Souvenirs et Réflexions/Souvenirs et Anecdotes

Les éditions du Nant d’Enfer (p. 9-29).


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Souvenirs et anecdotes


Mes deux grandes déceptions d’enfant :

1o) C’est quand j’ai appris que c’étaient de simples mortels qui chantaient en chœur à l’église. Je croyais que c’était le Bon Dieu, la Sainte Vierge, les anges et les saints ;

2o) Quand on m’a dit qu’il fallait payer pour être logé (!)


Un gros crève-cœur

J’avais 6 ans ; une petite sœur de 2 ans que j’aimais venait de mourir ! Ce matin-là, on avait négligé de nous conduire, ma sœur et moi, à l’école.

Nous errions dans le petit logement, tout impressionnées par le grand silence qui succédait à une période d’agitation dont nous n’avions pas démêlé le sens. Dans l’après-midi, nous fûmes menées à l’école. Mes petites camarades goguenardes, méchantes, me déclarèrent que sans moi on avait été bien plus tranquille. Ces paroles me parurent froides et tranchantes comme de l’acier ; je me mis à sangloter éperdument tout en disant : ma petite sœur est morte ! Ce jour-là est peut-être le premier où j’ai senti le douloureux isolement auquel sont vouées les âmes en peine devant l’indifférence et l’incompréhension d’autrui. Peut-être trouvera-t-on étrange ma grande peine causée par des mots aussi banals proférés par des enfants ! L’impression atroce qu’ils me causèrent venait sans doute du contraste entre ma détresse et l’insouciance de mes compagnes… mais aussi de cette constatation inconsciente — qu’on pourrait appeler instinctive — que la méchanceté latente en bien des âmes, commence par faire explosion avant toute réflexion. Une petite fille de six ans ne pense pas à tout ça ; elle le sent confusément et souffre d’autant plus qu’elle ne sait encore rien opposer à ces cruautés qui seront son lot quotidien.

Un incident de ma Première Communion

Au catéchisme, on nous avait bien recommandé d’avoir des robes montantes. Surtout pas de guimpes transparentes ! Naturellement j’avais transmis la recommandation en insistant beaucoup ; peine inutile, maman en avait décidé autrement. Sous la guimpe, ma robe était décolletée. Arrivée à La Chapelle, l’abbé Coullié, devenu depuis cardinal, m’examine d’un coup d’œil inquisiteur ; puis s’adressant à la personne qui m’accompagnait : « Allez vêtir cette enfant-là », dit-il d’un ton bref et sévère. Je dois dire que je ne ressentis aucune vexation ; je triomphais plutôt, contente de prouver que j’avais eu raison dans mes protestations. Conduite auprès de maman, elle me mit sur les épaules un joli mouchoir orné d’un volant festonné et tuyauté. Ce n’était pas très seyant quand même, mais il fallait bien en passer par là. Seconde mésaventure : à peine installée à ma place, je laisse tomber mon cierge qui se brise ! L’abbé Coullié, cette fois souriant, déclare que « ça ne l’étonnait pas de Mélanie ! » et va me chercher un autre cierge. Troisième mésaventure, beaucoup plus grave. Lorsque j’étais impressionnée, j’avais la fâcheuse habitude de mâchonner mon livre de prières. Au moment de recevoir la sainte communion, une angoisse me saisit à la pensée que j’avais peut-être avalé des petits bouts de papier !… Que de fois cette pensée m’a troublée depuis ! En tout cas, elle m’a gâté en partie la joie de ce beau jour. J’étais très pénétrée de la grandeur du mystère qui allait s’accomplir en moi. Ma foi était parfaite, en dépit des gouailleries de tout mon entourage. En guise de préparation, on m’avait prévenue que j’allais avaler le pain à cacheter. Ma mère s’était ingéniée à me faire très belle. Dans le bas de ma robe un beau volant surmonté d’un « bouillonné » dans lequel on avait passé un ruban de satin donnait du flou et de la légèreté. Ce n’était pas d’ordonnance ; M. Coullié avait laissé passer cette infraction à la simplicité en jupon ! Je ne me rappelle pas bien mon état d’âme. Je crois pourtant que j’étais loin d’être insensible aux suggestions de la coquetterie ; j’aimais ma belle robe, je n’aimais pas mon bonnet noué sous le menton par deux « brides » qui s’épanouissaient en un large nœud. On avait copieusement pommadé mes cheveux rebelles arrangés savamment en un chignon bien serré. J’étais déjà trop disposée à jouir du plaisir d’être trouvée jolie, à tort ou à raison ; il m’était pénible d’être enlaidie ce jour là. Donc je n’étais pas la petite colombe sans tache couvée sous le regard de Dieu, ou plutôt je m’étais déjà dérobée à la sollicitude dont j’avais été l’objet de Sa part. Ne m’avait-il pas attirée à Lui depuis ma petite enfance, alors qu’autour de moi tous s’acharnaient à m’en détourner ? Que n’ai-je mieux compris et apprécié cette grande, cette inappréciable faveur divine ! L’apprécier, oui, mais ne pas s’en glorifier. Il est probable que Dieu a de ces attentions principalement pour ceux d’entre nous qui en ont le plus besoin. Sait-on ce qu’on serait devenu sans le secours divin, sans ce mystérieux appel qui devrait être irrésistible ? On ne se doute pas de ce qu’on perd en résistant à la grâce, mais on sait ce qu’on gagne à la recevoir dans son cœur.


Avril 1926 — Choses ultra ridicules

Toute ma vie j’ai trouvé les modes, us et coutumes, ultra ridicules. Je me suis soumise dans une certaine mesure ; j’y ai peut-être pris goût, tout en grognant. Il y eut d’abord les corsets ! Non, mais, vous faites-vous une idée de ce qu’était dans ma jeunesse… le corset ! ! la taille ! ! ! la taille fine ! ! ! ! La taille, qu’est-ce que c’est que ça ? Où place-t-on ça ? Est-ce que les femmes grecques qui, elles, n’étaient pas ridicules, avaient une taille ? Est-ce qu’elles se coupaient en deux ? Et une taille « fine », encore, une taille « en éventail », comme on disait ; une taille qui comportait, à l’aide du corset, une poitrine proéminente et des hanches saillantes, toutes les parties expressives de la femme considérablement, exagérément mises en valeur. J’ai connu des femmes grasses, qui serraient tellement leur corset à la taille (puisque taille il y avait) qu’elles étaient pleines d’écorchures et de croûtes. Est-ce que vous trouvez ça appétissant ? Et les conséquences ? Déplacement, chûte des organes, peur affreuse de la maternité jusqu’à compression criminelle du ventre au risque de nuire au développement du futur petit enfant. Misère ! et on se croit civilisée ! Les bêtes et les femmes sauvages sont moins bêtes. Et on se pavanait, on se regardait avec complaisance.


Rêves

Je crois aux rêves prophétiques… Pourtant, il serait présomptueux de désigner, parmi les nôtres, quels sont ceux qui mériteraient cette épithète. Il faut d’abord que le rêve soit fixé très nettement dans la mémoire et qu’on en reste, au réveil, particulièrement frappé. Et encore…

Que penser de celui-ci ? J’étais toute enfant : je rêvai que je me trouvais, au crépuscule, dans un champ, à la campagne. Un aigle se dirigea sur moi sans que je prisse peur. Arrivé à une faible distance, il entrouvrit ses serres et me fit voir une couronne de diamants. Je ne donne à ce rêve magnifique aucune signification.

Plus tard… j’avais 8 ans (c’était un peu avant la mort de mon grand-père Mangin que j’aimais beaucoup) je vis en rêve trois spectres voilés de noir, alignés côte à côte devant le lit de mes parents… Quelques jours après, mon grand-père mourait subitement. Un an plus tard, ce fut la sœur de mon père, et plus tard encore, ma grand-mère Bonis. Alors ma grand-mère Mangin, qui nous faisait constamment ses adieux, déclara que c’était son tour. Je me souviens très bien lui avoir répondu : « Non, maintenant c’est fini ». Nous n’eûmes un autre deuil que celui de mon père, plus de 30 ans après.

Quelque temps avant que ma fille ne me fasse part de ses espérances maternelles, j’avais rêvé que je la tenais, toute petite, dans mes bras d’où je la laissai tomber à terre. Alors, un grand chien se précipita sur elle. Ce cauchemar m’avait secouée profondément, et lorsque, à l’occasion de la naissance de son fils, elle nous donna tant d’inquiétudes, quatre mois durant, je ne cessais de me représenter cet animal furieux qui me semblait symbolique, représentant les souffrances dont ma pauvre petite fut torturée pendant tant de jours… hélas ! si cruels…

Pendant bien des années avant la mort de mon mari, je faisais toujours le même rêve : je déménageais, et je changeais complètement d’existence, réinstallée dans le petit appartement qu’occupaient mes parents avant mon mariage. Je ne vois qu’un rapport lointain avec la réalité… mais pourquoi toujours ce même rêve ?

J’ai vu ma sœur en rêve sous la forme d’une statue (non tout-à-fait inanimée, mais immobile, posée sur un socle, accrochée au mur). Elle était beaucoup plus grande que nature, la figure très altérée, le regard anxieux fixé sur une horloge. Je sentais qu’elle souffrait beaucoup et que le temps lui paraissait terriblement long. Elle prononça ces mots : « Mme Albert Domange ». Je lui dis : je vais chercher le médecin.

Ce rêve m’a beaucoup impressionnée ; on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il a un sens. Là où est ma sœur, elle n’est pas libre ; inerte, elle subit son sort. Naturellement je pense au purgatoire… Je prie et je fais prier pour elle comme pour les autres membres de ma famille.

Pourquoi « Mme Albert Domange » plutôt que « Mélanie » ? ? ?

Pendant 10 ans après la mort de maman (1918) je l’ai vue en rêve deux ou trois fois la semaine ! et toujours elle me manifestait la plus profonde aversion, ce dont je souffrais amèrement. Enfin un jour récent, elle m’a dit un mot de tendresse, ce qu’elle ne fit jamais de son vivant. Je ripostai… Depuis ce temps je la vois encore souvent, mais elle est toute changée à mon égard… plutôt affectueuse.

Et maintenant, je rêve constamment que je vais voyager avec maman, mais je manque le train.

Malade et infirmière (histoire vraie)

L’infirmière, cette fois, soigne une maladie bénigne qui ne lui coûtera que peu de fatigue. Confortablement installée au chevet de la malade, dans un fauteuil rembourré à souhait, elle croise les mains et soupire :

— Non Madame, je n’étais pas faite pour le métier que je fais ; mes parents étaient fortunés ; ils m’ont donné une éducation soignée. Telle que vous me voyez, je suis baronne ; baronne de… X. Mais n’importe, je vous soignerai tout de même ; il faut bien — Nouveau soupir — Mais d’abord, voulez-vous sonner la femme de chambre… Dites-donc ma fille, faites bouillir de l’eau ; j’en ai « de » besoin pour Madame… Ces filles, elles ne sont bonnes à rien ; si on ne leur donnait pas des instructions… Autre soupir. — Oui, c’est triste… pas tant pour vous qui avez les moyens de vous faire soigner… Quand je pense à tant de femmes qui peuvent se promener, aller au cinéma et dans les magasins, tandis que moi je suis là ! Enfin, c’est la destinée… Ah ! voici mon eau. Elle est « bouillue » bien sûr ? C’est que je ne me fie à personne. Elle est bien bouillue ? Allons, tant mieux… Mon Dieu oui, j’ai soigné des blessés pendant la guerre. C’était dur, mais on s’amusait tout de même. Et puis, ils avaient des égards pour moi à l’hôpital. Pourtant, on a voulu me faire soigner un vieux colonel qui avait les deux bras dans le plâtre. Vous comprenez bien que j’ai refusé ; ça n’était pas convenable. Du reste, j’ai vite changé d’hôpital. Oui, mais, avant de partir, je me suis « faite » faire un certificat…


Une manifestation

C’était, je crois, en 1902. Mlle Gleyre et Mlle Pape, directrices du cours de ma fille, me disent : « Une grande manifestation, composée d’environ trois mille femmes, aura lieu demain matin à 9 heures devant le Palais de Justice en faveur des sœurs… qui viendront comparaître pour infraction à la loi sur les associations. Voulez-vous en être ? » — Mais certainement, répondis-je tandis que Mlle D., l’institutrice de mes enfants, personne méridionale et ardente, s’offrait bravement à militer à mes côtés.

Donc, le lendemain, nous voici arpentant le Pont Neuf, scrutant l’horizon, pendant voir déboucher en tous sens les nombreuses manifestantes annoncées ; sans doute nous devions être en avance, car aucune des voies aboutissant au lieu de rendez-vous ne traduisait l’ombre d’agitation insolite. Arrivées au but, nous apercevons une douzaine de braves dames essayant de se donner des attitudes farouches, pérorant sous l’œil narquoisement indulgent de quelques avocats matinaux. Des agents surgissent : Circulez ! dit leur voix sévère, ce qui n’était pas difficile, vu le peu d’encombrement. Mlle D. et moi, nous étions un peu embarrassées de nos personnes : Qu’est-ce qu’on fait pour manifester ?… Ces dames avaient toutes des fleurs à la main ; vite, nous allons à la recherche du petit bouquet d’ordonnance. Puis nous attendons… nous ne savions trop quoi. De temps en temps, un bref « circulez » retentissait de nouveau. Deux gaillards en civil rejoignent les agents ; ils ont l’air important. Enfin un omnibus s’arrête devant le trottoir ; c’étaient elles enfin, les sœurs ! Le moment psychologique était arrivé ! Les manifestantes s’élancent brandissant leur bouquet : Vive les sœurs ! vive les sœurs ! Moi qui ne m’attendais pas à crier vive quelque chose, je nous trouvais l’air « gourde », mon bouquet et moi. Les deux gaillards semblaient avoir pour mission de mettre des entraves à notre ardeur ; ils bousculaient par ci, par là, sans conviction, parce qu’il fallait bien avoir l’air de faire quelque chose. Alors, comme je ne voulais pas non plus être venue pour rien, je jette mon bouquet à la figure de l’un d’eux qui bondit et fulmine — « Mais, Monsieur le passant, de quoi vous plaignez-vous ? On vous jette des fleurs et vous n’êtes pas content ? » Je ramasse mon bouquet. Comme le gaillard no 2 devenait brutal, je le lui lance à la tête ; son chapeau tombe par terre, il me saisit fortement par le bras : « Je vous tiens », dit-il, très irrité. Des passants s’interposent : « Laissez donc Madame tranquille ; tant de bruit pour une si chétive affaire !… » Mais mon bras restait dans l’étau lorsqu’une voix, tout près de nous, dit : « C’est Madame Domange ». Effet magique, l’étau se desserre, je suis libre !… Ne l’ai-je pas un peu regretté ? C’eût été si glorieux d’aller au poste pour avoir défendu l’innocence opprimée ! J’ai toujours pensé que je devais la liberté à la consonance de mon nom se confondant avec celle d’un célèbre avocat… Je n’ai pas eu l’occasion de manifester depuis.

(La Libre Parole relata le lendemain l’incident).


Un mot d’esprit de Maître Dessaigne

Plaidant en faveur d’une agréable dame contre une laide et méchante créature du sexe féminin, Maître D. se voit accusé par celle-ci d’entretenir des relations coupables avec sa cliente : — Je ne vous en souhaite pas autant mon cher confrère, riposte notre spirituel ami, s’adressant à l’avocat de la partie adverse.

Le mariage de Pâquerette

De l’avis unanime, R… est un charmant garçon. On l’aime pour sa nature affectueuse, sa mansuétude, sa crainte de peiner qui que ce soit. Aussi ne lui tient-on pas rigueur de sa tendance à ne pas toujours obéir aux exigences de l’heure qui s’obstine à nous mesurer les instants. Sa fidélité aux bonnes traditions est notoire. Et qui songerait à lui reprocher son attachement aux chères habitudes familiales faites pour arrêter dans la durée des choses la marche inexorable du temps. Aussi a-t-il quelque peine à admettre qu’il faille tous les jours se courber sous de nouveaux arrêts du Destin. Alors il « marche » automatiquement sans avoir l’air… C’est quelqu’un qui ne veut jamais « avoir l’air ».

Maintenant, permettez-moi de vous présenter Pâquerette, une jolie brune, ma foi, amie intime de la sœur de notre héros. Que celui-ci l’ait trouvée agréable à voir… cela, je l’ai cru bien longtemps avant d’en avoir des preuves irrécupérables. Car ne vous figurez pas qu’il ait jamais manifesté, du moins ouvertement, le moindre intérêt pour la jeune personne, commensale habituelle de la maison paternelle. Beaucoup, cependant, pensaient comme moi, et personne n’y trouvait à redire. Pâquerette n’était pas une mijaurée ni quelqu’un qui s’en ferait accroire. D’où venait donc la quiétude sereine qui émanait d’elle, et cette sorte d’assurance de se trouver en famille lorsqu’elle était chez son amie ?

Les mois se passaient — et même les années — dans une intimité paisible entre les jeunes gens pour qui les occasions de se rencontrer semblaient se multiplier comme par enchantement. Pourtant un jour vint ou R…, décochant à la jeune fille un regard d’intelligence, l’emmenant à l’écart, lui dit : « Quand est-ce qu’on se marie ? — Mais… quand vous voudrez, répond l’aimable enfant. — Alors, tout de suite ? — Tout de suite, si vous voulez ». Malheureusement, ce beau projet exige en général certaines formalités. Je vous demande un peu à quoi sert de déranger les gens parce qu’on veut s’offrir une compagne. Le maire, le curé… eh bien, oui, ce sont personnes respectables ; mais de quoi se mêlent-ils ? Devant eux, il faudra absolument « avoir l’air » de quelqu’un qui se marie ; même il faudra le déclarer solennellement. Quelle corvée ! Enfin puisqu’il le faut… Fort heureusement il y a le chapitre des compensations. Et puis, c’est à prendre ou à laisser. À laisser !… non pas. Va donc pour les formalités. Quand tout serait prêt, on préviendrait les parents et on les inviterait aux deux cérémonies.

Le grand jour arriva. Ce matin-là, R. se rendit à son bureau comme à l’ordinaire, ouvrit son courrier, donna quelques signatures indispensables et ne négligea pas d’aller à la Compagnie du Nord conférer avec l’ingénieur. Comme celui-ci faisait mine de prolonger l’entretien, R… pour la première fois de sa vie, déclara qu’il avait un rendez-vous urgent n’admettant pas de retard. Le plus tranquillement du monde, il s’achemina vers la mairie où l’attendaient les deux familles réunies. Bien entendu, par une sorte de convention tacite, aucun visage ne reflétait le moindre épanouissement de circonstance. Tout le monde était satisfait, mais on avait le bon goût de n’en rien laisser paraître. M. le maire fut correct et banal suivant l’usage. Alors on s’en alla trouver M. le curé ou plutôt le vicaire, la messe devant être célébrée sans apparat, à la chapelle de la Vierge. Toute simple qu’elle était, la cérémonie comportait un peu d’orgue et la présence d’un suisse. Quand celui-ci vit son monde réuni il discerna la fiancée dont un minuscule bouton de fleur d’oranger décorait le corsage kaki ; il jugea, malgré un certain désarroi dans l’assemblée, que c’étaient là des gens chics : les hommes décorés, les femmes d’une élégance discrète de bon aloi. Le moment venu, le coup de hallebarde ayant retenti et l’orgue ayant lancé les premiers accords, le suisse esquisse un pas en avant, tout en jetant un preste coup d’œil en arrière. Ô stupeur ! tout le monde lui tourne le dos ; le marié est très absorbé dans la contemplation d’un vitrail représentant la Sainte Famille. Nouveau coup de hallebarde. Cette fois on se regarde, personne ne bouge ; la Sainte Famille a tant d’attraits ! Alors, jugeant qu’une telle situation ne pouvait se prolonger la mère du marié prend le bras du père de la mariée et les voilà tous deux emboîtant le pas du malheureux suisse qui ne savait plus à quel saint se vouer. Chacun suit à la débandade, le marié en dernier, cependant que le digne homme se dit à part soi : « Tout de même, ils n’ont pas l’air de pignoufs. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ?… J’y suis : ça doit être quelque réparation. Eh bien quoi ? Elle est gentille cette petite ; le garçon n’est pas à plaindre. C’est égal, de tous les gens que j’ai mariés, ceux-ci sont les plus « rigolos » ; j’ai jamais rien vu de pareil ».

La messe terminée, R… s’esquive à l’anglaise ; sa jeune femme sort de l’église escortée de papa, maman… oh ! pas pour bien longtemps, car peu d’instants après, on aurait pu voir attablés tête à tête les deux époux « enfin seuls », c’est-à-dire libérés de tous les comparses du jour : « Ils ont été bons types, dit-elle » — « Ça, c’est vrai, acquiesça-t-il ». Et ils déjeunèrent de fort bon appétit.


Le procès de Mme Steinheil

Étrange ! tout est étrange ! Étrange le prestige de cette créature banale, vulgaire et sans beauté. Qu’il est difficile de détruire une légende ! Presque tous les hommes sont « pipés » dès qu’il s’agit de cette femme qu’on se représente comme une sirène, peut-être tout simplement parce qu’elle a été la maîtresse complaisante d’un homme d’état bien cravaté (d’ordinaire). Les journaux célèbrent les grands yeux chargés de langueur (c’est-à-dire outrageusement cerclés de noir artificiel) et l’élégance du cou (enfoncé dans les épaules). C’est comique, vraiment. Tout est de la même justesse, y compris l’admiration du « Matin » pour la façon dont elle défend la mémoire de son mari. Naturellement ! il faut bien qu’elle essaie de faire oublier que les premières accusations (accusations infâmes) contre le pauvre homme émanent d’elle ; « la défense » lui a fait la leçon. Une chose assez naïve et amusante, c’est l’étalage de son amour pour le peuple — étant donné que le jury est composé d’ouvriers ! ! !

Revenons à nos moutons. Voilà tous les hommes hypnotisés par cette cabotine parce qu’elle sait jouer les ingénues en public — et autre chose en particulier. Arrive l’heure de la défense au grand jour. L’actrice, pourtant bien stylée, entasse gaffes sur gaffes, elle ne répond pas un mot vraiment intelligent, ne fait pas un raisonnement logique, serré qui se tienne un peu et tout le monde de la trouver très forte, « supérieure à toutes les accusées » ! ! ! Des phrases incohérentes qui s’enchaînent au hasard, des bonds continuels d’un sujet à un autre, jamais une réponse à la question qu’on lui pose, et voilà journalistes, avocats, gens du monde en pâmoison ! ! Ce verbiage de malade pourrait passer pour une tactique, et ce ne serait pas maladroit, mais il est facile de voir que l’accusée répond au hasard des mots qui se pressent dans sa petite cervelle vide. Lorsque le président — ayant constaté ses perpétuelles variantes — lui demande quel est celui de ses récits qui doit être considéré comme vrai, elle répond : « Je ne sais pas ! ! ». Elle embrouille tout. Naturellement, il est très difficile de conduire un interrogatoire dans ces conditions. Le président est désarçonné tout le temps. Cela ressemble à un jeu de balle avec un enfant qui enverrait l’objet dans tous les sens. Comment garder une position dans ces conditions ? Donc, malgré tout, on continue à vanter son charme, à subir son ascendant, à prôner son intelligence ! ! ! Décidément les hommes peuvent descendre bien bas. Au fond cela est très triste. Je retrouve là l’antique mépris de l’homme pour la femme. Il ne demande pas du tout à celle-ci d’être sa compagne mais de lui servir de jouet. Il ne veut pas se l’associer mais en faire un instrument docile à ses caprices. Celles d’entre nous à qui répugne la bassesse du rôle ne sont guère prisées du mâle en qui sommeille l’immonde animal que l’on sait. On ne nous demande pas de la tendresse, de l’affection, ni même de la passion, mais de la servilité. Et on parle d’amour ! !

Acquittée ! naturellement. Du reste il était difficile de faire autrement. Ce qui confond les gens restés sains d’esprit c’est l’ovation faite à cette cabotine ! Les hommes — j’espère que ce sont les très jeunes — qui sont descendus jusqu’à cette insanité en rougiront plus tard je pense.

C’est une honte, une aberration sans nom. Il faut souhaiter une femme comme celle-ci à tous les petits qui l’ont acclamée.

Chose curieuse, dans cette affaire tout est faux comme l’héroïne, elle-même fourberie incarnée.

Erronées toutes les appréciations sur elle :

« Belle » : avec ses pommettes saillantes et sa mâchoire forte ?

« Intelligente » : elle n’a pas répondu une seule fois un seul mot juste.

« C’est une grande nerveuse » ! : nerveuse, cette femme qui, au cours d’un pareil interrogatoire n’a jamais cessé de se posséder, de rester parfaitement maîtresse d’elle-même ! ! ! Pas un mouvement de révolte ou d’indignation. Et elle est accusée de parricide ! !

Tout ce qu’on a dit d’elle est de cette force. Il semble qu’il suffise d’approcher cette créature de pure artifice pour être contaminé par la fausseté qui émane d’elle.

Elle en est aimantée.

Il est tout de même bien triste de voir tant de gens se pencher avec complaisance sur de pareils échantillons. Le goût des monstres est le comble de la perversité.

Ce n’est pas tant à cause de ses mœurs que cette créature est un monstre. Les femmes galantes peuvent invoquer à leur décharge bien des excuses. Elle est monstrueuse parce qu’elle n’a pas un atome de vie propre. Elle s’agite éperdument et rien ne vibre en elle. C’est une poupée articulée ; elle n’a pas d’âme, rien que des gestes mécaniques et faux. Se laisser prendre à cela c’est être bien nigaud ou bien pervers.

La séduction — incontestable — exercée par ce genre de femme est de la même qualité et s’adresse à la même espèce d’êtres moyens (soyons polie) que des œuvres comme : Les Fleurs que nous aimons, Le Maître de Forges, Enfin seuls !, etc. etc.

Épilogue : petite anecdote absolument vraie qui m’a été rapportée par un témoin :

Dans l’escalier du palais de justice d’où elle sortait enfin libérée, cette femme « nerveuse » (!) rencontre un pasteur de ses amis, lequel, dînant en ville, avait arboré le frac et la cravate blanche :

— Ah, c’est vous mon cher X ! Comme vous êtes beau ! Vous allez donc « servir » (sic) un grand dîner…

Le cocher et la cliente (1914)

Madame D(omange) est une vénérable dame d’aspect un peu sévère au premier abord ; les personnes très bienveillantes lui trouvent l’air distingué. Si l’on pénètre dans son intimité, l’impression première se modifie ; le regard, non dépourvu de douceur, se nuance de malice. Ceux qui l’ont connue jeune se la rappellent un peu gamine ; un reste de gaieté juvénile émerge encore parfois de la mélancolie que reflète le visage marqué par les ans. Et de s’y être abandonnée un jour, cela lui valut quelque chose comme une véritable mésaventure.

Invitées, elle et Madame B., sa fille, à une matinée chez des amis elles prennent un taxi-auto qui les dépose devant un coquet petit hôtel de la rue d’Athènes. Madame D. se disposant à régler le cocher, remet à celui-ci un billet de 10 francs :

— Rendez-moi 4,50 francs, dit-elle.

— Pensez-vous ! D’abord je n’ai pas de monnaie. Vous êtes tous les mêmes. Quand on n’a pas le sou, on ne prend pas de voiture.

Le monologue continue pendant qu’à son tour, la jeune compagne de Madame D. évalue les ressources de son porte-monnaie. Infructueuse recherche. Alors l’automédon, enflant la voix :

— Ah ! mais, ah ! mais, est-ce que ça va durer longtemps comme ça ? Je n’ai pas de temps à perdre, moi. Bonsoir ; à une autre fois.

— Eh bien et ma monnaie ? insinue la cliente.

— Puisque je vous dis que je n’en ai pas. Et puis, en voilà assez ; je n’aime pas qu’on me fasse poireauter.

Et les invectives de pleuvoir. Impatientée, Madame D. essaie de riposter. Impossible de placer un mot ! si… un seul : « flûte » !

— Ah ! s’écrie le cocher indigné, c’est trop fort. Une dame comme vous, vous m’avez dit m… !

Le mot sonne dru et sec dans la rue quasi déserte. Les rares passants, amusés, s’arrêtent.

— Oui, clame l’énergumène, voilà une chic Madame poseuse avec ses fourrures, elle m’a dit : m… !

Le mot part comme une fusée. La dame hausse les épaules ; sa fille est secouée d’un fou rire. Or, entre temps, d’autres invités à la matinée avaient grossi le nombre des badauds. Parmi eux, une amie de Madame D. offre d’avancer les 5,50 francs ; voilà le cocher payé. Tout en démarrant, il marmotte :

— Fiez-vous donc aux apparences. Voilà t’y pas une bonne femme, avec ses airs de duchesse, ça vous flanque cinq lettres à la figure comme rien du tout. Si c’est pas malheureux !

Cependant qu’en montant l’escalier de l’hôtel où ces dames sont attendues, et devisant sur l’incident, l’aimable prêteuse murmure à l’oreille de son amie :

— C’est égal, je n’aurais jamais cru ça de ta mère.

En 1929 la chose n’aurait choqué personne, même authentique.


Ça va bien, ça va bien (histoire contée par Pierre)

C’était à X, où cantonnait pendant l’hiver 1915 un détachement d’infanterie. Dans le village en ruines, les soldats, brisés de fatigue, s’installent, s’organisent, utilisant tout ce qui peut leur donner un peu de confort et même de la distraction. Au cours d’une recherche minutieuse dans le grenier d’une pauvre maison délabrée, le sergent D voit reluire quelque chose dans l’ombre, et découvre le pavillon d’un phonographe attaché à l’appareil ! Ô joie ! Voilà de quoi égayer les heures qui semblent s’allonger indéfiniment quand les jours sont si courts ! Vite on lui fait sa toilette à ce précieux instrument ; il est superbe ! Il ne lui manque que la parole. Où trouver ce qui le réveillera de son long assoupissement ? On fouille tous les coins, vainement. Enfin le plus astucieux de la bande finit par découvrir un cylindre crasseux, ébréché, naguère encore employé au fonctionnement de l’appareil. Qui sait ce que recèle encore le précieux objet dans ses flancs… Que va-t-il révéler à ces braves gens tout anxieux de connaître son secret ? Le voilà ajusté ; le mouvement d’horlogerie est docile : Crr… Crr… crrr… ch… ch… ch…, une petite voix pointue, nasillarde se fait entendre : « ça va bien, ça va bien »… Le mouvement s’accélère : ça va bien, ça va bien, ça va bien, puis se ralentit : ça… va… bien… conclut-il en descendant dans le grave. Jamais on ne put lui faire dire autre chose, à ce brave phono ; il n’en démordait pas. Aussi lorsque quelqu’un s’avisait d’avoir le cafard ou d’émettre des doutes sur la réussite des opération en vous, vite on lui opposait la protestation inscrite au cœur de l’entêtée petite machine : Crr… cr… ch… ch… ça va bien, répétait obstinément la voix flûtée du fond du vaste cornet.

Or, le moment vint où une jeune personne à la queue en trompette — répondant au nom de Gretchen — fut trouvée grasse à point pour le sacrifice. Son sang, recueilli avec soin, n’attendait que le geste rituel pour se transformer en boudin. Pour parfaire cette besogne un ustensile est indispensable ; comment remplir sans lui le long boyau flasque ? Dans la maison, pas l’ombre d’entonnoir. « J’ai une idée, dit un malin », et triomphalement il apporte… le pavillon du phonographe !… lequel remplit sa nouvelle fonction à la satisfaction de tous. Pendant l’opération magique, tandis que l’on voyait comme un noir serpent se gonfler, onduler, se tordre, les soldats, ravis, répétaient en cadence : « Ça va bien… ça va bien… ça va bien… ».

J’ai oublié de dire que parfois le mécanisme de l’appareil était comme hésitant ; le « ça va bien » ralentissait, manquait d’entrain, se débitait sans conviction sur un ton lamentable, trainard. Misère ! le brave phono n’avait plus du tout l’air de croire à ce qu’il disait.


À Saint-François-de-Sales, messe de onze heures

Madame D. arrive un peu en avance, ce qui lui donne le droit d’occuper la chaise dont elle est titulaire. Cette chaise est déjà prise par une grosse mère qui tient une place énorme. Madame D., d’une voix douce, et selon les règles les plus raffinées de la politesse, réclame son dû ; la dame ne répond pas et ne bouge pas. Madame D. insiste, l’autre finit par dire qu’elle est dans son droit : « Voulez-vous regarder le nom écrit sur le prie-Dieu ? dit la première. Êtes-vous Madame Domange ? » La grosse mère est toujours vissée sur le siège usurpé. Alors, sa voisine recule d’un rang et lui fait signe de se rapprocher d’elle, se qui est fait : « Je savais bien que j’avais raison », profère l’entêtée bonne femme.


Souvenir de l’enfant chéri qui n’est plus

Quand, par hasard, je sortais le soir, je trouvait en rentrant — sur ma table — un petit billet très tendre, quelquefois une fleur…

Il me disait : rien que de te voir, je suis content. Et aussi : j’aime bien jouer ; j’aime encore mieux être avec toi.

Un jour, nous étions devant une glace ; il avait la tête appuyée sur mon épaule. Je lui dis : nous allons faire notre portrait ensemble. — Oh ! non ; c’est pour nous deux tout seuls.

Et puis, un tas de petits grands bonheurs. J’allais les voir jouer aux Champs-Élysées. Quand il me voyait, il ne voulait plus me lâcher… Je l’emmenais. Distractions variées : au magasin du Louvre, l’escalier roulant de bas en haut ; c’était très amusant… et les courses sur l’impériale du tramway, uniquement pour le plaisir. Nous allions jusqu’à la station terminus, et nous revenions. Nous trouvions drôle et pittoresque de plonger dans les entresols, fenêtres ouvertes. Enfin, le cinéma. Le soir à table, un coup d’œil d’intelligence : Cela te va ? Oui, oui. Dépêchons-nous et filons bien vite bras-dessus bras-dessous.

Et les goûters chez Prévost, tous les quatre. Grand régal pour tout le monde. Le fait est que le chocolat, les brioches, c’était délicieux.

Un soir, je devais jouer en public mon petit trio flûte, violon, piano. J’avais la migraine, avec des nausées ; j’étais très mal à l’aise. Il me suppliait : « Je t’en prie, maman, n’y va pas, tu vas être malade ». Il pleurait et s’accrochait après moi. Je lui dis : « Viens avec moi, tu seras tranquille ». Je pus, bien péniblement, exécuter mon morceau puis rentrer bien vite avec le cher petit, enfin rassuré.


« Ils » sont bons, honnêtes, sincères, désintéressés, chevaleresques, incapables de duplicité et de félonie. Ils ne connaissent pas l’envie, ni la jalousie, ni la basse rancune. Ils savent se taire, garder un secret : ils n’aiment pas les commérages. Rien de trouble en eux, rien de mesquin ou de versatile. Ils possèdent la maîtrise de soi que leur mère n’a pas. Qui donc est cette mère ?


Enfants et petit-enfants

Je transcris un mot d’Édouard (8 février 1897) :

« Maman, c’est beau les « étals » (étoiles). Moi je crois que c’est des gens qui a été voir le Bon Dieu ».


Mon petit Guy, 4 ans.

Grand-mère lui raconte « La Belle et la Bête ». À l’endroit émouvant où la Belle se trouve enfermée dans le château, la figure du petit se contracte :

— Mais grand-mère, où est sa maman ?

— Sa maman est restée chez elle.

Une vive émotion s’empare de l’enfant, puis dans un sanglot, il déclare :

— J’aime pas beaucoup ces histoires là…

Ninine, 2 ans — Mars 1926.

Sa grand-mère venait de faire des observations sur quelqu’un : « Mais, grand-mère, tu ne vois pas tes défauts, mais moi je les vois ».

— Puisque tu les vois, ma chérie, tu me préviendras pour que je me corrige.


Ninine a reçu d’un vieil ami une caisse de nonnettes délicieuses. Elle commence par en offrir à tout le monde y compris grand-mère et Guy. Grand-mère faire remarquer à celui-ci que sa petite sœur est généreuse, qu’elle aime faire plaisir et donner.

— Mais non je n’aime pas donner, mais je le fais tout de même.


Février 1925.

Ninine a 18 mois ; elle se promène au soleil et aperçoit son ombre qui la suit ; elle se tourne, se retourne, s’arrête, repart, ne quittant pas des yeux cette silhouette dessinée par elle sur le trottoir. Puis elle s’écrie enfin : Janine image ! !

Ninine (4 ans) a assisté à une répétition de musique, chant, piano, violon ; elle donne ses impressions : « Grand-mère, elles ont bien chanté les dames ? Maman aussi, elle chante ; est-ce qu’elle saurait faire chanter la voix du violon ? »

Ninine a 2 ans. Dans le jardin, à Sarcelles, elle voit une fleur se détacher et tomber à terre. Elle la ramasse, la porte triomphalement à sa mère et lui dit : Le vent a cueilli cette fleur.

Au même âge : voyant sa grand-mère sous une tente qu’elle ne connaissait pas encore, elle sourit, regarde cette nouveauté dans tous les sens, cherche dans quels termes elle pourra donner son impression… « Grand-mère est là-dessous » dit-elle d’un air malicieux.

À 4 ans : Grand-mère, dans la conversation, a fait allusion à son inévitable départ dans l’autre monde : « Je ne veux pas que tu moures, grand-mère, je serais malheureuse… Qu’est-ce qu’on fait quand on est mort ? — On va voir le Bon Dieu, on est très heureux avec Lui — Alors, grand-mère, je penserai à toi ».

Au même âge :

Grand-mère : Ninine, veux-tu aller fermer la porte du buffet qui est restée entrouverte.

— Mais grand-mère, je ne suis pas « fermetière ».

Ninine : « Guy m’a donné un timbre. Il « coûte » de la valeur ! »

Ninine a posé son carton et un livre sur le fauteuil de sa grand-mère :

— Le soir, je n’ai pas de forces ; je descendrai ça demain chez moi.


Un mot de Guy à 4 ans :

— Je n’ai pas l’intention de devenir un curé.

— Ah ! pourquoi ? Est-ce parce qu’ils n’ont pas d’enfants ?…

— Pas d’enfants ! Eh bien, et les enfants de chœur ?


Étienne 5 ans :

— Je t’aime grand-mère parce que tu es une vieille grand-mère.

— À quoi vois-tu que je suis vieille ?

— Mais… tout le monde le voit ; tu n’as qu’à te regarder dans la glace, tu le verras aussi.


Daniel 4 ans 1/2. Son père l’emmène voir le défilé des troupes. Il est ravi et ponctue ce ravissement de saillies enfantinement délicieuses. Voici venir les chasseurs.

Papa : « Tu vois, c’est avec ceux-ci que papa a fait la guerre ».

Daniel : « Alors, tous ces monsieurs, c’est des papas ? ».


Une petite fille, 6 ans environ :

Quelqu’un lui raconte l’histoire de Jeanne d’Arc : « Jeanne d’Arc était une gentille bergère qui gardait ses moutons. Un jour, Saint Michel et Sainte Marguerite lui ont apparu et lui ont dit qu’il fallait qu’elle monte à cheval avec des soldats pour chasser de son pays — c’est-à-dire la France — des méchantes gens qui faisaient beaucoup de mal, des Anglais qui ne voulaient pas s’en aller. Alors Jeanne est partie, Saint Michel et Sainte Marguerite l’accompagnaient sans qu’elle les voie. De temps en temps ils venaient lui dire ce qu’il fallait faire, et elle le faisait. Mais des gens très méchants l’ont faite prisonnière et donnée aux Anglais qui l’ont brûlée »

La petite fille : « Eh ben, et les moutons, qu’est-ce qu’ils sont devenus ? »

Huguette, 6 ans. Elle apprend l’Histoire Sainte : le Bon Dieu ne voulant pas qu’Adam soit seul lui a pris une côte pour en faire une femme. Huguette : « Ça a dû faire un bon bifteck pour le Bon Dieu ».


Denise, 6 ans. Elle appelle sa sœur « cochon » !  ! Sa mère la gronde : — On ne dit pas de ces choses-là — Alors « vache » — On ne donne pas aux personnes des noms d’animaux, insiste la maman.

— « Boite », alors, dit rageusement la petite.


Martine (4 ans 1/2) joue avec son petit frère qui lui montre la paume de sa main et demande :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est, dit la petite, le côté plat avec quoi on prend.

La même, 5 ans. Il est convenu que l’on doit manger des pruneaux en nombre impair ; elle en prend trois. Mais elle en redemande trois autres.

— Alors, dit papa, est-ce que ça fait un nombre impair ?

La petite réfléchit, fait son calcul :

— Non, c’est un nombre pair.

— Que faire alors ?

— Mais, on n’a qu’à en prendre une troisième fois.


Ma petite-fille Yvette, 6 ans.

Jamais elle n’a cessé de penser à son papa ; il est toujours auprès d’elle :

— Le dimanche, à la messe, je lui parle.

— Que lui dis-tu ?

— Je lui dis ma fable.

Elle et sa sœur ont une discussion (?).

Yvette : « Non, je n’ai pas fait ça. Demande à papa, il le sait, lui ».

Ses lettres à grand-mère avec l’orthographe :

« Tu sé, tu me ferai telleman plaisir si tu voulè venir dans ma méson ; je ne té jamais vu dans ma maison.

Je ris à grand-mère ; je t’aime comme papa ».

1er Janvier

« Je ne suis pas contente de pas pouvoir t’embrassé aujourd’hui, mai j’embrasse ma lettre pour toi ».

Elle dessine une petite main et écrit : la petite main fait ami à grand-mère.


7 ans :

« Je choisis tous les jours les plus jolies fleurs pour papa et j’en mais dans un petit coin pour toi.

J’ai pas beaucoup d’idées, mais je pense à toi. Je voudrai que tu n’ai plus mal du tout ».


De ci, de là

Sœur Thérèse, quête chez les particuliers ; pénible besogne. Une vieille demoiselle lui donne 10 francs ; sœur Thérèse est ravie. Descendant l’escalier, échangeant quelques mots avec la concierge en train de nettoyer, elle informe celle-ci de son aubaine. Oh ! riposte la bonne femme, elle en donne bien d’autres, des 100 francs, des 200 francs… Mais ce qu’elle est avare ! !

Stupéfaction de sœur Thérèse ?

— Bien sûr, elle fait réchauffer deux fois du poulet !

— Mais si elle donnait moins, elle pourrait s’offrir du poulet tout frais.

— Oui, mais comme ça sa cuisinière est obligée de manger aussi du réchauffé.


Un bel exemple d’égoïsme : une femme est devant le bureau de poste, tenant une lettre non timbrée encore à la main. Elle sort un timbre de son sac. Au même moment, passe une petite fille : Petite, dit la femme, lèche-moi ce timbre.


Dans le bureau d’Ambroise Thomas.

… Lenepveu, son ami, professeur de composition, entre en coup de vent, l’air furibond. Il tire de sa poche une lettre :

— Voilà les horreurs que m’écrit un correspondant anonyme.

La lettre débute ainsi : Vous n’êtes qu’un vieux… disons polisson ; le reste à l’avenant. Thomas, après en avoir pris connaissance déclare qu’il n’y a pas là de quoi tant s’indigner… « À part le mot vieux, dit-il, je ne vois rien là dedans de si blessant ».


Dans une ambulance, pendant la Grande Guerre.

L’infirmière, le blessé.

Elle : Mon pauvre garçon, vous n’avez pas de chance ; votre blessure est bien mal placée, surtout pour un garçon désireux de se marier. N’êtes-vous pas fiancé ?

Lui : Que voulez-vous… Quand on était fiancé, on faisait comme si on était marié, quand on sera marié on fera comme si on était fiancé.


Conversation notée par Jeanne à la pharmacie de Sarcelles où se rencontrent deux amis qui ne se sont pas vu depuis longtemps.

x — Tiens, bonjour. Ça va ?

y — Et toi ?

x — T’es ici dans la pharmacie, comme moi ?

y — Oui, tu vois.

x — Eh ben, qu’est-ce que tu d’viens ?

y — Et toi ?

x — Eh ben, comme tu vois, j’suis chez l’pharmacien.

y — Ben, moi aussi.

x — (Tire sa montre) Midi, je m’sauve. Au r’voir.

y — J’suis bien content d’avoir fait un bout d’conversation avec toi.

y — Moi aussi ; ça fait toujours plaisir les bonnes nouvelles. A r’voir.

Ils se donnent une poignée de main.


16 Avril 1935.

Des gens disent : Hitler travaille bien pour son pays ! ! Imaginez un père de famille disant à ses enfants : Vous êtes une race supérieure, rien ne doit vous coûter pour tenir votre rang dans le monde. Ne craignez ni la fourberie, ni la calomnie, ni la mauvaise foi ; tous les moyens sont bons, il s’agit d’être les plus forts. Je suis là pour vous montrer le chemin, vous ouvrir les voies. Tout ce qui gêne, on n’a qu’à marcher dessus.

Hitler : Toutes nos ressources, nous les emploierons à nous armer afin de détrousser le monde.