut exister que dans la stabilité. Et pourtant, ce bonheur, nous y accrochons passionnément notre espoir malgré les démentis de la destinée. Donc elle existe, cette stabilité dont l’humanité n’a jamais pu déraciner en elle l’ardent besoin. Mais comment la posséder dans le devenir, la succession ? Ce qui devient a pour principe de toujours cesser d’être ! Nous ne sommes maîtres que du moment présent… et c’est un éclair qui passe !… C’est donc vers « Celui qui est » que tendent tous nos vœux : Celui qui est, qui demeure, qui n’a pas commencé, qui est stable, immuable, infini, Dieu ! Les meilleurs de ceux qui Le suppriment rêvent de progrès indéfini, d’une humanité idéale à l’avènement de laquelle s’immole la série des générations sacrifiées ! Mais cet enfantement laborieux, s’il aboutissait jamais, ne donnerait qu’une vie éphémère, puisque la planète elle-même est vouée à la destruction. Et cette humanité idéale (?) qui aura cru se passer de Dieu sera-t-elle heureuse enfin ? Mais non, puisque ses « lumières » ne lui serviront qu’à mieux mesurer et sentir son néant.


Après une lecture de J. Maritain.

La sophistique n’est pas une doctrine, c’est une attitude vicieuse de l’esprit. Les sophistes sont des amateurs d’intelligence pour le plaisir de se donner des airs de supériorité et par cela arriver à une sorte de domination. Ils excellent dans la façon de discuter le pour et le contre ; l’exercice de leur intelligence est pour eux une volupté supérieure. Ils admettent, ils préconisent les avantages de la science, mais ils ne veulent pas la vérité qui, pour eux, n’existe pas. Et pourtant ces amateurs de scepticisme et de relativisme sont sectaires dès qu’il s’agit de nier. Leurs idées sont tellement troubles et nébuleuses que tout en se croyant souples et tolérants, ils gardent d’une farouche manière une attitude hostile envers tout ce qui a l’apparence d’une certitude. C’est dire qu’ils sont incroyants sauf la foi en eux-mêmes, car leurs tendances les conduit à diviniser leur moi sous le magnifique prétexte de préparer la divination de l’humanité, d’une humanité future dont ils posent les fondements. Et cela doit fatalement aboutir à l’athéisme. Ils ont tout renversé : la création n’est pas, mais elle crée Dieu (!) L’homme ne sait rien mais il disserte sur tout en manière de passe temps. D’ailleurs il se peut que Dieu existe ou ait un commencement d’existence, mais c’est une divinité figée qui ne s’intéresse pas aux humains. Les écrits des sophistes se reconnaissent facilement en ce qu’ils fourmillent de contradictions, ce qui est le critérium de l’erreur.


Prodigalité — Avarice.

Les biens que nous possédons sont un dépôt confié par la Providence ; grave erreur de croire qu’il nous appartiennent ; nous en avons l’administration. Donc, limiter ses désirs, ne pas s’offrir toutes ses fantaisies ; on n’en a pas le droit. Le difficile, en tout, est de rester dans la mesure. Quelle mesure ? Celle dictée par le bon sens, le jugement, et surtout la pureté du cœur. Quelle règle ? — Celle, avant tout, de l’économie. Pas de gaspillage, jamais de gaspillage. Ce principe, généralement appliqué, diminuerait la misère dans des proportions incalculables. Il faut donner beaucoup. Il faut donner avec discernement ; là est la pierre d’achoppement de la charité. Encore vaut-il mieux se tromper quelquefois que de ne jamais ouvrir la main. Généralement, on ne se décide à donner largement que si l’on a foi en la Providence, à moins qu’on ne soit un prodigue qui, lui, ne connaît pas le discernement. Si l’on y a foi, on commence par admettre la proposition émise plus haut et on assume ses responsabilités. Donc, on ne se laissera pas arrêter par la crainte du lendemain ; on vivra au jour le jour, comme le lys des champs si magnifiquement vêtu par les soins du Père céleste. La crainte du lendemain paralyse tous nos élans. Certes il peut survenir des catastrophes qui nous ruineront. N’importe, soumettons-nous aux décrets d’en haut ; confiance et abandon. Nous notons les catastrophes, nous ne notons pas les aubaines. Que de lâchetés engendre la peur ! la peur de quoi ? la peur de tout ! Il ne faut avoir peur de rien et marcher toujours. Si l’on est dans la bonne voie, l’aide providentielle ne nous manquera pas. Savons-nous seulement ce qui nous est bon ou mauvais ? Comment pouvons-nous nous fier à nos seules inspirations. L’avare de l’évangile, soucieux d’amasser dans ses greniers… Malheureux ! Demain on te demandera ton âme… C’est les mains vides que tu paraîtras devant ton juge. Ce qui n’aura été que l’objet de notre satisfaction ou gloriole ne plaidera pas en notre faveur. Tout ce qui est issu de notre vanité est faux et ridicule. Quand on s’en aperçoit sur le tard, jetant un coup d’œil rétrospectif sur ses erreurs passées, quel haussement d’épaules !

Je me suis écartée de mon sujet. Trois vices fondamentaux : orgueil, sensualité, avarice. Tous les autres découlent de ceux-ci qui sont engendrés par notre égoïsme originel. Il est naturel d’être égoïste ; c’est par la grâce que nous pouvons nous guérir de cette infirmité foncière. L’homme, parcimonieux de nature, peut devenir généreux, ce qui ne manque pas d’intervenir. Il est curieux de constater combien nous apparaît simple et facile la chose redoutée, une fois faite. C’est le premier pas qui coûte, dit le vieil adage. Que de négligences parce qu’on n’aura pas eu le courage d’allonger la main !


La Théologie nous dit que c’est par un seul acte que Dieu est bon, juste, aimant, miséricordieux, etc… En un mot, il est la Toute Puissance, la Vie. C’est aussi par un seul acte que le soleil rayonne lumière, chaleur, fécondité. Mais celui qui reste volontairement dans la cave ne recevra pas ses rayons. Par Sa toute puissance, Dieu dispense sa grâce à tous, mais celui qui reste volontairement dans les ténèbres ne la recevra pas. Une analyse frappante se trouve dans la T.S.F. Les ondes rayonnent en tous sens, mais pour entendre les communications qu’elles envoient, il faut un appareil récepteur. Pour recevoir, il faut demander. Demander, c’est l’équivalent de prier : « Demandez et vous recevrez ; frappez et l’on vous ouvrira ». Dieu est le réservoir toujours plein, la porte toujours ouverte. Tout nous est dispensé d’avance ; il faut aller le chercher. Chercher Dieu en tout sincérité, c’est se rapprocher de Lui, c’est-à-dire de la Vérité même « qui vous environnera comme un bouclier », non seulement de la vérité particulière que vous désirez, mais de toutes les vérités, dans la mesure de votre réceptivité. Nous sommes trop limités, imparfaits, pour connaître la vérité totale dont nous serons tellement éblouis… plus tard. Pénétrons-nous bien de ce sentiment d’imperfection afin d’être persuadés que nous sommes incapables de tout comprendre. Le peu que nous pouvons saisir est une petite lueur en comparaison du soleil ; mais cette lueur est un don divin inestimable, uniquement dévolu à l’espèce « homme ». Que de reconnaissance nous devons au Créateur qui nous a donné un tel appétit de connaître, sans lequel on ne saurait ni vouloir, ni aimer ! On ne sait pas vouloir sans connaître ni aimer. On ne sait pas aimer sans connaître ni vouloir. « Je suis venu apporter le feu et j’attends qu’il s’allume » dit la Sagesse. Hélas ! il ne s’allume pas. Les âmes sont froides, indolentes, engourdies, inanimées, mortes quoique non anéanties. Mon Dieu qui êtes Amour, Toute Puissance, Ordre ; en un mot, vous qui êtes la Vie, faites que le feu divin s’allume enfin ; qu’il nous échauffe et nous éclaire… Amen.


Qui ne connaît ces lieux communs qui traînent partout et que ramassent les gens superficiels : morale chrétienne, morale d’esclaves.

Faire le bien en vue d’une récompense ; lâcheté.

Bonnes gens, vous ne savez ce que vous dites : Il est esclave celui qui commande à ses passions ? Esclave, celui qui cherche à éviter le mal afin de n’être pas la cause d’une souffrance ? Les règles imposées, lorsqu’elles partent de très haut, honorent ceux qui s’y soumettent. Est-il esclave, l’enfant qui obéit à un père aussi sage et prudent que tendre ?

« Faire le bien en vue d’une récompense »… De quelle récompense s’agit-il ? Est-ce que vous assimilez les aspirations du chrétien à la béatitude à l’obtention d’un bon point ou de la Légion d’honneur ? La vie doit être une ascension ? Quand vous faites l’ascension d’une montagne, votre récompense consiste à voir s’élargir l’horizon. Le savant, l’artiste, l’homme de bien, que font-ils ?… Ils aiment d’abord. Est-ce une lâcheté de servir la cause du vrai, du beau, du bien ?… au prix de grands sacrifices ? Ceux là ne sont pas des mercenaires, qui peinent en vue d’exercer les facultés que Dieu leur a données. Les plus grands d’entre eux sont désintéressés au point de vivre souvent dans l’indigence. Le but à atteindre est leur récompense. Pour le chrétien, la béatitude est l’union avec Dieu, source de l’amour. Voir s’accroître en soi de plus en plus la faculté d’aimer, voilà la récompense.

Une comparaison : Est-ce lâcheté de la part de celui qui veut conquérir l’épouse de son choix, de s’efforcer de lui plaire et de la mériter ? Proportions gardées, il y a quelque analogie entre le désir de posséder l’être aimé et celui du chrétien pour la béatitude céleste.

En fait de lâcheté, c’est à l’égoïste qu’il faut décerner la palme.


Par la vertu divine, nos pensées, nos paroles, nos actions sont des êtres vivants qui engendrent…


La fréquentation des esprits supérieurs — dans quelque branche que ce soit — a cela de bon que dès que ceux-ci nous inspirent confiance, nous avons vis-à-vis d’eux le sentiment de notre indigence, et nous nous sentons bien humbles derrière eux. Sachant qu’ils marchent à la conquête de la Vérité, nous n’avons qu’à les suivre sans nous acharner à la recherche de ce qui est hors de nos prises, soit que notre intelligence soit insuffisante ou que nous manquions du temps nécessaire. Il ne tient qu’à nous de nous fixer dans une paix sereine à la pensée que tous les grands esprits sont d’accord sur l’essentiel, même séparés dans l’espace et le temps.


Charité « bien ordonnée » commence par soi-même

« Bien ordonnée », c’est-à-dire appliquée en vue d’une fin qui est le salut de notre âme. Il s’agit donc de développer nos puissances pour atteindre le Souverain Bien. Si chacun de nous s’efforçait d’y tendre, tous en tireraient profit. Guéris de l’égoïsme, nous serions, les uns pour les autres, incalculablement secourables. Qui ne sait qu’un geste, facile, accompli en moment opportun peut rendre un immense service ? Disposant de moyens très divers, les humains se doivent une aide réciproque à laquelle le moindre d’entre nous peut se prêter. Du haut en bas de l’échelle sociale, le « coup de main » opportun peut sauver de la misère, du désespoir, de la mort.

Délivrés — autant que possible — de ce monstrueux égoïsme, cause de tous les maux, nous sommes… j’ose dire, automatiquement attirés vers l’Amour. La faculté d’aimer se développe par l’exercice. L’ardeur au bien réchauffe, chasse les ténèbres de l’esprit, active la circulation du sang. On vit lorsqu’on aime, et surtout on rêve de vie éternelle. Éternellement abreuvés à la Source de l’amour nous saurons enfin en quoi consiste cette « charité bien ordonnée » prêchée par le Christianisme et où elle aboutit.

Quand je parle d’amour ce n’est jamais de celui qui engendre tant de crimes.


1931

Toutes les manifestations de l’art nous enchantent mais ce ravissement où nous plonge le peu de beauté entrevue ici bas est à la fois exquis et douloureux ; il nous met au seuil d’un eden dont les portes ne s’ouvriront que plus tard. Quel espoir ! et quelle misère de se sentir en exil jusqu’à l’heure voulue par la Providence ! Nous avons les prémices des splendeurs promises dans les quelques joies à notre portée. Ce sont de pâles reflets dont il ne faut pas médire ; des amorces, parfois délicieuses, pour entretenir en nous le besoin d’infini. Ce que nous possédons de beauté, de vérité, d’amour est infiniment doux et précieux ; il nous aide à ne pas perdre de vue l’espérance dont nous vivons. Croyons, cherchons, aspirons avec toutes nos puissances. Dieu ne nous a pas donné en vain un cœur et une intelligence.


Paradis : état de santé parfaite.

Purgatoire : état de maladie curable.

Enfer : état de maladie incurable.


Qui donc es-tu, ô toi qui erres, furtive, dans les sentiers glissants de nos décevants paradis ou parmi nos joies les plus pures ? Ton beau visage est voilé de mélancolie, mais ton regard est profond comme s’il reflétait le ciel ou plongeait dans un abîme. Tu te dissimules, tel un serpent sous des fleurs. Et pourtant, nul ne résiste à ton sinistre appel. Dis-moi, qui donc es-tu ?


Je suis l’inévitable, la grande amie que l’on méconnaît et redoute, l’ombre de toute humaine félicité, la cendre embrasée de toute flamme. Je suis sur la croix tachée de sang, dans l’âcre volupté du sacrifice. On me trouve partout où se leurre l’illusion issue du mensonge, comme aussi dans les nuages enveloppant les cimes glorieuses que la débilité de l’homme ne saurait atteindre. Je me penche sur les berceaux, je fleuris les tombes ; j’effeuille les vaines ivresses, mais je sème dans les ruines. Je suis la Douleur, fille inséparable du puissant, magnifique, implacable amour.


Il serait assez curieux de connaître l’idée que chacun de nous se fait de Dieu. Naturellement on ne peut se le représenter que par images. Pour moi, au lieu de faire du mot « vie » une abstraction, j’évoque quelque chose de vivant et je l’appelle Dieu… qui est partout. De là découle tout ce qui m’enchante et m’appelle : Beauté, Vérité, Bonté et ce qui résume tout, l’Amour, le bel amour chaud, ardent, consumant, qui implique l’oubli de soi, l’abnégation, le sacrifice et qui, bien entendu, ne connaît pas la jalousie (quel défaut ! ! !). La jalousie ! apanage de l’amour qui se galvaude dans les bas-fonds de l’âme ; celui qui n’est que féroce égoïsme ; l’amour qui hait et qui tue, l’amour qui n’aime que soi, qui n’est que la contrefaçon, la grimace de l’autre, le divin.

Silences !

Qui dira les choses sublimes que contient ce simple mot ? L’homme faible, violent, le vulgaire et le vaniteux ne le connaissent pas. Les sages, les vertueux, consentent à se taire, même sous la ruée de l’affront. Comment ne pas penser tout d’abord à l’héroïque silence de Jésus devant ses juges. Pilate n’est qu’un lâche ; Hérode se borne à ricaner comme font ceux qui ne comprennent pas. Ils n’ont pas vu ce qu’il y a de grandeur dans l’abaissement volontaire et le mutisme du Maître des maîtres, de Celui dont la Parole devait résonner plus tard jusqu’aux confins du temps et de l’espace.

Vous qui souffrez, qui vous sacrifiez, suivez l’exemple du Sauveur. Que le silence soit la réponse de ceux qui se voient méprisés, méconnus, calomniés. On ne peut rien contre l’incompréhension, l’injustice des ignorants et des méchants. Et vous qui persistez à vouloir éclairer, convaincre les êtres ténébreux, rappelez à votre esprit ces paroles de la Sagesse : « Ne jetez pas de perles aux animaux ».

Et pourtant, la parole a ses devoirs et ses droits. Mais il faut savoir éviter l’ironie, le sarcasme, les allusions perfides, formes cauteleuses du mépris. L’homme vraiment fort saura se garder aussi de l’invective issue de la colère et qui n’est qu’une faiblesse de plus. Bienheureux les doux ! Heureux ceux qui résistent à l’infernal entraînement d’un verbe plein de fiel ! Ils savent le prix du silence venant à point limiter de sages paroles.


Et maintenant, ô silence voulu de Dieu, Silence auguste des nuits, que dire de votre enchantement ! Quel poète trouvera les mots pour vous décrire ? L’ombre descend, enveloppant de mystère les choses terrestres, alors qu’apparaît à nos yeux ce que la lumière nous cachait d’infini. Les créatures obéissantes se taisent, selon l’ordre du Créateur. Libéré enfin de la sujétion des opprimantes besognes, voici pour l’homme le moment d’écouter les voix intérieures. Saura-t-il répondre à cet appel du plus intime de son être ?… Hélas ! des notes discordantes, prolongement des agitations de la journée oseront troubler l’harmonieuse paix des soirs. Des voix impies s’élèveront dans la sérénité des heures consacrées au recueillement, se souciant peu de violer le divin précepte du repos. Que de clameurs sinistres passent encore à travers le calme des nuits, pesant comme un fardeau sur les pensées avides de prendre leur élan dans l’ombre suggestive de réalités cachées à la lumière du jour.

Et vous, silences du cœur, pudeur des âmes délicates et tendres, fermées comme un calice sur un parfum… fier silence des humbles, des déshérités, des oubliés, vous êtes le refuge des meilleurs d’entre nous. Ce qui s’agite en eux, nul ne le sait, excepté Celui pour qui les âmes n’ont pas de secrets et qui apaise leurs mécomptes par le don d’une résignation pleine de douceur.

Planant sur tous, voici le grand silence de la mort. Il tombe subitement, parmi l’angoisse et la souffrance, et se pose à jamais sur des lèvres scellées pour toujours. Qu’il est majestueux et terrible le mutisme de ceux qui entrent dans l’éternité ! L’inviolable silence, nul ne saurait le trouver désormais. La mort, pleine de promesses, ne livre pas son secret aux vaines curiosités.

Ô mort, ô pacificatrice ! muette gardienne des rivages où tendent tous nos vœux, irrésistible amie, apprends-nous dès aujourd’hui à aimer ton redoutable appel, puisque à notre anxieuse attente il ouvrira les éternelles splendeurs… Oserai-je maintenant parler d’un silence plus solennel encore et plus profond ? De celui qui se fait au centre de l’âme docile aux paroles que Dieu daigne lui adresser. Dominée, soumise, passive, l’âme ne sait plus qu’écouter… Aucun bruit de la terre ne parvient jusque là où le Maître prend possession de sa créature jugée digne d’un pareil entretien, avant-goût des béatitudes célestes. Silence béni entre tous, votre mystère est le divin secret perçu par quelques-uns seulement, et qui ne sera révélé aux autres que plus tard dans la lumière promise aux élus.


Dieu choisit, parmi les meilleurs d’entre nous, des victimes expiatoires ; il en peuple son paradis.


Les larmes répandues peuvent être d’une qualité qui ne plaît pas à Dieu. Autant il aime celles qui partent d’un « cœur contrit et humilié », autant les attendrissements sur soi-même lui déplaisent. Pleurer par lâcheté, ou parce que l’orgueil est blessé… quelle petitesse !… Hélas ! qui d’entre nous n’en est parfois coupable ?… C’est que les gens, par amour excessif de soi, se croient des êtres supérieurs, doués d’une sensibilité raffinée, aristocratique. Ils ne sont que « susceptibles », accusant autre de leur manquer d’égards. Quelle erreur !


… Donc nous sommes environnés, pénétrés, traversés par les ondes sonores — et autres — qui arrivent en tout sens, s’entrecroisent et que rien n’arrête… Si on nous avait dit, il y a seulement 40 ans, que nous entendrions ce qui se dit à des milliers de kilomètres de quel haussement d’épaules nous aurions accueilli cette nouvelle ! Et c’est un fait dont nous profitons maintenant. Le mystère est révélé. De combien d’autres mystères sommes-nous enveloppés…

La T.S.F. ne nous dit-elle pas que nos paroles sont comme des êtres vivants qui engendrent… et nos pensées de même. Soignons notre ambiance ; nous pouvons la créer en nous. Il faut écarter les miasmes délétères, les larves ; éviter les obsessions malpropres, les idées fixes, toutes choses qui sont communicables comme une maladie.


Le jeu de patience — puzzle — me paraît symbolique. Composé de petites pièces — très distinctes de forme — qui s’emboîtent, on obtient un dessin harmonieux, image d’une société idéale, combien éloignée de ce qu’est la nôtre où rien ne s’emboîte. Chacun va de son côté et c’est hélas ! le désordre et l’anarchie.


Le Purgatoire… ? N’est-ce pas l’infirmerie du Paradis ?


La mort nous offre, en un terrifiant raccourci, une image, l’inéluctable tragédie de la vie où rien ne demeure.

Le véritable amour, l’amour sans épithète, est notre seule raison d’être. Il nous donne le sens de l’énigme proposée à nos existences. Très peu d’entre nous sont aptes à en ressentir la divine profondeur. Les mots sont impuissants à en traduire l’ineffable douceur.


Impossible de doser le degré de responsabilité de chacun de nous. Pour le déterminisme, la responsabilité n’existe pas. Donc, pas de libre arbitre, pas de volonté. Nous sommes le jouet de la passion. Alors, ni bien, ni mal ; défendons-nous les uns contre les autres. (J’aime mieux : « Portons le fardeau les uns des autres »). Les plus malins, les plus canailles doivent triompher, c’est la loi du plus fort. Mais les plus fort se mangeront entre eux. Fini l’humanité. Ouf !


18 Avril 1935

Quelques lieux communs — toujours les mêmes — sont ramassés journellement pour servir d’objections à notre religion. On fait à Dieu des critiques amères. Laissez donc Dieu tranquille ; vous croyez donc ? « Il » aurait dû, disent ces superbes docteurs, créer l’homme parfait… Mais Il l’a créé parfait, c’est l’homme qui a introduit le péché dans le monde.

D. — Dieu le savait bien, pourquoi a-t-il passé outre ?

R. — Alors vous n’admettez pas le libre arbitre ?

D. — Bien sûr. Sans le libre arbitre on n’aurait qu’à se laisser vivre.

R. — Comme des pantins dont le Créateur tiendrait les ficelles.

Dieu nous a créés par amour et pour l’amour. L’amour ne peut émaner que d’un être libre.

Ne cherchons pas à nous faire valoir ; nous ne réussirons qu’à nous diminuer aux yeux de qui nous comprend et à être taxés de présomption par qui ne nous comprend pas.


Celui qui demande à la Providence des grâces pour autrui assume une part de la dette de ceux pour qui il implore.


Amour, perfide amour ! ton masque divers recouvre un pâle visage d’histrion. Tu fais beaucoup de dupes jusqu’à ce qu’elles découvrent ta vraie personnalité. Alors elles s’aperçoivent que ce qu’elles cherchaient en toi, c’était elles-mêmes. Ne se trouvant pas, elle te haïssent, mais elle reprennent leurs vaines recherches.

Amour, amour divin, le chemin qui conduit à toi est semé de ronces et d’épines. Mais tu transformes en fleurs odorantes les gouttes de sang répandu. Et leur parfum embaumera pendant l’éternité.

Toujours je me suis représenté l’humanité comme un seul être sous la figure de l’arbre avec ses feuilles distinctes. Depuis le péché cet arbre était incapable de fleurir et de donner des fruits, jusqu’à ce que le divin Sauveur lui ait infusé la sève revivifiante. Combien Il insiste pour que nous soyons « un », se donnant Lui-même pour être le lien de l’unité ! Grâce à Lui, nous avons retrouvé la possibilité de l’union divine impossible sans un Homme-Dieu. Les non chrétiens peuvent être sauvés s’ils pratiquent les règles de vie établies par Jésus, mais le catholicisme nous en offre les moyens les plus sûrs, l’aide la plus efficace.

Dieu est le beau, le bien, le vrai, c’est-à-dire la Vie, une vie vivante, agissante, l’acte pur. Dès lors, on conçoit que ce seul acte suffit à tout.

La vie peut-être admettre ce qui s’oppose absolument à elle, c’est-à-dire le mal, car le mal a pour terme la mort ? La Vie dresse contre le péché Sa force irrésistible ; et cela s’appelle la Justice. Elle remet dans la voie l’homme de bonne volonté ; et cela s’appelle la miséricorde. Elle convie toutes les créatures à la plénitude de leur être ; et cela s’appelle l’amour !

Le mal n’est pas un être, c’est la privation de l’être, comme la maladie est la privation de la santé.

L’impatience, la colère, ajoutent leur propre mal au mal qui les provoque.


L’Être, la Vie, l’Amour, sont même chose.

Considérez un arbre : le chêne par exemple. La racine qui anime tout, elle est dans l’ombre et le mystère ; puis viennent la tige, les branches, les feuilles, enfin la fleur et le fruit à l’épanouissement desquels tout aura concouru. Le fruit donnera la graine destinée à la reproduction de tous les chênes de l’avenir. Les feuilles sont distinctes, toutes différentes les unes des autres ; mais la même sève a circulé dans la plante et l’unité règne dans l’ensemble parce que chacun a rempli sa mission en acceptant la subordination qui s’impose. La grande Maïa, la terre féconde, dispense partout la Vie. Toutes les cendres seront recueillies par elle et transformées en vie nouvelle… Communistes, apprenez les leçons merveilleuses inscrites dans le livre de la nature. Il offre des réponses à toutes les questions.



Preuves de la déchéance de l’homme.

Antagonisme des instincts et des sentiments. Tout ce qui fait la dignité de l’homme en l’élevant au-dessus de la bestialité engendre de la souffrance.

L’exercice de ses facultés les plus hautes gêne le développement de son être physique : travaux intellectuels, sentiments affectifs, abnégation, sacrifice, oubli de soi, compassion. On pourrait presque avancer que l’état de perfection morale est incompatible avec le parfait épanouissement de l’être physique.

Faut-il donc, pour la vaine recherche d’un bonheur basé sur des satisfactions matérielles, annihiler ce qui constitue l’être humain, tuer son âme et faire un monstre dont l’intelligence s’éteindrait peu à peu jusqu’à la bestialité irrémédiable ?


L’enveloppe de chair nuit à l’influence que pourraient exercer certains esprits. Ce n’est qu’après leur mort que ceux-ci prennent leur véritable ascendant sur autrui.

Pourquoi « poser » toujours à Dieu cette question du mal ? Examinez donc d’abord tout ce qui nous est donné d’adorablement beau et bon. Reconnaissez ensuite que tout le mal vient de la malice des hommes, et faisons notre mea culpa.


Reprocher à Dieu les épreuves dont on est accablé, quelle aberration ! Se pose-t-on d’abord la question de ses propres responsabilités ? Pense-t-on à la loi de l’hérédité, de la solidarité, principes que l’on admet facilement lorsqu’ils s’exercent à notre avantage. Donc ils sont bons et ne seraient qu’excellents si les humains étaient sages. Ils ne le sont pas, et propagent le mal que Dieu ne « veut » pas, où il n’est pour rien, qu’il permet cependant parce qu’ils nous veut libres.

Alors intervient sa miséricorde ; et son inlassable bonté aide les ingrats que nous sommes.


Dans Jésus sur la croix et Marie à ses pieds, je vois le point culminant de l’histoire de tous les temps.


« Je suis la voie, la vérité, la vie »

La vie ?… — une image de Dieu. Distraitement on emploie ce mot. Les gens disent : « les forces naturelles », ce qui ne veut rien dire si l’on n’ajoute que ce sont des forces intelligentes, vivantes et que la Vie, c’est Dieu Lui-même, tel que nous pouvons nous le représenter. On croit avoir tout dit lorsqu’on a parlé des lois qui régissent la nature, des lois qui seraient issues d’elles-mêmes ! « Force immanente » ! la matière inerte gouvernant le monde !…

Donc, la vie est partout, entière partout, partout agissante. Elle agit pour un seul acte, comme les théologiens nous disent de Dieu. Les principes établis sont toujours excellents, l’homme, par sa faute les rends malfaisants. Ex. : la loi de la pesanteur n’est-elle pas bonne en soi ? Est-ce une raison pour se jeter du haut de la tour Eiffel ? L’hérédité, la solidarité sont infiniment précieuses ? Il s’agit de ne pas léguer le mal et de ne pas en semer la contagion. Qui se plaindra d’hériter de ses ascendants la santé, la beauté, l’intelligence, etc ?… et de profiter des bienfaits répandus, par quelque moyen que ce soit ?



D’une banalité vraie.

La science est un flambeau qui n’éclaire jamais qu’une petite partie — à la fois — d’un tout qui se dérobe toujours à une investigation totale. Et c’est pour cette raison qu’elle ne peut pas atteindre la vérité totale.


Bénie sois-tu ô misérable science humaine, borgne et tâtonnante. Chacune de tes acquisitions rend plus visible le voile qui nous cache le mystère, et nous sentons le mystère d’autant plus présent.


Il est très difficile de rester dans la mesure où l’on doit s’économiser soi-même. Il est certain que celui qui ne pense qu’à ménager sa propre personne sans jamais se dépenser pour autrui n’est qu’une non valeur, un parasite d’autant plus néfaste qu’il durera plus longtemps.


« Si le grain ne consent pas à mourir il se dessèchera et ne produira pas de fruits ».


La sainteté est l’ascension dans l’amour


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IMPRIMERIE
BOCHATON S. A.
74500 EVIAN
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  1. Le fils aîné de Mel Bonis, Pierre, avait épousé en novembre 1909 Renée Fasquelle, seconde fille de l’éditeur.