Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 18

Librairie Delagrave (Première sériep. 245-259).


XVIII

UN PARASITE. — LE COCON




Je viens de montrer le Bembex planant, chargé de sa capture, au-dessus du nid, puis descendant d’un vol vertical, très lent, et accompagné d’une sorte de piaulement plaintif. Cette arrivée circonspecte, hésitante, pourrait faire croire que l’insecte examine de haut le terrain pour retrouver sa porte, et cherche, avant de prendre pied, à bien se remémorer les lieux. Mais un autre motif est en jeu, ainsi que je vais l’exposer. Dans les conditions habituelles, lorsque rien de périlleux n’attire son attention, l’Hyménoptère survient brusquement, d’un vol impétueux, et, sans planer avec piaulement, sans hésiter, s’abat aussitôt sur le seuil de sa porte ou très près. Toute recherche est inutile, tant sa mémoire est fidèle. Informons-nous donc des causes de cette arrivée hésitante à laquelle je viens de faire assister le lecteur.

L’insecte plane, descend lentement, remonte, s’enfuit et revient, parce qu’un danger très grave menace le nid. Son bourdonnement plaintif est signe d’anxiété : il ne le fait pas entendre quand il n’y a pas péril. Quel est alors l’ennemi ? Serait-ce moi, assis pour l’observer ? Mais non : je ne suis rien pour lui, rien qu’une masse, un bloc, indigne sans doute de son attention. L’ennemi redoutable, l’ennemi terrible, qu’il faut éviter à tout prix, est là, à terre, bien immobile sur le sable, à proximité du domicile. C’est un petit Diptère, de très pauvre apparence, de tournure inoffensive. Ce moucheron de rien est l’effroi du Bembex. L’audacieux bourreau des Diptères, lui qui tord si prestement le cou aux Taons, colosses repus de sang sur le dos d’un bœuf, n’ose entrer chez lui parce qu’il se voit guetté par un autre Diptère, vrai pygmée qui fournirait à peine une bouchée à ses larves.

Que ne fond-il sur lui pour s’en débarrasser ? L’Hyménoptère a le vol assez prompt pour l’atteindre ; et si petite que soit la prise, les larves ne la dédaigneront pas, puisque tout Diptère leur est bon. Mais non : le Bembex fuit devant un ennemi qu’il mettrait en pièces d’un seul coup de mandibules ; il me semble voir le chat fuir, affolé de peur, devant une souris. L’ardent chasseur de Diptères est chassé par un autre Diptère, et l’un des plus petits. Je m’incline sans espérer jamais comprendre ce renversement des rôles. Pouvoir se débarrasser sans difficulté d’un ennemi mortel, qui médite la ruine de votre famille et qui en deviendrait le régal, pouvoir cela et ne pas le faire quand l’ennemi est là, à votre portée, vous guettant, vous bravant, c’est le comble de l’aberration chez l’animal. Aberration n’est pas du tout le mot ; disons plutôt harmonie des êtres, car, puisque ce misérable Diptère a son petit rôle à remplir dans l’ensemble des choses, faut-il encore que le Bembex le respecte et fuit lâchement devant lui, sinon, depuis longtemps, il n’y en aurait plus au monde.

Traçons ici l’histoire de ce parasite. Parmi les nids des Bembex, il s’en trouve, et très fréquemment, qui sont occupés à la fois par la larve de l’Hyménoptère et par d’autres larves, étrangères à la famille et goulues commensales de la première. Ces étrangères sont plus petites que le nourrisson du Bembex, en forme de larme et de couleur vineuse due à la teinte de la bouillie alimentaire que laisse entrevoir la transparence du corps. Leur nombre est variable : une demi-douzaine souvent, parfois dix et davantage. Elles appartiennent à une espèce de Diptère, ainsi qu’il résulte de leur forme et comme le confirment les pupes que l’on rencontre à leur place. L’éducation en domesticité achève la démonstration. Élevées dans des boîtes, sur une couche de sable, avec des mouches que l’on renouvelle chaque jour, elles deviennent des pupes, d’où, l’année d’après, sort un petit Diptère, un Tachinaire du genre Miltogramme.

C’est le même Diptère qui, embusqué aux environs du terrier, cause au Bembex de si vives appréhensions. La terreur de l’Hyménoptère n’est que trop fondée. Voyez, en effet, ce qui se passe au logis. Autour du monceau de vivres, que la mère s’exténue à maintenir en quantité suffisante, en compagnie du nourrisson légitime, six à dix convives affamés, qui, de leur bouche aiguë, piquent au tas commun, sans plus de réserve que s’ils étaient chez eux. La concorde paraît régner à table. Je n’ai jamais vu la larve légitime se formaliser de l’indiscrétion des larves étrangères, ni celles-ci faire mine de vouloir troubler le repas de l’autre. Toutes, pêle-mêle, prennent au tas et mangent tranquilles, sans chercher noise aux voisines.

Jusque-là tout serait pour le mieux s’il ne survenait grave difficulté. Si active que soit la mère nourrice, il est clair qu’elle ne peut suffire à pareille dépense. Il lui fallait d’incessantes expéditions de chasse pour nourrir une seule larve, la sienne ; que sera-ce si elle doit alimenter à la fois une quinzaine de goulues ? Le résultat de cet énorme accroissement de famille ne peut être que la disette, la famine même, non pour les larves du Diptère qui, plus hâtives dans leur développement, devancent la larve du Bembex et profitent des jours où l’abondance est encore possible, vu le très jeune âge de leur amphitryon ; mais bien pour celui-ci, qui atteint l’heure de la métamorphose sans pouvoir réparer le temps perdu. D’ailleurs, si les premiers convives, devenus pupes, lui laissent la table libre, d’autres surviennent tant que la mère pénètre dans le nid et achèvent de l’affamer.

Dans les terriers envahis par de nombreux parasites, la larve du Bembex est effectivement bien inférieure pour la grosseur à ce que supposerait le tas de vivres consommés, et dont les débris encombrent la cellule. Toute flasque, émaciée, réduite à la moitié, au tiers de la taille normale, elle essaie vainement de tisser un cocon dont elle ne possède pas les matériaux de soie ; elle périt en un coin du logis parmi les pupes de ses convives plus heureux qu’elle. Sa fin peut être plus cruelle encore. Si les vivres manquent, si la mère nourrice tarde trop de revenir avec de la pâture, les Diptères dévorent la larve du Bembex. Je me suis assuré de cette noire action en élevant moi-même la nichée. Tout allait bien tant que les vivres abondaient ; mais, si par oubli ou à dessein, la ration quotidienne était supprimée, le lendemain ou le surlendemain, j’étais sûr de trouver les larves du Diptère dépeçant avec avidité la larve du Bembex. Ainsi, lorsque le nid est envahi par les parasites, la larve légitime doit fatalement périr, soit de faim, soit de mort violente ; et tel est le motif qui rend si odieuse au Bembex la vue des Miltogrammes rôdant autour de son logis.

Les Bembex ne sont pas les seules victimes de ces parasites : tous les Hyménoptères fouisseurs indistinctement ont leurs terriers dévalisés par des Tachinaires, des Miltogrammes surtout. Divers observateurs, notamment Lepeletier de Saint-Fargeau, ont parlé des manœuvres de ces effrontés Diptères ; mais aucun, que je sache, n’a entrevu le côté si curieux du parasitisme aux dépens des Bembex. Je dis si curieux, car, en effet, les conditions sont bien différentes. Les nids des autres fouisseurs sont approvisionnés à l’avance, et le Miltogramme dépose ses œufs sur les pièces de gibier au moment où elles sont introduites. L’approvisionnement terminé et son œuf pondu, l’Hyménoptère clôture la cellule, où désormais éclosent et vivent ensemble la larve légitime et les larves étrangères, sans jamais être visitées dans leur solitude. Le brigandage des parasites est donc ignoré de la mère et reste impuni faute d’être connu.

Avec les Bembex, c’est bien tout autre chose. La mère rentre à tout moment chez elle, pendant les deux semaines que dure l’éducation ; elle sait sa géniture en compagnie de nombreux intrus, qui s’approprient la majeure partie des vivres ; elle touche, elle sent au fond de l’antre, toutes les fois qu’elle sert sa larve, ces affamés commensaux qui, loin de se contenter des restes, se jettent sur le meilleur ; elle doit s’apercevoir, si bornées que soient ses évaluations numériques, que douze sont plus que un ; les dépenses en victuailles disproportionnées avec ses moyens de chasse l’en avertiraient d’ailleurs ; et cependant, au lieu de prendre ces hardis étrangers par la peau du ventre et de les jeter à la porte, elle les tolère pacifiquement.

Que dis-je : elle les tolère ? Elle les nourrit, elle leur apporte la becquée, ayant peut-être pour ces intrus la même tendresse maternelle que pour sa propre larve. C’est ici une nouvelle édition de l’histoire du Coucou, mais avec des circonstances encore plus singulières. Que le Coucou, presque de la taille de l’Épervier, dont il a le costume, en impose assez pour introduire impunément son œuf dans le nid de la faible Fauvette ; que celle-ci, à son tour, dominée peut-être par l’aspect terrifiant de son nourrisson à face de crapaud, accepte l’étranger et lui donne ses soins, à la rigueur cela comporte un semblant d’explication. Mais que dirions-nous de la Fauvette qui, devenue parasite, irait, avec une superbe audace, confier ses œufs à l’aire de l’oiseau de proie, au nid de l’Épervier lui-même, le sanguinaire mangeur de Fauvettes ; que dirions-nous de l’oiseau de rapine qui accepterait le dépôt et tendrement élèverait la nichée d’oisillons ? C’est précisément là ce que fait le Bembex, ravisseur de Diptères qui soigne d’autres Diptères, giboyeur qui distribue la pâture à un gibier dont le dernier régal sera sa propre larve éventrée. Je laisse à d’autres plus habiles le soin d’interpréter ces étonnantes relations.

Assistons à la tactique employée par le Tachinaire dans le but de confier ses œufs au nid du fouisseur. Il est de règle absolue que le moucheron ne pénètre jamais dans le terrier, le trouvât-il ouvert et le propriétaire absent. Le madré parasite se garderait bien de s’engager dans un couloir où, n’ayant plus la liberté de fuir, il pourrait payer cher son impudente audace. Pour lui, l’unique moment propice à ses desseins, moment qu’il guette avec une exquise patience, est celui où l’Hyménoptère s’engage dans la galerie, le gibier sous le ventre. En cet instant-là, si court qu’il soit, lorsque le Bembex ou tout autre fouisseur a la moitié du corps engagée dans l’entrée et va disparaître sous terre, le Miltogramme accourt au vol, se campe sur la pièce de gibier qui déborde un peu l’extrémité postérieure du ravisseur, et tandis que celui-ci est ralenti par les difficultés de l’entrée, l’autre, avec une prestesse sans pareille, pond sur la proie un œuf, deux même, trois coup sur coup.

L’hésitation de l’Hyménoptère, empêtré de sa charge, a la durée d’un clin d’œil ; n’importe : cela suffit au moucheron pour accomplir son méfait sans se laisser entraîner au delà du seuil de la porte. Quelle ne doit pas être la souplesse de fonction des organes pour se prêter à cette ponte instantanée ! Le Bembex disparaît, introduisant lui-même l’ennemi au logis ; et le Tachinaire va se tapir au soleil, à proximité du terrier, pour méditer de nouvelles noirceurs. Si l’on désire vérifier que les œufs du Diptère ont été réellement déposés pendant cette rapide manœuvre, il suffit d’ouvrir le terrier et de suivre le Bembex au fond du logis. La proie qu’on lui saisit porte en un point du ventre au moins un œuf, parfois plus, suivant la durée du retard éprouvé à l’entrée. Ces œufs, de très petite taille, ne peuvent appartenir qu’au parasite ; d’ailleurs, s’il restait des doutes, l’éducation à part dans une boîte donne pour résultat des larves de Diptère, plus tard des pupes et enfin des Miltogrammes.

L’instant adopté par le moucheron est choisi avec un discernement supérieur : c’est le seul où il lui soit permis d’accomplir ses desseins sans péril, sans vaines poursuites. L’Hyménoptère, à demi engagé dans le vestibule, ne peut voir l’ennemi, si audacieusement campé sur l’arrière-train de la proie ; s’il soupçonne la présence du bandit, il ne peut le chasser, n’ayant pas sa liberté de mouvements dans l’étroit couloir ; enfin, malgré toutes ses précautions pour faciliter l’entrée, il ne peut disparaître toujours sous terre avec la célérité nécessaire, tant le parasite est prompt. En vérité, voilà l’instant propice et le seul, puisque la prudence défend au Diptère de pénétrer dans l’antre où d’autres Diptères, bien plus vigoureux que lui, servent de pâture à la larve. Au dehors, en plein air, la difficulté est insurmontable, tant est grande la vigilance des Bembex. Donnons un instant à l’arrivée de la mère lorsque son domicile est surveillé par des Miltogrammes.

Quelques-uns de ces moucherons, tantôt plus, tantôt moins, trois ou quatre d’habitude, sont posés sur le sable, dans une immobilité complète, tous les regards tournés vers le terrier, dont ils savent très bien l’entrée, si dissimulée qu’elle soit. Leur coloration d’un brun obscur, leurs gros yeux d’un rouge sanguinolent, leur immobilité que rien ne lasse, bien des fois m’ont mis en l’esprit l’idée de bandits qui, vêtus de bure et la tête enveloppée d’un mouchoir rouge, attendraient en embuscade l’heure d’un mauvais coup. L’Hyménoptère arrive chargé de sa proie. Si rien d’inquiétant ne le préoccupait, à l’instant même il prendrait pied devant la porte. Mais il plane à une certaine élévation, il s’abaisse d’un vol lent et circonspect, il hésite ; un piaulement plaintif, résultant d’une vibration spéciale des ailes, dénote ses appréhensions. Il a donc vu les malfaiteurs. Ceux-ci pareillement ont vu le Bembex ; ils le suivent des yeux comme l’indique le mouvement de leurs têtes rouges ; tous les regards convergent vers le butin convoité. Alors se passent les marches et les contre-marches de l’astuce aux prises avec la prudence.

Le Bembex descend d’aplomb, d’un vol insensible ; on dirait qu’il se laisse mollement choir, retenu par le parachute des ailes. Le voilà qui plane à un pan du sol. C’est le moment. Les moucherons prennent l’essor et se portent tous à l’arrière de l’Hyménoptère ; ils planent à sa suite, qui plus près, qui plus loin et géométriquement alignés. Si, pour déjouer leur dessein, le Bembex tourne, ils tournent aussi avec une précision qui les maintient en arrière sur la même ligne droite ; si l’Hyménoptère avance, ils avancent ; si l’Hyménoptère recule, ils reculent ; mesurant leur vol, tantôt lent ou stationnaire, sur le vol du Bembex, chef de file. Ils ne cherchent nullement à se jeter sur l’objet de leur convoitise ; leur tactique se borne à se tenir prêts, dans cette position d’arrière-garde qui leur épargnera des hésitations d’essor pour la rapide manœuvre de la fin.

Parfois, lassé de ces obstinées poursuites, le Bembex met pied à terre ; les autres, à l’instant se posent sur le sable, toujours en arrière, et ne bougent plus. L’Hyménoptère repart avec des piaulements plus aigus, signe sans doute d’une indignation croissante, les moucherons repartent à sa suite. Un moyen suprême reste pour dévoyer les tenaces Diptères : d’un élan fougueux, le Bembex s’envole au loin, avec l’espoir peut-être d’égarer les parasites par de rapides évolutions à travers champs. Mais les astucieux moucherons ne donnent pas dans le piège : ils laissent partir l’insecte et prennent de nouveau position sur le sable autour du terrier. Quand le Bembex reviendra, les mêmes poursuites recommenceront, jusqu’à ce qu’enfin l’obstination des parasites ait épuisé la prudence de la mère. En un moment où sa vigilance est en défaut, les moucherons sont aussitôt là. L’un d’eux, le mieux favorisé par sa position, s’abat sur la proie qui va disparaître, et c’est fait : l’œuf est pondu.

Il est ici de pleine évidence que le Bembex a le sentiment du danger. L’Hyménoptère sait ce qu’a de redoutable, pour l’avenir du nid, la présence de l’odieux moucheron ; ses longues tentatives pour dévoyer les Tachinaires, ses hésitations, ses fuites, ne laissent sur ce point l’ombre d’un doute. Comment se fait-il donc, me demanderai-je encore une fois, que le ravisseur de Diptères se laisse harceler par un autre Diptère, par un bandit infime, incapable de la moindre résistance, et qu’il atteindrait d’un élan s’il le voulait bien ? Pourquoi, un moment débarrassé de la proie qui le gêne, ne fond-il pas sur ces malfaiteurs ? Que lui faudrait-il pour exterminer la calamiteuse engeance du voisinage du terrier ? Une battue, pour lui affaire de quelques instants. Mais ainsi ne le veulent pas les lois harmoniques de la conservation des êtres ; et les Bembex se laisseront toujours harceler, sans que jamais le fameux combat pour l’existence leur apprenne le moyen radical de l’extermination. J’en ai vu qui, serrés de trop près par les moucherons, laissaient tomber leur proie et précipitamment s’enfuyaient affolés, mais sans aucune démonstration hostile, quoique la chute du fardeau leur laissât pleine liberté de mouvements. La proie lâchée, si ardemment convoitée tout à l’heure par les Tachinaires, gisait à terre, à la discrétion de tous, et nul n’en faisait cas. Ce gibier en plein air était sans valeur pour les moucherons, dont les larves réclament l’abri d’un terrier. Il était sans valeur aussi pour le Bembex soupçonneux, qui, de retour, le palpait un moment et l’abandonnait avec dédain. Une interruption momentanée de surveillance lui avait rendu la pièce suspecte.

Terminons ce chapitre par l’histoire de la larve. Sa vie monotone ne présente rien de remarquable pendant les deux semaines que durent son repas et sa croissance. Puis arrive la construction du cocon. Le parcimonieux développement des organes sérifiques ne permet pas au ver une demeure de soie pure, composée, comme celle des Ammophiles et des Sphex, de plusieurs enceintes qui superposent leurs barrières pour défendre la larve et plus tard la nymphe de l’accès de l’humidité, dans un terrier peu profond et mal protégé, quand viennent les pluies de l’automne et les neiges de l’hiver. Cependant le terrier des Bembex est dans des conditions plus mauvaises que ne l’est celui du Sphex, puisqu’il est situé à quelques pouces de profondeur dans un sol des plus perméables. Aussi, pour se créer un abri suffisant, la larve supplée, par son industrie, à la petite quantité de soie dont elle dispose. Avec des grains de sable artistement assemblés, cimentés entre eux au moyen de la matière soyeuse, elle se construit un cocon des plus solides, où l’humidité ne peut pénétrer.

Trois méthodes générales sont employées par les Hyménoptères fouisseurs dans la confection de l’habitacle où doit s’effectuer la métamorphose. Les uns creusent leurs terriers à de grandes profondeurs, sous des abris ;; leur cocon est alors composé d’une seule enceinte, assez mince pour être transparente. Tel est le cas des Philanthes et des Cerceris. D’autres se contentent d’un terrier peu profond, dans un sol découvert ; mais alors, tantôt ils ont assez de soie pour multiplier les assises du cocon, comme le font les Sphex, les Ammophiles, les Scolies ; tantôt, la quantité de soie étant insuffisante, ils ont recours au sable agglutiné, ainsi que le pratiquent les Bembex, les Stizes, les Palares. On prendrait le cocon des Bembéciens pour le robuste noyau de quelque semence, tant il est compact et résistant. Sa forme est cylindrique, avec une extrémité en calotte sphérique et l’autre pointue. Sa longueur mesure une paire de centimètres. À l’extérieur, il est légèrement rugueux, d’aspect assez grossier ; mais en dedans la paroi est glacée d’un fin vernis.

Mes éducations en domesticité m’ont permis de suivre dans tous ses détails la construction de cette curieuse pièce d’architecture, vrai coffre-fort où se bravent en sécurité les intempéries. La larve repousse d’abord autour d’elle les débris de ses vivres et les refoule dans un coin de la cellule ou compartiment que je lui ai ménagé dans une boîte avec des cloisons de papier. L’emplacement nettoyé, elle fixe aux diverses parois de sa demeure des fils d’une belle soie blanche, formant une trame aranéeuse, qui maintient à distance l’encombrant monceau des restes alimentaires, et sert d’échafaudage pour le travail suivant.

Ce travail consiste en un hamac suspendu loin de toute souillure, au centre des fils tendus d’une paroi à l’autre. La soie seule, magnifiquement fine et blanche, entre dans sa composition. Sa forme est celle d’un sac ouvert à un bout d’un large orifice circulaire, fermé à l’autre et terminé en pointe. La nasse des pêcheurs en donne une assez fidèle image. Les bords de l’ouverture sont maintenus écartés et toujours tendus par de nombreux fils qui en partent et vont se rattacher aux parois voisines. Enfin le tissu de ce sac est d’une finesse extrême, qui permet de voir par transparence toutes les manœuvres du ver.

Les choses depuis la veille se trouvaient en cet état, lorsque j’ai entendu la larve gratter dans la boîte. En ouvrant, j’ai trouvé ma captive occupée à ratisser, du bout des mandibules, la paroi de carton, le corps à moitié hors du sac. Déjà le carton était profondément entamé, et un monceau de menus débris était amassé devant l’orifice du hamac pour être utilisé plus tard. Faute d’autres matériaux, le ver aurait sans doute fait emploi de ces ratissures pour sa construction. J’ai jugé plus à propos de le servir suivant ses goûts et de lui donner du sable. Jamais larve de Bembex n’avait construit avec des matériaux aussi somptueux. Je versai à la prisonnière du sable à sécher l’écriture, du sable bleu semé de paillettes dorée de mica.

La provision est déposée devant l’orifice du sac, situé lui-même dans une position horizontale, ainsi qu’il convient pour le travail qui va suivre. La larve, à demi penchée hors du hamac, choisit son sable presque grain par grain, en fouillant dans le tas avec les mandibules. Si quelque grain, trop volumineux se présente, elle le saisit et le rejette plus loin. Quand le sable est ainsi trié, elle en introduit une certaine quantité dans l’édifice de soie en le balayant de sa bouche. Cela fait, elle rentre dans la nasse et se met à étendre les matériaux en couche uniforme sur la face inférieure du sac, puis elle agglutine les divers grains et les enchâsse dans l’ouvrage avec de la soie pour ciment. La face supérieure se bâtit avec plus de lenteur : les grains y sont portés un à un et aussitôt fixés avec le mastic soyeux.

Ce premier dépôt de sable n’embrasse encore que la moitié antérieure du cocon, la moitié se terminant par l’orifice du sac. Avant de se retourner pour travailler à la moitié postérieure, la larve renouvelle sa provision de matériaux et prend certaines précautions afin de ne pas être gênée dans son œuvre de maçonnerie. Le sable extérieur, amoncelé devant l’entrée, pourrait s’ébouler dans l’enceinte et entraver le constructeur dans un espace aussi étroit. Le ver prévoit l’accident : il agglutine quelques grains et fabrique un rideau grossier de sable qui bouche l’orifice d’une manière bien imparfaite, mais suffit pour empêcher l’éboulement. Ces précautions prises, la larve travaille à la moitié postérieure du cocon. De temps à autre, elle se retourne pour s’approvisionner au dehors ; elle déchire un coin du rideau qui la protège contre l’envahissement du sable extérieur, et par cette fenêtre, elle happe les matériaux nécessaires.

Le cocon est encore incomplet, tout ouvert à son gros bout ; il lui manque la calotte sphérique qui doit le clore. Pour ce travail final, le ver fait une abondante provision de sable, la dernière de toutes ; puis il repousse le tas amoncelé devant l’entrée. À l’orifice, une calotte de soie est alors tissée et parfaitement raccordée à l’embouchure de la nasse primitive. Enfin sur cette fondation de soie les grains de sable, tenus en réserve à l’intérieur, sont déposés un à un et cimentés avec la bave soyeuse. Cet opercule terminé, la larve n’a plus qu’à donner le dernier fini à l’intérieur de l’habitacle, et à glacer les parois d’un vernis qui doit protéger sa peau délicate contre les rugosités du sable.

Le hamac de soie pure et l’hémisphère qui plus tard le ferme ne sont, on le voit, qu’un échafaudage destiné à servir d’appui à la maçonnerie de sable et à lui donner une régulière courbure ; on pourrait les comparer aux cintres en charpente que les constructeurs disposent pour bâtir un arceau, une voûte. Le travail fini, la charpente est retirée, et la voûte se soutient par son propre équilibre. De même, quand le cocon est achevé, le support de soie disparaît, en partie noyé dans la maçonnerie, en partie détruit par le contact de la terre grossière ; et aucune trace ne reste de l’ingénieuse méthode suivie pour assembler en édifice d’une parfaite régularité des matériaux aussi mobiles que le sable.

La calotte sphérique formant l’embouchure de la nasse initiale est un travail à part, rajusté au corps principal du cocon. Si bien conduits que soient le raccordement et la soudure des deux pièces, la solidité n’est pas celle qu’obtiendrait la larve en maçonnant d’une manière continue l’ensemble de sa demeure. Il y a donc sur le pourtour du couvercle une ligne circulaire de moindre résistance. Mais ce n’est pas là vice de structure ; c’est, au contraire, nouvelle perfection. Pour sortir plus tard de son coffre-fort, l’insecte éprouverait de graves difficultés, tant les parois sont résistantes. La ligne de jonction, plus faible que les autres, lui épargne apparemment bien des efforts, car c’est en majeure partie suivant cette ligne que se détache le couvercle, lorsque le Bembex sort de terre à l’état parfait.

J’ai appelé ce cocon coffre-fort. C’est, en effet, pièce très solide, tant à cause de sa configuration que de la nature de ses matériaux. Éboulements et tassements de terrain ne peuvent le déformer, car la plus forte pression des doigts ne parvient pas toujours à l’écraser. Peu importe donc à la larve que le plafond de son terrier, creusé dans un sol sans consistance, s’effondre tôt ou tard ; peu lui importe même, sous sa mince couverture de sable, la pression du pied d’un passant ; elle n’a plus rien à craindre du moment qu’elle est enclose dans son robuste abri. L’humidité ne la met pas davantage en péril. J’ai tenu des quinze jours des cocons de Bembex immergés dans l’eau sans leur trouver, après, la moindre trace d’humidité à l’intérieur. Que ne pouvons-nous disposer pour nos habitations d’un pareil hydrofuge ! Enfin, par sa gracieuse forme d’œuf, ce cocon semble plutôt le produit d’un art patient que celui d’un ver. Pour quelqu’un non au courant du mystère, les cocons que je fis construire avec du sable à sécher l’écriture, eussent été des bijoux d’une industrie inconnue, de grosses perles constellées de points d’or sur un fond bleu lapis, destinées au collier d’une élégante de la Polynésie.


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