Souvenirs du second mameluck de l’Empereur/01

Saint-Denis dit Ali
Souvenirs du second mameluck de l’Empereur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 767-792).
SOUVENIRS
DE
SAINT-DENIS dit ALI
SECOND MAMELUCK DE L’EMPEREUR

I

Les historiens de Napoléon souhaitaient depuis longtemps la publication de ces précieux Souvenirs. Dans un article paru le jour même du Centenaire, M. G. Lenotre s’étonnait que ce beau document fût resté inédit. Nous sommes heureux, — et nous en remercions la famille de L.-E. Saint-Denis, — de pouvoir donner les parties essentielles d’un récit qui vaut par sa véracité absolue et par son émouvante simplicité.


I. ― LE SERVICE INTÉRIEUR

Dans le voyage de Hollande, Roustan ayant été malade, l’Empereur demanda au Grand-Ecuyer si, dans ses jeunes gens, il n’y en aurait pas un qui pût faire le service auquel était assujetti Roustan, c’est-à-dire suivre à cheval Sa Majesté, monter sur le siège de sa voiture, avoir soin de ses armes et savoir les charger, et faire l’office de valet de chambre à la toilette. Le duc de Vicence, après avoir répondu affirmativement, choisit Meunier et moi, et nous donna l’ordre d’aller chez M. Lepage pour apprendre à monter et démonter fusils et pistolets, à les nettoyer et à les charger. Nous passâmes l’un et l’autre une quinzaine de jours à faire l’apprentissage que l’on exigeait de nous, et ensuite on me fit aller seul chez M. Lerebours, opticien, pour que j’apprisse à démonter et à remonter les lunettes d’approche et à nettoyer les verres. Je fus bientôt au fait de ce petit travail. Il ne fallait qu’un second à Roustan et non pas deux. Le choix définitif étant tombé sur moi, le Grand-Ecuyer me fit habiller en mameluck, et, le 11 décembre, je crois, je fus présenté à l’Empereur, au bois de Boulogne, au rond des acacias. C’était un jour de chasse. Dès que l’Empereur fut arrivé au rendez-vous et descendu de voiture, le duc me fît appeler et Sa Majesté, en me regardant de la tête aux pieds, lui demanda ce que je savais faire, si je savais lire et écrire. Sur la réponse que fit le Grand-Ecuyer, que j’avais travaillé quatre ans chez le notaire, l’Empereur dit : « Ah ! il en sait plus qu’il m’en faut. » Je fus accepté. Le lendemain, j’entrai au service intérieur. L’Empereur voulut que je le servisse à son déjeuner et à son diner. Ce fut par là que je commençai le service. Ma besogne, dans le courant de la journée, fut d’aider au valet de chambre de service ou de le seconder à la toilette [1]. On m’apprit à faire le lit du maître de l’Europe et à disposer toutes choses qui lui étaient nécessaires et qu’il pouvait demander dans son intérieur. Au déjeuner, je servais directement l’Empereur ; au dîner, je donnais aux pages qui servaient, les assiettes, les couverts et les mets qu’ils avaient à présenter. Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour que je me trouvasse au fait de mon nouveau métier.

Ce fut pour moi une vie toute différente de celle que j’avais menée : au lieu d’être à me promener dans une écurie, à faire faire le pansement des chevaux, à faire des conduites, enfin à faire le sous-piqueur, j’étais assis dans un fauteuil ou sur un canapé, à causer ou à dormir auprès d’un bon feu, en attendant que l’on eût besoin de mon service. L’oisiveté avait remplacé l’activité. Je n’avais pour toute distraction que le plaisir de converser avec le valet de chambre de service, ou de regarder au travers des vitres de la fenêtre (l’Empereur était alors aux Tuileries) pour voir ce qui se passait dans le jardin. C’était une vie bien monotone que de rester toute la journée dans de beaux appartements. Je ne sortais que pour aller dîner vers les quatre ou cinq heures, quand l’Empereur n’était pas dans son intérieur. Le temps où j’étais libre, c’était le soir, quand Constant ou Roustan étaient arrivés pour le coucher de l’Empereur. Alors je quittais le service, j’allais me déshabiller dans ma chambre qui était aux écuries et je sortais en bourgeois pour faire le tour du Palais-Royal ; après quoi, j’allais me coucher.

On s’habitue à tout et je m’habituai à ce qu’exigeait mon nouvel emploi, qui était de ne rien faire les trois quarts de la journée. Le matin, vers les sept ou huit heures, je me rendais à mon service. Constamment, dans l’antichambre, qui était la salle de bains, il y avait le matin une ou deux ou trois personnes qui attendaient le lever de l’Empereur pour être annoncées. Quand la toilette était terminée et que l’Empereur était passé dans son cabinet, tous ceux qui avaient été admis s’en allaient, même Constant et Roustan. Alors le valet de chambre et moi nous entrions dans la chambre pour remettre toutes choses en état et en place ; ensuite nous faisions le lit. Après ceci, l’ébéniste, le garçon de garde-robe et le frotteur venaient faire chacun ce qui le regardait sous la surveillance du valet de chambre. Pour moi, j’allais dans le salon des petits officiers, attendre que le lever fût fini afin d’entrer dans le salon des grands officiers, où l’Empereur prenait ses repas. Lorsque tout le monde était sorti de chez Sa Majesté, le couvreur de table préparait le couvert sur un guéridon, ainsi qu’une table de desserte [2], et à l’heure indiquée (neuf heures moins un quart environ), le maître d’hôtel, M. Dunant, arrivait avec les mets. Ce qui devait être tenu chaud était placé sur des réchauds. Toutes choses disposées, le couvreur de table s’en allait Le préfet du palais, qui était présent, allait frapper à la porte du salon et prévenait l’Empereur qu’il était servi [3]. Moi, je me tenais à la droite du fauteuil que devait occuper l’Empereur, tous les trois attendant que Sa Majesté vint se mettre à table.

Si quelquefois l’Empereur arrivait immédiatement, quelquefois aussi il se faisait longtemps attendre. Peu de moments après que Sa Majesté était à table, paraissait l’Impératrice. Elle donnait un baiser à son mari et s’asseyait à sa droite. C’est moi qui étais chargé de lui avancer un fauteuil. Le plus souvent, quand l’Empereur sortait de son salon, il était accompagné de quelque personnage, ministre ou autre, avec lequel il continuait la conversation jusqu’à l’arrivée de l’Impératrice ; car, celle-ci présente, à un entretien sérieux succédaient les causeries enjouées. Au dessert, le Roi de Rome était annoncé et Mme de Montesquiou suivie d’une sous-gouvernante entrait, ayant le jeune prince dans les bras. L’Empereur embrassait son fils, lui parlait, et la causerie continuait avec l’Impératrice, Mme de Montesquiou et la personne qui était présente. Le déjeuner terminé, l’Empereur prenait le petit Roi dans ses bras, se dirigeait vers la fenêtre pour lui faire voir les passants et un groupe de curieux qui stationnait habituellement dans le jardin, sous cette fenêtre, pendant le déjeuner. Les petites scènes d’amour paternel ne cessaient que quand l’Empereur et l’Impératrice rentraient dans le salon. Mme de Montesquiou et la sous-gouvernante retournaient dans les appartements du petit prince avec la berceuse, qui était restée dans le salon des petits officiers, pendant la visite. Pour moi, j’allais à l’intérieur auprès du valet de chambre de service.

J’aimais beaucoup ce service du déjeuner pour les conversations que j’y entendais. Si j’en eusse tenu un journal, il me serait resté un mémorial assez curieux sur les personnes et sur les choses.

Un jour, l’Empereur, après son déjeuner, prit le petit Roi dans ses bras, comme c’était son habitude, le caressa, lui fit quelques petites niches, et dit à l’Impératrice en se tournant de son côté : « Tiens ! embrasse donc ton fils. » Je ne sais plus si Marie-Louise embrassa le Prince, mais elle répondit avec un ton presque de répugnance et de dégoût : « Je ne sais pas comment on peut embrasser un enfant. » Le père était bien différent ; lui, il ne cessait d’embrasser et de caresser son fils bien-aimé. Que dut penser Mme de Montesquiou d’entendre un tel langage de la part de l’Impératrice ? Qu’en pensent les mères de famille ? (Cette scène se passa aux Tuileries, dans l’embrasure de la fenêtre.)

Un autre jour, l’Empereur, après son déjeuner et après avoir embrassé le petit Roi, se disposant à passer dans son cabinet, se tourna vers l’Impératrice, en la regardant avec ce sourire aimable qui lui était particulier, et lui dit les deux vers suivants :


Je vais donner une heure aux soins de mon Empire,
Et le reste du jour sera tout à Zaïre.


Les petits princes, fils du roi Louis, et les princesses, filles du roi Joseph, accompagnées de leurs gouvernantes, lorsqu’ils venaient faire leur cour à l’Empereur, baisaient la main de leur oncle et ensuite l’embrassaient ; ils embrassaient également l’Impératrice. C’était ordinairement à son déjeuner que Sa Majesté les recevait. L’Empereur aimait beaucoup à questionner ses neveux et nièces sur ce qu’ils avaient appris depuis qu’il ne les avait vus, surtout le prince Napoléon et la princesse Zénaïde.

M. Denon, qui venait de temps à autre faire sa cour à l’Empereur, était, comme plusieurs autres personnes, reçu au déjeuner. Un jour, il apporta deux petites statuettes, hautes de sept à huit pouces ; elles étaient assises et représentaient l’Empereur et l’Impératrice costumés à l’antique. Celle de l’Empereur était presque nue, car il n’avait qu’un manteau sur les épaules ; celle de l’Impératrice était plus couverte, mais le vêtement laissait voir un sein et les jambes. « Quelle qu’ait été l’idée de l’artiste de me représenter ainsi, dit l’Empereur, je le suis d’une manière trop indécente. Je n’aime pas cela. J’aimerais beaucoup mieux qu’on habillât les gens tels qu’ils sont habituellement que de les affubler d’un costume qui n’est pas le leur. Habillez, continua-t-il, habillez les Grecs et les Romains comme ils l’étaient dans les temps anciens, mais habillez les Français de nos jours comme ils sont au XIXe siècle. Faire autrement est chose ridicule et bizarre. » Les statuettes demeurèrent sur la cheminée pendant le déjeuner et disparurent ensuite. Cette flatterie de M. Denon ne réussit pas. Ce fut, je pense, à l’insu de l’Empereur que la statue de la colonne de la place Vendôme avait été coulée et placée : il me semble bien le lui avoir entendu dire.

Un jour, c’était également au déjeuner, l’Empereur reçut Talma qui lui avait été annoncé. C’était le lendemain d’une représentation de Tippo-Saïb, à laquelle Sa Majesté avait assisté. L’Empereur fit au grand tragédien plusieurs observations critiques sur la pièce, et lui dit de les communiquer à l’auteur ; il donna même le plan d’une scène et fît voir a Talma quel geste devait faire Tippo et quelle attitude il devait avoir en se levant de son trône, pour aller, je crois, combattre les Anglais ; et, pour imprimer davantage à l’acteur l’action et le langage du souverain de Mysore, l’Empereur s’assit dans un fauteuil et s’en releva avec un geste des plus significatifs, plein de noblesse et de résolution, en articulant quelques mots appropriés à la circonstance (1812 ou 1813).

Sur les six heures et demie, je quittais l’intérieur pour aller au dîner de l’Empereur. Le couvert du dîner, comme celui du déjeuner, se mettait dans le salon des grands officiers. La place de l’Empereur était le dos du côté de la cheminée et l’Impératrice en face. Les personnes de service étaient le préfet du palais, le contrôleur, les deux maîtres d’hôtel, le chef d’office, deux tranchants, et le sommelier, un valet de chambre pour l’Impératrice, et moi pour l’Empereur. Indépendamment, il y avait quatre pages (deux pour l’Empereur et deux pour l’Impératrice) qui se tenaient aux côtés de chaque fauteuil. Ils servaient immédiatement l’Empereur et l’Impératrice. Le Roi de Rome, porté par Mme de Montesquiou accompagnée d’une sous-gouvernante, venait au dessert. Le dîner fini, le chef d’office allait servir le café dans le salon où l’Empereur était déjà rendu. Mon service de table étant terminé, je retournais à l’intérieur.

Tous les dimanches, il y avait dîner de famille. L’Empereur se plaisait à discuter avec le cardinal Fesch, sur différents points théologiques, et il était rare que ses arguments ne missent pas Son Eminence aux abois.

A un dîner de famille, la reine de Naples, la princesse Pauline, la reine d’Espagne, la reine Hortense, Madame-Mère, le cardinal Fesch et peut-être quelques autres encore, étaient à table. L’Empereur venait de recevoir une lettre d’un préfet qui lui donnait connaissance qu’un nommé Geoffrin avait sauvé plusieurs ouvriers d’une houillère qui s’était refermée. La lettre fut donnée à la reine de Naples qui put à peine la déchiffrer. L’Empereur, voyant l’embarras de sa sœur, lui dit : « Passez-la à Hortense, elle va nous lire cela. » Effectivement, la reine de Hollande, tenant la lettre, la lut fort couramment. Cette lettre donnait le détail de tous les incidents qui étaient survenus avant qu’on fût parvenu à l’endroit où les malheureux ouvriers étaient ensevelis. Pendant tout le diner, on ne cessa de parler de cet événement, et chacun fit l’éloge du courageux dévouement de Geoffrin. L’Empereur envoya la croix d’honneur à ce brave homme.

Une fois, à ma connaissance, l’Empereur est allé déjeuner dans le petit kiosque qui est au bout de la terrasse du bord de l’eau. Ce kiosque, qui venait d’être construit, était fort gentil et commodément distribué.

Un soir, on avait posé sur le guéridon de la chambre à coucher de l’Empereur une fort belle parure en opales entourées de diamants. Les uns et les autres de l’intérieur, nous ne manquâmes pas de la regarder, de l’admirer ; elle faisait un fort bel effet, surtout à la lumière. Lorsque l’Empereur rentra chez lui, il la vit et probablement l’envoya à l’Impératrice, car le lendemain elle n’était plus dans la chambre.

Aux Tuileries, dans chaque pièce des appartements, il y avait des valets de chambre et des garçons de la chambre. Parmi ces derniers, il y avait des jeunes gens qui avaient fait leurs études. Ceux-ci, pour passer le temps et se distraire de l’ennui de garder un salon, s’amusaient à lire. Il arrivait parfois qu’au moment qu’ils y pensaient le moins, l’Empereur venait à paraître. Le livre était aussitôt mis de côté ; mais quelquefois il arrivait qu’il était oublié sur un fauteuil, un pliant, ou sur tout autre meuble. Si le livre tombait sous les yeux de l’Empereur, il le prenait, le feuilletait. Si c’était un bon livre, il le remettait sur le meuble où il l’avait trouvé, mais s’il était mauvais, il témoignait un vif mécontentement de ce qu’on se permettait chez lui la lecture de tels livres. Je ne sais s’il ne les jetait pas au feu. Il ne voulait rien voir dans ses appartements qui blessât les yeux de qui que ce fût. Aussi ces jeunes gens avaient-ils l’attention de ne pas laisser traîner leurs livres, surtout ceux qui étaient contraires aux bonnes mœurs.


Vers le mois de février, l’Empereur s’installa à l’Elysée. Cette habitation lui convenait infiniment. Quand il avait à causer avec quelqu’un, il n’avait qu’à ouvrir la porte de son salon ou de son cabinet, pour aller se promener dans le jardin. Cet avantage, il ne pouvait l’avoir aux Tuileries, où il se considérait comme prisonnier. Pour être plus chez lui, il fit élever du côté de l’hôtel Sébastiani un mur en planches sur celui en pierres qui existait. Il aimait beaucoup cette allée qui longe le mur, comme étant plus silencieuse.

Dans le petit salon bleu, il y avait une console sur laquelle était un bronze représentant l’Empereur assis près d’une table, où était étendue une carte dont il considérait un point fort attentivement. Dans cette même pièce, existait une porte où aboutissait un escalier dérobé qui communiquait au premier étage. Cet escalier, l’Impératrice le fréquentait lorsqu’elle venait chez l’Empereur ou qu’elle rentrait dans ses appartements.

Presque tous les matins, quand le temps était beau, l’Impératrice, accompagnée de deux de ses femmes, descendait dans le jardin et se promenait dans les allées qui avoisinaient les appartements de l’Empereur ; elle s’amusait à cueillir des violettes dont une assez grande quantité de touffes garnissaient les plates-bandes.


Quand le beau temps fut arrivé, l’Empereur et l’Impératrice allèrent habiter Saint-Cloud. Cette résidence fut loin de me plaire. J’étais condamné à rester seul toute la journée dans une chambre à coucher qui était entre le salon et le cabinet (rez-de-chaussée du côté du parterre) et ce n’était que vers les dix ou onze heures du soir que je pouvais me retirer, c’est-à-dire lorsque l’Empereur et l’Impératrice rentraient du salon pour aller trouver leurs lits. À la chambre à coucher dont je viens de parler, aboutissait un escalier qui montait aux appartements de l’Empereur. Le soir, l’Impératrice passait par cette chambre à coucher et montait cet escalier pour aller chez elle.

Quand l’Empereur était dans sa chambre à coucher (celle-ci était dans le haut) et que l’Impératrice venait le voir, il fallait la précéder lorsqu’elle retournait chez elle. Il y avait un long corridor à parcourir, au bout duquel était un petit escalier qu’il fallait descendre, et au pied était une petite porte qui communiquait dans son intérieur. On était obligé d’aller jusque-là pour l’annoncer à ses femmes.

On fit un voyage à Trianon. Là aussi, l’Empereur avait de l’espace pour se promener. Sa chambre à coucher était au rez-de-chaussée, partie droite, donnant sur un petit jardin ou parterre intérieur. Après un séjour d’une dizaine de jours, l’Empereur retourna à Saint-Cloud où il resta quelque temps. Le départ pour la campagne de Russie approchait.

L’Empereur était à Saint-Cloud lorsqu’il reçut le général Lefebvre-Desnouettes qui s’était échappé d’Angleterre. L’Empereur était à diner. Il accueillit d’abord assez froidement le général, et lui fit le reproche d’avoir compromis ses chasseurs à l’affaire de Bénavente. Celui-ci se justifia le mieux qu’il put et ensuite raconta son histoire, depuis qu’il avait été fait prisonnier jusqu’à son retour en France. Je crois me rappeler que ce fut une dame anglaise qui favorisa son évasion. Le résultat de la visite du général fut que l’Empereur lui rendit le commandement des chasseurs.

A Sainte-Hélène, un officier anglais qui avait été à Waterloo, dit en parlant des chasseurs de la garde, qu’ils avaient été l’admiration des corps anglais qui s’étaient trouvés devant eux, et il ajouta : « Ces vaillants soldats étaient autant de lions. Ils avaient à leur tête le général Lefebvre-Desnouettes. »

Je n’ai plus aucune souvenance de ce qui s’est passé dans le temps qui a précédé le départ pour la campagne de Russie. D’après quelques notes que j’ai recueillies, ce fut le 9 mai 1812 que l’Empereur partit pour Mayence avec l’Impératrice ; Roustan était sur le siège. On m’avait envoyé en avant à Metz, où l’Empereur s’arrêta et passa la nuit. Le lendemain matin, il en partit d’assez bonne heure. Ce jour-ci je l’accompagnai. Le soir nous arrivâmes à Mayence. Ce fut la première course que je fis sur le siège de la voiture de l’Empereur.


II. — L’INCENDIE DE MOSCOU

[Saint-Denis traversa toute l’Allemagne par Wurtzbourg, Dresde, Glogau, Posen, Thorn, Dantzig, Königsberg, devançant, suivant ou accompagnant l’Empereur, selon le roulement du service. Après le passage du Niémen, ses principales étapes furent Wilna, Witepsk, et Smolensk. Pendant la bataille de la Moskowa, il était campé avec les bagages de la Maison en deçà de Mojaisk et il fut frappé du nombre considérable de blessés et particulièrement d’officiers ou de généraux qui vinrent se faire panser à l’arrière ; « aussi les soldats disaient : « Ah ! aujourd’hui, il y en a pour tout le monde. » Les Russes chassés du champ de bataille, ordre fut donné aux équipages de se diriger sur Moscou.]


A une demi-heure avant d’atteindre les premières maisons de Moskow, nous nous trouvâmes sur une hauteur d’où nous pûmes voir la ville et les nombreux clochers tant de ses églises que ceux du Kremlin. Ces clochers ont la forme d’une colonne pyramidale octogone, et sont ornés à leur extrémité d’une espèce de poire dorée surmontée d’un croissant et d’une croix assujettie par des chaînettes. Nous aperçûmes une fumée noire qui s’élevait d’un point du centre de la cité ; c’était une maison qui brûlait, mais c’était le seul feu qu’on distinguât. Alors il pouvait être onze heures ou onze heures et demie. En moins d’une heure, nous nous trouvâmes dans la ville. Nous fûmes surpris de ne voir aucun habitant, excepté cependant quelques malheureux que nous vîmes çà et là. Toutes les maisons paraissaient désertes. On ne voyait que des soldats polonais ou français circulant dans les rues, et plus on approchait du Kremlin, plus leur nombre s’augmentait.

En tournant le coin d’une rue, nous rencontrâmes un Polonais de la garde, qui avait plusieurs bouteilles sous les bras et dans les mains. Il nous en offrit une que nous acceptâmes ; mais, comme nous n’avions rien pour la déboucher, nous la lui remîmes, pour qu’il en cassât le goulot sur une pierre. C’était du Champagne. Mes compagnons et moi, nous bûmes à la régalade. Nous trouvâmes ce vin fort bon. Nous continuâmes notre chemin vers le Kremlin, où nous entrâmes peu de temps après par la porte de l’Ouest. A quelque distance de la porte que nous venions de passer, nous vîmes trois ou quatre mamelucks qui étaient assis près d’un mur bordant le chemin à gauche : c’étaient des hommes démontés qui se reposaient. Nous ne tardâmes pas d’arriver sur une espèce de place que j’appellerai la cour de l’Ouest. Là, nous descendîmes de voiture et nous nous séparâmes ; chacun alla rejoindre les siens du service auquel il appartenait. En me rendant à l’endroit où était mon devoir, je jetai un coup d’œil sur ce qui m’environnait. Le palais est un composé de divers bâtiments tenant ensemble et d’une architecture différente. A gauche d’un grand bâtiment construit à l’orientale, est un vaste escalier qui aboutit à une cour intérieure dallée, se prolongeant à droite, au bout de laquelle était une issue qui communiquait à l’intérieur des appartements de l’Empereur. Là, dans une grande pièce, je trouvai les personnes du service auquel j’appartenais.

L’Empereur, qui avait passé la nuit dans le faubourg nommé Dorogomilow, était venu dans la matinée s’installer dans le palais des Csars.

La nuit venue, et l’Empereur rentré dans sa chambre, chacun de nous pensa à se coucher. Mes compagnons, qui les premiers étaient entrés dans le Kremlin et en avaient pris possession, s’étaient pourvus de tout ce qui leur était nécessaire pour se faire un coucher. Moi, je n’avais rien ; on ne m’avait rien réservé ; mais mon lit fut bientôt composé. Dans un coin de la pièce où nous étions, il y avait un grand pavillon dont le tissu en laine était très mince et très clair. Je le pliai en plusieurs doubles et je me trouvai avoir une espèce de matelas, d’une ligne ou deux d’épaisseur, que j’étendis sur le parquet ; pour oreiller ou traversin, j’avais mon porte-manteau, et mon manteau pour couverture. Je me couchai avec l’espoir de passer une bonne nuit.

Tout était calme dans le palais des Csars, tout était silencieux, chacun dormait profondément, quel que fût son lit. Dans le milieu de la nuit je m’éveillai ; il était peut-être minuit ou une heure. Je n’entendais autour de moi que le bruit du sommeil, l’aspiration et l’expiration. J’ouvre les yeux, je me les frotte, je vois la pièce parfaitement éclairée. Cela me parut extraordinaire. Je me lève, je porte mes pas vers une des fenêtres pour voir d’où provenait la clarté. Je ne fus pas peu étonné de voir la ville en feu, du moins la partie du midi et celle du couchant, nos fenêtres donnant sur la Moskowa et du côté de l’Ouest. C’était une belle horreur. Qu’on se représente une ville, je dirai grande comme Paris, livrée aux flammes, et être sur les tours de Notre-Dame assistant pendant la nuit à un tel spectacle. J’éveillai mes compagnons, disant à chacun qu’il ouvrit les yeux. En un moment, tous furent debout et allèrent regarder au travers des vitres l’immense incendie qui dévorait la ville. Comme il était urgent que l’Empereur fût informé de ce qui se passait, Constant se décida sur le champ d’entrer chez Sa Majesté. Le premier valet de chambre sortit quelques instants, et, ne nous ayant transmis aucun ordre, chacun se recoucha, n’ayant rien de mieux à faire que d’attendre le jour. Nous l’attendîmes avec impatience.

Le jour arrivé, le feu était tout aussi actif que nous l’avions vu la nuit et continuait ses envahissements ; mais il ne produisit pas le même effet aux yeux et sur les sens, et puis on s’habitue à tout. Il semblait qu’ayant l’Empereur tout près de soi, on ne devait avoir rien à craindre.

Je fus de bonne heure sur pied. Aimant à prendre l’air dès le matin, je sortis de notre chambre et gagnai le grand escalier Est pour aller me promener dans l’enceinte du Kremlin. Le plus grand désordre régnait de toutes parts : il y avait quelques postes qui bivouaquaient sur le vaste espace vide qui était devant cette partie du palais, mais fort peu de monde à chacun d’eux. Des soldats étaient couchés, d’autres fumaient accroupis ou assis près de quelques tisons, d’autres se promenaient, enfin d’autres venaient d’un pas chancelant rejoindre leurs camarades.

Des bouteilles ou flacons vides jetés aux alentours des feux annonçaient assez comment les postes avaient passé la nuit. Chacun des soldats que je rencontrai, l’un avait perdu une chose, l’autre une autre ; des cavaliers, l’un cherchait sa bride, ou sa selle, ou sa couverture ; l’autre ne savait où trouver son cheval, etc.

Chacun regardait les progrès du feu qui gagnait avec rapidité les quartiers qui, jusqu’alors, avaient été comme oubliés par l’élément destructeur. Des ordres avaient été donnés pour soustraire à la destruction différents établissements ; mais que faire dans cet incendie général ? Rien ! Où avoir des pompes ? on n’en put trouver aucune ; des seaux ? il n’y en avait pas un ; de l’eau ? où en prendre dans une ville que l’on ne connaît pas et qui est sans habitants ? On laissa brûler, tirant des maisons tout ce qui pouvait être utile ou nécessaire.

Les murailles formant l’enceinte du Kremlin sont hautes à l’extérieur et bâties en briques. De distance à distance, sont plantées des tours, dont quelques-unes, celles des angles, sont rondes et les autres carrées, ces dernières surmontées d’une cage qui est assez semblable à celle des petits clochers des églises, de village, dont la forme de la toiture est une pyramide quadrangulaire. Au centre est le palais situé sur un plateau qui domine la ville de toutes parts. Le palais, étant bâti en briques et en pierres de taille, était par cela même moins accessible au feu que les maisons de la ville qui, pour la plupart, étaient en bois, et de plus, c’est que, presque de tous côtés, il était isolé de toute construction facile à s’enflammer.

Quelle dut être la pensée de l’Empereur en considérant le spectacle sublime, mais bien triste, de cet océan de feu qui l’enveloppait et qui faisait une île du Kremlin ? Ses généraux, voyant l’hôtel de l’intendance n’être plus qu’un monceau de cendres et le feu qui venait de prendre dans la tour à carillon, sollicitèrent vivement l’Empereur pour qu’il abandonnât et la demeure des Czars et la vieille capitale de leur empire. Il se rendit enfin à leurs pressantes sollicitations, mais non sans beaucoup d’objections. Quand il eut déjeuné, il réfléchit encore, et vers les onze heures ou midi, il monta à cheval. Accompagné de sa suite, il sortit du Kremlin et de Moskow, et se dirigea vers Petrowskoï, château situé à une ou deux lieues à l’Ouest de la ville. Les bagages de la Maison, ceux de la garde et la garde elle-même prirent la même direction. Mais les préparatifs de départ ayant demandé un peu de temps, on ne put se mettre en marche qu’à une heure assez avancée de la journée.

Ce fut avec beaucoup de peine que nous parvînmes à nous tirer de la ville, dont les rues étaient obstruées de charpentes enflammées, de débris de maisons écroulées et par des flammes qui barraient le passage. A tout moment, on était obligé de changer de direction et même de retourner sur ses pas, pour ne pas être pris. Le vent aussi s’était associé à ce désastre ; il soufflait avec force et tourbillonnait de telle manière qu’il enlevait une très grande quantité de poussière qui aveuglait les hommes et les chevaux. Ce qui augmentait l’embarras, c’était une multitude de soldats de toutes les armes, qui emportaient sur eux, sur des chevaux, sur des voitures du pays, toute espèce de provisions et de butin qu’ils avaient pu tirer des magasins, des boutiques, des maisons et des caves. Tout ce tableau présentait l’image du plus grand désordre.

Un peu avant la nuit, nous nous trouvâmes fort heureusement hors de la ville. Alors nous pûmes respirer à l’aise et ne plus sentir la mauvaise odeur qui s’exhalait des ruines fumantes. Il était nuit lorsqu’on arriva a Petrowskoï. Les équipages parquèrent près du château où l’Empereur était installé depuis plusieurs heures.

Le jour suivant, je crois, l’Empereur, la garde, la Maison, les équipages, tout vint reprendre possession du Kremlin. Le calme de la destruction régnait dans la ville. Tout ce qui avait été bois était en cendres ; ce qui était briques était en grande partie écroulé ; les églises, étant entièrement construites en briques, avaient été respectées par le feu. De toutes parts les décombres fumaient encore et l’odeur qui s’en échappait était des plus insupportables. On put évaluer aux deux tiers de la totalité les maisons qui furent détruites.

Nous retrouvâmes le Kremlin et le palais dans le même état que nous les avions laissés ; probablement on y avait laissé une garde. L’Empereur resta dans cette résidence tout le temps de notre séjour à Moskow, qui se prolongea l’espace de trente-neuf jours. Ce chiffre s’est conservé dans ma mémoire et je ne sais trop pourquoi, car ordinairement avec le temps tout finit par s’oublier ou à devenir extrêmement vague. Je me rappelle qu’un beau matin, en nous levant, nous avons vu de la neige : il y en avait environ un pouce ; mais elle est restée peu de temps sur terre.

Presque tous les jours, au Kremlin, le prince Eugène mangeait avec l’Empereur. Constamment le prince de Neuchâtel prenait ses repas avec Sa Majesté. A un déjeuner, l’Empereur s’entretenait avec le Grand-Maréchal Duroc et l’objet de la conversation roulait sur la plus belle mort. Sa Majesté disait que celle qu’il regardait comme la plus belle était de mourir sur le champ de bataille, frappé d’un boulet ; que, pour lui, il craignait de ne pas être aussi heureux : « Je mourrai, dit-il, dans mon lit comme un sacré c….. »

Chaque jour, sur les deux ou trois heures, l’Empereur montait à cheval, accompagné de ses officiers et de son escorte. Il allait se promener dans la ville ou aux environs et ne rentrait que pour l’heure du diner.

Au palais du Kremlin, l’Empereur avait un très grand salon. Ce salon était partagé en deux parties par une poutre ou corniche soutenue par deux colonnes, entre lesquelles on passait d’une partie dans l’autre. Entre le mur et la colonne il y avait de chaque côté un trépied. Ce salon, qui était probablement la salle où trônaient les Czars, était orné de dorures, mais noircies par le temps. C’était, quant à la richesse, la plus belle pièce du palais. Je me rappelle avoir vu qu’il existait dans plusieurs pièces, à l’angle gauche du fond, opposé à l’entrée, un tableau de madone, et j’ai entendu dire que lorsqu’un Russe et même l’Empereur entrait dans l’appartement, la première chose qu’il faisait, c’était une salutation à la madone.

La chambre à coucher avait ses fenêtres sur la Moskowa. C’était une grande pièce, carré long, située à gauche de celle qu’occupaient les valets de chambre, dont elle n’était séparée que par une simple cloison. Dans l’angle de gauche, formé par cette cloison et le côté opposé à celui des fenêtres, était un petit bureau à cylindre, placé de manière à couper l’angle, qui, je crois, était occupé par une cheminée. Ce bureau avait trois écrans en soie verte : l’un se tirait à droite, l’autre à gauche et le troisième en haut ; tous les trois se réunissaient derrière. L’Empereur s’asseyait à ce bureau, soit pour lire, soit pour écrire. Ce meuble m’est resté dans la mémoire, et voici pourquoi. L’Empereur dans ses campagnes, et même dans ses voyages d’agrément, avait un certain nombre de caisses de livres qui étaient déposées pendant tout le temps du séjour, ou dans son cabinet ou dans sa chambre à coucher. Dans ses moments d’ennui ou de non-occupation, il en prenait un volume et, quand il n’en voulait plus, il le mettait sur le meuble qui était le plus près de lui. Eh bien ! pendant presque tout le temps qu’il resta au Kremlin, l’Histoire de Charles XII, par Voltaire, joli petit volume in-18, en maroquin doré sur tranches, demeura constamment sur ce petit bureau. L’Empereur était loin, alors de croire que son histoire aurait tant d’analogie avec celle du roi de Suède.

Une troupe de comédiens français (ils étaient, je crois, dix ou douze), qui était à Moskow, était restée dans la ville après le départ des Russes. Dans l’incendie, ces pauvres gens, la plupart ayant perdu leurs effets et n’ayant aucun moyen d’existence, étaient venus au palais demander aide et assistance. Il y avait parmi eux deux femmes. L’Empereur, informé de leur présence et de leur fâcheuse position, avait donné des ordres pour qu’on eût soin d’eux. Dès lors ils avaient eu des vivres. Comme, de temps à autre, il y avait réunion ou soirée chez l’Empereur, où se trouvaient les officiers de la Maison et les principaux officiers de la garde, les comédiens furent admis deux ou trois fois dans le salon de Sa Majesté. Lorsque les Français évacuèrent Moskow, ces malheureux comédiens ne trouvèrent rien de mieux à faire que de nous suivre, et marchèrent avec les bagages de la Maison. Les deux pauvres femmes eurent beaucoup à souffrir. L’une, déjà sur l’âge, était pleine d’énergie et de force, et l’autre, jeune encore, était délicate et petite-maîtresse. Un jour, dans la retraite, j’ai vu la première se chauffant à un petit bivouac de quelques marins de la garde ; le froid alors commençait à se faire sentir. Ces militaires, qui étaient du midi de la France et déjà fortement démoralisés, se plaignaient de la terrible position où ils se trouvaient. Ils imputaient à l’Empereur tous leurs maux, lui qui les avait amenés dans cet infernal pays ; ils exhalaient leur mauvaise humeur contre l’Empereur par les expressions les plus virulentes. Cette femme cherchait à remonter leur courage et leur disait entre autres choses : « Vous vous plaignez de l’Empereur ; mais croyez-vous qu’il n’ait pas autant à souffrir que vous et qu’il ne soit pas péniblement affecté de ne pouvoir secourir tant de braves gens, qui, comme vous, sont ici, qui l’environnent et qui le suivent ? Ne le voyez-vous pas constamment au milieu de vous, marcher à pied et partager vos fatigues ? Montrez plus de courage ; ayez plus d’énergie ; raidissez-vous contre toutes les rigueurs de l’adversité ; rappelez-vous que vous êtes militaires et Français. » Et elle ajoutait : « Eh moi, pauvre femme, moi déjà vieille, moi qui ai tout perdu et qui suis maintenant dénuée du plus strict nécessaire, moi qui n’ai plus d’avenir, de quoi n’ai-je pas à me plaindre ? et cependant, malgré mes souffrances qui se renouvellent à chaque moment de la journée, je supporte mes maux avec résignation et courage. A quoi sert la faiblesse, si ce n’est de nous rendre plus malheureux que nous ne sommes ? Espérons donc. Chaque jour qui s’écoule nous rapproche du bon pays que, sans doute, nous atteindrons ; mais il faut du courage, de la persévérance. Quand on est jeune comme vous êtes, on doit tout braver, tout affronter ; enfin on doit vivre d’espérance. »

Quand on quitta Moskow, la jeune comédienne, qui avait eu le bonheur de sauver de l’incendie quelque peu de ses effets, les avait mis dans une petite calèche traînée par des cognats ; elle voyageait, tantôt à pied, tantôt en voiture, avec les équipages de la Maison. Un jour dans une descente, quelques coups de canon se firent entendre sur notre gauche, et au même moment quelques boulets vinrent traverser la route, dont un d’eux, donnant en plein dans la calèche, la brisa de telle manière qu’elle fut hors de tout service. La pauvre femme, qui alors était heureusement à pied, dut abandonner sa voiture et loger comme elle put son bagage dans les fourgons de la Maison. Quelques jours après, j’ai appris qu’elle avait perdu tout ou partie de ses effets. Je ne me rappelle pas avoir vu les malheureuses comédiennes et leurs camarades ni à Smolensk ni à Vilna. Comme beaucoup d’autres, ils ont probablement péri, ou ont été fait prisonniers.


III. — LA RETRAITE DE RUSSIE

Pendant le séjour de l’Empereur au Kremlin, il y avait eu quelques pourparlers pour entrer en négociations ; chaque jour on avait été dans l’attente d’une réponse favorable. Mais en y réfléchissant un peu, qu’était-il permis d’espérer d’un ennemi qui avait livré aux flammes une cité telle que Moskow ? Qu’est-ce que cet ennemi avait maintenant à perdre ? Les suites ont prouvé qu’il ne voulait autre chose qu’amuser l’Empereur et lui inspirer de la confiance, jusqu’à ce qu’il eût réorganisé et réuni son armée, nous laisser nous user, nous consumer dans cette ville, qui n’était plus qu’un monceau de cendres, ou dans des cantonnements où il n’y avait rien à manger ni pour les hommes ni pour les chevaux, et enfin nous retenir en Russie le plus longtemps possible, afin que l’hiver qui s’approchait à grands pas nous surprît pendant notre retraite, loin encore de tout secours. Cette politique a malheureusement réussi aux Russes, qui nous ont fait payer bien cher la gloire que nous avons eue d’avoir fait la conquête de leur ville sainte.

Le temps s’écoulait rapidement et aucune réponse satisfaisante n’arrivait au quartier impérial. A Moskow, tout le monde paraissait être dans une parfaite sécurité, lorsque l’on apprit que, soudainement, les Russes avaient attaqué les avant-postes français. Cette nouvelle inattendue porta un peu de trouble dans les esprits.

L’Empereur se mit promptement en mesure de répondre à cette agression. Le jour du départ fixé, l’ordre fut donné à l’armée de se diriger vers le Sud. Nous abandonnâmes Moskow et ses ruines le 19 octobre, je crois.

Dès cette époque, les beaux jours disparurent et les nuits commencèrent à devenir plus longues ; le soleil se cachait fréquemment et l’horizon se noircissait de plus en plus ; les visages devenaient sérieux ; on semblait pressentir et redouter un fâcheux avenir.

A Smolensk, le froid était déjà un peu vif. La désorganisation dans l’armée commençait à se faire voir d’une manière effrayante. La garde était bien diminuée. Dans cette même ville, en allant, elle était nombreuse et encore dans toute sa beauté ; mais alors, elle n’avait pas encore éprouvé de pertes sensibles. Au retour, quelle différence !

Après deux ou trois jours de repos, dans l’après-midi du dernier jour, l’Empereur et tout ce qu’il y avait de Français à Smolensk se mit de nouveau en marche. Le froid était déjà vif, le temps gris, les jours bien courts. Dès que nous fûmes sortis de la ville, l’arrière-garde fit sauter une grande quantité de caissons qui étaient parqués en dehors des murs, à droite de la porte, en sortant. Nous en vîmes et entendîmes les explosions successives. On n’avait pas de chevaux pour les emmener. Ces diverses explosions avaient quelque chose de lugubre qui laissait pressentir de grands malheurs. Chaque jour nous nous appauvrissions en vivres, et chaque jour on abandonnait des canons, des caissons et des bagages. Les cadavres des hommes et des chevaux commençaient à jalonner la route. Plus nous avancions, plus le froid augmentait. On marchait lentement. Après des jours d’une gelée assez suivie, nous eûmes un dégel. Plus d’une fois on a vu l’Empereur, vêtu de sa pelisse, un bâton à la main, marcher à pied avec son état-major.

Notre direction était Orcha. Pour gagner cette ville où l’Empereur était arrivé, il fallait longtemps longer le Dnieper, On voyait la ville à droite et il y avait un grand circuit à faire avant de l’atteindre. J’ai vu des soldats de la ligne, en assez grand nombre, croyant abréger le chemin, passer sur la glace qui paraissait n’être pas prise dans beaucoup d’endroits. Malheur probablement est arrivé à quelques-uns de ces imprudents. Malgré la défense de quelques généraux et le danger qu’il y avait de se noyer une fois le chemin frayé, d’autres fantassins ne craignirent pas de se risquer, en suivant les traces de ceux qui les avaient précédés.

On se dirigea ensuite sur Borisow. Nous arrivâmes de bonne heure dans cet endroit, et nous y restâmes une partie de la journée.

Tout le monde était dans la ferme croyance que c’était à Borisow, que devait s’effectuer le passage de la Bérésina. La journée était déjà fort avancée, lorsque nous reçûmes l’ordre de pousser plus loin. Dans la soirée, chemin faisant, nous ne cessâmes d’entendre une assez forte canonnade. On était silencieux et pensif ; on échangeait à peine une parole avec un compagnon de marche. Il était nuit fermée et assez tard lorsque nous arrivâmes à un pauvre hameau composé de quelques cabanes en bois de la plus misérable apparence, dans l’une desquelles était logé l’Empereur. C’est à cet endroit que devait avoir lieu le passage de la Bérésina, rivière que nous avions longée depuis Borisow. Le bruit du canon avait cessé avec le jour. On passa la nuit comme beaucoup d’autres, c’est-à-dire assez mal ; on ne dormait plus ; on avait hâte d’être au lendemain pour se remettre en route.

Le lendemain, 3 décembre, je crois, aussitôt qu’il fit jour, l’ordre fut donné de passer le pont. Ce pont, qui était sur chevalets, et dont le tablier n’était pas à plus d’un pied de la surface de l’eau, ne me parut pas des plus solides, surtout ayant à résister à une grande quantité de glaçons que la rivière charriait assez rapidement. Pendant que plusieurs généraux, ayant l’épée à la main, contenaient la multitude qui se pressait aux abords du pont, le Grand-Ecuyer, chargé de la police, faisait passer avec ordre et successivement les équipages de la Maison de l’Empereur et le train d’artillerie, recommandant aux conducteurs d’aller doucement et à distance pour ne pas trop fatiguer le pont. En même temps, il faisait filer à droite et à gauche des voitures, les grenadiers et chasseurs de la vieille garde. Je fus un des premiers qui passèrent. Dans le parcours, je crus plus d’une fois que le pont allait s’enfoncer, sous le poids des canons et des fourgons. Il n’arriva aucun accident. Une fois passé, je ne regardai pas derrière moi, trop heureux d’avoir franchi ce pont, où tant d’autres ont laissé la vie. J’ai entendu dire plus tard qu’il y avait un ou deux autres ponts de jetés. Pour moi, je n’ai vu que celui sur lequel j’ai passé.

Nous passâmes ensuite un bois marécageux qui bordait la rive gauche de la rivière. La terre n’étant gelée que de quelques pouces, le chemin tracé que l’on prit ne présenta plus bientôt qu’un long bourbier, que l’on fut obligé de couvrir de branches d’arbres mises en travers, pour que les roues des canons et des voitures ne s’enfonçassent pas trop profondément. On se tira de ce défilé avec assez de peine ; à chaque pas, les pauvres chevaux s’abattaient, embarrassés qu’ils étaient par les branches sur lesquelles ils marchaient. Ceci passé, le chemin devint un peu plus solide. Nous trouvâmes trois petits ponts peints en gris, élégamment construits, ayant même de chaque côté des rampes dont les barreaux étaient tournés. Ces ponts étaient à un quart d’heure l’un de l’autre et jetés sur des ruisseaux larges et profonds, dont les abords étaient fangeux. On ne conçoit pas comment les Russes avaient oublié de détruire ces ponts ; le désordre, qui était déjà très grand dans l’armée, s’en fût augmenté, car leur réparation ou leur reconstruction eût retardé notre marche, et il est à croire que si, dans cette position, nous eussions été attaqués, ce que nous avions encore de matériel eût été perdu en grande partie. Ce fut au passage de ces ponts que je vis le maréchal Lefebvre, un bâton à la main, frapper plusieurs grenadiers pour les faire avancer et garder leurs rangs ; ils marchaient alors par sections. Pauvres gens ! ils étaient exténués.

Depuis longtemps, les soldats étaient malheureux, et c’est seulement de la vieille garde que je parle. En allant à Moskow, ils avaient déjà vécu de privations, mais encore ils avaient eu quelque chose ; mais, en revenant, ils eurent à supporter une bien plus grande misère : ils ne trouvaient rien. La fatigue, le froid et, plus encore, le besoin de nourriture, leur ôtait tout courage, toute énergie ; ils avaient à peine le sentiment de leur conservation ; ils allaient, ils allaient tant qu’ils pouvaient et ne s’arrêtaient que quand les jambes et le cœur manquaient ; aussi chaque jour leur nombre diminuait-il d’une manière extrêmement sensible, et nous n’étions pas encore au bout du rouleau.

Je me rappelle qu’un jour, après être arrivés au gite, qui était un couvent où l’Empereur était logé, le Grand-Maréchal. ou le Grand-Ecuyer ordonna de brûler plusieurs voitures et fourgons de la Maison. On brûla aussi plusieurs caisses de livres de la bibliothèque de Sa Majesté. Différentes personnes présentes auraient bien voulu sauver quelques volumes du feu ; mais il y avait ordre que contenu et contenant fussent livrés aux flammes. Ce fut dans la cour du couvent qu’eut lieu l’exécution.

A la fin de l’une des journées qui suivirent, l’Empereur se trouva logé dans un petit château, assez bien meublé. Autour de la pièce qui servait de salon il y avait des divans. C’est là que M. Gourgaud vint apprendre à l’Empereur la résurrection du maréchal Ney. Cette nouvelle fit un si grand plaisir à l’Empereur que, pendant toute la soirée, il se livra à une joie inexprimable de bonheur. M. Gourgaud, qui n’était alors que chef d’escadron, fut nommé colonel.

Un soir, l’Empereur étant à dîner fit entrer le maréchal Bessières, qu’il avait envoyé pour voir dans quel état était la garde. « Eh bien ! Bessières, lui dit-il, mes soldats ont-ils ce qu’il leur faut ? Sont-ils bien ? — Très bien. Sire, répondit le maréchal. La broche est mise à plusieurs feux ; il y a des poulets, des gigots, etc.. » Si le maréchal y eût regardé de ses deux yeux, il aurait vu que ces pauvres diables n’avaient pas grand’chose à manger. La plupart étaient fort enrhumés, tous très fatigués et leur nombre considérablement diminué. Tout le monde était silencieux ; alors et depuis longtemps, la gaîté était bannie des bivouacs. Le maréchal était gascon et courtisan.

Après une journée longue et pénible, l’ordre fut donné de faire camper les équipages de la Maison dans un endroit isolé de toute habitation et même d’un bois. On craignait une surprise pendant la nuit. Pour ne pas attirer l’attention des rôdeurs ennemis, on ne permit pas de faire un seul feu de bivouac. Plusieurs personnes passèrent la nuit dans leurs voitures, d’autres se couchèrent dessous et quelques-uns la passèrent, partie à se promener pour s’échauffer, et partie à se reposer sous un fourgon. Pour mon compte, j’attendis ainsi le départ du lendemain. Ce fut peut-être la plus mauvaise nuit que j’eusse passée dans tout le cours de la campagne.

Avant Smolensk, l’armée avait déjà eu beaucoup à souffrir, mais depuis cette ville la souffrance avait considérablement augmenté. On aspirait après Wilna ; il semblait que là les misères devaient finir. Bien que chaque jour il restât moins de chemin à faire, il semblait que l’on n’avançait pas. On avait froid, on avait faim, la marche était pénible ; à chaque couchée, le nombre des hommes, des chevaux, des canons, des caissons et voitures était moindre qu’à la couchée précédente. C’est ainsi qu’on gagna Smorgoni.

Smorgoni n’était pas une ville, mais un pauvre petit village, composé d’une maison de seigneur ou espèce de château (ayant l’aspect d’un petit temple païen grec) comme il y en a tant en Russie, et de quelques cabanes de paysans. Devant le château était une petite place où étaient parqués les équipages de la Maison. Ce village devait être fort joli, fort agréable, l’été ; mais, l’hiver, il n’avait rien de bien attrayant. L’Empereur était logé dans la maison seigneuriale, comme c’était l’ordinaire. Les bivouacs établis, on se parla à l’oreille : quelque disposition inaccoutumée est l’objet de la conversation de quelques personnes de la Maison. J’apprends comme un secret que l’Empereur se dispose à partir pour la France et à laisser le commandement de l’armée au roi de Naples. Vers les huit ou neuf heures, deux calèches de voyage viennent se ranger devant le perron du château, et, après une demi-heure d’attente, l’Empereur parut avec quelques personnes. Il monte dans la première voiture avec le duc de Vicence ; Roustan et un autre sont sur le siège. Le Grand-Maréchal et deux ou trois officiers supérieurs prennent place dans la seconde et les deux calèches, éclairées de leurs lanternes, s’éloignent immédiatement du village. Tout le monde fut attristé de ce départ, mais il ne fut approuvé par le plus grand nombre qu’après bien des réflexions.

L’Empereur n’étant plus présent, il semblait que chacun fût livré à soi-même. Il ne restait plus qu’à suivre le torrent et à vivre comme il plairait à la Providence.

Après Wilna, nous eûmes à passer sur une longue digue jetée sur un vaste marais. Il faisait tellement froid que la plupart des soldats qui avaient fait partie des dépôts réunis à Wilna restèrent sur la route, saisis par le froid : ces hommes, qui n’avaient pas eu à souffrir comme ceux qui revenaient de Moskow, tombaient en avant, gigotaient quelque peu, et mouraient. J’ai vu ceux qui étaient le plus près d’eux, leur ôter ou la capote ou le pantalon ou les souliers, et ils n’oubliaient pas de tâter les reins du malheureux. Chacun passait à côté, ne se dérangeant que pour ne pas marcher sur l’homme expirant ou expiré, de peur de tomber. Une parfaite indifférence, un égoïsme extrême étaient dans tous les cœurs. Eh ! qu’aurait-on pu faire ? s’arrêter pour donner des soins à un pauvre diable, c’eût été perdre du temps, c’eût été se faire geler ; car malheur à celui qui restait un moment en place, il était bientôt pris : constamment il fallait être en mouvement. Ceux qui avaient fait la campagne, étant plus habitués à une température froide, résistaient beaucoup mieux que les nouveaux venus.

A une de nos dernières étapes, on était installé dans une ferme assez considérable. Cette ferme, construite en pierre, avait l’aspect d’une ruine de château-fort. Ce qui restait de garde à pied, grenadiers et chasseurs, avait pris possession des cours, et y avait réuni toute la paille trouvée dans les granges pour se faire des lits autour des feux. Le lendemain, au moment du départ, j’ai vu des grenadiers n’avoir pas le courage de se lever pour se garantir du feu qui gagnait la paille sur laquelle ils étaient couchés. La paresse, ou pour mieux dire, la faiblesse et l’épuisement étaient tels, que la plupart de ces pauvres gens avaient à peine le pouvoir de mettre le sac au dos et de prendre leurs fusils. Que d’armes l’ennemi dut trouver depuis Moskow jusqu’au Niémen ! car tous les soldats, excepté un très petit nombre, avaient jeté leurs armes ou les avaient laissées au bivouac.

Pendant toute la journée qui précéda notre arrivée à Kovno, le froid fut excessivement âpre. Aussi y parut-il à la colonne de marche qui diminuait d’épaisseur à mesure que nous avancions. Celui qui s’arrêtait, n’ayant plus la force de marcher, était un homme perdu, la mort le saisissait promptement. Combien de soldats sont restés sur la route ! Presque constamment j’allais à pied et je ne montais sur mon cheval que pour me reposer un peu, mais j’en descendais aussitôt que je sentais mes pieds et mes mains s’engourdir. Malgré mes précautions de me garantir du froid, j’eus deux doigts, l’index et le majeur de la main droite, gelés.


[Enfin, soupire Saint-Denis, nous allions être hors de cette Russie ! Il repassa le Niémen avec ses camarades de la maison et commença à traverser l’Allemagne par étapes. A Interburg, il eut le crève-cœur d’abandonner son cheval, « la Panachie, » fourbu ; à Obbing, il fut volé de son porte-manteau et de son carnet itinéraire ; mais déjà des traîneaux, puis des voitures étaient préparés pour les employés de la maison et il rentra assez vite à Paris où il reprit son service. Il accompagna l’Empereur pendant la campagne de 1813. Il assista à la bataille de Dresde, à celle de Leipzig. Après l’évacuation de cette ville, il rejoignit l’Empereur dans un bourg où le grand vaincu s’était arrêté. « Je ne rencontrai pas un seul individu à qui je puisse parler. J’entrai dans une première pièce, ensuite dans une seconde. J’allais pénétrer dans une troisième, quand j’aperçus dans la quatrième pièce, faisant face à la porte, l’Empereur assis sur un de ses pliants fauteuils ; les jambes allongées sur une mauvaise chaise ordinaire, les mains jointes sur le ventre, la tête baissée, les yeux fermés, il paraissait sommeiller, ou, pour mieux dire, il semblait absorbé par les plus profondes réflexions... Cette attitude de l’Empereur me serra le cœur et me fit venir les larmes aux yeux. Jamais je ne l’avais vu dans un tel état d’abattement. Je me retirai avec précaution et retournai dans la pièce d’entrée, afin d’empêcher quelque étranger de pénétrer jusqu’à lui, car il n’y avait pas un seul factionnaire à la porte. » Rentré avec l’Empereur à Mayence, il fut désigné pour rester dans cette ville et ne put la quitter qu’après l’abdication. Il n’était donc pas avec l’Empereur dans le dernier séjour à Fontainebleau ; mais par son ami le valet de chambre Hubert, il a connu sa tentative de suicide.]


IV. ― TENTATIVE DE SUICIDE DE L’EMPEREUR

Pendant la campagne de Russie et depuis, dans la campagne de 1813 en Allemagne et celle de France en 1814, l’Empereur portait, suspendu à son cou par une petite ganse, un petit sachet de soie noire, dans lequel était une chose qui, au toucher, était du volume et de la forme d’une gousse d’ail. Pendant les différents séjours qu’il fit à Paris, après son retour de la campagne de Russie, le sachet était serré dans son nécessaire. On croyait que c’était quelque amulette ou quelque talisman dans lequel l’Empereur avait créance ou foi comme préservatif de l’atteinte des balles ou des boulets ; mais en effet ce n’était que du poison, dont il avait l’intention de se servir s’il venait à être fait prisonnier par un parti de cosaques, et afin d’échapper à ses ennemis en ne laissant dans leurs mains qu’un cadavre.

A Fontainebleau, se voyant abandonné, non de ses braves soldats, mais de la plupart de ses officiers généraux et de beaucoup d’autres, l’Empereur tenta de mettre fin à son existence. Ceux à qui, dans le temps de sa puissance, il avait distribué richesses, honneur, dignités et sur la fidélité desquels il avait droit de compter, ceux-là à peu près étaient disparus et s’étaient dirigés sur Paris pour aller saluer le pouvoir nouveau qui venait d’arriver à la suite des bagages des ennemis de la France. Deux de ses serviteurs. Constant et Roustan, à qui il avait donné toute sa confiance et dont il avait fait la fortune crurent eux aussi faire un acte méritoire en imitant les grands qui avaient déserté sa cause. Les uns et les autres, dans cette circonstance, montrèrent à la France et à l’Europe tout ce que l’ingratitude a de plus bas, de plus vil et de plus méprisable.

Dans le silence de la nuit, passant en revue tous les événements qui venaient de s’accomplir et réfléchissant sur le sort réservé à la France et sur le sort de ceux qui lui restaient fidèles ainsi que sur le sien propre, l’Empereur n’eut plus qu’une pensée, celle de terminer une vie qui ôterait tout prétexte à la vengeance de l’ennemi étranger et aux rigueurs que ne manqueraient pas d’exercer ces autres ennemis qui se disaient Français et qui, pendant vingt-cinq ans, n’avaient cessé de conspirer la ruine de cette France, laquelle les avait rejetés de son sein.

Il était quatre heures du matin ; la nuit avait été calme et tranquille, et probablement l’Empereur lavait passée, non dans l’engourdissement du sommeil, mais dans les réflexions les plus tristes. Décidé à réaliser son projet, il appela Hubert, qui était de service. Celui-ci entre immédiatement dans la chambre, tenant un flambeau couvert ; il lui demanda sa robe de chambre. Hubert, après avoir mis le flambeau sur le guéridon, passe à l’Empereur sa robe de chambre, le pantalon à pieds et lui chausse les pantoufles. Ceci fait, le serviteur découvre le feu du foyer et le ranime. L’Empereur, ayant l’intention d’écrire à l’Impératrice, lui dit d’aller chercher du papier. Hubert s’empresse de descendre au cabinet et d’en rapporter papier, plumes et encre, qu’il met sur le guéridon ; il approche cette table de la causeuse qui est devant la cheminée et où est assis l’Empereur, et se retire dans l’antichambre, laissant toutefois la porte entrouverte afin de mieux entendre si l’Empereur venait à l’appeler et aussi de manière à pouvoir entrevoir Sa Majesté sans en être vu.

L’Empereur se met à écrire, mais, mécontent des lignes qu’il vient de tracer, il déchire le papier et le jette au feu ; il reprend la plume, écrit de nouveau, et, aussi peu satisfait que la première fois, la feuille est également déchirée et jetée au feu. Enfin, un troisième commencement de lettre a le même sort que les deux précédentes. Peu après, l’Empereur se leva et se dirigea vers la commode qui faisait face à la cheminée. A cet instant Hubert, voyant l’Empereur debout, ferme la porte un peu plus près, pour ne pas être aperçu.

Sur la commode de la chambre, il y avait habituellement sur une assiette deux verres couverts d’une serviette, une petite cuiller, un sucrier, et, à côté, une carafe pleine d’eau. Mais, par l’effet du hasard, le sucrier manquait, parce que, le garçon de garde-robe ayant trop tardé la veille de le faire remplir, il se trouvait dans la pièce où était Hubert. Il faut ajouter que dans l’un des deux verres, il y avait ordinairement du sucre fondu, mais que, par oubli ou autrement, il n’y avait rien dans le verre. Pendant qu’Hubert était aux écoutes pour répondre à l’Empereur, il l’entendit verser de l’eau dans un verre et ensuite le bruit de la petite cuiller qu’on remue pour délayer quelque chose. Sachant qu’il n’y avait pas de sucrier et pas de sucre fondu dans le verre, Hubert ne pouvait se figurer ce que l’Empereur remuait ainsi ; mais, après un moment de réflexion, il pensa que l’Empereur, ne voyant pas le sucrier qui accompagnait ordinairement les deux verres, avait pris du sucre dans le sucrier du nécessaire.

Quand l’Empereur eut fini de remuer la cuiller dans le verre, il y eut un moment de silence, après lequel l’Empereur vint à la porte de l’antichambre et dit à Hubert de faire appeler le duc de Vicence, le duc de Bassano, le Grand-Maréchal et M. Fain. Dans ce moment, m’a dit Hubert, les traits de l’Empereur n’étaient aucunement altérés ; il lui parut aussi tranquille que s’il venait de boire un verre d’eau pure. Ces messieurs arrivés, il leur dit que, ne pouvant survivre au déshonneur de la France, il venait de se laisser aller à la faiblesse de s’empoisonner. Aussitôt que ces messieurs eurent entendu ces paroles, ils envoyèrent promptement chercher M. Yvan pour qu’il donnât un contre-poison. M. Yvan vint aussitôt et administra immédiatement à l’Empereur un breuvage qui ne tarda pas à produire son effet. L’Empereur vomit toute la substance délétère qu’il avait avalée, mais non sans de grands efforts qui le fatiguèrent beaucoup. Vers les six heures, se sentant soulagé, il descendit dans le jardin intérieur et s’y promena longtemps avec ces messieurs. Il est supposable que le temps et les émanations du corps avaient altéré la force du poison, car on doit penser que si ce même poison eût conservé son énergie primitive, la mort eût été instantanée. L’Empereur fut trompé dans son attente.


SAINT-DENIS.

  1. Aux Tuileries, l’Empereur portait l’habit de grenadier, et, dans tout autre endroit, à l’Elysée, à Saint-Cloud, etc., et dans les voyages ou à l’armée, il mettait constamment celui des chasseurs à cheval. En cérémonie, avec le costume militaire, il mettait le grand-cordon de la Légion d’honneur sur l’habit de grenadier.
  2. Le guéridon était placé à quelques pieds au delà de la cheminée, éloigné de six ou sept pieds de la cloison de ce côté et à peu près à la même distance de la cloison du fond de la pièce, le fauteuil regardant la fenêtre. Derrière était la table de desserte.
  3. Quand l’Empereur sortait de son salon pour aller se mettre à table, il avait son chapeau ou sur la tête ou sous le bras gauche. Dans ce cas-ci, il le donnait au préfet du palais qui le lui remettait quand il rentrait au salon. Souvent il le gardait sur sa tête pendant le repas. S’il lui arrivait de l’ôter, il le posait à terre, à sa droite, et le reprenait quand il se levait de table.