Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 11

Librairie Delagrave (Première sériep. 147-164).


XI

SCIENCE DE L'INSTINCT




Pour paralyser sa proie, le Sphex languedocien suit, je n’en doute pas, la méthode du chasseur de Grillons, et plonge à diverses reprises son stylet dans la poitrine de l’Éphippigère afin d’atteindre les ganglions thoraciques. Le procédé de la lésion des centres nerveux doit lui être familier, et je suis convaincu d’avance de son habileté consommée dans la savante opération. C’est là un art connu à fond de tous les Hyménoptères déprédateurs, portant une dague empoisonnée, qui ne leur a pas été donnée en vain. Je dois toutefois avouer n’avoir pu encore assister à la manœuvre assassine. Cette lacune a pour cause la vie solitaire du Sphex.

Lorsque, sur un emplacement commun, de nombreux terriers sont creusés et approvisionnés ensuite, il suffit d’attendre sur les lieux pour voir arriver les chasseurs, tantôt l’un, tantôt l’autre, avec le gibier saisi. Il est alors facile d’essayer sur les arrivants la substitution d’une proie vivante à la pièce sacrifiée, et de renouveler l’épreuve aussi souvent qu’on le désire. En outre, la certitude de ne pas manquer de sujets d’observation, au moment voulu, permet de tout disposer à l’avance. Avec le Sphex languedocien, ces conditions de succès n’existent plus. Se mettre en course à sa recherche expresse, avec le matériel préparé, est à peu près inutile, tant l’insecte aux mœurs solitaires est disséminé un à un sur de grandes étendues. D’ailleurs, si vous le rencontrez, ce sera la plupart du temps en une heure d’oisiveté, et vous n’obtiendrez rien de lui. C’est, disons-le encore, presque toujours à l’improviste, lorsque la préoccupation n’est plus là, que le Sphex se présente, traînant son Éphippigère.

Voilà le moment, le seul moment propice pour essayer une substitution de gibier et engager le chasseur à vous rendre témoin de ses coups de stylet. Procurons-nous vite une pièce de substitution, une Éphippigère vivante. Hâtons-nous, le temps presse : dans quelques minutes, le terrier aura reçu les vivres et la magnifique occasion sera perdue. Faut-il parler de mes dépits en ces instants de bonne fortune, appât dérisoire offert par le hasard ! J’ai là, sous les yeux, matière à de curieuses observations, et je ne peux en profiter ! Je ne peux dérober son secret au Sphex faute d’avoir à lui offrir l’équivalent de sa capture ! Allez donc songer, n’ayant que peu de minutes disponibles, à vous mettre en campagne pour la recherche d’une pièce de substitution, lorsqu’il m’a fallu trois journées de folles courses avant de trouver les Charançons de mes Cerceris ! Cette tentative désespérée, à deux reprises cependant je l’ai essayée. Ah ! si le garde champêtre m’eut surpris en ces moments-là, courant affolé par les vignes, quelle bonne occasion pour lui de croire au maraudage et de verbaliser ! Pampres et grappes, rien n’était respecté dans la précipitation de mes pas, entravés au milieu des lianes. À tout prix, il me fallait une Éphippigère, il me la fallait sur-le-champ. Et je l’eus une fois, en mes expéditions si promptement conduites. J’en rayonnais de joie, ne soupçonnant pas l’amer déboire qui m’attendait.

Pourvu que j’arrive à temps, pourvu que le Sphex soit encore occupé au charroi de sa pièce ! Béni soit le ciel ! tout me favorise. L’Hyménoptère est encore assez loin du terrier et traîne toujours sa victime. Avec des pinces, je tiraille doucement celle-ci par derrière. Le chasseur résiste, s’acharne aux antennes et ne veut lâcher prise. Je tire plus fort, jusqu’à faire reculer le voiturier ; rien n’y fait : le Sphex ne démord pas. J’avais sur moi de fins ciseaux, faisant partie de ma petite trousse entomologique. J’en fais usage, et d’un coup promptement donné, je coupe les cordons de l’attelage, les longues antennes de l’Éphippigère. Le Sphex va toujours de l’avant, mais bientôt s’arrête surpris de la soudaine diminution du poids que vient de subir le fardeau traîné. Ce fardeau, en effet, se réduit pour lui maintenant aux seules antennes, détachées par mes malicieux artifices. Le faix réel, l’insecte lourd et ventru, est resté en arrière, aussitôt remplacé par ma pièce vivante. L’Hyménoptère se retourne, lâche les cordons que rien ne suit et revient sur ses pas. Le voilà face à face avec la proie substituée à la sienne. Il l’examine, en fait le tour avec une méfiante circonspection, puis s’arrête, se mouille la patte de salive et se met à se laver les yeux. En cette posture de méditation, lui passerait-il dans l’intellect quelque chose comme ceci : « Ah çà ! est-ce que je veille, est-ce que je dors ? Y vois-je clair ou non ? Cette affaire-là n’est pas la mienne. De qui, de quoi suis-je dupe ici ? » Toujours est-il que le Sphex ne s’empresse guère de porter les mandibules sur ma proie. Il s’en tient à distance et ne témoigne la moindre velléité de la saisir. Pour l’exciter, du bout des doigts je lui présente l’insecte, je lui mets presque les antennes sous la dent. Son audacieuse familiarité m’est connue : je sais qu’il vient prendre, sans hésitation aucune, au bout de vos doigts, la proie qu’on lui a enlevée et qu’on lui présente ensuite.

Qu’est ceci ? Dédaigneux de mes offres, le Sphex recule au lieu de happer ce que je mets à sa portée. Je replace à terre l’Éphippigère, qui, cette fois, d’un mouvement étourdi, inconscient du danger, va droit à son assassin. Nous y sommes. – Hélas ! non : le Sphex continue à reculer, en vrai poltron ; et finalement s’envole. Je ne l’ai plus revu. Ainsi finit, à ma confusion, une expérience, qui m’avait tant chauffé l’enthousiasme.

Plus tard et peu à peu, à mesure que j’ai visité un plus grand nombre de terriers, j’ai fini par me rendre compte de mon insuccès et du refus obstiné du Sphex. Pour approvisionnement, j’ai toujours trouvé, sans exception aucune, une Éphippigère femelle, recelant dans le ventre une copieuse et succulente grappe d’œufs. C’est là, paraît-il, la victuaille préférée des larves. Or, dans ma course précipitée à travers les vignes, j’avais mis la main sur une Éphippigère de l’autre sexe. C’était un mâle que j’offrais au Sphex. Plus clairvoyant que moi dans cette haute question des vivres, l’Hyménoptère n’avait pas voulu de mon gibier. « Un mâle, c’est bien là le dîner de mes larves ! Et pour qui les prend-on ? » – Quel tact dans ces fins gourmets qui savent différencier les chairs tendres de la femelle, des chairs relativement arides des mâles ! Quelle précision de coup d’œil pour reconnaître à l’instant les deux sexes, pareils de forme et de coloration ! La femelle porte au bout du ventre le sabre, l’oviscapte enfouissant les œufs en terre ; et voilà, peu s’en faut, le seul trait qui, extérieurement, la distingue du mâle. Ce caractère différentiel n’échappe jamais au perspicace Sphex ; et voilà pourquoi, dans mon expérience, l’Hyménoptère se frottait les yeux, profondément ahuri de voir privée de sabre une proie qu’il savait très bien en être pourvue quand il l’avait saisie. Devant pareil changement, que devait-il se passer dans sa petite cervelle de Sphex ?

Suivons maintenant l’Hyménoptère lorsque, le terrier étant prêt, il va retrouver sa victime, abandonnée non loin de là après la capture et l’opération de la paralysie. L’Éphippigère est dans un état comparable à celui du Grillon sacrifié par le Sphex à ailes jaunes, preuve certaine de coups d’aiguillons au thorax. Néanmoins, bien des mouvements persistent encore, mais dépourvus d’ensemble, quoique doués d’une certaine vigueur. Impuissant à se tenir sur ses jambes, l’insecte gît sur le flanc ou sur le dos. Il remue rapidement ses longues antennes, ainsi que les palpes ; il ouvre, referme les mandibules et mord avec la même force que dans l’état normal. L’abdomen exécute de nombreuses et profondes pulsations. L’oviscapte est brusquement ramené sous le ventre, contre lequel il vient s’appliquer presque. Les pattes s’agitent, mais avec paresse et sans ordre ; les médianes semblent plus engourdies que les autres. Au stimulant de la pointe d’une aiguille, tout le corps est pris d’un tressaillement désordonné ; des efforts sont faits pour se relever et marcher, sans pouvoir y parvenir. Bref, l’animal serait plein de vie, si ce n’était l’impossibilité de la locomotion et même de la simple station sur jambes. Il y a donc ici paralysie tout à fait locale, paralysie des pattes, ou plutôt abolition partielle et ataxie de leurs mouvements. Cet état si incomplet d’inertie aurait-il pour cause quelque disposition particulière du système nerveux de la victime, ou bien proviendrait-il de ce que l’Hyménoptère se borne à un seul coup de dard, au lieu de piquer chaque ganglion du thorax, ainsi que le fait le chasseur de Grillons ? C’est ce que j’ignore.

Telle qu’elle est, avec ses tressaillements, ses convulsions, ses mouvements dépourvus d’ensemble, la victime n’est pas moins hors d’état de nuire à la larve qui doit la dévorer. J’ai retiré du terrier du Sphex des Éphippigères se démenant avec la même vigueur qu’aux premiers instants de leur demi-paralysie ; et néanmoins le faible vermisseau, éclos depuis quelques heures à peine, attaquait de la dent, en pleine sécurité, la gigantesque victime ; le nain, sans péril pour lui, mordait sur le colosse. Ce frappant résultat est la conséquence du point que choisit la mère pour le dépôt de l’œuf. J’ai déjà dit comment le Sphex à ailes jaunes colle son œuf sur la poitrine du Grillon, un peu par côté, entre la première et la seconde paire de pattes. C’est un point identique que choisit le Sphex à bordures blanches : c’est un point analogue, un peu plus reculé en arrière, vers la base de l’une des grosses cuisses postérieures, qu’adopte le Sphex languedocien ; faisant preuve ainsi tous les trois, par cette concordance, d’un tact admirable pour discerner la place où l’œuf doit être en sécurité.

Considérons, en effet, l’Éphippigère clôturée dans le terrier. Elle est étendue sur le dos, absolument incapable de se retourner. En vain elle se démène, en vain elle s’agite : les mouvements sans ordre de ses pattes se perdent dans le vide, la chambre étant trop spacieuse pour leur prêter l’appui de ses parois. Qu’importent au vermisseau les convulsions de la victime : il est en un point où rien ne peut l’atteindre, ni tarses, ni mandibules, ni oviscapte, ni antennes ; en un point tout à fait immobile, sans un simple frémissement de peau. La sécurité est parfaite à la condition seule que l’Éphippigère ne puisse se déplacer, se retourner, se remettre sur ses jambes ; et cette condition unique est admirablement remplie.

Mais avec des pièces de gibier multiples et dont la paralysie ne serait pas plus avancée, le danger serait grand pour la larve. N’ayant rien à craindre de l’insecte attaqué le premier, à cause de sa position hors des atteintes de la victime, elle aurait à redouter le voisinage des autres, qui, étendant au hasard les jambes, pourraient l’atteindre et l’éventrer sous leurs éperons. Tel est peut-être le motif pour lequel le Sphex à ailes jaunes, qui entasse dans une même cellule trois ou quatre Grillons, abolit presque à fond les mouvements de ses victimes ; tandis que le Sphex languedocien, approvisionnant chaque terrier d’une pièce unique, laisse à ses Éphippigères la majeure partie de leurs mouvements, et se borne à les mettre dans l’impossibilité de se déplacer et de se tenir sur les jambes. Ce dernier, sans que je puisse l’affirmer, ferait ainsi économie de coups de dague.

Si l’Éphippigère seulement à demi paralysée est sans danger pour la larve, établie en un point du corps où la défense est impossible, il n’en est pas de même du Sphex, qui doit la charrier au logis. D’abord avec les crochets de ses tarses, dont l’usage lui est à peu près conservé, la proie traînée harponne les brins d’herbe rencontrés en chemin, ce qui produit dans le charroi des résistances difficiles à surmonter. Le Sphex, accablé déjà par le poids de la charge, est exposé à s’épuiser en efforts dans les endroits herbus pour faire lâcher prise à l’insecte désespérément accroché. Mais c’est le moindre des inconvénients. L’Éphippigère conserve le complet usage des mandibules, qui happent et mordent avec l’habituelle vigueur. Or ces terribles tenailles ont précisément devant elles le corps fluet du ravisseur, lorsque celui-ci est dans sa posture de voiturier. Les antennes, en effet, sont saisies non loin de leur base, de manière que la bouche de la victime, renversée sur le dos, est en face soit du thorax, soit de l’abdomen du Sphex. Celui-ci, hautement relevé sur ses longues jambes, veille, j’en ai la conviction, à ne pas être saisi par les mandibules qui bâillent au-dessous de lui ; toutefois, un moment d’oubli, un faux pas, un rien peut le mettre à la portée de deux puissants crocs, qui ne laisseraient pas échapper l’occasion d’une impitoyable vengeance. Dans certains cas des plus difficiles, sinon toujours, le jeu de ces redoutables tenailles doit être aboli ; les harpons des pattes doivent être mis dans l’impossibilité d’opposer au charroi un surcroît de résistance.

Comment s’y prendra le Sphex pour obtenir ce résultat ? Ici l’homme, le savant même, hésiterait, se perdrait en essais stériles, et peut-être renoncerait à réussir. Qu’il vienne prendre leçon auprès du Sphex. Lui, sans l’avoir jamais appris, sans l’avoir jamais vu pratiquer à d’autres, connaît à fond son métier d’opérateur. Il sait les mystères les plus délicats de la physiologie des nerfs, ou plutôt se comporte comme s’il les savait. Il sait que, sous le crâne de sa victime, est un collier de noyaux nerveux, quelque chose d’analogue au cerveau des animaux supérieurs. Il sait que ce foyer principal d’innervation anime les pièces de la bouche et, de plus, est le siège de la volonté, sans l’ordre de laquelle aucun muscle n’agit ; il sait enfin qu’en lésant cette espèce de cerveau toute résistance cessera, l’insecte n’en ayant plus le vouloir. Quant au mode d’opérer, c’est pour lui chose la plus facile et, lorsque nous nous serons instruits à son école, il nous sera loisible d’essayer à notre tour son procédé. L’instrument employé n’est plus ici le dard : l’insecte, en sa sagesse, a décidé la compression préférable à la piqûre empoisonnée. Inclinons-nous devant sa décision, car nous verrons tout à l’heure combien il est prudent de se pénétrer de son ignorance devant le savoir de la bête. Crainte de mal rendre par une nouvelle rédaction ce qu’il y a de sublime dans le talent de ce maître opérateur, je transcris ici ma note telle que je l’ai crayonnée sur les lieux, immédiatement après l’émouvant spectacle.

Le Sphex trouve que sa pièce de gibier résiste trop, s’accrochant de ci et de là aux brins d’herbe. Il s’arrête alors pour pratiquer sur elle la singulière opération suivante, sorte de coup de grâce. L’hyménoptère, toujours à califourchon sur la proie, fait largement bâiller l’articulation du cou, à la partie supérieure, à la nuque. Puis il saisit le cou avec les mandibules et fouille aussi avant que possible sous le crâne, mais sans blessures extérieures aucune, pour saisir, mâcher et remâcher les ganglions cervicaux. Cette opération faite, la victime est totalement immobile, incapable de la moindre résistance, tandis qu’auparavant les pattes, quoique dépourvues des mouvements d’ensemble nécessaires à la marche, résistaient vigoureusement à la traction.

Voilà le fait dans toute son éloquence. De la pointe des mandibules, l’insecte, tout en respectant la fine et souple membrane de la nuque, va fouiller dans le crâne et mâcher le cerveau. Il n’y a pas effusion de sang, il n’y a pas de blessure, mais simple compression extérieure. Il est bien entendu que j’ai gardé pour moi, afin de constater à loisir les suites de l’opération, l’éphippigère immobilisée sous mes yeux ; il est bien entendu aussi que je me suis empressé de répéter à mon tour, sur des éphippigères vivantes, ce que venait de m’apprendre le Sphex. Je mets ici en parallèle mes résultats et ceux de l’Hyménoptère.

Deux éphippigères, auxquelles je serre et comprime les ganglions cervicaux avec des pinces, tombent rapidement dans un état comparable à celui des victimes du Sphex. Seulement, elles font grincer leurs cymbales si je les irrite avec la pointe d’une aiguille, et puis les pattes ont quelques mouvements sans ordre et paresseux. Cette différence provient, sans doute, de ce que mes opérées ne sont pas préalablement atteintes dans leurs ganglions thoraciques comme le sont les éphippigères du Sphex, piquées d’abord de l’aiguillon à la poitrine. En faisant la part de cette importante condition, on voit que je n’ai pas été trop mauvais élève, et que j’ai assez bien imité mon maître en physiologie, le Sphex.

Ce n’est pas sans une certaine satisfaction, je l’avoue, que je suis parvenu à faire presque aussi bien que l’animal.

Aussi bien ? Qu’ai-je dit là ! Attendons un peu et l’on verra que j’ai longtemps encore à fréquenter l’école du Sphex. Voici qu’en effet mes deux opérées ne tardent pas à mourir, ce qui s’appelle mourir ; et au bout de quatre à cinq jours, je n’ai plus sous les yeux que des cadavres infects. – Et l’Éphippigère du Sphex ? – Est-il besoin de le dire : l’Éphippigère du Sphex, dix jours même après l’opération, est dans un état de fraîcheur parfaite, comme l’exigerait la larve à laquelle la proie était destinée. Bien mieux : quelques heures seulement après l’opération sous le crâne, ont reparu, comme si rien ne s’était passé, les mouvements sans ordre des pattes, des antennes, des palpes, de l’oviscapte, des mandibules ; en un mot l’animal est revenu dans l’état où il était avant que le Sphex lui eût mordu le cerveau. Et ces mouvements se sont maintenus depuis, mais affaiblis chaque jour davantage. Le Sphex n’avait plongé sa victime que dans un engourdissement passager, d’une durée largement suffisante pour lui permettre de l’amener au logis sans résistance ; moi, qui croyais être son émule, je n’ai été qu’un maladroit et barbare charcutier : j’ai tué les miennes. Lui, avec sa dextérité inimitable, a savamment comprimé le cerveau pour amener une léthargie de quelques heures ; moi, brutal par ignorance, j’ai peut-être écrasé sous mes pinces ce délicat organe, premier foyer de la vie. Si quelque chose peut m’empêcher de rougir de ma défaite, c’est ma conviction que bien peu, s’il y en a, pourraient lutter d’habileté avec ces habiles.

Ah ! je m’explique maintenant pourquoi le Sphex ne fait pas usage de son dard pour léser les ganglions cervicaux. Une goutte de venin instillée dans cet organe, centre des forces vitales, anéantirait l’ensemble de l’innervation, et la mort suivrait à bref délai. Mais ce n’est pas la mort que le chasseur veut obtenir ; les larves ne trouveraient nullement leur compte dans un gibier privé de vie, enfin dans un cadavre livré aux puanteurs de la corruption ; il veut obtenir seulement une léthargie, une torpeur passagère, qui abolisse pendant le charroi les résistances de la victime, résistances pénibles à vaincre et d’ailleurs dangereuses pour lui. Cette torpeur, il l’obtient par le procédé connu dans les laboratoires de physiologie expérimentale : la compression du cerveau. Il agit comme un Flourens, qui, mettant à nu le cerveau d’un animal, et pesant sur la masse cérébrale, abolit du coup intelligence, vouloir, sensibilité, mouvement. La compression cesse, et tout reparaît. Ainsi reparaissent les restes de vie de l’Éphippigère, à mesure que s’effacent les effets léthargiques d’une compression habilement conduite. Les ganglions crâniens, pressés entre les mandibules, mais sans mortelles contusions, peu à peu reprennent activité et mettent fin à la torpeur générale. Reconnaissons-le, c’est effrayant de science !

La fortune a ses caprices entomologiques : vous courez après elle, et vous ne la rencontrez pas ; vous l’oubliez, et voici qu’elle frappe à votre porte. Pour voir le Sphex languedocien sacrifier ses Éphippigères, que de courses inutiles, que de préoccupations sans résultat ! Vingt années s’écoulent, ces pages sont déjà entre les mains de l’imprimeur, lorsque dans les premiers jours de ce mois (8 août 1878), mon fils Émile entre précipitamment dans mon cabinet de travail. – « Vite, fait-il& ; viens vite : un Sphex traîne sa proie sous les platanes, devant la porte de la cour ! » – Mis au courant de l’affaire par mes récits, distraction de nos veillées, et mieux encore par des faits analogues auxquels il avait assisté dans notre vie aux champs, Émile avait vu juste. J’accours et j’aperçois un superbe Sphex languedocien, traînant par les antennes une Éphippigère paralysée. Il se dirige vers le poulailler voisin et paraît vouloir en escalader le mur, pour établir son terrier là-haut, sous quelque tuile du toit ; car, au même endroit, quelques années avant, j’avais vu pareil Sphex accomplir l’escalade avec un gibier, et élire domicile sous l’arcade d’une tuile mal jointe. Peut-être l’Hyménoptère actuel est-il la descendance de celui dont j’ai raconté la rude ascension.

Semblable prouesse va probablement se répéter, et cette fois-ci devant nombreux témoins, car toute la maisonnée, travaillant à l’ombre des platanes, vient faire cercle autour du Sphex. On admire la familière audace de l’insecte, non détourné de son travail par la galerie de curieux ; chacun est frappé de sa fière et robuste allure, tandis que, la tête relevée et les antennes de la victime saisies à pleines mandibules, il traîne après lui l’énorme faix. Seul parmi les assistants, j’éprouve un regret devant ce spectacle. – « Ah ! si j’avais des Éphippigères vivantes ! » ne puis-je m’empêcher de dire, sans le moindre espoir de voir mon souhait se réaliser. – « Des Éphippigères vivantes ? répond Émile ; mais j’en ai de toutes fraîches, cueillies de ce matin. » Quatre à quatre, il monte les escaliers, et court chez lui, dans sa petite chambre d’étude, où des enceintes de dictionnaires servent de parc pour l’éducation de quelque belle chenille du Sphinx de l’Euphorbe. Il m’en rapporte trois Éphippigères, comme je ne pouvais en désirer de mieux, deux femelles et un mâle.

Comment ces insectes se sont-ils trouvés sous ma main, au moment voulu, pour une expérience vainement entreprise il y a quelque vingt ans ? Ceci est une autre histoire. – Une pie-grièche méridionale avait fait son nid sur l’un des hauts platanes de l’allée. Or, quelques jours avant, le mistral, le vent brutal de ces régions, avait soufflé avec une telle violence que les branches fléchissaient ainsi que des joncs ; et le nid, renversé sens dessus dessous par les ondulations de son support, avait laissé choir son contenu, quatre oisillons. Le lendemain, je trouvai la nichée à terre ; trois étaient morts de la chute, le quatrième vivait encore. Le survivant fut confié aux soins d’Émile, qui, trois fois par jour, faisait la chasse aux Criquets dans les pelouses du voisinage à l’intention de son élève. Mais les Criquets sont de petite taille, et l’appétit du nourrisson en réclamait beaucoup. Une autre pièce fut préférée, l’Éphippigère, dont il était fait provision de temps à autre, parmi les chaumes et le feuillage piquant de l’Eryngium. Les trois insectes que m’apportait Émile provenaient donc du garde-manger de la pie-grièche. Ma commisération pour l’oisillon précipité me valait ce succès inespéré.

Le cercle des spectateurs élargi pour laisser le champ libre au Sphex, je lui enlève sa proie avec des pinces et lui donne aussitôt en échange une de mes Éphippigères, portant sabre au bout du ventre comme le gibier soustrait. Quelques trépignements de pattes sont les seuls signes d’impatience de l’Hyménoptère dépossédé. Le sphex court sus à la nouvelle proie, trop corpulente, trop obèse pour tenter même de se soustraire à la poursuite. Il la saisit avec les mandibules par le corselet en forme de selle, se place en travers, et recourbant l’abdomen, en promène l’extrémité sous le thorax de l’insecte. Là, sans doute, des coups d’aiguillon sont donnés, sans que je puisse en préciser le nombre à cause de la difficulté d’observation. L’Éphippigère, victime pacifique, se laisse opérer sans résistance ; c’est l’imbécile mouton de nos abattoirs. Le Sphex prend son temps, et manœuvre du stylet avec une lenteur favorable à la précision des coups portés. Jusque-là tout est bien pour l’observateur ; mais la proie touche à terre de la poitrine et du ventre, et ce qui se passe exactement là-dessous échappe au regard. Quant à intervenir pour soulever un peu l’Éphippigère et voir mieux, il ne faut pas y songer : le meurtrier rengainerait son arme et se retirerait. L’acte suivant est d’observation aisée. Après avoir poignardé le thorax, le bout de l’abdomen du Sphex se présente sous le cou, que l’opérateur fait largement bâiller en pressant la victime sur la nuque. En ce point, l’aiguillon fouille avec une persistance marquée, comme si la piqûre y était plus efficace qu’ailleurs. On pourrait croire que le centre nerveux atteint est la partie inférieure du collier œsophagien ; mais la persistance du mouvement dans les pièces de la bouche, mandibules, mâchoires, palpes, animées par ce foyer d’innervation, montre que les choses ne se passent pas ainsi. Par la voie du cou, le Sphex atteint simplement les ganglions du thorax, du moins le premier, plus accessible à travers la fine peau du cou qu’à travers les téguments de la poitrine.

Et c’est fini. Sans aucun tressaillement, marque de douleur, l’Éphippigère est rendue désormais masse inerte. Pour la seconde fois, j’enlève au Sphex son opérée, que je remplace par la seconde femelle dont je dispose. Les mêmes manœuvres recommencent, suivies du même résultat. À trois reprises, presque coup sur coup, avec son propre gibier d’abord, puis avec celui de mes échanges, le Sphex vient de recommencer sa chirurgie savante. Recommencera-t-il une quatrième avec l’Éphippigère mâle qui me reste encore ? C’est douteux, non que l’Hyménoptère soit lassé, mais parce que le gibier n’est pas à sa convenance. Je ne lui ai jamais vu d’autre proie que des femelles, qui, bourrées d’œufs sont manger plus apprécié de la larve. Mon soupçon est fondé : privé de sa troisième capture, le Sphex refuse obstinément le mâle que je lui présente. Il court çà et là, d’un pas précipité, à la recherche du gibier disparu ; trois ou quatre fois, il se rapproche de l’Éphippigère, il en fait le tour, il jette un regard dédaigneux, et finalement s’envole. Ce n’est pas là ce qu’il faut à ses larves ; l’expérience me le répète à vingt ans d’intervalle.

Les trois femelles poignardées, dont deux sous mes yeux, restent ma possession. Toutes les pattes sont complètement paralysées. Qu’il soit sur le ventre dans la station normale, qu’il soit sur le dos ou sur le flanc, l’animal garde indéfiniment la position qu’on lui a donnée. De continuelles oscillations des antennes, par intervalles quelques pulsations du ventre et le jeu des pièces de la bouche, sont les seuls indices de vie. Le mouvement est détruit mais non la sensibilité, car à la moindre piqûre en un point à peau fine, tout le corps légèrement frémit. Peut-être un jour la physiologie trouvera-t-elle en pareilles victimes matière à de belles études sur les fonctions du système nerveux. Le dard de l’Hyménoptère, incomparable d’adresse pour atteindre un point et faire une blessure n’intéressant que ce point, suppléera, avec immense avantage, le scalpel brutal de l’expérimentateur, qui éventre quand il ne faudrait qu’effleurer. En attendant, voici les résultats que m’ont fournis les trois victimes, mais sous un autre point de vue.

Le mouvement seul des pattes étant détruit, sans autre lésion que celle des centres nerveux, foyer de ce mouvement, l’animal doit périr d’inanition et non de sa blessure. L’expérimentation en a été ainsi conduite :

Deux Éphippigères intactes, telles que venaient de me les fournir les champs, ont été mises en captivité sans nourriture, l’une dans l’obscurité, l’autre à la lumière. En quatre jours, la seconde était morte de faim ; en cinq jours, la première. Cette différence d’un jour s’explique aisément. À la lumière, l’animal s’est plus agité pour recouvrer sa liberté ; et comme à tout mouvement de la machine animale correspond une dépense de combustible, une plus grande somme d’activité a consommé plus vite les réserves de l’organisation. Avec la lumière, agitation plus grande et vie plus courte ; avec l’obscurité, agitation moindre et vie plus longue, l’abstinence étant complète de part et d’autre.

L’une de mes trois opérées a été tenue dans l’obscurité, sans nourriture. Pour elle, aux conditions d’abstinence complète et d’obscurité, s’ajoute la gravité de blessures faites par le Sphex ; et néanmoins pendant dix-sept jours, je lui vois accomplir ses continuelles oscillations d’antennes. Tant que marche cette sorte de pendule, l’horloge de la vie n’est pas arrêtée. L’animal cesse le mouvement antennaire et périt le dix-huitième jour. L’insecte gravement blessé a donc vécu, dans les mêmes conditions, quatre fois plus longtemps que l’insecte intact. Ce qui paraissait devoir être cause de mort, est en réalité cause de vie.

Si paradoxal au premier aspect, ce résultat est des plus simples. Intact, l’animal s’agite et par conséquent se dépense. Paralysé, il n’a plus en lui que de faibles mouvements internes, inséparables de toute organisation ; et sa substance s’économise en proportion de la faiblesse de l’action déployée. Dans le premier cas, la machine animale fonctionne et s’use ; dans le second cas, elle est en repos et se conserve. L’alimentation n’étant plus là pour réparer les pertes, l’insecte en mouvement dépense en quatre jours ses réserves nutritives et meurt ; l’insecte immobile ne les dépense et ne périt qu’en dix-huit jours. La vie est une continuelle destruction, nous dit la physiologie ; et les victimes du Sphex nous en donnent une démonstration comme il n’y en a peut-être pas de plus élégante.

Encore une remarque. Il faut de rigueur viande fraîche aux larves de l’Hyménoptère. Si la proie était emmagasinée intacte dans le terrier, en quatre à cinq jours elle serait cadavre livré à la pourriture ; et la larve, à peine éclose, ne trouverait pour vivre qu’un amas corrompu ; mais piquée de l’aiguillon, elle est apte à se maintenir en vie de deux à trois semaines, temps plus que suffisant pour l’éclosion de l’œuf et le développement du ver. La paralysie a ainsi double résultat : immobilité des vivres pour ne pas compromettre l’existence du délicat vermisseau, longue conservation des chairs pour assurer à la larve saine nourriture. Éclairée par la science, la logique de l’homme ne trouverait pas mieux.

Mes deux autres Éphippigères piquées par le Sphex ont été tenues dans l’obscurité avec alimentation. Alimenter des animaux inertes, ne différant guère d’un cadavre que par une perpétuelle oscillation de leurs longues antennes, semble d’abord une impossibilité ; cependant le jeu libre des pièces de la bouche m’a donné quelque espoir et j’ai essayé. Le succès a dépassé mes prévisions. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de leur présenter une feuille de laitue ou tout autre morceau de verdure qu’ils pourraient brouter dans leur état normal ; ce sont de faibles valétudinaires qu’il faut nourrir au biberon, pour ainsi dire, et entretenir avec de la tisane. J’ai fait emploi d’eau sucrée.

L’insecte étant couché sur le dos, avec une paille je lui dépose sur la bouche une gouttelette du liquide sucré. Aussitôt palpes de s’agiter, mandibules et mâchoires de se mouvoir. La goutte est bue avec des signes évidents de satisfaction, surtout quand le jeûne s’est un peu prolongé. Je renouvelle la dose jusqu’à refus. Le repas a lieu une fois par jour, quelque fois deux, à des mesures irrégulières pour ne pas être moi-même trop esclave de pareil hôpital.

Eh bien, avec ce maigre régime, l’une des Éphippigères a vécu vingt et un jours. C’est peu, relativement à celle que j’avais abandonnée à l’inanition. Il est vrai que par deux fois l’insecte avait fait grave chute et était tombé de la table d’expérience sur le parquet à la suite de quelque maladresse de ma part. Les contusions reçues doivent avoir hâté sa fin. Quant à l’autre, exempte d’accidents, elle a vécu quarante jours. Comme l’aliment employé, l’eau sucrée, ne pouvait indéfiniment tenir lieu de l’aliment naturel, la verdure, il est très probable que l’insecte aurait vécu plus longtemps encore si le régime habituel avait été possible. Ainsi se trouve démontré le point que j’avais en vue : les victimes piquées par le dard des Hyménoptères fouisseurs périssent d’inanition et non de leur blessure.


Chapitre X   Chapitre XII