Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 15

Librairie Delagrave (deuxième sériep. 276-303).

XV

LA LARVE PRIMAIRE DES SITARIS


Jusque vers la fin du mois d’avril suivant, rien de nouveau ne se passe. Je profiterai de ce long repos pour mieux faire connaître la jeune larve, dont voici la description :

Longueur, 1 millimètre ou un peu moins. Coriace, d’un noir verdâtre luisant, convexe en dessus, plane en dessous, allongée, augmentant graduellement de diamètre de la tête au bout postérieur du métathorax, puis diminuant rapidement. Tête un peu plus longue que large, légèrement dilatée vers sa base, roussâtre vers la bouche et plus foncée vers les ocelles.

Labre en segment de cercle, roussâtre, bordé d’un petit nombre de cils raides et très courts. Mandibules fortes, rousses, courbes, aiguës, se joignant sans se croiser dans le repos. Palpes maxillaires assez longs, formés de deux articles cylindriques, égaux ; le dernier terminé par un cil très court. Mâchoires et lèvre inférieure trop peu visibles pour pouvoir être décrites avec certitude.

Antennes de deux articles cylindriques, égaux, peu nettement séparés, à peu près de la même longueur que ceux des palpes ; le dernier surmonté d’un cirrhe dont la longueur atteint jusqu’à trois fois celle de la tête, et qui va s’effilant jusqu’à devenir invisible à une forte loupe. En arrière de la base de chaque antenne, deux ocelles inégaux, presque contigus l’un à l’autre.

Segments thoraciques égaux en longueur et augmentant graduellement de largeur d’avant en arrière. Prothorax plus large que la tête, plus étroit antérieurement qu’à la base, légèrement arrondi sur les côtés. Pattes de médiocre longueur, assez robustes, terminées par un ongle puissant, long, aigu et très mobile. Sur la hanche et sur la cuisse de chaque patte, un long cirrhe pareil à celui des antennes, presque aussi long que la patte entière, et dirigé perpendiculairement au plan de locomotion quand l’animal se meut. Quelques cils raides sur les jambes.

Abdomen de neuf segments, sensiblement de même longueur entre eux, mais moindres que ceux du thorax et diminuant très rapidement de largeur jusqu’au dernier. Sous la dépendance du huitième segment, ou plutôt sous celle de l’intervalle membraneux séparant ce segment du dernier, se montrent deux pointes un peu arquées, courtes, mais fortes, aiguës, dures à leur extrémité et placées l’une à droite l’autre à gauche de la ligne médiane. Ces deux appendices peuvent, par un mécanisme qui rappelle en petit celui des tentacules du Colimaçon, rentrer en eux-mêmes par suite de l’état membraneux de leur base. Ils peuvent, en outre, s’abriter sous le huitième segment, entraînés qu’ils sont par le segment anal, lorsque ce dernier, en se contractant, rentre dans le huitième. Enfin le neuvième segment, ou segment anal, porte à son bord postérieur deux longs cirrhes pareils à ceux des pattes et des antennes, et se recourbant de haut en bas. En arrière de ce dernier segment, se montre un mamelon charnu, plus ou moins saillant ; c’est l’anus. J’ignore la position des stigmates ; ils se sont dérobés à mes investigations, bien que faites à l’aide du microscope.

Lorsque la larve est en repos, les divers segments sont régulièrement imbriqués, et les intervalles membraneux, correspondant aux articulations, ne sont pas visibles. Mais si la larve marche, toutes les articulations, surtout celles des segments abdominaux, se distendent et finissent par occuper presque autant de place que les arceaux cornés. En même temps, le segment anal sort de l’étui formé par le huitième ; l’anus, à son tour, s’allonge en mamelon et les deux pointes de l’avant-dernier anneau surgissent d’abord lentement, puis se dressent tout à coup par un mouvement brusque comparable à celui que produit un ressort en se détendant ; enfin ces deux points divergent en cornes de croissant. Une fois cet appareil complexe déployé, l’animalcule est en mesure de marcher sur la surface la plus glissante.

Le dernier segment et son bouton anal se recourbent à angle droit avec l’axe du corps, et l’anus vient s’appliquer sur le plan de locomotion, où il déverse une gouttelette d’un liquide hyalin et filant, qui englue la bestiole et la maintient solidement en place, appuyée sur une espèce de trépied que forment le bouton anal et les deux cirrhes du dernier segment. Si l’on observe le mode de locomotion de l’animal sur une lame de verre, on peut tenir la lame dans une position verticale, la renverser même sens dessus dessous, la secouer légèrement sans que la larve se détache et tombe, retenue qu’elle est par l’humeur agglutinative du bouton anal.

S’il faut avancer sur un plan où une chute n’est pas à craindre, la microscopique bête emploie un autre procédé. Elle recourbe l’abdomen, et lorsque les deux pointes du huitième segment, alors pleinement étalées, ont trouvé un point d’appui solide en labourant, pour ainsi dire, le plan de locomotion, elle s’appuie sur cette base et se porte en avant, en dilatant les diverses articulations abdominales. Ce mouvement en avant est d’ailleurs favorisé par le jeu des pattes, qui sont loin de rester inactives. Cela fait, elle jette l’ancre avec les puissants onglets de ses pattes ; l’abdomen se contracte, ses divers anneaux se resserrent, et l’anus, tiré en avant, prend de nouveau appui, à l’aide des deux pointes, pour commencer la seconde de ces curieuses enjambées.

Au milieu de ces manœuvres, les cirrhes des hanches et des cuisses traînent sur le plan d’appui, et par leur longueur, leur élasticité, ne paraissent propres qu’à entraver la marche. Mais ne nous hâtons pas de conclure à une inconséquence : le moindre des êtres est approprié aux conditions au milieu desquelles il doit vivre ; il est à croire que ces filaments, loin d’entraver l’animalcule en marche, doivent, dans les circonstances normales, lui être de quelque secours.

Le peu que nous venons d’apprendre nous montre déjà que la jeune larve de Sitaris n’est pas appelée à se mouvoir sur une surface ordinaire. Le lieu, quel qu’il soit, où cette larve doit vivre plus tard, l’expose à de bien nombreuses chances de chutes périlleuses, puisque, pour les prévenir, elle est non seulement armée d’ongles robustes, très mobiles, et d’un croissant acéré, espèce de soc capable de mordre sur le corps le mieux poli, mais encore elle est munie d’un liquide visqueux, assez tenace pour l’engluer et la maintenir en place sans le secours des autres appareils. En vain je me suis mis l’esprit à la torture pour soupçonner quel pouvait être le corps si mobile, si vacillant, si dangereux, que doivent habiter les jeunes Sitaris, rien n’a pu m’expliquer la nécessité de l’organisation que je viens de décrire. Convaincu d’avance, par l’étude attentive de cette organisation, que je serais témoin de singulières mœurs, j’ai attendu, avec une vive impatience, le retour de la belle saison, ne doutant pas qu’à l’aide d’une observation persévérante le mystère ne me fût dévoilé au printemps suivant. Ce printemps si désiré est enfin venu ; j’ai mis en œuvre tout ce que je peux posséder de patience, d’imagination, de clairvoyance ; mais, à ma grande honte, à mon regret plus grand encore, le secret m’a échappé. Oh ! qu’ils sont pénibles ces tourments de l’indécision lorsqu’il faut remettre à l’année suivante une étude qui n’a pas abouti !

Mes observations faites dans le courant du printemps 1856, quoique purement négatives, ont cependant leur intérêt, parce qu’elles démontrent fausses quelques suppositions qu’amène naturellement le parasitisme incontestable des Sitaris. J’en dirai donc quelques mots. Vers la fin d’avril, les jeunes larves, jusque-là immobiles et blotties dans le tas spongieux des enveloppes des œufs, sortent de leur immobilité, se dispersent et parcourent en tous sens les boîtes et les flacons où elles ont passé l’hiver. À leur démarche précipitée, à leurs infatigables évolutions, aisément on devine qu’elles recherchent quelque chose qui leur manque. Cette chose, que peut-elle être, si ce n’est de la nourriture ? N’oublions pas, en effet, que ces larves sont écloses à la fin de septembre, et que depuis cette époque, c’est-à-dire pendant sept mois complets, elles n’ont pris aucune nourriture, bien qu’elles aient passé ce laps de temps avec toute leur vitalité, ainsi que j’ai pu m’en assurer tout l’hiver en les irritant, et non dans une torpeur analogue à celle des animaux hibernants. Aussitôt écloses, elles sont vouées, quoique pleines de vie, à une abstinence absolue de la durée de sept mois ; il est donc naturel de supposer, en voyant leur agitation actuelle, qu’une faim impérieuse les met ainsi en mouvement.

La nourriture désirée ne saurait être que le contenu des cellules de l’Anthophore, puisque plus tard on trouve les Sitaris dans ces cellules. Or, ce contenu se borne ou à du miel ou à des larves. J’ai conservé précisément des cellules d’Anthophore occupées par des nymphes ou par des larves. J’en mets quelques-unes, soit ouvertes, soit fermées, à la portée des jeunes Sitaris, comme je l’avais déjà fait immédiatement après l’éclosion. J’introduis même les Sitaris dans les cellules : je les dépose sur les flancs de la larve, succulent morceau, tout semble le dire ; je m’y prends de toutes les manières pour tenter leur appétit ; et après avoir épuisé mes combinaisons, toujours infructueuses, je reste convaincu que mes bestioles affamées ne recherchent ni larves, ni nymphes d’Anthophore.

Essayons maintenant le miel. Il faut employer évidemment du miel élaboré par la même espèce d’Anthophore que celle aux dépens de laquelle vivent les Sitaris. Mais cette abeille n’est pas fort commune dans les environs d’Avignon, et mes occupations du lycée ne me permettent pas de m’absenter pour me rendre à Carpentras, où elle est si abondante. Je perds ainsi, à la recherche de cellules approvisionnées de miel, une bonne partie du mois de mai ; je finis cependant par en trouver de fraîchement closes et appartenant à l’Anthophore voulue. J’ouvre ces cellules avec l’impatience fébrile du désir longtemps mis à l’épreuve. Tout va bien : elles sont à demi pleines d’un miel coulant, noirâtre, nauséabond, à la surface duquel flotte la larve de l’hyménoptère récemment éclose. Cette larve est enlevée, et je dépose à la surface du miel, avec mille précautions, un ou plusieurs Sitaris. Dans d’autres cellules, je laisse la larve de l’hyménoptère et j’y introduis des Sitaris, que je dépose tantôt sur le miel, tantôt sur la paroi interne de la cellule, ou simplement à son entrée. Enfin, toutes ces cellules, ainsi préparées, sont mises dans des tubes de verre, qui me permettront une observation facile, sans crainte de troubler, dans leur repas, mes convives affamés.

Mais que vais-je parler de repas ! Ce repas n’a pas lieu. Les Sitaris placés à l’entrée d’une cellule, loin de chercher à y pénétrer, l’abandonnent et s’égarent dans le tube de verre ; ceux qui ont été déposés sur la face intérieure des cellules, à proximité du miel, sortent précipitamment, à demi englués et trébuchant à chaque pas ; ceux enfin que je me figurais avoir le plus favorisés en les déposant sur le miel même, se débattent, s’empêtrent dans la masse gluante et y périssent étouffés. Jamais expérience n’a subi pareille déconfiture. Larves, nymphes, cellules, miel, je vous ai tout offert ; que voulez-vous donc, bestioles maudites ?

Lassé de toutes ces tentatives sans résultat, je finis par où j’aurais dû commencer, je me rendis à Carpentras. Mais il était trop tard : l’Anthophore avait fini ses travaux, et je ne parvins à rien voir de nouveau. Dans le courant de l’année, j’appris de L. Dufour, à qui j’avais parlé des Sitaris, j’appris, dis-je, que l’animalcule trouvé par lui sur les Andrènes et décrit sous le nom générique de Triungulinus, avait été reconnu plus tard par Newport comme étant la larve d’un Méloé. Or, j’avais trouvé précisément quelques Méloés dans les cellules de la même Anthophore qui nourrit les Sitaris. Y aurait-il parité de mœurs entre les deux genres d’insectes ? Ce fut pour moi un trait de lumière ; mais j’eus tout le temps de mûrir mes projets : il me fallait encore attendre une année.

Le mois d’avril venu, mes larves de Sitaris se mirent, comme à l’ordinaire, en mouvement. Le premier hyménoptère venu, une Osmie, est jeté vivant dans un flacon où se trouvent quelques-unes de ces larves, et au bout d’un quart d’heure de séjour, je les visite à la loupe. Cinq Sitaris sont implantés dans la toison du thorax. C’est fait, le problème est résolu !… Les larves de Sitaris, comme celles des Méloés, se cramponnent à la toison de leur amphitryon et se font voiturer par lui jusque dans la cellule. Dix fois je recommence l’épreuve avec les divers hyménoptères qui viennent butiner sur les lilas en fleurs devant ma fenêtre, et en particulier avec les Anthophores mâles ; le résultat se maintient le même : les larves s’implantent au milieu des poils de leur thorax. Mais après tant de désappointements on devient méfiant ; aussi convient-il d’aller observer le fait sur les lieux mêmes ; les vacances scolaires de Pâques arrivent d’ailleurs fort à propos pour faire à loisir ces observations.

J’avouerai que ce ne fut pas sans quelques battements de cœur plus précipités qu’à l’ordinaire, que je me trouvai de nouveau en face du talus à pic où niche l’Anthophore. Que va décider l’expérience ? Va-t-elle encore une fois me couvrir de confusion ? Le temps est froid, pluvieux ; aucun hyménoptère ne se montre sur le petit nombre de fleurs printanières épanouies. À l’entrée des galeries sont blotties de nombreuses Anthophores immobiles, transies. À l’aide de pinces, je les sors une à une de leur cachette pour les examiner à la loupe. La première a des larves de Sitaris sur le thorax ; la seconde en a également, la troisième, la quatrième de même, et ainsi de suite, aussi loin que je désire pousser cet examen. Je change de galerie, dix, vingt fois, le résultat est invariable. Il y eut là, pour moi, un de ces moments comme en ont ceux qui, après avoir pendant des années tourné et retourné une idée de toutes les manières, peuvent enfin s’écrier ; Eurêka !

Les journées suivantes, un ciel tiède et serein permit aux Anthophores de quitter leurs retraites pour se répandre dans la campagne et butiner sur les fleurs. Je recommençai mon examen sur ces Anthophores volant sans relâche d’une fleur à l’autre, soit dans le voisinage des lieux où elles étaient nées, soit à de grandes distances de ces mêmes lieux. Quelques unes se trouvèrent sans larves de Sitaris ; d’autres, en plus grand nombre, en avaient deux, trois, quatre, cinq ou davantage entre les poils du thorax. À Avignon, où je n’ai pas encore vu le Sitaris humeralis, la même espèce d’Anthophore, observée à peu près à la même époque, tandis qu’elle butinait sur les lilas fleuris, s’est trouvée toujours exempte de jeunes larves de Sitaris ; à Carpentras, au contraire, où ne se rencontre pas un domicile d’Anthophores sans Sitaris, presque les trois quarts des individus que j’ai visités avaient quelques-unes de ces larves au milieu de leur toison.

Mais, d’autre part, si l’on recherche ces larves dans les vestibules où elles se trouvaient quelques jours avant, amoncelées en tas, on n’en trouve plus. Par conséquent, lorsque les Anthophores, ayant ouvert leurs cellules, s’engagent dans les galeries pour en atteindre l’orifice et s’envoler ; ou bien, lorsque le mauvais temps et la nuit les y ramènent momentanément, les jeunes larves de Sitaris, tenues en éveil dans ces mêmes galeries par le stimulant de l’instinct, s’attachent à ces hyménoptères, se glissent dans leur fourrure, et s’y cramponnent d’une manière assez solide pour ne pas avoir à craindre une chute dans les lointaines pérégrinations de l’insecte qui les porte. En s’attachant ainsi aux Anthophores, les jeunes Sitaris ont évidemment pour but de se faire transporter, et au moment opportun, dans les cellules approvisionnées.

On pourrait même croire tout d’abord qu’ils vivent quelque temps sur le corps de l’Anthophore, comme les parasites ordinaires, les Philoptères, les Poux, vivent sur le corps de l’animal qui les nourrit. Il n’en est rien cependant. Les jeunes Sitaris, implantés au milieu des poils, perpendiculairement au corps de l’Anthophore, la tête en dedans, l’arrière en dehors, ne remuent plus du point qu’ils ont choisi et qui se trouve dans le voisinage des épaules de l’abeille. On ne les voit pas errer d’un point à un autre pour explorer le corps de l’Anthophore et en rechercher les parties où les téguments ont plus de délicatesse, comme ils ne manqueraient pas de le faire si réellement ils puisaient quelque nourriture dans les sucs de l’hyménoptère. Au contraire, presque toujours fixés sur la partie la plus résistante, la plus dure du corps de l’abeille, sur le thorax, un peu au-dessous de l’insertion des ailes, ou plus rarement sur la tête, ils gardent une complète immobilité, et se tiennent fixés au même poil, à l’aide des mandibules, des pattes, du croissant fermé du huitième segment, enfin à l’aide de la glu du bouton anal. S’ils viennent à être troublés dans cette position, ils gagnent à regret un autre point du thorax, en s’ouvrant un passage à travers sa fourrure, et finissent par se fixer à un autre poil, comme ils l’étaient avant.

Pour mieux me convaincre encore que les jeunes larves de Sitaris ne se nourrissent pas aux dépens du corps de l’Anthophore, j’ai mis quelquefois à leur portée, dans un flacon, des hyménoptères morts depuis longtemps et complètement desséchés. Sur ces cadavres arides, bons tout au plus à ronger, mais où il n’y avait assurément rien à sucer, les larves de Sitaris ont gagné la position habituelle et y sont restées immobiles comme sur l’insecte vivant. Elles ne puisent donc rien dans le corps de l’Anthophore ; mais peut-être rongent-elles sa toison, comme les Philoptères rongent les plumes des oiseaux ?

Pour cela, il leur faudrait un appareil buccal d’une certaine vigueur, en particulier des mâchoires cornées et robustes, tandis que ces mâchoires sont si aiguës, qu’un examen microscopique n’a pu me les montrer. Les larves sont, il est vrai, pourvues de fortes mandibules ; mais ces mandibules aiguës, recourbées et excellentes pour tirailler, pour déchirer la nourriture, ne sauraient servir à la broyer, à la ronger. Enfin, une dernière preuve en faveur de l’état passif des larves de Sitaris sur le corps des Anthophores, c’est que ces dernières ne paraissent nullement incommodées de leur présence, puisqu’on ne les voit pas chercher à s’en débarrasser. Des Anthophores exemptes de ces larves, et d’autres en portant cinq ou six sur le corps, ont été mises séparément dans des flacons. Quand le premier trouble résultant de la captivité a été calmé, je n’ai rien pu voir de particulier sur celles qu’occupaient les jeunes Sitaris. Et si toutes ces raisons ne suffisaient pas, j’ajouterais qu’un animalcule qui a pu déjà passer sept mois sans nourriture, et qui dans peu de jours va s’abreuver d’une matière fluide, hautement savoureuse, commettrait une singulière inconséquence en se mettant à ronger le duvet aride d’un hyménoptère. Il me paraît donc indubitable que les jeunes Sitaris ne s’établissent sur le corps de l’Anthophore que pour se faire transporter par elles dans les cellules, dont la construction ne tardera pas à commencer.

Mais jusque-là, il faut que les parasites futurs se maintiennent dans la toison de leur amphitryon, malgré ses rapides évolutions au milieu des fleurs, malgré le frottement contre les parois des galeries quand il y pénètre pour s’y abriter, et surtout malgré les coups de brosse qu’il doit se donner assez souvent avec les pattes, pour s’épousseter, se lustrer. De là, sans doute, la nécessité de cet appareil étrange qu’une station et une locomotion sur des surfaces ordinaires ne sauraient expliquer, comme il a été dit plus haut, lorsqu’on s’est demandé quel pouvait être le corps si mobile, si vacillant, si plein de dangers, où la larve devait s’établir plus tard. Ce corps, c’est un poil d’un hyménoptère, qui fait mille courses rapides, qui tantôt plonge dans ses étroites galeries, tantôt pénètre avec violence dans la gorge étranglée d’une corolle et ne reste en repos que pour se brosser avec les pattes, se débarrasser des grains de poussière recueillis par le duvet qui le recouvre.

On comprend très bien maintenant l’utilité du croissant exsertile dont les deux cornes, en se rapprochant, peuvent saisir un poil mieux que ne le ferait la pince la plus délicate ; on voit toute l’opportunité de la glu tenace qu’au moindre danger l’anus fournit pour arrêter l’animalcule dans une chute imminente ; on se rend compte enfin du rôle utile que peuvent remplir ici les cirrhes élastiques des hanches et des pattes, véritable superfluité très embarrassante pour la marche sur un plan uni, mais qui, dans le cas actuel, pénètrent comme autant de sondes dans l’épaisseur du duvet de l’Anthophore, et servent à maintenir la larve de Sitaris pour ainsi dire à l’ancre. Plus on réfléchit à cette organisation modelée en apparence par un caprice aveugle, lorsque la larve se traîne péniblement sur un plan uni, et plus on est pénétré d’admiration devant les moyens aussi efficaces que variés prodigués à la débile créature pour conserver son périlleux équilibre.

Avant de raconter ce que deviennent les larves de Sitaris en abandonnant le corps des Anthophores, je ne saurais passer sous silence une particularité fort remarquable. Tous les hyménoptères envahis par ces larves et observés jusqu’ici se sont trouvés, sans une seule exception, des Anthophores mâles. Ce sont des mâles que j’ai retirés de leurs cachettes ; ce sont des mâles que j’ai saisis sur les fleurs ; et malgré d’actives recherches, je n’ai pu trouver une seule femelle en liberté. La cause de cette absence totale de femelles est facile à reconnaître.

En abattant quelques mottes de terre de la nappe occupée par les nids, on voit que si tous les mâles ont déjà ouvert et abandonné leurs cellules, les femelles, au contraire, y sont encore incluses, mais sur le point de prendre bientôt l’essor. Cette apparition des mâles un mois presque avant la sortie des femelles, n’est pas particulière aux Anthophores ; je l’ai constatée chez beaucoup d’autres hyménoptères, et en particulier chez l’Osmia tricornis qui habite le même emplacement que l’Anthophora pilipes. Les mâles de l’Osmie apparaissent même avant ceux de l’Anthophore, et à une époque si précoce, qu’alors les jeunes larves de Sitaris ne sont peut-être pas encore excitées par l’instinctive impulsion qui les met en activité. C’est, sans doute, à leur réveil précoce que les mâles de l’Osmie doivent de pouvoir traverser impunément les corridors où sont entassées les jeunes larves de Sitaris, sans que ces dernières s’attachent à leur toison ; du moins, je ne saurais expliquer autrement l’absence de ces larves sur le dos des Osmies mâles, puisque, quand on les met artificiellement en présence de ces hyménoptères, elles s’y attachent aussi volontiers qu’aux Anthophores.

La sortie hors de l’emplacement commun commence par les Osmies mâles, se continue par les Anthophores mâles, et se termine par la sortie à peu près simultanée des Osmies et des Anthophores femelles. J’ai pu aisément constater cette succession en observant chez moi, au premier printemps, l’époque de rupture des cellules que j’avais recueillies dans le précédent automne.

Au moment de leur sortie, les Anthophores mâles traversant les galeries où attendent, en plein éveil, les larves de Sitaris, doivent en prendre un certain nombre ; et ceux d’entre eux qui, s’engageant dans des couloirs déserts, échappent ainsi une première fois à l’ennemi, ne lui échapperont pas longtemps, puisque la pluie, l’air froid et la nuit les ramènent à leurs anciennes demeures, où ils s’abritent tantôt dans une galerie, tantôt dans une autre, pendant une grande partie du mois d’avril. Ces allées et venues des mâles dans les vestibules de leurs habitations, le séjour prolongé que le mauvais temps les contraint souvent d’y faire, fournissent aux Sitaris l’occasion la plus favorable pour se glisser dans leur fourrure et y prendre position. Aussi, après un mois environ d’un pareil état de choses, il ne doit pas rester, ou il ne reste que fort peu de larves errant encore sans avoir atteint leur but. À cette époque, je n’ai pu réussir à en trouver autre part que sur le corps des Anthophores mâles.

Il est donc extrêmement probable qu’à leur sortie, à l’approche du mois de mai, les Anthophores femelles ne prennent pas des larves de Sitaris dans les couloirs, ou n’en prennent qu’un nombre qui ne peut soutenir de comparaison avec celui que portent les mâles. En effet, les premières femelles que j’ai pu observer au mois d’avril, dans le voisinage même des nids, étaient exemptes de ces larves. Cependant, c’est sur les femelles que les larves de Sitaris doivent finalement s’établir, les mâles sur lesquels ils sont en ce moment n’étant pas capables de les introduire dans les cellules, puisqu’ils ne prennent aucune part à leur construction et à leur approvisionnement. Il y a donc, à un certain moment, passage de larves de Sitaris des Anthophores mâles sur les Anthophores femelles ; et ce passage s’effectue, sans aucun doute, lors du rapprochement des deux sexes. La femelle trouve à la fois, dans les embrassements du mâle, et la vie et la mort de sa progéniture ; au moment où elle se livre au mâle pour la conservation de sa race, les parasites vigilants passent du mâle sur la femelle pour l’extermination de cette même race.

À l’appui de ces déductions, voici une expérience assez concluante alors même qu’elle ne réalise que grossièrement les circonstances naturelles. Sur une femelle prise dans sa cellule, et par conséquent dépourvue de Sitaris je place un mâle qui en est pourvu, et je maintiens les deux sexes en contact, en maîtrisant autant que possible leurs mouvements désordonnés. Après quinze à vingt minutes de ce rapprochement forcé, la femelle se trouve envahie par une ou plusieurs larves qui étaient d’abord sur le mâle ; il est vrai que l’expérience ne réussit pas toujours dans des conditions aussi imparfaites.

En surveillant à Avignon les rares Anthophores que j’ai pu découvrir, il m’a été possible de saisir l’instant précis de leurs travaux ; et le jeudi suivant, 21 mai, je me suis rendu en toute hâte à Carpentras pour assister, s’il était possible, à l’entrée des Sitaris dans les cellules de l’abeille. Je ne me suis pas trompé, les travaux sont en pleine activité.

Devant une haute nappe de terre, s’agite un ballet en démence, un essaim stimulé par le soleil, qui l’inonde de lumière et de chaleur. C’est une nuée d’Anthophores de quelques pieds d’épaisseur et d’une étendue mesurée sur celle de l’espèce de façade que forme le sol à pic. Du sein tumultueux de la nue s’élève un monotone et menaçant murmure, tandis que le regard s’égare, sans pouvoir se retrouver, au milieu des inextricables évolutions de l’ardente cohue. Avec la rapidité de l’éclair, des milliers d’Anthophores s’éloignent incessamment et se dispersent dans la campagne pour butiner ; incessamment aussi des milliers d’autres arrivent, chargées de miel ou de mortier, et maintiennent l’essaim dans les mêmes redoutables proportions.

Quelque peu novice alors sur le caractère de ces insectes, malheur, me disais-je, malheur à l’imprudent qui pousserait l’audace jusqu’à pénétrer au cœur de l’essaim, et surtout jusqu’à porter une main téméraire sur les demeures en construction ! Aussitôt enveloppé par la foule furieuse, il expierait sa folle entreprise sous mille coups d’aiguillon. À cette pensée, rendue plus alarmante par le souvenir de certaines mésaventures dont j’ai été victime en voulant observer de trop près les gâteaux des Frelons (Vespa Crabro), je sens un frisson d’appréhension me courir sur le corps.

Et cependant, pour mettre en son jour la question qui m’amène ici, il faut nécessairement pénétrer dans le redoutable essaim, il me faut me tenir des heures entières, tout le jour peut-être, en observation devant les travaux que je vais bouleverser ; et, la loupe à la main, scruter, impassible au milieu du tourbillon furieux, ce qui se passe dans les cellules. L’emploi d’un masque, de gants, d’enveloppes quelconques, n’est pas d’ailleurs praticable, car toute la dextérité des doigts et toute la liberté de la vue sont nécessaires pour les recherches que j’ai à faire. N’importe : devrais-je sortir de ce guêpier le visage tuméfié, méconnaissable, il me faut aujourd’hui une solution décisive au problème qui m’a trop longtemps préoccupé.

Quelques coups de filet, en dehors de l’essaim, sur les Anthophores se rendant à la récolte ou en revenant, m’ont bientôt appris que les larves de Sitaris sont campées sur le thorax, comme je m’y attendais, et y occupent la même place que sur les mâles. Les circonstances sont donc on ne peut plus favorables, et sans plus tarder visitons les cellules.

Mes dispositions sont aussitôt prises : je serre étroitement mes habits pour ne laisser aux abeilles que le moins de prise possible, et je m’engage au milieu de l’essaim. Quelques coups de pioche, qui éveillent dans le murmure des Anthophores un crescendo peu rassurant, m’ont bientôt mis en possession d’une motte de terre ; et je fuis à la hâte, tout étonné de me trouver encore sain et sauf et de ne pas être poursuivi. Mais la motte de terre que je viens de détacher est trop superficielle, elle ne contient que des cellules d’Osmie, où je n’ai rien à voir pour le moment. Une seconde expédition a lieu, plus longue que la première, et quoique ma retraite se soit opérée sans grande précipitation, aucune Anthophore ne m’a atteint de son dard, ne s’est même montrée disposée à fondre sur l’agresseur.

Ce succès m’enhardit. Je reste en permanence devant les constructions, abattant sans relâche des mottes pleines de cellules, et au milieu du désordre inévitable, répandant à terre le miel liquide, éventrant des larves, écrasant les Anthophores occupées dans leur nid. Toutes ces dévastations n’arrivent à éveiller dans l’essaim qu’un murmure plus sonore, sans être suivies d’aucune démonstration hostile de sa part. Les Anthophores dont les cellules ne sont pas atteintes s’occupent de leurs travaux comme si rien d’extraordinaire ne se passait à côté ; celles dont les habitations sont bouleversées tâchent de les réparer, ou planent, éperdues, devant leurs ruines ; mais aucune ne paraît vouloir fondre sur l’auteur du dégât ; tout au plus quelques-unes, plus irritées, me viennent, par intervalles, planer devant le visage, face à face, à une paire de pouces de distance, puis s’envolent après quelques instants de ce curieux examen.

Malgré le choix d’un emplacement commun pour les nids, qui ferait croire à un commencement de communauté d’intérêts entre les Anthophores, ces hyménoptères obéissent donc à la loi égoïste de chacun pour soi, et ne savent pas se liguer pour repousser un ennemi qui les menace tous. Chaque Anthophore prise isolément ne sait pas même se précipiter sur l’ennemi qui ravage ses cellules et l’écarter à coups d’aiguillon : la pacifique bête quitte à la hâte sa demeure ébranlée par la sape, fuit éclopée, quelquefois même blessée mortellement, sans songer à faire usage de son dard venimeux, si ce n’est lorsqu’on la saisit. Bien d’autres hyménoptères, collecteurs de miel ou chasseurs, sont tout aussi bénins ; et je peux affirmer aujourd’hui, après une longue expérience, que seuls les hyménoptères sociaux, Abeille domestique, Guêpes et Bourdons, savent combiner une défense commune, et seuls osent fondre isolément sur l’agresseur pour en tirer une vengeance individuelle.

Grâce à cette bénignité inattendue de l’abeille maçonne, j’ai pu, des heures entières, poursuivre à loisir mes recherches, assis sur une pierre au milieu de l’essaim murmurant et éperdu, sans recevoir un seul coup d’aiguillon, bien que je n’eusse pris aucune précaution pour m’en préserver. Des gens de la campagne venant à passer et me voyant assis, impassible, au milieu du tourbillon d’abeilles, se sont arrêtés, ébahis, pour me demander si je les avais conjurées, ensorcelées, puisque je paraissais n’avoir rien à en redouter. « Mé, moun bel ami, li-z-avé doun escounjurado què vou pougnioun pa, canèu de sort ! » Mes divers engins répandus à terre, boîtes, flacons, tubes de verre, pinces, loupes ont été certainement pris par ces bonnes gens pour les instruments de mes maléfices.

Procédons maintenant à l’examen des cellules. Les unes sont encore ouvertes et ne contiennent qu’une provision plus ou moins complète de miel. Les autres sont hermétiquement fermées avec un couvercle de terre. Le contenu de ces dernières est fort variable. Tantôt c’est une larve d’hyménoptère ayant achevé sa pâtée ou étant sur le point de l’achever ; tantôt une larve blanche comme la précédente, mais plus ventrue et de forme fort différente ; tantôt, enfin, c’est du miel avec un œuf flottant à la surface. Le miel est liquide, gluant, d’une couleur brunâtre et d’une odeur forte, repoussante. L’œuf est d’un beau blanc, cylindrique, un peu courbé en haut, d’une longueur de 4 à 5 millimètres, sur une largeur qui n’atteint pas tout à fait un millimètre ; c’est l’œuf de l’Anthophore.

Dans quelques cellules, cet œuf nage seul à la surface du miel ; dans d’autres, fort nombreuses, on voit, établie sur l’œuf de l’Anthophore, comme sur une espèce de radeau, une jeune larve de Sitaris avec la forme et les dimensions que j’ai décrites plus haut, c’est-à-dire avec la forme et les dimensions que l’animalcule possède au sortir de l’œuf. Voilà l’ennemi dans le logis.

Quand et comment s’y est-il introduit ? Dans aucune des cellules où je l’observe, il ne m’est possible de distinguer une fissure qui lui ait permis d’entrer ; elles sont toutes closes d’une façon irréprochable. Le parasite s’est donc établi dans le magasin à miel avant que ce magasin fût fermé ; d’autre part, les cellules ouvertes et pleines de miel, mais encore sans l’œuf de l’Anthophore, sont constamment sans parasite. C’est donc pendant la ponte ou après la ponte, quand l’Anthophore est occupée à maçonner la porte de la cellule, que la jeune larve s’y introduit. Il est impossible de décider expérimentalement à laquelle de ces deux époques il faut rapporter l’introduction des Sitaris dans la cellule ; car, quelque pacifique que soit l’Anthophore, il est bien évident qu’on ne peut songer à être témoin de ce qui se passe dans sa cellule au moment où elle y dépose un œuf ou au moment où elle en construit le couvercle. Mais quelques essais nous auront bientôt convaincu que le seul instant qui puisse permettre au Sitaris de s’établir dans la demeure de l’hyménoptère est l’instant même où l’œuf est déposé à la surface du miel.

Prenons une cellule d’Anthophore pleine de miel et munie d’un œuf et, après en avoir enlevé le couvercle, déposons-la dans un tube de verre avec quelques larves de Sitaris. Les larves ne paraissent nullement affriandées par ce trésor de nectar qu’on vient de mettre à leur portée ; elles errent au hasard dans le tube, parcourent le dehors de la cellule, arrivent parfois sur le bord de son orifice, et très rarement s’aventurent dans son intérieur, sans y plonger bien avant et pour ressortir aussitôt. Si quelqu’une arrive jusqu’au miel, qui ne remplit qu’à demi la cellule, elle cherche à fuir dès qu’elle a éprouvé la mobilité du sol gluant sur lequel elle allait s’engager ; mais trébuchant à chaque pas, par suite de la viscosité qui s’est attachée à ses pattes, elle finit souvent par retomber dans le miel où elle périt étouffée.

On peut encore expérimenter de la manière suivante. Après avoir préparé une cellule comme précédemment, on dépose, avec tout le soin possible, une larve sur sa paroi interne, ou bien à la surface même des provisions. Dans le premier cas, la larve se hâte de sortir ; dans le second cas, elle se débat quelque temps à la surface du miel, et finit par s’y empêtrer tellement, qu’après mille efforts pour gagner la rive, elle est étouffée dans le lac visqueux.

En somme, toutes les tentatives pour faire établir la larve de Sitaris dans une cellule d’Anthophore approvisionnée de miel et munie d’un œuf, n’obtiennent pas plus de succès que celles que j’ai faites avec des cellules dont la provision était déjà entamée par la larve de l’hyménoptère, comme je l’ai dit plus haut. Il est donc certain que la larve de Sitaris n’abandonne pas la toison de l’abeille maçonne, lorsque celle-ci est dans sa cellule ou à son entrée, pour se porter elle-même au-devant du miel convoité ; car ce miel causerait inévitablement sa perte si, par malheur, elle venait à toucher, simplement du bout des tarses, sa dangereuse surface.

Puisqu’on ne peut admettre qu’au moment où l’Anthophore bâtit sa porte, la larve de Sitaris quitte le corselet velu de son amphitryon pour pénétrer inaperçue dans la cellule, dont l’ouverture n’est pas encore entièrement murée, il ne reste que l’instant de la ponte à examiner. Rappelons d’abord que le jeune Sitaris, qu’on trouve dans une cellule close, est toujours placé sur l’œuf de l’abeille. Nous allons voir, dans quelques instants, que cet œuf ne sert pas simplement de radeau à l’animalcule flottant sur un lac très perfide, mais encore constitue sa première et indispensable nourriture. Pour arriver jusqu’à cet œuf, placé au centre du lac de miel, pour atteindre de toute nécessité ce radeau, en même temps première ration, la jeune larve a évidemment quelque moyen d’éviter le contact mortel du miel ; et ce moyen ne saurait être fourni que par les manœuvres de l’hyménoptère lui-même.

En second lieu, des observations multipliées à satiété m’ont démontré qu’à aucune époque, on ne trouve dans chaque cellule envahie qu’un seul Sitaris, sous l’une ou l’autre des formes multiples qu’il revêt successivement. Et cependant, dans le fourré soyeux du thorax de l’hyménoptère, sont établies plusieurs jeunes larves, toutes surveillant avec ardeur l’instant propice pour pénétrer dans le domicile où elles doivent poursuivre leur développement. Comment se fait-il donc que ces larves, aiguillonnées par un appétit comme doivent en faire supposer sept à huit mois d’abstinence absolue, au lieu de se ruer toutes ensemble dans la première cellule à leur portée, pénètrent, au contraire, une à une et avec un ordre parfait, dans les diverses cellules qu’approvisionne l’hyménoptère ? Il doit y avoir encore là quelque manœuvre indépendante des Sitaris.

Pour satisfaire à ces deux conditions indispensables, l’arrivée de la larve sur l’œuf sans passer sur le miel, et l’introduction d’une seule larve, parmi toutes celles qui attendent dans la toison de l’abeille, il ne peut y avoir que l’explication suivante : c’est de supposer qu’au moment où l’œuf de l’Anthophore s’échappe à demi de l’oviducte, parmi les Sitaris accourus du thorax à l’extrémité de l’abdomen, un plus favorisé par sa position se campe à l’instant sur l’œuf, pont trop étroit pour deux, et arrive avec lui à la surface du miel. L’impossibilité de remplir autrement les deux conditions que je viens d’énoncer, donne à l’explication que je propose un degré de certitude presque équivalent à celui que fournirait l’observation directe, malheureusement impraticable ici. Cela suppose, il est vrai, que la microscopique bestiole, appelée à vivre en un lieu où tant de dangers la menacent d’abord, cela suppose, dis-je, une inspiration étonnamment rationnelle, et appropriant les moyens au but avec une logique qui nous confond. Mais, n’est-ce pas là l’invariable conclusion où nous amène toujours l’étude de l’instinct ?

En laissant tomber un œuf sur le miel, l’Anthophore vient donc de déposer en même temps dans la cellule l’ennemi mortel de sa race ; elle maçonne avec soin le couvercle qui en ferme l’entrée, et tout est fait. Une seconde cellule est construite à côté pour avoir probablement la même fatale destination ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que les parasites plus ou moins nombreux, qu’abrite son duvet, soient tous logés. Laissons la malheureuse mère poursuivre son infructueux travail, et portons notre attention sur la jeune larve qui vient de se procurer le vivre et le couvert d’une si adroite manière.

En ouvrant des cellules dont le couvercle est encore frais, on finit par en trouver où l’œuf, pondu depuis peu, porte un jeune Sitaris. Cet œuf est intact et dans un état irréprochable. Mais voici que la dévastation commence : la larve, petit point noir qu’on voit courir sur la surface blanche de l’œuf, s’arrête enfin, s’équilibre solidement sur ses six pattes ; puis, saisissant avec les crocs aigus de ses mandibules, la peau délicate de l’œuf, elle la tiraille violemment jusqu’à la rompre, et en fait épancher le contenu, dont elle s’abreuve avec avidité. Ainsi le premier coup de mandibules que le parasite donne dans la cellule usurpée, a pour but de détruire l’œuf de l’hyménoptère. Précaution très logique ! La larve de Sitaris doit, comme on va le voir, se nourrir du miel de la cellule ; la larve d’Anthophore qui proviendrait de cet œuf réclamerait la même nourriture ; mais la part est trop petite pour toutes les deux ; donc, vite un coup de dent sur l’œuf et la difficulté sera levée. Le récit de pareils faits n’a pas besoin de commentaires. Cette destruction de l’œuf embarrassant est d’autant plus inévitable, que des goûts spéciaux imposent à la jeune larve de Sitaris d’en faire sa première nourriture. On voit d’abord, en effet, l’animalcule s’abreuver avec avidité des sucs que laisse écouler l’enveloppe lacérée de l’œuf ; et pendant plusieurs jours, on peut l’observer tantôt immobile sur cette enveloppe, qu’il fouille par intervalles avec la tête, tantôt la parcourir d’un bout à l’autre pour l’éventrer encore, et en faire sourdre quelques sucs, de jour en jour plus rares ; mais on le surprend jamais à puiser dans le miel qui l’environne de toutes parts.

Il est d’ailleurs facile de se convaincre qu’à l’office d’appareil de sauvetage, l’œuf réunit celui de première ration. J’ai déposé à la surface du miel d’une cellule une bandelette de papier ayant les dimensions de l’œuf ; et sur ce radeau, j’ai placé une larve de Sitaris. Malgré tous les soins, mes essais, plusieurs fois réitérés, ont constamment échoué. La larve, déposée au centre de l’amas de miel sur un esquif de papier, se comporte comme dans les expérimentations précédentes. Ne trouvant pas ce qui lui convient, elle cherche à s’échapper et périt engluée, dès qu’elle abandonne la bandelette de papier, ce qui ne tarde pas à arriver.

En prenant, au contraire, des cellules d’Anthophore non envahies par le parasite, et dont l’œuf n’est pas encore éclos, on peut aisément élever des larves de Sitaris. Il suffit de happer une de ces larves avec le bout mouillé d’une aiguille, et de la poser délicatement sur l’œuf. Il n’y a plus alors la moindre tentative d’évasion. Après avoir exploré l’œuf pour s’y reconnaître, la larve l’éventre, et de plusieurs jours ne change de place. Son évolution s’effectue dès lors sans entraves, pourvu que la cellule soit à l’abri d’une évaporation trop prompte, qui en dessécherait le miel et le rendrait impropre à sa nutrition. L’œuf de l’Anthophore est donc absolument nécessaire à la larve de Sitaris, non pas simplement comme esquif, mais encore comme première nourriture. C’est là tout le secret qui, faute de m’être connu, avait jusqu’ici rendu vaines mes tentatives pour élever les larves écloses dans mes flacons.

Au bout de huit jours, l’œuf épuisé par le parasite ne forme plus qu’une pellicule aride. Le premier repas est achevé. La larve de Sitaris, dont les dimensions ont à peu près doublé, s’ouvre alors sur le dos ; et, par une fente qui embrasse la tête et les trois segments thoraciques, un corpuscule blanc, seconde forme de cette singulière organisation, s’échappe pour tomber à la surface du miel, tandis que la dépouille abandonnée reste cramponnée au radeau qui a sauvegardé la larve et l’a nourrie jusqu’ici. Bientôt cette double dépouille du Sitaris et de l’œuf, disparaîtra, submergée sous les flots de miel que va soulever la nouvelle larve. Ici se termine l’histoire de la première forme qu’affectent les Sitaris.

En résumant ce qui précède, on voit que l’étrange animalcule attend, sans nourriture, pendant sept mois, l’apparition des Anthophores, et s’attache enfin aux poils du corselet des mâles, qui sortent les premiers et passent inévitablement à sa portée en traversant leurs couloirs. De la toison du mâle, la larve passe, trois ou quatre semaines après, dans celle de la femelle, au moment de l’accouplement ; puis de la femelle sur l’œuf s’échappant de l’oviducte. C’est par cet enchaînement de manœuvres complexes que la larve se trouve finalement campée sur un œuf, au centre d’une cellule close et pleine de miel. Ces périlleuses voltiges sur un poil d’un hyménoptère tout le jour en mouvement, ce passage d’un sexe sur un autre, cette arrivée au centre de la cellule par le moyen de l’œuf, pont dangereux jeté sur l’abîme gluant, nécessitent les appareils d’équilibre dont elle est pourvue, et que j’ai décrits plus haut. Enfin la destruction de l’œuf exige, à son tour, des ciseaux acérés ; et telle est la destination de ses mandibules aiguës et recourbées. Ainsi la forme primaire des Sitaris a pour rôle de se faire transporter par l’Anthophore dans la cellule, et d’en éventrer l’œuf. Cela fait, l’organisation se transfigure à tel point, qu’il faut les observations les plus multipliées pour ajouter foi au témoignage de ses yeux.