Souvenirs et Idées/Fragment ou exposé d’une croyance spiritualiste

Calmann-Lévy (p. 269--).


FRAGMENT OU EXPOSÉ
D’UNE CROYANCE SPIRITUALISTE


FRAGMENT
OU EXPOSÉ D’UNE CROYANCE SPIRITUALISTE


(George Sand expose sa croyance qui est très proche de celle des « Théosophes », sous forme d’entretien avec un interlocuteur qui pose des questions.)


Il n’y a pas que l’esprit et la matière. Une proposition basée sur une simple antithèse n’aboutit à rien.

Il faut trois termes pour spécifier les trois éléments qui concourent à l’existence de tout ce qui est. C’est ce qui a fait symboliser de temps immémorial la divinité sous le nombre trois : la trinité. L’idée est grande et bonne.

Elle part delà meilleure logique que l’homme ait pu asseoir quant à Dieu. Il faut qu’il l’applique à lui-même et à tout ce qui est.

Il y a donc trois éléments coéternels. La matière, la vie organique et l’esprit. Nos corps sont matière et vie organique. L’esprit préside aux fonctions de cette matière organisée. Ne pas confondre la matière, la vie et l’esprit, va qu’ils peuvent exister et qu’ils existent séparément. Dès qu’ils existent simultanément l’homme existe complet.

Un cadavre n’est pas un homme, un idiot n’est pas un homme, une pensée (une abstraction) n’est pas un homme. Pour être un homme, il faut être un corps, une action et une idée. Vous trouvez tous les organes dans le cadavre ; pourquoi ne fonctionnent-ils plus ? Quel que soit le siège de la vie, ce n’est qu’un siège ; placez-le au cerveau ou au talon, vous n’en ferez pas autre chose.

Pourquoi est-elle partie, la vie des organes ? C’est que l’esprit l’a emmenée ailleurs.

Quel est-il, cet esprit ? Dieu. Est-il un pur esprit ? Non, puisqu’il est le possesseur et l’artisan de la vie.

La substance de l’univers est sa propre substance : toute matière est divine, toute fonction normale de la matière est divine, toute vie complète ou disjointe est divine. L’instant fugitif que nous appelons la mort est divin aussi.

Quand cet esprit de l’infini a séparé l’esprit des êtres finis de leur vie organique, que devient la matière ? que devient la vie ? que devient l’esprit qui présidait à leur union ?

Répondons avec ordre.

1° Merveille admirable qui tombe sous nos sens, la matière morte est tout aussitôt matière viable et se reconstitue ; par la décomposition en matière vivante, elle devient acide, sel, chaux, cendre, terre, plante, animal.

Le moindre grain de sa poussière est un engrais, c’est-à-dire un élément de fécondation.

2° Que devient la vie organique ?

Elle suit le sort de la matière, et se modifie pour animer les êtres que la matière modifiée va présenter à son action.

3° Que devient l’esprit ? L’esprit est l’élément mystérieux de l’opération ; il est le chef de la création, le roi de l’univers, et seul il n’obéit pas à des lois fatales. L’esprit durant la vie humaine s’est reconnu libre et s’est proclamé homme au nom du libre arbitre. D’accord avec Dieu, il va où il lui plaît. C’est-à-dire que Dieu esprit étant un principe libre, non assujetti à la matière et non limité à la vie organique, a mis dans l’esprit confié aux êtres organisés le principe de la liberté.

De même que durant son existence humaine l’esprit était libre d’aspirer à l’existence sidérale, il est parfaitement et complètement libre après sa séparation d’aller reprendre dans le monde terrestre ou dans tout autre domaine du règne uranien les fonctions de la vie organique et par conséquent le vêtement de la matière.

— Est-il libre de ne pas les reprendre ?

— Je crois qu’il n’en a pas et qu’il ne peut pas en avoir la volonté. Il a, dans le détail auquel il appartient, les mêmes fonctions que Dieu a dans l’ensemble. C’est de faire éclore la vie organique, qui est son mode de manifestation, son langage, sa figure. Il s’en empare donc aussitôt qu’il est libre de s’en emparer, et cette liberté commence aussitôt qu’il a dépouillé un de ces vêtements que nous appelons la vie d’un être.

— Il devient donc un être nouveau ?

— Oui.

— Un autre être ?

— Non, il est le même esprit, animant un autre organisme, par conséquent il s’est modifié.

— Est-il meilleur ou pire ?

— Meilleur ou pire à son gré. Il peut se tromper s’il n’a pas fait de sa précédente vie un usage intelligent. Il monte ou descend, avance ou recule dans la route du progrès. Mais ceci n’est pas une fatalité désespérante, car le progrès universel est la loi divine par excellence et la vie organique est le champ de l’expérience où l’esprit s’éclaire et se réhabilite forcément.

De même que dans la vie de l’homme intelligent les fautes se réparent ou nous mettent en garde contre le retour des chutes, de même dans la vie éternelle de l’esprit, chaque série d’existences est une leçon qu’il peut mettre à profit. Si une ou deux n’ont pas suffi, d’autres suffiront. La souffrance est un élément de guérison au physique comme au moral et ce n’est pas pour rien qu’elle est dans la nature.

Vous dites sans doute qu’elle est aussi une cause de maladie et de mort ? Je ne peux vous répondre que ceci : « La mort n’existe pas. Donc l’éternelle erreur et l’éternel châtiment de l’esprit ne peuvent exister. »

— Expliquez-moi maintenant comment cet esprit, dont la fonction est de faire éclore de la matière les fonctions de la vie, peut s’en aller tout seul, de fonction en fonction, chercher celle qu’il croit à sa convenance ?

— Il y va comme vous allez par la pensée dans la lune ou le soleil sans que votre corps vous suive.

— Mais je vois la lune et le soleil, ma vue sert de guide à mon esprit. L’action de ma vie organique m’a permis d’avoir la notion de ces demeures éloignées. Sans elle mon esprit ne se fût point avisé de leur existence. Sans elle il perdra cette notion.

— Votre esprit est la source de toutes les notions que vos organes confirment. Pour s’élancer de vous à la plus lointaine des étoiles il lui faut si peu de temps que je vous défie de mesurer la rapidité de son élan.

Il fait ce trajet certainement beaucoup plus vite que vous ne levez un doigt ; aussi, pour définir les opérations de l’esprit, on se sert souvent du mot instantané. L’esprit n’a donc pas besoin de vos organes pour parcourir spontanément les abîmes du ciel. Je vous accorde que privé de ses organes, il ne soit plus occupé des calculs relatifs à la vie passée ou future. Il est emporté par la puissance de son désir dans la région pour laquelle l’usage de la vie lui a donné des aptitudes.

Vous n’attendez pas de moi, j’imagine, que je vous dise de quelle façon il s’y prend pour revêtir une nouvelle vie organique. Ceci est le miracle de la création universelle, qui ne nous a pas été révélé et que l’esprit sait peut-être quand il est purement esprit.

Quelques-uns croient qu’il a des organes particuliers indépendants de la matière. C’est aller plus loin que je ne puis aller.

Ce que la raison me démontre, c’est que, quelque part que l’esprit se trouve, il rencontre dans la substance universelle tous les éléments nécessaires à la reconstruction de la vie organique.

— J’accepte ceci, mais je ne le vois pas en contact avec Dieu dans votre théorie.

— Étant donné une émanation particulière de Dieu, qu’il soit muni ou démuni d’organes, il est toujours en Dieu et avec Dieu. Vous aspirez à rentrer dans le sein de Dieu ; c’est l’aspiration des âmes élevées. Mais vous y êtes déjà et vous n’y serez pas de plus en plus, mais vous connaîtrez de plus en plus que vous y êtes.

— Et la notion, la perpétuité du moi, qu’en faites-vous ?

— La perpétuité du moi existe puisque rien ne se détruit. La notion de cette perpétuité est une affaire de progrès. Les hommes y ont toujours cru et tous ils la réclament. C’est donc un droit qu’ils affirment et une conquête assurée à l’avenir de l’esprit.

— En ce monde ?

— Vous m’en demandez trop. Mais je ne vois à cela rien d’impossible, car ce monde-ci, tout petit et incomplet qu’il nous paraît, a probablement autant de valeur et il est doué d’autant de perfectibilité que les autres. Tout ce qu’à l’aide de l’esprit nous pouvons saisir de lumière est lumière, et la lumière est belle, Lumière est donc synonyme de confiance, et quand la confiance n’est pas absolue, elle n’existe pas.

— Vous m’avez semblé faire trop bon marché du mal en le soumettant à des épreuves passagères.

— C’est que le mal, quelque monstrueux qu’il nous paraisse, n’est que l’ignorance du bien. C’est un aveuglement de l’esprit, que vous ne croyez pas définitif puisque, dès cette vie, vous le combattez chez les autres et en vous-même. L’esprit qui est dans l’homme est divin, mais il n’est pas Dieu. Il est borné et limité en vous ; il est une lumière qui marche et voyage. Libre, il se trompe de route et perd quelquefois sa lumière, en s’absorbant trop dans la vie organique, ou en s’isolant trop de cette vie. Il est lui-même une vie en travail qui prend ou perd de l’intensité comme tous les modes de la vie. Quelquefois même il s’assoupit au point qu’il semble disparu.

— Que devient-il dans la vie d’un fou, d’un idiot ou d’un criminel invétéré ?

— Ce qu’il devient dans vos rêves fantasques, dans votre sommeil accablé, dans vos cauchemars. Il fonctionne mal ou ne fonctionne pas d’une manière apparente. L’esprit a ses maladies, ses catalepsies, ses épilepsies comme le corps. Lié à tous les désordres de la vie organique, il est ou châtié ou éprouvé salutairement par elle. Châtié, il accomplit son expiation de l’enfer. Cela ne suffit-il pas dès cette vie ? Éprouvé, il subit la purification du purgatoire. En demandez-vous davantage ? et supposez-vous la justice divine plus exigeante pour les autres que vous ne le seriez pour vos ennemis ? Si vous avez l’infini de la vengeance dans le cœur, c’est la peur de l’infini pour vous, le besoin de l’enfer pour les autres, prenez garde. C’est là une dangereuse maladie de votre esprit.

— Dieu merci, je n’ai pas cette maladie, mais, si vous croyez que dès cette vie le châtiment ou la réhabilitation existent, pourquoi admettez-vous un état meilleur ou pire après la mort ?

— Parce que le châtiment n’est efficace et la réhabilitation n’est effectuée dès cette vie qu’autant que l’esprit en a eu conscience. Je n’oserais affirmer que cette conscience ne s’éveille pas à un moment donné d’une existence, dans le plus obscurci des esprits. Je ne puis pas non plus affirmer qu’elle s’y réveille infailliblement dans le cours de chaque existence. Je suppose donc, logiquement selon moi, que l’esprit continue à s’égarer dans d’autres migrations jusqu’au moment où la santé lui revient avec la lumière.

Peu m’importe qu’il soit dans une région de ténèbres et de douleurs à ce moment-là. Je le suppose aisément aussi vivace que la matière qui produit tout à coup des fleurs sur des immondices. Vous me diriez qu’il peut arriver à la décomposition de lui-même que je n’en désespérerais pas pour cela. Ce qu’on appelle fatalité pour la vie matérielle et organique est pour lui une loi que j’appelle renouvellement ou progrès. Je ne vous dirai pas qu’il est l’essence la moins périssable qui existe, puisque nous savons à présent que rien ne périt.

Je partirai de là au contraire, pour vous dire que ses destinées sont impérissables, et que le mal absolu n’existe pas plus que la mort définitive.


FIN