SOUVENIRS DE L’AMÉRIQUE.




L’EMPEREUR DON PÉDRO.





Il n’est peut-être pas de situations dans la vie où l’homme s’ennuie plus complétement que lorsqu’il est à la fois neutre et oisif dans une ville assiégée. Tandis qu’il partage avec la garnison toutes les privations qu’elle éprouve, le jeu magnifique et glorieux de la guerre, qui à chaque heure vient éblouir ses yeux, ne lui communique ni inspiration, ni enthousiasme. Ce fut sous l’influence de ce sentiment que je quittai, vers la fin de l’année 1822, la ville de San-Salvador, qui était alors étroitement cernée par l’armée patriote, et je m’embarquai pour Rio-Janeiro avec un de mes intimes amis.

Mon compagnon, qui avait fait autrefois la campagne de la Péninsule, ennuyé, comme moi, de la vie bourgeoise et de la demi-solde, était attiré à Rio-Janeiro par l’espoir d’entrer au service de l’empereur, service qui présentait alors beaucoup d’avantages à un officier étranger. Pour moi, je n’étais point fâché d’échanger l’obscurité monotone de San Salvador contre les scènes plus animées qui se passaient dans la capitale. J’étais aussi curieux d’observer dans leurs développemens les effets de cet esprit de liberté qui, depuis long-temps, m’avait paru miner l’influence de la mère-patrie, et d’être témoin de l’impulsion d’un jeune peuple entrant, pour la première fois dans la vie politique.

Les préparatifs de notre départ furent bientôt terminés, et la matinée du 14e jour nous vit passer, après une agréable traversée, près de la base du Pao d’Assucar, qui s’élève majestueusement à l’entrée du port. Dussé-je vivre pendant des siècles, l’impression que produisit sur mon esprit le mélange de grandiose et de gracieux dont mes yeux furent tout à coup frappés, serait toujours fraîche dans ma mémoire. J’ai vu depuis les rivages classiques de l’Italie ; j’ai long-temps séjourné au milieu des beautés romantiques de la Suisse ; j’ai parcouru les rives pittoresques du Rhin : mais les brillantes créations du monde européen, avec les inépuisables trésors d’associations historiques et poétiques, ne m’ont jamais fait éprouver ces sentimens mêlés d’admiration et de plaisir, dont je n’ai pu me défendre à la vue de la majesté sublime de ce chef-d’œuvre de la nature, la baie de Rio-Janeiro.

En mettant pied à terre, nous nous aperçûmes que chaque objet avait pris la couleur animée du moment. Ce contraste, avec l’air de mélancolie dont tout portait l’empreinte aux lieux que nous venions de quitter, fut pour nous l’éclat momentané du soleil qui ranime quelquefois l’aspect sombre des jours de novembre. Des arcs de triomphe élevaient leurs têtes superbes dans toutes les rues principales, et les façades des maisons étaient richement ornées de peintures allégoriques et de devises. Nous ne tardâmes pas à acquérir la certitude que nous étions arrivés la veille de quelque grande solennité. On nous dit que le couronnement du jeune empereur devait avoir lieu dans deux jours. Cet événement, de nature à exercer une si haute influence sur les destinées d’un pays naissant, paraissait occuper exclusivement l’esprit public et faire le sujet de toutes les conversations. On ne voyait que transports de joie et d’allégresse ; les esprits étaient dominés par le plus vif enthousiasme ; le pauvre nègre même se sentait plus ses chaînes, et en proie à l’illusion du moment, il fredonnait l’air de la liberté.

Singuliers contrastes de la nature humaine ! Tandis que la partie la plus éclairée de la nation publiait, dans le monde entier, de longues et pénibles dissertations sur la question abstraite des droits de l’homme et de la dignité de sa nature, tandis que des armées combattaient pour assurer leur triomphe, les yeux de l’observateur étaient en même temps frappés de la plus déplorable anomalie. Une petite fraction de la nation luttait pour la liberté conçue dans les formes les plus utopiques, tandis que le reste gémissait dans l’esclavage le plus abject, ou végétait sous l’influence flétrissante des préjugés de couleur et de caste.

Comme nous allions au ministère de la police, la pluie qui survint nous força d’entrer dans un café. Aussitôt nous fûmes assaillis par une foule de questions. Nos interlocuteurs étaient tellement avides de recevoir des nouvelles du théâtre de la guerre, que leur curiosité l’emportait souvent sur leur politesse. Quelque temps avant notre départ de San-Salvador, une partie de la garnison avait fait une sortie pour enlever une grande quantité de bétail réunie dans le voisinage. La tentative ne fut pas heureuse, et les troupes royalistes furent repoussées avec perte. On avait déjà reçu à Rio quelques détails sur cette affaire, et ce qui n’était en réalité qu’une échauffourée, la vanité des Brésiliens le considérait comme le triomphe militaire le plus brillant.

Il en est des nations jeunes comme des jeunes gens ; leur vanité est en raison inverse de leur capacité ; elles ont pour leurs premiers succès militaires plus de passion qu’elles n’en devraient avoir ; et, comme elles regardent à travers un prisme auquel l’ardeur et l’enthousiasme impriment leurs vives couleurs, les plus légères réflexions, quoique suggérées par une critique froide et impartiale, attirent de leur part des sentimens de mépris et de dédain, et valent à celui qui les fait, une haine que rien ne saurait calmer.

C’est à ce sentiment, plutôt qu’à des passions allumées par le souvenir de l’oppression politique, qu’il faut attribuer l’animosité rancunière, qui est un trait caractéristique des dispositions des colonies émancipées envers leurs mères-patries.

Dans la circonstance où nous nous trouvions, nos auditeurs prouvaient d’une manière peu équivoque, par la compression de leurs lèvres et le froncement de leurs sourcils, la rage et le désappointement qu’ils éprouvaient, en nous entendant raconter une affaire sur laquelle nous ne partagions pas leur avis. Au ministère de la police, on nous reprocha notre affection pour la cause royaliste, et le ministre lui-même nous remit un bulletin de l’affaire, conçu dans les termes les plus ampoulés. Il nous donna gravement l’assurance que l’histoire considérerait cette action comme une seconde bataille de Marathon. Je pensais que cette gasconnade ferait tressaillir l’ombre de Miltiade ; mais il n’y a point de raisonnement possible avec le préjugé enté sur l’ignorance. Nous laissâmes par conséquent Son excellence se repaître des créations de son imagination, et nous prîmes congé d’elle.

Le lendemain, nous sortîmes de bonne heure, pour garnir nos porte-feuilles de quelques esquisses des scènes magnifiques des environs. Nous travaillions assidument depuis quelque temps, lorsque nous fûmes interrompus par l’arrivée de quatre ou cinq officiers en négligé militaire. L’un d’eux, que je trouvai un peu en avant des autres, s’approcha de nous, et nous demanda d’un air très-hautain ce que nous faisions ; et, sans attendre notre réponse, il ajouta : « Ignorez-vous l’ordonnance qui défend positivement aux étrangers de lever des dessins du port et de ses fortifications ? » — « Il faut assurément que vous soyez bien jeune dans le service, répondit mon compagnon un peu piqué de ce ton de hauteur, ou bien votre coup-d’œil militaire vous eût empêché de faire une observation aussi absurde. Ce point est sans doute très-favorable pour esquisser le paysage qui nous environne ; mais c’est le dernier que nous eussions choisi pour faire une reconnaissance militaire du port. » Sans paraître faire attention à la réplique ironique de mon ami, l’étranger nous questionna sérieusement sur notre nom, notre pays et notre profession. Nous lui répondîmes sur tous ces points, et nous ajoutâmes que nous étions arrivés de San-Salvador, la veille au soir. À ces mots, il descendit de cheval et s’assit sur un banc à quelque distance de nous. La conversation devint alors vive et animée ; il témoignait la plus sérieuse anxiété à l’égard de tout ce qui avait trait aux opérations militaires devant San-Salvador, écoutant avec une attention profonde tous les détails que nous lui donnions, et nous interrompant par une exclamation qui portait l’empreinte d’une extrême présomption, lorsqu’il lui semblait que nous représentions sous des couleurs trop favorables la position des royalistes.

Il paraissait tourner en ridicule l’idée des prétendus renforts qu’on enverrait à la mère-patrie. Nous lui dîmes qu’il n’existait pas le plus léger doute à cet égard, puisque ces renforts étaient arrivés à San-Salvador, dans la matinée même de notre départ. — « Du reste, ajouta mon compagnon, pourvu que l’on parvienne à jeter des vivres dans la place, la garnison pourra s’y maintenir, éternellement contre la canaille rassemblée au dehors. »

Je n’oublierai jamais l’indignation subite qui s’empara alors du jeune officier ; ses yeux jetaient des flammes, et ses moustaches s’agitaient de colère. « De la canaille ! s’écria-t-il amèrement ; c’est pourtant une semblable canaille qui força deux fois, dans l’Amérique septentrionale, les vieilles armées de l’Angleterre à mettre bas les armes ! C’est cette canaille qui, sur l’autre partie de ce continent, vient de conquérir l’indépendance du pays, après une lutte sanglante et opiniâtre ! Et cette canaille, dont vous parlez si légèrement, achèvera avant peu l’œuvre glorieuse qu’elle a entreprise. Dans l’orgueil de votre art, et animés du véritable esprit de corps, vous ne voyez des élémens de succès militaires que dans l’organisation et la discipline des armées, et non dans l’esprit d’indépendance et de liberté qui peut animer des hommes, etc. » Nous rejetâmes cette imputation, et déclarâmes que nous étions vivement portés pour un nouvel ordre de choses qui arracherait une si belle portion du globe à la domination de la métropole, et donnerait un développement rapide à ses richesses immenses et variées. La colère de l’étranger parut alors se calmer, car il nous parla sur-le-champ des privations que nous avions pu éprouver. Il voulut voir nos esquisses, nous donna des éloges gracieux, et nous indiqua avec complaisance les noms des divers sites où nous trouverions de beaux sujets pour nos pinceaux ; il nous salua ensuite cordialement, monta à cheval, et disparut.

Nous ne pûmes nous empêcher de rire de cette aventure, et cependant, lorsque ce jeune officier partit, nous crûmes remarquer en lui quelque chose qui nous intéressait vivement. Il était grand, d’une tournure élégante, et avait, dans sa physionomie, quelque chose de vif et de grave que relevaient encore les boucles noires de sa chevelure. L’air de hauteur qu’il avait pris d’abord, disparut bientôt, et nous y vîmes succéder une franchise et une brusquerie de manières vraiment aimables, qui nous captivèrent insensiblement. Son langage était rapide, compréhensif, et vraiment supérieur dans la discussion ; sa conversation seule montrait une longue habitude de l’observation et du raisonnement.

Le lendemain, au point du jour, nous entendîmes le son des cloches et le bruit de l’artillerie. Toute la population de la capitale fut sur pied de bonne heure ; elle souhaitait ardemment d’assister à la cérémonie imposante du couronnement. Tout était couleur de rose, excepté le temps, qui manifestait assez nettement quelques préjugés anciens en faveur de la cause royale ; car la pluie tombait par torrens. Ce ne fut pas sans difficultés que nous parvînmes à nous faire jour à travers la foule, et que nous pûmes prendre, dans l’église, les places qui avaient été assignées aux officiers anglais. Je n’ai pas besoin de décrire la cérémonie : c’était la pompe glorieuse d’une parade militaire unie à la magnificence du culte catholique, aux concerts d’une musique brillante, et aux fumées de l’encens ; on entendait les acclamations de tout un peuple, et l’on voyait se déployer tout le luxe usité en pareille occasion.

Au milieu des émotions que produisait sur nous ce spectacle imposant, nous fûmes tout à coup frappés, mon compagnon et moi, d’un étonnement qui neutralisa toutes nos autres sensations ; car nous reconnûmes sur-le-champ, dans l’empereur don Pédro, notre intéressant étranger de la veille.

Nous rencontrâmes souvent l’empereur dans nos excursions, il nous rendit toujours gracieusement notre salut. Une fois, il nous arrêta, et nous demanda, avec le sourire sur les lèvres, si nous avions fait quelques additions à notre porte-feuille. La manière peu honorable dont mon ami avait parlé des troupes brésiliennes, ne lui laissa aucune impression fâcheuse ; il lui fit donner, peu de temps après, un poste élevé dans l’armée[1].


  1. The new Monthly Magazine.