Souvenirs du baron de Barante (1801-1805)

Souvenirs du baron de Barante 1801 — 1805 [1]
Prosper de Barante

Revue des Deux Mondes tome 99, 1890


SOUVENIRS
DU
BARON DE BARANTE
[2]
1801-1805

J’avais quitté l’École polytechnique depuis quelque temps déjà. J’allais avoir vingt ans, et, malgré le besoin que mon père avait de moi, il ne voulait pas retarder mon entrée dans une carrière. Nous ne pensâmes plus aux affaires étrangères ; c’eût été une séparation trop longue. M. Chaptal, ministre de l’intérieur, avait eu de bons rapports avec lui et j’étais le camarade de son fils. Je fus placé comme surnuméraire dans la division administrative.

J’étudiais le droit tout en m’occupant de la besogne routinière du bureau ; je cherchais à me faire des idées générales de législation et d’économie politique. Je voyais souvent les anciens amis de mon père.

M. de Narbonne, qui avait été fort lié avec lui, m’accueillait avec la bonté et la grâce qui le rendaient si aimable. Il demeurait dans une petite maison, rue Roquépine, avec la vicomtesse de Laval. Après l’avoir quittée un instant, il était revenu à elle pour ne plus l’abandonner. Sa femme vivait à Trieste, avec la duchesse de Narbonne, sa mère. Le vicomte de Laval, père de M. Mathieu de Montmorency, existait encore. Au lendemain de la révolution, qui avait dispersé la société française et même les familles, ce ménage ne paraissait singulier à personne. M. de Narbonne me présenta à Mme de Laval ; elle était spirituelle, sans nulle bienveillance. Fort jolie autrefois, elle avait au moins cinquante ans. Sans être assidu dans son tout petit salon, j’y allais de temps en temps, et je me plaisais à ces entretiens, en général commérages élégans remplis de souvenirs de la cour racontés d’une manière piquante. M. Mathieu de Montmorency se trouvait habituellement chez sa mère ; nous nous sommes porté plus tard une vive affection.

Parmi les très nombreuses aversions de Mme de Laval, Mme de Staël tenait le premier rang. Le roman de Delphine venait de paraître, de sorte que la critique du livre et les épigrammes contre l’auteur étaient un thème de conversation. Je ne connaissais pas encore Mme de Staël. Un an après, lorsque je revins de Genève, où elle m’avait reçu avec bonté, où j’avais vécu dans sa société, où je m’étais lié avec ses amis, je pensai que je ne devais pas l’entendre ainsi déchirer. Il ne pouvait m’appartenir, à mon âge, de la défendre et d’élever une contradiction ; mais il me semblait que M. de Narbonne manquait un peu à la perfection de son bon goût en admettant cet épanchement de haine. Petit à petit, je cessai d’aller chez Mme de Laval, sans que j’aie jamais dit à personne le motif qui me faisait renoncer à son salon. Je n’interrompis pas néanmoins mes visites du matin à M. de Narbonne.

C’est chez Mme de Laval que j’ai vu d’abord M. de Talleyrand, fort grand ami de la maison. A la fin de 1795, peu de temps avant que la Convention fît place au gouvernement directorial, il était rentré en France grâce à Mme de Staël. Elle avait pour lui beaucoup de goût et d’amitié ; elle obtint de quelques conventionnels, et spécialement de Chénier, de le présenter, ainsi que plusieurs autres membres de l’Assemblée constituante, comme des amis de la liberté qui s’étaient dérobés aux échafauds de la terreur. Toutefois, sa situation lui parut bientôt insupportable. N’avoir ni importance ni surtout point d’argent, c’était pour lui le comble du malheur.

Un jour, il dit à Mme de Staël :

— Ma chère enfant, je n’ai plus que vingt-cinq louis, il n’y a pas de quoi aller un mois ; vous savez que je ne marche pas et qu’il me faut une voiture. Si vous ne me trouvez pas un moyen de me créer une position convenable, je me brûlerai la cervelle. Arrangez-vous là-dessus. Si vous m’aimez, voyez ce que vous avez à faire.

Mme de Staël se hâta de courir chez Barras. A force d’insistance et d’esprit, elle le disposa à appeler M. de Talleyrand au ministère des relations extérieures. Cependant, il n’était pas complètement décidé et voulut s’entretenir avec lui. Ce que je vais raconter m’a été rapporté non plus par Mme de Staël, mais par M. de Talleyrand lui-même. Barras l’avait engagé à dîner en tête-à-tête dans une petite maison de campagne qu’il possédait à Suresnes. Barras était un des hommes les plus corrompus d’une époque très immorale. Pendant qu’il conversait avec M. de Talleyrand, on lui annonça que son favori venait de se noyer en se baignant dans la rivière. Barras se livra au désespoir sans aucune retenue. M. de Talleyrand n’essaya pas de dire une parole, et cependant il laissa voir qu’il était sensible à sa douleur. Barras lui sut un tel gré de cette convenance réservée que, de ce jour, il résolut de le faire ministre.

C’était un choix aristocratique pour les opinions et les habitudes du Directoire, mais il s’agissait du département des affaires étrangères ; on négociait pour la paix soit à Léoben avec l’Autriche, soit à Amiens avec l’Angleterre. Le ministre Charles Lacroix ne réussissait guère, d’ailleurs, et les relations avec la diplomatie étrangère s’accommodaient mal des façons et des mœurs révolutionnaires. Barras, avec un peu de volonté, parvint à convaincre ses collègues.

M. de Talleyrand se proposa de ne plus retomber dans une situation pauvre et secondaire ; il chercha à se rendre agréable et nécessaire aux directeurs. Il s’éloigna de la société de Mme de Staël ; elle n’avait réellement aucun crédit. Quelque libérales et républicaines que fussent en ce moment ses opinions, elle ne pouvait convenir à un tel gouvernement. Ses habitudes et ses inclinations aristocratiques, son empressement à se mêler des affaires et à les traiter indiscrètement par la conversation ; sa manière théorique et idéale de juger de toutes choses, l’affection qu’elle conservait pour des amis fort contraires au régime actuel, la rendaient plus fâcheuse qu’agréable au Directoire, si bien qu’elle finit même par être à peu près exilée. M. de Talleyrand lui fit un secret du 18 fructidor, décidé et préparé pendant qu’elle était à la campagne. Elle se trouva cependant très compromise dans l’opinion des honnêtes gens. Elle était très vive contre la majorité opposée au Directoire et avait fait nommer M. de Talleyrand ministre. Elle ne se brouillait pas avec les auteurs du coup d’État et passait ainsi pour en être complice. Mais, sincèrement attachée à plusieurs des proscrits, elle s’employa aussitôt, avec toute la chaleur de son amitié, à les tirer de peine ou à adoucir les rigueurs prononcées contre eux. Coppet devint l’asile de quelques-uns, de sorte qu’on disait : « Mme de Staël repêche ses amis, après les avoir jetés dans la rivière. »

Plus tard, toutes relations cessèrent entre Mme de Staël et M. de Talleyrand. Elle blâmait de plus en plus sa conduite politique ; elle n’avait en rien sa confidence ; il était pour elle un ministre du Directoire tout comme un autre. Alors arriva la singulière révélation que le gouvernement des États-Unis fit imprimer. L’Europe apprit comment M. de Sainte-Foy, un des familiers de M. de Talleyrand, avait conseillé aux négociateurs américains, chargés d’une réclamation d’indemnités, de donner de l’argent au ministère. Ce fut un désespoir pour Mme de Staël : elle n’y croyait pas. Dans sa naïve indignation, elle imagina d’en parler à M. de Talleyrand, espérant une explication ou une excuse. C’était une étrange idée, et il n’y avait qu’elle au monde pour entreprendre une pareille aventure. M. de Talleyrand, après l’avoir écoutée, la laissa seule dans son cabinet. Il ne fut nullement troublé et plaisanta avec ses habitués en racontant à sa manière la scène que lui avait faite Mme de Staël.

Dès lors, à une amitié de dix ans, à une confiance intime succéda un ressentiment qui ne finit jamais. M. de Talleyrand, qui ne pouvait haïr personne que selon l’occasion et par circonstance, a conservé toujours une aversion profonde pour Mme de Staël, qui, malgré son goût pour l’esprit et sa bienveillance facile, n’a jamais conçu depuis la possibilité d’un rapprochement.

M. de Montlosier me montrait encore plus d’amitié que M. de Narbonne, et ses causeries donnaient du mouvement à mes idées.

M. de Montlosier n’éprouvait aucun désir d’entrer dans les emplois publics, soit qu’il eût reconnu que son caractère et la nature de son esprit ne l’appelaient point à cette destination, soit plutôt qu’il ne voulût pas accepter une situation inférieure à celle où étaient placés des hommes jadis fort au-dessous de lui. Avant le 18 brumaire, il publiait depuis plusieurs années, en Angleterre, un journal écrit en français sous le titre de Courrier de Londres, rédigé avec une modération fort opposée aux exagérations des émigrés. Lorsque le général Bonaparte devint premier consul, M. de Montlosier jugea que, devant la tâche à laquelle il se consacrait, on ne pouvait qu’appuyer son gouvernement. La direction que prenait sa feuille fut remarquée en France, où M. de Talleyrand proposa de le rappeler. Sur cette assurance, il quitta l’Angleterre. Mais Fouché, ni consulté ni même prévenu, le fit arrêter à Calais, conduire à Paris et déposer au Temple. Il n’y passa que quelques heures et retourna à Londres, puis revint, mais cette fois de la façon de Fouché. M. de Montlosier n’avait plus de fortune. Pendant l’exil, il vivait de son journal. On l’autorisa à le continuer en France, sous le titre de Courrier de Londres et de Paris, entreprise impossible avec la censure ; aussi le vit-il supprimé après quelques numéros. Par compensation, on l’attacha au ministère des affaires étrangères, où des articles lui furent souvent demandés pour le Bulletin de Paris, articles par trop injurieux contre les Anglais, et qui n’avaient même pas le mérite d’être de bon goût dans la plaisanterie ; du reste, il ne les signait pas. Peu après la proclamation de l’empire, il se fit prier par M. de Talleyrand et l’empereur de composer une Histoire de la Monarchie française. Les origines de la France et l’examen raisonné de son gouvernement dans les époques successives avaient été, dès sa jeunesse, l’objet d’une étude passionnée. L’empereur crut, sans doute, lui commander un gros pamphlet bien monarchique. M. de Montlosier ne pensa pas un instant à envisager le sujet sous un tel aspect. Ses opinions sur la conquête, sur la diversité des races, sur l’établissement féodal, sur les progrès du pouvoir royal, qui lui semblaient autant d’usurpations, ses nobles colères contre la destruction des libertés féodales, ses dédains pour le tiers-état, cette race conquise, en un mot, les imaginations de sa vie entière vinrent prendre place dans son livre. Il n’aurait pu y mettre autre chose, malgré son désir sincère de ne point déplaire au maître. Il ne réussit pas à lui faire lire le manuscrit, ni même une analyse que j’ai encore. M. de Talleyrand n’avait pas non plus le loisir d’apprécier un si gros ouvrage. M. d’Hauterive en était le seul lecteur, et assurément ni lui ni aucun autre n’auraient pris la responsabilité d’en autoriser l’impression. La Monarchie française n’a paru que pendant la restauration ; le gouvernement royal pouvait en être encore plus mécontent que ne l’eût été le gouvernement impérial ; mais les événemens empêchaient l’attention de se porter sur cette œuvre.

M. de Montlosier fut plus tard un des correspondans par qui l’empereur voulait être informé de l’opinion publique, et plus spécialement de ce que pensaient sur ses actes, sur la situation et les circonstances, les hommes de valeur qu’il tenait dans le silence. M. Fiévée, Mme de Genlis, d’autres encore étaient chargés de cet office. M. de Montlosier attachait une extrême importance à ce que l’on ignorât sa mission, car le public interprétait avec malveillance ce genre de relation, et y supposait à tort plus de police que de politique. Un jour, l’empereur, lisant en calèche une lettre de M. de Montlosier, en laissa tomber un feuillet que ramassa un de ses pages, neveu de M. de Fontanes. Il le montra à son oncle, qui en connaissait l’écriture. Le secret divulgué, M. de Montlosier cessa d’écrire. Cette correspondance passait par M. de la Valette. J’en ai lu une grande partie ; elle ne pouvait nuire à personne, et ses conseils sans doute ne servaient guère à l’empereur. M. de Montlosier était essentiellement critique et non pas pratique.

Je rencontrais assez souvent Cazalès, son collègue de l’assemblée nationale, chez le tribun Fabre (de l’Aude), depuis sénateur et membre de la chambre des pairs. Je m’étonnais de voir M. de Cazalès, le plus grand orateur de la Constituante après Mirabeau, homme d’opinions raisonnables, et supérieur à l’esprit de parti, faire si peu de figure. Ses manières et sa conversation me paraissaient presque vulgaires. Il ne se mettait pas au courant des questions et des projets du moment. Avec sa réputation et l’importance de son rôle passé, il aurait pu prétendre à tout et tenir une grande place dans la politique. Au lieu de cela, il semblait le protégé et presque le commensal de M. Fabre, personnage de troisième ligne, qui avait pour tout mérite un peu d’intrigue.

Mais de tous ceux qui s’intéressaient à moi, celui qui m’a témoigné le plus d’affection et de paternité, c’est M. Benoist. Lorsque je fus placé au ministère dans la division qu’il dirigeait, je ne le connaissais nullement[3]. Peu à peu, il s’attacha à moi, prit un grand intérêt à mes succès, me fit valoir dans le monde ministériel ; il a été le véritable point de départ de ma carrière. Je lui sais encore plus de gré d’avoir eu pour moi du goût et une amitié tendre et réelle. J’étais de la famille chez lui. Parmi les habitués de sa société, des plus variées, on remarquait des gens de lettres, anciens camarades des années de la révolution, quand il travaillait lui aussi à des entreprises littéraires ou à des traductions, des personnages qui, sans être devenus ministres ou conseillers d’État, exerçaient des fonctions importantes dans l’administration, quelquefois également des hommes distingués du monde de l’ancien régime, souvent des artistes, ceux-là presque de la maison, car Mme Benoist avait été élève de David. Encore peintre de profession, elle exposait au Salon et faisait des tableaux commandés par le gouvernement.

Dans de semblables milieux, j’étais en mesure d’étudier de près et les choses et les hommes, et de commencer à les juger avec indépendance.

Napoléon donnait, à ce moment même, par la conclusion du concordat, la plus grande preuve peut-être de sa haute raison et de son étonnante sagacité. Assurément, la paix religieuse, le libre exercice du culte catholique, le respect du gouvernement pour la croyance de la majorité des consciences étaient des conditions essentielles du bon ordre, un pas indispensable à faire pour sortir de l’état révolutionnaire. Mais reconnaître cette nécessité n’était pas alors une pensée répandue ni facile à concevoir. La convertir en acte, lui donner force de loi, exigeaient un sens ferme et beaucoup de courage d’exécution. Rien dans les circonstances où avait vécu le premier consul, personne parmi ceux qui l’entouraient maintenant ne pouvait le mettre sur cette voie. Le conseil d’État, le sénat, l’Institut, se composaient en presque totalité d’hommes au moins étrangers à la religion. La philosophie des sensations régnait en souveraine et sans nulle contradiction. Les sciences et les lettres étaient pénétrées de l’esprit irréligieux. Dix années de persécutions ou d’oppressions avaient interrompu les habitudes de piété ; pour pratiquer, il fallait du zèle et souvent du courage. Les plus vulgaires esprits forts s’enorgueillissaient du triomphe de leur cause, et le succès venait s’ajouter à leurs argumens ; les indifférens vivaient sans que rien ne les rappelât à aucun devoir.

Malgré de telles apparences, le premier consul savait voir qu’au fond et dans la réalité, la religion chrétienne n’avait pas cessé d’être le lien des familles, la consécration réelle et nécessaire de la morale, la seule règle de la vie.

« Qui a jamais imaginé, disait-il à Volney, de ne pas faire baptiser son enfant ! »

Pour les gens de la campagne, les bonnes mères de famille, les honnêtes femmes, pour une grande partie de l’honorable bourgeoisie, la suppression des cérémonies, la fermeture des églises, la proscription des prêtres n’avaient toujours été qu’un désordre qui ne devait pas durer. Rien de régulier, rien de stable ne pouvait se produire pour satisfaire aux besoins moraux, plus ineffaçables dans les âmes simples et calmes que dans les intelligences développées.

Non-seulement le premier consul ne comptait peut-être point autour de lui trois hommes en disposition de comprendre de si sages pensées, une si utile résolution ; mais il avait la certitude de rencontrer une vive opposition. Les opinions irréligieuses se sentaient dépossédées d’une suprématie qu’elles avaient regardée comme définitive. Cette victoire sur la religion, remportée après la terrible guerre que lui avait faite le XVIIIe siècle, était remise en question. De là une irritation vive, une amertume dédaigneuse et hostile. Les indifférens eux-mêmes se voyaient troublés dans la jouissance de leur insouciante liberté. L’incrédulité venait assurément de faire dans les années précédentes ses preuves d’intolérance ; elle avait été aussi cruelle et tyrannique qu’aucun fanatisme. Sans même parler de ces déplorables souvenirs, on ne sait pas combien les hommes sans foi religieuse sont importunés et offensés de voir près d’eux une croyance qui repousse et blâme leurs doutes, adore la divinité niée ou méconnue par eux, et s’impose des devoirs dont ils s’affranchissent. Voilà ce qui me frappa profondé-ment lorsque, très jeune encore, spectateur impartial et libre d’esprit, je n’étais soumis à la religion que par le respect.

Le déchaînement de toutes les opinions révolutionnaires, philosophiques et littéraires, fut général. C’était un feu roulant des malédictions de Diderot et des plaisanteries de Voltaire. Les hommes sensés qui approuvaient le concordat, par habitude du XVIIIe siècle ou par vanité d’esprit fort, conservaient un langage de moquerie. L’armée des fonctionnaires si mélangée et où l’on comptait d’assez nombreux prêtres mariés, manifestait son opposition, quoique disposée à obéir. La colère était plus vive encore parmi les militaires, soit qu’une vie de libre dissipation, soit que l’influence des principaux généraux, adversaires du concordat, leur inspirât cette révolte.

La négociation d’où sortit le concordat fut difficile. Bien des intérêts qui avaient pris racine en France depuis dix ans demandaient à être ménagés. La vente des biens du clergé, l’abolition des ordres religieux et la confiscation de leurs propriétés ne pouvaient être ni attaquées ni menacées. La constitution civile du clergé n’était pas présentable au pape, mais il importait de ne pas regarder comme exclus les évêques et les prêtres qui avaient prêté serment à cet acte, nonobstant la défense du saint-siège. On exigea une rétractation que Rome aurait pu trouver insuffisante et le clergé révolutionnaire offensante. L’assemblée constituante avait changé la distribution des évêchés, et supprimé un grand nombre d’entre eux ; il ne fallait pas revenir aux anciennes circonscriptions.

Dans tout autre temps, le saint-siège aurait énergiquement repoussé de telles propositions. Mais il s’agissait de rattacher la France à l’Église catholique ; le premier consul était pour la seconde fois maître de l’Italie, elles devaient être acceptées.

Au moment où les pourparlers touchaient à leur terme, le cardinal Consalvi, alors à Paris pour traiter du concordat, et qui s’était montré conciliant, vint un soir chez la marquise de Brignole. En ancienne amitié avec elle, il passait peu de temps sans la voir. Il avait ce jour-là une physionomie joyeuse et triomphante. La marquise lui demanda d’où lui venait tant de gaîté. Ils étaient seuls, et le cardinal lui répondit en toute confiance qu’il regardait le concordat comme conclu.

Puis il continua :

— Nous en sommes quittes à meilleur marché que nous ne nous y attendions. J’ai pouvoir pour des concessions autrement considérables.

Mme de Brignole, beaucoup plus en relations avec le premier consul que ne le pensait le cardinal, raconta dès le lendemain cet entretien à M. de Sémonville, pour que Bonaparte en fût informé.

Le premier consul écouta attentivement ce récit, puis il dit :

— Je savais cela, mais je n’ai aucun avantage à en tirer. Puisque je rétablis la religion en France, c’est pour qu’elle soit honorée et respectée. Si j’exigeais de telles concessions du saint-siège, je déshonorerais le pape et l’Église. L’opinion religieuse en France n’entend pas ainsi le catholicisme et prendrait le concordat en grand mépris.

C’est M. de Sémonville qui m’a raconté cette preuve de bon sens de Napoléon.

Il n’a pas toujours eu ce respect pour le pape, lorsqu’il s’est cru le maître du monde. Et cependant, quand il réunissait Rome à la France, et tenait le souverain pontife enfermé à Savone, quand il exigeait du pape une obéissance servile, après l’avoir dépouillé de ses États et de sa souveraineté, il lui revenait, selon l’occasion, des retours de justice et de raison. Il jugeait cette situation ni régulière, ni susceptible de durée et cherchait un dénoûment, s’irritant de la fermeté patiente de Pie VII.

Un jour où il était soucieux et de mauvaise humeur, M. Rœderer lui dit qu’il n’avait pas longtemps à attendre, que le souverain pontife vieux, malade, abattu par le malheur, avait sans doute peu de mois à vivre, qu’alors l’empereur ferait élire son successeur, le cardinal Fesch ou un autre, et que tout s’arrangerait.

— Que dites-vous là, monsieur Rœderer ? Je vous croyais plus fort que cela. Comment, un pape que je ferais nommer, — qui serait mon serviteur, — dont je ferais ce que je voudrais ! ce ne serait pas un pape ; l’Église ne le reconnaîtrait pas ; la catholicité ne l’accepterait pas, ce serait un embarras pour moi.

Ce propos m’a été rapporté par M. Rœderer lui-même.

Une fois le traité signé, le langage de quelques généraux fut tellement comminatoire que le premier consul les fit mettre en prison, sans poursuites judiciaires et sans donner aucune publicité à cette mesure. C’est ce qu’on appela la conspiration des généraux. Pour laisser à l’émotion le temps de se calmer, on n’annonça pas officiellement la signature du concordat. Le gouvernement attendit la ratification du pape, puis présenta au corps législatif les articles qui comportaient une sanction légale, en y ajoutant quelques dispositions que le saint-siège n’a jamais reconnues.

Le concordat ne fut donc promulgué qu’au bout de deux mois. Le jour de Pâques de l’année 1802, le premier consul se rendit en grande pompe au Te Deum chanté dans l’église de Notre-Dame. Je n’y pénétrai pas, tant la foule était entassée, mais je vis passer le cortège. Il présentait déjà un tout autre aspect que l’entrée aux Tuileries deux ans auparavant. Il avait un caractère militaire et monarchique qui aurait été impossible le lendemain du Directoire. On y remarquait aussi plus de luxe de voitures et d’équipages.

Mgr de Boisgelin, ancien archevêque de Tours, émigré rentré qui s’était soumis au concordat en remettant sa démission, prononça un sermon peu écouté. Le peuple avait perdu le respect des églises et des cérémonies. Le lendemain et les jours suivans, il circula beaucoup de récits plus ou moins plaisans et de lazzis vulgaires. Au total, l’impression fut grande et salutaire.

On ne procéda que très lentement à l’installation des évêques dans leurs diocèses, la prudence le commandait. Quelques villes les accueillirent assez mal, les autorités ne leur témoignèrent point partout de la déférence. Les commandans de plusieurs départemens manquèrent de convenance et d’égards. Les offices eurent parfois un caractère dérisoire, la musique du régiment y jouait des airs bouffons. Les mauvais sujets faisaient entendre des clameurs injurieuses, il y eut même des commencemens d’émeute. Le gouvernement ne déploya aucune rigueur et se comporta comme si c’était un mauvais moment à traverser qui ne menaçait en rien l’avenir. Il ferma les yeux sur ces désordres, il ne voulut pas surexciter une opinion dont les démonstrations lui semblaient puériles. On prit le parti d’imputer presque partout ces tristes scènes à la conduite maladroite des préfets. Quelques-uns furent blâmés, d’autres révoqués.

A Carcassonne, les perturbateurs envahirent l’église et lancèrent des pierres qui atteignirent le prêtre. Mon père fit arrêter les coupables et commencer des poursuites judiciaires. Le parti révolutionnaire prit aussitôt les prévenus sous sa protection, on écrivit, on envoya à Paris pour solliciter l’intervention des tribuns et des législateurs du département. Je ne sais ce qui serait arrivé à mon père, évidemment fort ébranlé. M. Chaptal, alors ministre de l’intérieur, lui était favorable ; des amis, avertis par moi, s’occupèrent à parer le coup ; le troisième consul, M. Lebrun, parla de mon père à Bonaparte. On le nomma préfet de Genève, poste beaucoup plus important.

— Il faut le mettre à Genève, dit le premier consul en plaisantant, puisqu’il ne se tire pas d’affaire avec les catholiques, il s’entendra avec les protestans.

J’avais assisté avec contentement et reconnaissance à l’œuvre accomplie par le premier consul, j’admirais ses victoires et ses glorieux traités ; mais je voyais avec inquiétude le pouvoir absolu s’établir de jour en jour, sans contrôle, sans libre délibération. Le bienfait de la paix avait à peine duré un an, et il était évident que la guerre avec l’Angleterre amènerait un conflit avec l’Europe entière. Le pays se préoccupait peu de semblables considérations. La lutte contre l’Angleterre ranimait de vieilles haines, et le patriotisme français se montrait, comme toujours, prêt à s’enflammer pour les aventures belliqueuses.

D’autres dangers étaient attachés à cette rupture. M. le comte d’Artois et son fils, le duc de Berri, n’avaient pas quitté l’Angleterre. Autour d’eux se groupaient quelques émigrés qui ne cessaient d’entretenir des correspondances avec leurs amis de France. Les chefs de chouans, encore rebelles, se tenaient toujours disposés à entrer dans de nouveaux complots. Un journal, écrit en français par un homme de lettres du parti, entretenait, à force de calomnies et d’injures, les ardeurs et les illusions royalistes ; le premier consul s’indignait de ne pas obtenir du gouvernement anglais la répression de ces offenses, il ne comprenait pas comment ceux qui l’insultaient et conspiraient contre lui pouvaient trouver un abri sous les lois de l’Angleterre.

Maintenant, on était en pleine guerre. L’activité des réfugiés et leurs espérances redoublaient de jour en jour. Une alliance unissait aux royalistes quelques hommes de la Révolution, que rapprochait une exécration commune contre le premier consul. Deux illustres généraux, depuis longtemps exilés, et plusieurs officiers dévoués à leurs anciens chefs, s’associaient aux menées qu’encourageaient les princes. Ainsi que cela se passe toujours, des espions avaient gagné la confiance des conjurés. Le plus célèbre dans ce métier, Méhée de La Touche, fut envoyé en Angleterre. Le général Donnadieu, déjà employé dans des occasions pareilles, reçut une semblable mission de la police militaire. Il ne faut pas croire que la police se proposât de suggérer des attentats contre le premier consul, avec l’assurance qu’ils seraient déjoués et que son élévation à l’empire, dont on s’occupait beaucoup, en serait le résultat. Il n’y a pas de police assez stupide pour risquer un tel jeu. Mais les espions, comme toujours infâmes scélérats, afin de mieux apprendre les secrets, de donner plus d’intérêt à leurs informations et par cette émulation active que chacun apporte dans l’exercice de son métier, devinrent agens provocateurs. Méhée et ses collègues jouaient peut-être aussi double jeu pour recevoir double salaire et fournissaient des avis aux deux partis sans savoir quel serait le dénouement. Ce qui est certain, c’est que, le fil un instant perdu, la police française ignora pendant plusieurs mois la présence dans Paris de Cadoudal.

C’était à ce moment que Bonaparte songeait à devenir souverain et à fonder une dynastie. Il ne fut pas d’abord aidé par le sentiment public, qui, sans s’être retiré de lui, n’avait plus l’enthousiasme et l’adoration du 18 brumaire et de Marengo. On s’apercevait de toute son ambition. La manière dont il s’était décerné le consulat à vie lui avait nui, non pas que l’immense majorité ne fut très heureuse de le lui offrir, mais il se l’était donné lui-même pour le faire ensuite sanctionner par le suffrage universel, qui ne peut jamais se dispenser de reconnaître le fait accompli. Il était un grand homme de guerre et un gouvernant habile ; il était fort et redoutable ; on était disposé à le laisser agir, mais non à l’élever sur le trône. Sans aimer la république, l’ensemble de la nation en avait contracté les mœurs qui convenaient aux penchans démocratiques des classes les plus nombreuses. Enfin le commerce, malgré l’enthousiasme que suscitait la guerre contre l’Angleterre, murmurait et regrettait la paix, qui aurait été maintenue sans l’ambition du premier consul, sans sa présidence de la république italienne et la réunion du Piémont. Cependant, quand les complots tramés en Angleterre commencèrent à être connus et qu’on sut que des assassins avaient été envoyés, un sentiment patriotique se manifesta de toutes parts : — « Si la France, disait-on, perdait le chef qu’elle s’est choisi, elle cesserait d’être puissante et serait rejetée dans le désordre des révolutions. » — Ainsi se répandait la pensée d’assurer l’avenir en faisant du premier consul non pas un magistrat à vie, mais le chef d’une dynastie. Sa mort ne serait plus le signal d’une révolution, les ennemis de la France n’y auraient plus le même intérêt.

La première découverte du complot précipita ce mouvement. On prépara l’opinion à la solution désirée. Des adresses furent présentées au premier consul par des députations, des évêques, des magistrats, des préfets. Des corps militaires protestèrent de leur dévoûment ; on le félicita d’avoir échappé aux dangers qui avaient menacé sa vie et le bonheur de la France ; on le suppliait d’en prévenir le retour en donnant plus de puissance à son gouvernement et de stabilité aux institutions. Il accueillait avec bienveillance ces preuves d’attachement et ces sages conseils.

Il répondit à M. Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, lui parlant au nom de l’Académie française :

— Il y a des orages qui servent à affermir les racines d’un gouvernement.

Cette conjuration dont s’alarmaient les esprits n’existait, à la vérité, qu’en projet. Cadoudal, qui voulait non-seulement la mort du premier consul, mais une révolution royaliste, en comprenait toute la difficulté. Il avait à peine réuni une trentaine de chouans ; ils ne pouvaient lui être utiles que pour l’assassinat. Mais comment installer le lendemain la royauté des Bourbons, s’il ne s’associait pas avec des hommes d’une autre nuance que la sienne, importans par leur rôle pendant la guerre et la Révolution, célèbres parmi le peuple et l’armée ? Il avait connu Pichegru en Angleterre, il n’ignorait pas que les princes lui accordaient confiance. Il apprit en même temps que le général Moreau était en communication avec lui. Ce fut même dans l’espoir de s’assurer le concours de ce dernier que Pichegru s’embarqua avec MM. de Polignac et de Rivière, sur le bâtiment anglais qui, cinq mois auparavant, déposait Cadoudal au pied de la falaise de Biville. Là, dans l’obscurité, après avoir gravi des rochers escarpés, les complices de Cadoudal trouvaient une retraite. Puis, voyageant de nuit, cachés pendant le jour chez des hôtes royalistes dévoués, ils arrivaient à Paris sans que la police en eût aucun soupçon.

A la suite de quelques arrestations, on sut que Pichegru était à Paris, qu’il avait eu plusieurs conversations avec le général Moreau, qu’il en avait été mécontent et n’avait reconnu chez lui d’autre opinion que beaucoup d’envie et de haine contre le premier consul, et un certain désir qu’il lui survint malheur ; que Cadoudal n’en avait guère été plus satisfait et témoignait également peu de goût pour Pichegru ; qu’il persistait dans le projet d’attaquer le premier consul sur la route de la Malmaison, se croyant avec assurance en force suffisante pour ne pas craindre l’escorte peu nombreuse de la voiture. C’était même dans cette persuasion qu’il demandait la présence du duc de Berry, selon lui plus essentielle que l’intervention de généraux indécis. La police ne réussissait pas à s’emparer de Cadoudal, de Pichegru, de MM. de Polignac et de Rivière. Quant au général Moreau, il ne se cachait pas, puisque, sans ignorer la conspiration, il n’y prenait aucune part. Son attitude en ce moment constituait néanmoins la circonstance la plus grave. Le premier consul n’hésita pas à le faire arrêter, et Savary fut envoyé pour se saisir, au débarquement, du duc de Berry, dont Bonaparte désirait la capture, bien résolu à ne point épargner, malgré son rang et sa naissance, ce prince dont l’arrivée devait être le signal d’un assassinat. Mais on découvrit à Londres que le secret du lieu où aborderait le bâtiment anglais, et des divers refuges où les débarqués auraient asile, avait été acheté ; aussi Savary dut-il revenir après vingt-huit jours d’attente inutile.

Le premier consul préférait pardonner à Moreau et ne pas le comprendre dans des poursuites judiciaires ; son nom ne se trouverait pas ainsi mêlé à ceux des chouans et des assassins. Mais le vainqueur de Hohenlinden ne voulut pas s’humilier en acceptant une grâce accordée par un homme qu’il regardait comme son égal et non son souverain. Ce refus compliquait très sérieusement le procès qui commençait.

Un sénatus-consulte du 28 février supprima le jury, et la procédure fut portée devant le tribunal criminel de Paris. Le soir même, Pichegru, découvert, était incarcéré.

L’arrestation de Moreau étonnait d’autant plus que l’on n’ignorait pas son attitude vis-à-vis des propositions royalistes. Resté un général de la république, il n’avait pas pris place dans l’état-major-du premier consul : les libéraux lui savaient gré de son indépen-dance. Il n’en était pas ainsi pour Pichegru, vendu aux émigrés et qui avait eu la pensée de joindre son armée à celle du prince de Condé. Toutefois, ses victoires, la conquête de la Hollande, la répression des émeutes qui menacèrent la Convention, son rôle avant le 18 fructidor et sa déportation faisaient de lui un personnage considérable. Le premier consul, prévoyant que, s’il figurait au procès, l’intérêt public se porterait sur lui, fit offrir à Pichegru le gouvernement de la Guyane ; il déclina cette proposition.

Cadoudal se dérobait toujours aux recherches. Une loi prononça la peine de mort contre quiconque donnerait asile au « nommé George et aux soixante brigands cachés à Paris, soudoyés par l’Angleterre pour attenter à la vie du premier consul et à la sûreté de la république. » Le prévenu devait être jugé et puni comme coupable du crime principal. Munie de cette arme, la police déploya une activité formidable, Paris se crut ramené au temps de la Terreur. Cet effroi était exagéré. Ce qui est vrai, c’est que les investigations de la police furent, pendant un mois, une cause de vexations pour tous. Il y avait sans cesse et partout des visites domiciliaires exécutées sans discernement avec une rigueur inutile et stupide. J’en puis citer un exemple. J’habitais une maison tranquille, dont les locataires ne donnaient lieu à aucun soupçon. Des agens l’envahirent à six heures du matin ; l’un d’eux entra dans ma chambre, me réveilla et me demanda mon passeport. Je lui dis que je n’étais pas en voyage, il me répliqua que tout individu devait en avoir un, sinon une carte de sûreté ; puis il me signifia que j’allais être conduit au dépôt de la préfecture de police. Je m’habillai et je montai en fiacre avec deux autres habitans de la maison, coupables du même délit que moi, un jeune peintre élève de David et un domestique. Nous fûmes jetés au grand dépôt, pêle-mêle avec les filous, puis interrogés assez rudement. On me permit pourtant d’envoyer un mot. Le jeune artiste, sur une démarche de David, ne tarda pas à être relâché. M. Benoist, en recevant mon billet, écrivit pour moi. Le chef de division de la police ne trouva pas que le ton de la lettre eût assez de courtoisie et me dit aigrement, lorsque je lui appris que j’étais surnuméraire au ministère de l’intérieur :

— Oui, on vous réclame de puissance à puissance.

Et il me réintégra au dépôt.

M. Benoist, averti par le jeune peintre, vint alors en personne. Il s’adressa à un employé supérieur qui me rendit la liberté après nous avoir raconté les prouesses de ses agens, qui avaient mis la main sur de redoutables chouans. Au bout de vingt heures, je sortis de prison et j’y laissai beaucoup de pauvres gens, qui, sans protections, étaient là depuis huit jours.

Ce zèle de la police eut un plein succès. Tous les chouans et les émigrés lurent arrêtés, ainsi que MM. de Polignac et de Rivière et enfin George Cadoudal. Mais la pensée que sa vie avait tenu à la présence d’un prince de la maison de Bourbon s’était emparée de l’esprit du premier consul, qui regrettait vivement que le duc de Berry n’eût pas été saisi :

— Les Bourbons, disait-il, veulent me tuer ; mon sang vaut bien le leur, je ferai impitoyablement fusiller le premier d’entre eux qui tombera sous ma main.

Et il ajoutait :

— Je finirai par en prendre un et le ferai fusiller.

Il s’enquérait de tous les princes et du lieu de leur séjour.

On lui parla du duc d’Enghien qui résidait à Ettenheim, dans le duché de Bade. Voisin de Strasbourg, n’avait-il pas des relations avec la France et les émissaires anglais, qui, sur cette frontière, aidaient de leurs conseils et de leur argent la turbulence d’un petit groupe de réfugiés ? On dépêcha quelqu’un à Ettenheim pour se procurer des renseignemens sur le prince, ses habitudes et son entourage. D’après son rapport, il menait une vie tranquille ; fort attaché à une princesse de Rohan, il n’était pas en commerce ordinaire avec les autres princes ; on croyait qu’il se risquait parfois à Strasbourg pour passer la soirée au théâtre. Mais, circonstance importante parmi ces détails insignifians, le prince, disait-il, avait auprès de lui le général Dumouriez. C’était une méprise. Le nom de Thumeri, émigré français de la suite du duc d’Enghien, prononcé par des Allemands, sembla à l’homme de police : « DUMOURIEZ. »

Dès lors, le premier consul crut ou feignit de croire ce document. Il supposa un complot qui n’avait rien de commun avec celui tramé en Angleterre. Puisque le duc d’Enghien s’absentait parfois d’Ettenheim, qu’il venait à Strasbourg, ne pouvait-on pas craindre que, poussant jusqu’à Paris, il ne donnât le signal attendu par Cadoudal ? .. Bonaparte convoqua un conseil, composé des deux consuls, des ministres et de Fouché. Il demanda leur avis sur un projet ou plutôt une résolution déjà arrêtée dans son esprit. Cambacérès, seul, se montra opposé à ce dessein de se saisir, sur un territoire neutre, d’un prince de sang royal, de le juger et de le fusiller, lorsqu’il paraissait certainement étranger à la conspiration dont on connaissait les auteurs. Le premier consul n’entra point en discussion et ne sut pas mauvais gré à M. Cambacérès de ces observations.

— Je ne veux pas me laisser tuer sans me défendre, déclara-t-il, je vais faire trembler ces gens-là et leur enseigner à se tenir tranquilles.

Une note diplomatique fut rédigée d’avance pour le grand-duc de Bade. Elle consistait à dire, qu’en permettant à des rassemblemens d’émigrés de se former sur la frontière, on mettait la France dans la nécessité d’agir promptement, et cela même avant d’en prévenir le gouvernement badois. Puis, sans tarder davantage, le premier consul prescrivit au colonel Ordener de passer le Rhin avec un détachement de trois cents dragons, d’arriver à Ettenheim, d’y enlever le prince et tous ses compagnons, de les conduire à Strasbourg. Le colonel Caulaincourt reçut l’ordre de se transporter à Offenbourg avec un second détachement, de s’y assurer de la personne de quelques autres royalistes et d’attendre que le colonel Ordener se fût acquitté de sa mission. Alors il devait se rendre auprès du grand-duc et lui remettre la note dont il était chargé. Les instructions du premier consul exécutées, on reconnut la méprise commise au sujet de Dumouriez ; les papiers dont on s’empara ne présentaient aucun intérêt. Si le premier consul avait été réellement décidé à cette mainmise sur le prince par la conviction qu’il conspirait contre lui, les rapports envoyés de Strasbourg l’auraient détourné de sa résolution.

Le duc d’Enghien, transporté de la citadelle de Strasbourg à Vincennes, y arriva le 20 mars au soir. Tout était préparé pour que, sans le moindre retard, avant que le public eût appris quoi que ce soit, une commission militaire spéciale, dont le premier consul désigna les membres, se réunît à Vincennes. Au milieu de la nuit, le duc d’Enghien comparut devant elle. Avant même que le jugement fût écrit et signé, le colonel Savary avait fait fusiller le prince.

Voici ce que me raconta, deux ans après, M. Étienne, sur cette exécution. En 1804, il allait à Bruges rejoindre Davout, dont il était secrétaire-général et qui commandait un des corps d’armée campés sur la côte, en vue de la descente en Angleterre. Dans la diligence se trouvait, à côté de lui, un homme revêtu d’une longue redingote bleue, qui ne disait pas une parole, et dont la physionomie témoignait une profonde tristesse. Tout le voyage se passa ainsi, jusqu’à Lille, où M. Étienne devait monter dans une autre voiture, après y avoir couché. Cet homme silencieux et mélancolique excita sa curiosité et son intérêt ; il s’arrangea pour être placé à l’auberge dans la même chambre que lui. Avant de se mettre au lit, il lui demande s’il est malade, puis s’il n’a pas éprouvé quelque grand malheur.

— Ah ! oui, monsieur ! répondit le voyageur.

Et, prenant confiance, il continua :

— J’étais dans la gendarmerie d’élite, je fus commandé pour Vincennes, dans la nuit du 20 au 21 mars ; nous y trouvâmes notre colonel, aujourd’hui le général Savary. Par son ordre, le peloton auquel j’appartenais descendit dans le fossé. Le colonel nous prévint que l’on allait amener un brigand et que nous devions le fusiller. Une fosse était déjà creusée. Un moment après parut un jeune homme, d’une tournure noble et d’une physionomie douce. Il fut conduit dans la fosse et placé devant nous. Il voulut parler ; mais le colonel l’interrompit, en le traitant de brigand, et refusa même de se charger d’une commission que ce jeune homme demandait à lui confier.

— Eh bien ! s’écria-t-il, voici une lettre et un paquet que je vais jeter ; il y aura bien un bon Français qui les ramassera et les fera remettre à leur adresse.

Alors un officier s’avança et prit la lettre ; puis nous fîmes feu, le condamné tomba. Aussitôt le colonel nous dit :

— Savez-vous qui vous venez de fusiller ? .. C’est le duc d’Enghien ! ..

Nous restâmes confondus. C’est une horreur, monsieur ! Depuis ce moment je ne puis me consoler d’avoir ainsi servi de bourreau ; j’ai pris ma retraite et je m’en vais dans ma famille me cacher, comme si j’avais commis un crime.

« C’est pis qu’un crime, c’est une faute ! » Ce mot, fort répété, fut attribué à M. Boulay (de la Meurthe). Qu’il soit de lui ou de Fouché, comme d’autres le prétendaient, il signifierait que les hommes de la révolution ne souhaitaient pas qu’on leur offrît ce gage. Aux yeux des conventionnels régicides, la mort du duc d’Enghien pouvait, il est vrai, établir une sorte de solidarité entre eux et Napoléon. En cette occasion, les arrêts du tribunal révolutionnaire ne lui servaient-ils pas de précédens ? D’honorables et fidèles serviteurs de Napoléon se sont imaginé que, pendant un moment, il eut l’intention de ne pas frapper sa victime. La rencontre de Savary et de Réal ne prouve nullement que Napoléon ait songé à rétracter ses ordres. Le colonel Savary avait certainement mandat de presser l’exécution, et lorsque, dans son compte rendu, il mentionna sa rencontre avec Réal, le premier consul ne sembla ni étonné ni mécontent. Peu d’instans après, quand Réal vint l’entretenir de ce qui s’était passé, Napoléon répondit d’un ton impassible : — C’est bien !

Il est singulier de vouloir lui imposer une justification. Il n’a jamais témoigné de remords de l’assassinat du duc d’Enghien. Malgré son habitude de considérer toute action et toute pensée sous des aspects divers, il n’a pas cru avoir, politiquement parlant, commis une faute. Il se décida avec une irritation passionnée, mais sa préoccupation était surtout qu’il se mettait en sûreté contre des conspirations que la présence d’un prince rendrait plus dan-gereuses. Quelques jours après cette mort, exaspéré par la sévérité de l’opinion publique, il s’en expliqua au conseil d’État, avec une colère qui excluait tout regret. On connut par les conseillers d’État les paroles qu’il prononça. M. de Chabrol, alors auditeur, me les rapporta le soir même ; elles sont reproduites dans les Mémoires de Miot.

M. de La Valette, au courant mieux que personne du caractère et des pensées intimes de Napoléon, et dont le jugement est sans malveillance, attribue cette détermination du premier consul au sentiment corse de vendetta. Il se croyait dans son droit : « Ils voulaient me tuer, j’ai tué. » Telle était, au XVIe siècle, la morale des Borgia et des condottieri. Les révolutions, les haines politiques, les guerres civiles, l’ambition du pouvoir et la crainte de le perdre ressuscitent ces époques de crime et de sang.

Cette guerre d’assassinat entre la légitimité et l’usurpation se prolongea en 1814. Pendant que Napoléon était à l’île d’Elbe, M. de Brûlard, un des hommes les plus ardemment mêlés dans les conspirations de la chouannerie, fut nommé commandant de la Corse, mission de confiance à cause du voisinage des deux îles. Je vis M. de Brûlard presque au moment de son départ. Il venait de prendre congé de la famille royale, et M. le duc de Berry lui avait dit :

— Ne trouverez-vous pas le moyen de lui faire donner le coup de pouce ?

Voilà ce qu’il raconta d’un ton de demi-plaisanterie à M. de Sesmaisons et à moi.

Quelle est la part de M. de Talleyrand dans cette triste aventure ? Il existe un rapport de lui, que ne reproduit aucune des publications relatives à la mort du duc d’Enghien. Ce manuscrit était entre les mains de M. Perret, longtemps son secrétaire. Après avoir eu, pendant trente ans, une entière confiance dans son dévouement, M. de Talleyrand cessa, je n’ai jamais su pourquoi, de l’avoir à son service quinze ans environ avant de mourir. À dater de ce moment, M. Perret devint pour lui un sujet de soucis ; il le menaçait à chaque instant de livrer à la publicité des pièces importantes, et entre autres ce rapport. Parfois il allait faire des visites à des personnes considérables qu’il rencontrait jadis chez M. de Talleyrand, et leur montrait des documens, sans en laisser prendre copie. M. Molé m’en parla, M. Pasquier me dit qu’après avoir lu deux fois cette pièce, il l’avait retenue assez exactement pour l’écrire. Il l’a insérée dans ses Mémoires manuscrits, où j’en ai pris connaissance. Il n’y était question que de l’arrestation du prince sur un territoire étranger, exposée comme nécessaire et même justifiée comme conforme au droit des gens, puisque le grand-duc de Bade donnait asile et protection à des conspirateurs qui complotaient l’assassinat du premier consul. Cet écrit aurait été présenté au conseil extraordinaire réuni par Bonaparte. M. de Talleyrand, sans aucun doute sur la volonté du premier consul, et qui le connaissait trop bien pour essayer de le dissuader, n’avait pas eu le courage de lui refuser cette déplorable complaisance. C’est ce qu’on ne pouvait s’empêcher de penser en lisant le rapport colporté par M. Perret ; l’exécution du duc d’Enghien y était même considérée comme une avance opportune aux hommes de la révolution.

Au moment de sa mort, M. Perret, pressé par un sentiment de remords, a avoué que ce document, ainsi que plusieurs autres, avait été falsifié. Il savait contrefaire parfaitement l’écriture de M. de Talleyrand, et comme il possédait les originaux, il put faire constater la vérité de sa rétractation aux personnes à qui il avait communiqué ces pièces. En relisant les Mémoires de M. Pasquier, j’ai trouvé note de ce désaveu.

Quant au duc de Rovigo, avant de devenir ministre et homme d’État, il se vantait hautement de la diligence et du zèle pour le service de l’empereur dont il fit preuve dans cette circonstance. Je le sus de plusieurs personnes de la cour, elles avaient entendu les récits de M. de Rovigo.

A la mort du duc d’Enghien, un mouvement universel d’indignation éclata de toutes parts. On se figure difficilement, dans notre époque de lassitude et d’indifférence, l’effet que produisit l’événement de Vincennes. Personne ne voulait y croire. J’étais, le soir du 21 mars, chez M. Benoist. M. Germain[4], surnuméraire comme moi au ministère de l’intérieur, entra tout troublé et répéta ce qu’il venait d’apprendre chez M. Delessert. Chacun s’écria :

— Quelle horrible invention !

Il insista, et M. Benoist lui dit :

— Finissez donc, Germain, c’est un indigne mensonge !

Le lendemain, le jugement se lisait placardé sur les murailles. Tous les visages étaient consternés ; on s’abordait entre gens qui se connaissaient à peine ; on se serrait la main avec expression. Outre les sentimens que provoquait cette iniquité, il faut songer que rien n’y préparait. Les cruautés révolutionnaires, les échafauds de la Terreur, ne survinrent pas tout à coup. Les convulsions populaires, des actes de violence, précédèrent les crimes du pouvoir. Or, on vivait depuis quatre ans sous un régime raisonnable, régulier, despotique peut-être, mais dont l’honneur était d’avoir repoussé les exemples de la révolution. Le prestige s’évanouissait soudainement, quelle illusion on s’était faite sur le premier consul ! De quoi était-il capable ! Qu’allait-on devenir, si, avec son immense puissance, il entrait dans les voies de la cruauté ? On se figurait la guillotine relevée et le sang répandu à flots. Devant l’exaltation des esprits, la police laissait un libre cours à ces imprudentes paroles, il n’y eut aucun incident motivé par des propos séditieux, on n’avait pas sans doute prévu ce soulèvement. Sur ces entrefaites, on apprit que Pichegru venait d’être trouvé mort dans sa prison, le public se refusa à croire au suicide.

Le premier consul considérait de plus en plus indispensable la transformation de la république en monarchie héréditaire. Ce n’était pas par une ambitieuse vanité qu’il désirait ceindre la couronne impériale ; elle lui paraissait nécessaire pour réaliser la grande destinée qu’il avait toujours rêvée. Pour conquérir l’Europe, il fallait être empereur ! Le moment venu, le sénat en prit ouvertement l’initiative. Il répondit à la communication faite sur la complicité du ministère anglais dans la conspiration : « Ne différez point, grand homme ; achevez votre ouvrage en le rendant immortel comme votre gloire. » Bonaparte répliqua qu’il réfléchirait au moyen de calmer les sollicitudes du sénat.

Le conseil d’État fut consulté. Napoléon assistait à la discussion. Un seul conseiller, Berlier, parla contre l’hérédité. Après quatre séances, l’empire fut voté par vingt voix contre six. Il sembla important d’avoir l’avis du tribunat. Dans cette création de l’empire, tout était réglé, les rôles distribués, les opinions assurées d’avance. Ainsi, au tribunat, on en dévolut la proposition à un conventionnel, M. Curé, appuyé par M. Siméon, désigné lui-même, en 1797, comme ministre de Louis XVIII, en cas de contre-révolution. Enfin, le 17 mai 1804, le consul Cambacérès porta au sénat le projet de sénatus-consulte qui instituait Napoléon Bonaparte empereur des Français, et établissait l’hérédité. Dès le lendemain, cette nouvelle constitution fut adoptée ; et aussitôt après, l’assemblée tout entière se rendit à Saint-Cloud. Cambacérès, qui l’avait présidée, présenta à l’empereur l’acte constitutionnel.

— J’accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation, je soumets à la sanction du peuple la loi de l’hérédité, j’espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille.

Telle fut sa réponse.

La nouvelle constitution amoindrissait encore le peu de garanties que les lois de l’an VIII semblaient laisser subsister contre le pouvoir absolu. Le sénat recevait en apparence des attributions qui le grandissaient ; mais il était facile de voir qu’il ne serait jamais un obstacle aux volontés mêmes les plus illégales de l’empereur.

En se plaçant sur un trône, Napoléon voulut se donner le pompeux appareil des souverains qui dataient du siècle passé. Il eut des grands dignitaires, des connétables, des maréchaux de France, une cour de chambellans, d’écuyers, de maîtres de cérémonies. Peut-être y trouvait-il l’avantage de s’attacher un entourage d’hommes qui lui devraient leur élévation et leur fortune. Il eut aussi l’idée de rappeler à lui la haute aristocratie de l’ancien régime, en restituant à plusieurs de ses membres leur position perdue. Il aurait dû savoir que la révolution à laquelle il succédait avait eu pour cause première, non pas la liberté, mais l’égalité.

Lorsque le sénatus-consulte fut promulgué dans les rues de Paris, le peuple resta froid.

Le même jour, la Comédie-Française donnait la première représentation d’une tragédie intitulée : Pierre le Grand. On n’en ignorait pas l’auteur. Marié à une nièce de Cambacérès et membre du tribunat, nul ne s’était montré plus empressé que M. Carrion de Nisas dans la discussion sur l’hérédité et l’empire. Sa tragédie de Pierre le Grand avait pour sujet la conspiration du prince Alexis contre son père. L’auteur représentait un souverain qui, après de nombreuses victoires, revient dans sa capitale et fait cesser les désordres et les conjurations. Pierre y figurait comme fondateur de la puissance en Russie. Une foule, telle qu’on n’en avait jamais vu, se pressait longtemps avant l’ouverture des bureaux. La salle fut bientôt comble. Ceux qui n’avaient pu avoir de billets étaient restés dans la rue. Aux sifflets du dedans répondirent bientôt ceux du dehors. Plus d’une fois, Talma supplia le public d’essayer d’écouter un moment. La police ne tenta pas de rétablir l’ordre, et la pièce ne s’acheva même point. Les journaux qui rendirent compte de la représentation attribuèrent cette émeute des spectateurs à un ancien article de M. de Nisas, qui accusait une cabale et le peu de goût du parterre du mauvais sort de Montmorency[5]. Mais la politique provoqua évidemment cette manifestation. Je réussis à être placé, et j’assistai à la chute de Pierre le Grand. À la seconde représentation, on consigna les élèves de l’Ecole polytechnique, prévenus du tumulte de la veille qui, le lendemain, ne fut pas moindre. Pierre le Grand disparut de l’affiche.

Le Cyrus de Joseph Chénier eut un sort tout aussi triste. Cette tragédie, continuelle allusion à l’élévation d’un héros qui, pour le bonheur du peuple, allait ceindre le diadème, succomba sous les huées et n’eut même pas de seconde représentation. Chénier[6], conventionnel régicide, devenu le poète officiel, lut assailli de railleries. M. Benjamin Constant ne l’en poursuivit que de plus belle à la joie générale :

C’est donc en vain que le fidèle Arpage
Des fureurs d’un aïeul aura sauvé Cyrus.
Chénier frappe les rois beaucoup mieux qu’Astyage.
Et Cyrus, cette fois, ne reparaîtra plus.


En voici une autre à double tranchant qui fut un peu moins répandue :

Bonaparte, longtemps caporal jacobin,
Chénier longtemps rimeur républicain,
Sont unis pour fonder et pour chanter l’empire,
Tous deux bien mieux exercés à détruire.
Il est situé, le couple créateur ;
Entre eux à ce sujet la querelle s’engage.
Lequel des doux est sifflé davantage ?
L’empereur dit : c’est le rimeur :
Le rimeur dit : c’est l’empereur !

Le peintre David, non moins farouche conventionnel que Chénier, était lui aussi aux pieds de Napoléon, oublieux de sa tendresse pour Marat[7].

L’empereur soumit la loi d’hérédité à la sanction du peuple, mais il n’attendit pas que le peuple se fût prononcé. Dans ce temps-là le suffrage universel se manifestait autrement qu’aujourd’hui.

On ouvrit au secrétariat de toute administration, de toute municipalité, au greffe de tous les tribunaux, chez tous les juges de paix et chez tous les notaires, des registres sur lesquels les Français eurent à consigner leurs vœux sur la proposition suivante :

« Le peuple veut l’hérédité et la dignité impériales dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte, ainsi qu’il est réglé par le sénatus-consulte organique. »

A l’expiration du délai fixé, chaque dépositaire d’un registre devait l’arrêter, en additionner les votes, certifier le tout et l’adresser au maire pour être transmis à la sous-préfecture. On expédiait ensuite les registres de l’arrondissement totalisés à la préfecture, et de là, au ministre de l’intérieur avec le relevé général du département.

Ces relevés arrivèrent à Paris au terme indiqué au ministère de l’intérieur. En dépit de toutes les précautions énumérées dans le décret impérial, il était évident que le maire, le greffier ou le notaire pouvaient porter sur leurs registres des votes qui n’avaient pas été écrits ou dictés. Plus la liste serait nombreuse, plus le teneur du registre serait bien venu de ses supérieurs. Quant à la vérification du nombre des votes, malgré l’exactitude certaine des chiffres, elle n’en était pas moins obligatoire pour le ministère de l’intérieur. Cette opération, qui demandait plus de soin que de discernement, fut confiée aux surnuméraires. Nous commençâmes à examiner quelques registres. On ne découvrit aucune erreur. Nous jugeâmes donc ce travail inutile. Parmi les pièces envoyées du ministère de la guerre, nous remarquâmes la lettre d’un général, alors en inspection. Il avait écrit son vote à Orléans, puis à Angers et enfin à Nantes, où il se rendait, persuadé que cet excellent exemple ne serait pas blâmé.

La proclamation de l’empereur, le changement de la constitution, la création d’une cour, ne détournaient pas l’attention du procès de Moreau, de Cadoudal et de ses complices. L’empereur désirait maintenant voir Moreau condamné à mort, afin d’avoir la magnanimité de le gracier. L’accusé se défendit avec dignité dans les interrogatoires, il prononça un discours qui eut beaucoup d’effet : c’était Garat qui l’avait composé. Les juges résistèrent aux efforts tentés pour obtenir de leur complaisance une peine capitale. La volonté de l’empereur pesait si ostensiblement sur le tribunal que l’intérêt du public se porta sur les accusés. MM. de Polignac et de Rivière firent preuve d’un tel dévouement à leur cause et aux princes émigrés qu’on excusait leur obéissance. La fermeté, la courageuse résignation, la noble attitude de Cadoudal inspirèrent une émotion véritable à tous ceux qui assistèrent à l’audience.

L’empereur n’en témoigna aucun mécontentement, hormis de l’acquittement de Moreau. Il ne s’irrita point de la pitié générale et sembla même s’y associer. Il y avait condamnation, la bataille était gagnée, et il pouvait se montrer généreux pour les vaincus. Tout son entourage de famille sollicita la grâce de M. de Polignac et des autres émigrés ; on assura même que Murat lui parla pour Cadoudal. Malgré les remises de peines accordées, ce dernier et onze de ses complices furent exécutés. Triste journée, qui flétrit pour quelque temps la prise de possession de l’empire !

La mort du duc d’Enghien, le procès de Moreau, douze têtes tombant le même jour sur l’échafaud, la consultation dérisoire du suffrage universel ; cette cour copiée sans ressemblance sur celle que la révolution avait détruite, n’attachaient guère le pays au nouvel ordre de choses. Il n’existait toutefois aucun sentiment de révolte, on ne souhaitait pas le renversement de l’édifice.

Pour donner une consécration plus efficace à son élévation au trône, l’empereur voulut que le pape vînt à Paris sanctifier son couronnement.

Pie VII ne se rendit pas volontiers à son invitation ; il craignait de se mettre entre les mains puissantes d’un souverain qui n’avait jamais ménagé le chef de l’Église que par des motifs politiques. Mais quelles conséquences pouvaient avoir son refus ? L’Italie était sous la dépendance de Napoléon ; que deviendrait le pouvoir temporel ? peut-être pensait-il déjà à le supprimer ? Le pape se résigna, l’empereur lui fit un pompeux accueil. La population de Paris, malgré ses quinze ans d’indifférence, se montra respectueuse dans sa curiosité à contempler le saint pontife. Sa présence était évidemment un acte de l’autorité impériale et le sacre n’ajoutait rien au sentiment d’obéissance. Napoléon, en plaçant lui-même la couronne sur sa tête et en recevant seulement du pape l’onction, constata une fois de plus qu’il devenait empereur par sa propre volonté. Tous les préfets, tous les présidens de canton, les députés des conseils généraux, les présidens des cours de justice, avaient été convoqués à cette solennité.

Les fonctionnaires représentaient la nation.

Le pape ne fut pas libre de retourner à Rome après le couronnement. Il espérait que son voyage à Paris serait récompensé par quelques modifications des articles organiques ; il aurait désiré voir les légations restituées au saint-siège. Il s’aperçut bientôt, au contraire, qu’il n’était pas question de son départ et qu’on cherchait à obtenir de lui d’étonnantes concessions. Un jour, le général Duroc, grand maréchal du palais, lui parla, non pas officiellement, mais en conversation familière, de l’établissement de la papauté à Avignon ou à Paris. On mettrait à sa disposition un palais entouré d’un quartier privilégié ; elle garderait son caractère de souveraineté et recevrait les ambassadeurs accrédités auprès d’elle. À ces surprenantes paroles, le pape répondit :

— Nous avions prévu, lorsqu’on nous appelait à Paris, qu’on songerait peut-être à nous y retenir. Nous avons signé une abdication en règle, le cardinal Pignatelli en est le dépositaire. Quand vous exécuterez vos projets, il ne vous restera plus qu’un pauvre moine qui s’appellera Barnabé Chiaramonti.

Le soir même, le retour du pape était décidé.

L’empereur avait été reconnu par toutes les cours de l’Europe, sauf par la Russie. Mais M. Pitt rentrait au ministère, et allait sans doute rallier les puissances du continent pour faire diversion aux projets et aux préparatifs de descente en Angleterre. Napoléon se disposait donc à cette double guerre. Il commença par occuper le théâtre de ses anciennes victoires et à s’assurer de l’Italie. Il réunit Gênes à la France ; la république italienne devint le royaume d’Italie. Une longue négociation prépara cette annexion. Les Italiens demandaient un gouvernement et une administration séparés du grand empire ; ils consentaient à avoir pour roi Joseph, mais celui-ci ne voulait pas renoncer à la succession de l’empereur, son frère, dont il était l’héritier. Enfin, il fut décidé que Napoléon serait roi de l’Italie, et le prince Eugène de Beauharnais, le fils de l’impératrice, vice-roi.

Dans les premiers jours d’avril, Napoléon partit pour recevoir à Milan la couronne de fer des anciens rois lombards. Lorsque son frère Joseph vint lui faire ses adieux, il lui dit :

— Vous devriez apprendre l’espagnol.

Le prince répéta le jour même cette parole à M. Andrieux, de l’Institut. C’est de lui que, M. Auger et moi, nous apprîmes ce premier indice de la guerre d’Espagne.

A propos de ces pourparlers pour la création du royaume d’Italie, M. Capefigue et M. Thiers apprécient avec une sévérité malveillante la conduite de M. de Melzy, homme distingué et d’un noble caractère, appartenant à la haute aristocratie milanaise. Ses manières étaient d’un grand seigneur. Nourri dans les idées et les lumières du XVIIIe siècle, lié avec la société française, il avait comme tant d’autres aimé l’indépendance et la liberté de l’Italie. La conquête française lui fit espérer une délivrance. Le général Bonaparte le traita avec une grande distinction et comprit ce qu’il valait. Devenu ainsi le premier personnage et le vice-président de la république italienne, il tarda peu à voir que l’Italie ne devait attendre de Napoléon ni une existence nationale ni des institutions libérales. Lorsque la république disparut pour faire place au royaume d’Italie, M. de Melzy n’était plus en harmonie avec l’empereur. Sa conduite fut alors prudente et convenable. A vrai dire, et dans la conversation intime, il se montrait mécontent et frondeur. Il avait des titres et des dignités ; on lui témoignait constamment beaucoup d’égards, mais il était en disgrâce et ne demandait pas mieux.

Napoléon ne cessait point de se préoccuper de la descente en Angleterre, qu’il conçut réellement. De si énormes dépenses, une application si constante de sa pensée et de ses soins, deux années consacrées aux préparatifs de cette grande entreprise, n’étaient point une vaine démonstration. M. Thiers se complaît à exposer avec détails et intérêt tout ce qui a été fait et projeté pour l’accomplir. Il rappelle les difficultés, les périls, les objections et en même temps la persistance habile de l’empereur. Toutefois, il est évident que, malgré sa force de volonté, son audace à jouer les grandes et aventureuses parties, il voyait de jour en jour davantage combien celle-là était difficile et exposée à des chances contraires. Le propre de son génie était de placer entre une conception hardie et une exécution impétueuse un long intervalle destiné à réunir les moyens de réussite, à les accumuler, à les combiner avec prudence, à tout prévoir, à tout préparer. Il se rendait compte que le succès dépendait de l’apparition imprévue et soudaine dans la Manche, de toutes les escadres françaises et espagnoles, qui auraient protégé le passage de la flotte de transport.

C’est pour cela qu’il avait envoyé l’amiral Villeneuve aux Antilles, afin qu’à son retour inopiné il débloquât tous les ports de l’Océan et en ralliât tous les vaisseaux. Mais bien des circonstances vraisemblables viendraient peut-être à la traverse de cette importante manœuvre. Aussi, dès le commencement de 1805, il tenait en réserve une autre vaste entreprise pour la substituer à la descente, si elle ne pouvait être tentée. La grande armée, campée sur les côtes de France depuis Brest jusqu’à Amsterdam, serait dirigée contre l’Autriche. De ces deux hypothèses, et sans doute au fond de son génie, il préférait la guerre sur le continent. Toujours est-il que l’événement ne le prit pas au dépourvu.

M. Daru m’a raconté que, dans les premiers jours de 1805, l’empereur était au camp de Boulogne, et, comme d’habitude, l’intendant général de l’armée travaillait quotidiennement avec lui. En entrant un matin dans son cabinet, M. Daru le trouva se promenant à grands pas. Sans lui laisser le temps de dire une parole, Napoléon vint à lui tout colère :

— Savez-vous, dit-il, ce que vient de faire votre ami Villeneuve ?

Puis il lui rapporta la nouvelle, qu’il recevait à l’instant, du combat du 22 juillet : deux vaisseaux espagnols pris et l’amiral français contraint à entrer au Ferrol. Impossible alors de faire arriver à l’improviste les flottes dans la Manche avant que les escadres anglaises eussent le temps de survenir. Tout était manqué ! L’Angleterre, désormais rassurée, triomphait maintenant de nos menaces impuissantes. L’empereur parla longtemps sur ce thème, s’animant de plus en plus ; puis il s’arrêta, passa la main sur son front, — son geste ordinaire, — et parut soudainement calme et froid :

— Mettez-vous là et écrivez.

Il commença par lui dicter la levée de tous les camps depuis la pointe du Finistère jusqu’à Utrecht, la marche que suivraient les corps d’armée, les villes que chacun traverserait, les renforts qu’ils y trouveraient en emmenant les dépôts des régimens, quels régimens et combien d’hommes dans chaque dépôt ; les approvisionnemens de vivres et de munitions, d’où on les tirerait, ainsi que les transports et les charrois ; enfin tous les mouvemens de cette armée de deux cent mille hommes, partant de points si distans les uns des autres, pour être à jour fixe sur le Danube au centre de la Souabe.

Cette dictée dura quatre heures sans un manque de mémoire, sans une hésitation. Lorsqu’elle fut terminée :

— Maintenant, dit l’empereur, vous allez partir pour Paris ; vous monterez en voiture ici sans rentrer chez vous. Envoyez un mot à votre femme pour qu’elle ne s’inquiète pas. Vous arriverez la nuit dans la cour du ministre de la guerre. Avant de descendre de voiture, vous le ferez avertir qu’il vienne vous parler ; vous lui demanderez une chambre et vous resterez chez lui sans que personne sache que vous êtes à Paris. A vous deux, vous expédierez sur-le-champ les ordres nécessaires pour que tout se fasse comme je l’ai réglé. Je passerai encore huit ou dix jours à Boulogne ; quand je reviendrai, je veux que toute cette besogne soit faite.

On s’est souvent demandé pourquoi l’empereur avait paru dédaigner les propositions de Fulton. Mais hormis dans les fabriques de coton, la vapeur n’était pas encore perfectionnée au point d’être d’une grande utilité pratique. Fulton offrait pour la navigation une machine de force minime qui ne faisait mouvoir qu’une petite chaloupe. L’empereur n’avait pas le temps d’attendre pour la descente en Angleterre qu’il l’eût rendue applicable aux gros navires. J’ai assisté à cet essai sur la Seine devant les Invalides.

C’était à la paix et à l’industrie qu’il appartenait d’obtenir les immenses résultats des inventions divulguées déjà avant l’époque de la révolution et de la guerre. L’expérience sur le Rhône du bateau de M. Jouffroy précéda en effet 1789. Les grandes usines se servaient de rails pour leur service intérieur, et j’ai vu à l’Arsenal, en 1799, un chariot mû par la vapeur. La même année, un ingénieur illumina sa maison par le gaz, répétant en grand une expérience dont on amusait les leçons de physique.

Il ne fallait pas beaucoup de réflexion pour deviner que ces premières découvertes ne tarderaient pas à se développer. C’était un sujet habituel de conversation à l’École polytechnique. Dans les Lettres d’un Chinois par le duc de Lévis (1812), apparaissent toutes les merveilles futures des chemins de fer. Mais lorsque des convulsions intérieures préoccupaient tous les esprits ; lorsque la guerre absorbait toute l’activité nationale ; quand le commerce et l’industrie n’avaient aucune sécurité, que le crédit public n’existait pas, ni par conséquent le crédit commercial et le jeu des gros capitaux, toutes les grandes inventions restaient en germe. Sans la révolution française, avec un gouvernement raisonnable et les libertés conçues par Turgot et Necker, l’ère industrielle serait advenue quarante ans plus tôt. On y tendait déjà au commencement du règne de Louis XVI.

DE BARANTE.

  1. M. de Barante a laissé des Souvenirs dont le premier volume ne tardera point à paraître. Nous en publions quelques pages.
  2. M. de Barante a laissé des Souvenirs dont le premier volume ne tardera point à paraître. Nous en publions quelques pages.
  3. M. Benoist a conservé ce même poste jusqu’à la fin de l’empire. Sous la restauration, successivement commissaire à l’intérieur, conseiller d’État, directeur de l’administration communale, puis des contributions indirectes, il fut nommé, à la chute de M. de Villèle, ministre d’État. Son fils, M. Benoist d’Azy, a joué un rôle considérable dans la haute industrie métallurgique et des chemins de fer. Il a été un des membres les plus important de plusieurs de nos assemblées parlementaires.
  4. Créé chambellan en 1806, M. Germain, après avoir fait quelques campagnes comme officier d’ordonnance de l’empereur, se distingua en 1809 par la défense du fort de Kuffstein dans le Tyrol et fut nommé, en 1813, ministre plénipotentiaire près le grand-duc de Wurtzbourg. Revenu à Paris après la défaite de Leipzig, il joua un rôle assez important en 1814 comme officier supérieur de la garde nationale. Préfet de Saône-et-Loire, de Seine-et-Marne sous la restauration, puis pair de France en 1819, le comte Germain mourut en 1821. Il avait épousé, en 1812, Mlle Constance de Houdetot, sœur de Mme de Barante.
  5. M. Carrion de Nisas, gentilhomme du Languedoc, était officier de cavalerie lorsque commença la révolution. Favorable d’abord aux idées libérales, il ne se laissa pas entraîner plus loin et fut mis en détention pendant la Terreur. Homme d’esprit et de lettres, il avait fait jouer à Paris en 1800 une tragédie : Montmorency. Pour assurer le succès, il convoqua alors les Languedociens présens dans la capitale. Leurs applaudissemens, prodigués à chaque instant, déplurent au parterre : la pièce ne méritait pas un tel triomphe. Les sifflets excitèrent la patience des Languedociens et la représentation fut troublée par des rixes bruyantes.
  6. Chénier, en effet, n’était pas seulement un homme de lettres, il appartenait à la politique. Pendant qu’il siégeait à la convention, André périt sur l’échafaud, et, au même moment, il fit paraître une tragédie : Timoléon, écrite longtemps avant. On s’étonna qu’il n’eût pas renoncé à produire au public un drame dont le sujet était un frère qui, dans son exaltation patriotique, préside au meurtre de son frère. Dès lors, Chénier fut rangé parmi les plus fougueux révolutionnaires et ne chercha point à démentir cette réputation. Il fut le poète des jacobins. Ses tragédies, qui eurent quelque succès, reproduisaient ses opinions. Au vrai, Chénier porta dans la politique le caractère d’un littérateur vif, irritable, plein d’amour-propre, s’enivrant de son imagination et de ses paroles, cachant peut-être une âme faible sous des habitudes d’emportement. Ses colères étaient redoutables, et c’est par là qu’il eut un grand rôle dans le parti révolutionnaire. Personne n’osait montrer devant lui de la modération, tant on craignait une scène. Jamais il ne participa au gouvernement de son parti, mais il fut un énergique soldat de cette armée, ennemi, comme tout bon jacobin, de la justice et de la liberté. On put supposer un instant qu’il allait devenir plus raisonnable. Ce fut lorsque Mme de Staël, après avoir obtenu de lui, en 1795, la radiation de Talleyrand de la liste des émigrés, l’accueillit dans une société où l’amour de la révolution était fort tempéré. Mais il n’avait pas rompu avec ses anciens amis. Partisan, pendant le Directoire, des proscriptions de fructidor : « J’aime mieux, disait-il, la révolution que la liberté. » C’est en professant avec violence de telles doctrines qu’il se lit un ennemi de M. Benjamin Constant qu’il voyait habituellement chez Mme de Staël. M. Constant commença alors à le cribler d’épigrammes. Je me souviens de celle-ci :

    D’où vient cette démarche altière ?
    Est-ce l’orgueil de la vertu ?
    — Je n’ai point fait périr mon frère.
    — C’est bien, mais l’as-tu défendu ?

    Membre du tribunat après le 18 brumaire, il en fut éliminé en 1802 ; il s’y était montré indépendant. Peu de temps après, sachant qu’il n’avait aucune fortune, le premier consul le nomma inspecteur général des études. Dans une de ses plus belles poésies, l’Épitre à Voltaire, l’empereur crut voir une comparaison, ou du moins une allusion, au règne de Tibère. Il le destitua. Puis, apprenant que la perte de son traitement le laissait en détresse, on lui accorda une pension de 8,000 francs. J’ai vu Chénier une seule fois en ma vie. Un soir, en 1810, au théâtre de l’Opéra-Comique, un homme maigre, pâle, d’une physionomie souffrante et détruite par la maladie, était assis à côté de moi. Il paraissait très sensible à la musique ; ses yeux éteints avaient de la mobilité et parfois exprimaient l’émotion. Je ne sais comment la conversation s’engagea entre nous. Je trouvai un certain charme à l’esprit de mon voisin inconnu ; son langage traduirait d’une façon naturelle des impressions vives et fines. Tout en lui annonçait le poète on l’artiste. On représentait Zémire et Azor, et il comparait avec une critique spirituelle et juste l’œuvre lourde et commune de Marmontel à l’intérêt naïf du simple conte de la Belle et la Bête. Lorsque je sortis, un de mes amis me demanda si je savais avec qui je venais de converser et m’apprit que c’était Chénier. Il a laissé ainsi dans mon souvenir une trace autre que les préventions dont la renommée et beaucoup de témoignages véridiques avaient formé mon jugement. M. Mounier m’a raconté comment son père, préfet à Rennes, subit la même impression. Chénier, inspecteur de l’instruction publique, y vint en tournée. Les répugnances et les rancunes de M. Mounier, témoin de sa conduite passée, étaient autrement fortes que les miennes et pourtant il trouva dans ce votant de la mort du roi, dans ce révolutionnaire furieux, un causeur aimable ; ils passèrent dix jours ensemble. Chénier mourut en 1811.

  7. M. de Forbin m’a raconté à ce propos cette anecdote : venu dans sa première jeunesse chercher asile à Paris, et se sentant déjà une vocation décidée pour la peinture, il fut recommandé à David pour entrer dans son atelier. C’était à la fois un moyen de préservation et la meilleure occasion d’apprendre. J’ai connu d’autres jeunes gens de cette génération qui ont aussi travaillé chez David. Dans ce terrible chaos de la France, on ne prenait pas garde à ces choses-là. Privés de leurs parens émigrés ou emprisonnés, les enfans de nobles ou de riches familles se tiraient d’affaire comme ils pouvaient, employaient leur activité d’une façon quelquefois bien singulière, essayaient toutes leurs fantaisies de carrière ou d’occupation. M. de Forbin avait été si bien recommandé à David que, non-seulement celui-ci l’admit dans son atelier, mais l’engagea à diner. Il se trouva que, ce jour-là, un ancien ami du peintre était au nombre des convives. M. de Forbin comprit, par la suite de la conversation, qu’après un intervalle de froideur, presque de brouillerie entre eux, il assistait à un diner de réconciliation. « Mais enfin, disait ce convive, pourquoi as-tu cessé de me parler ? pourquoi me faisais-tu mauvaise mine ? Je n’ai rien à me reprocher, j’ai toujours été ton admirateur et ton ami. » — « Veux-tu que je te dise la vérité ? répondit David, tu n’aimais pas assez Marat. Je ne t’ai pas vu assez affligé de sa mort, je ne pouvais te le pardonner ! » David était un homme désagréable, dont le hideux visage et les façons rudes rappelaient les souvenirs attachés à sa vie passée, sans esprit et sans bon sens sur toutes choses, hormis sur son art. Il avait un sentiment vif et fin des chefs-d’œuvre et du caractère de chaque grand peintre, de chaque école. Évidemment, son inspiration lui venait plutôt des beaux tableaux ou des statues antiques que de la nature elle-même. Il n’aurait pas été peintre sans les musées ou les églises. On pouvait presque toujours dire, en regardant ses tableaux, ce qui était, à ce moment-là, l’objet de son admiration. Quelques élèves de David, non pas des meilleurs, eurent la manie de revêtir pendant un temps des costumes antiques : le pantalon asiatique et le bonnet phrygien. J’en ai encore vu deux ou trois en 1796. Ils se nommaient les « contemplateurs, » travaillaient peu, avaient la critique tranchante et dédaigneuse, et attendaient l’inspiration qui ne venait guère. David se moquait d’eux. Aucun de ceux de ses élèves qui ont obtenu le moindre succès n’ont été, je crois, de cette mascarade, excepté, ce me semble, Topino-Lebrun, et ce n’est pas la peinture qui l’a rendu un instant fameux.