Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre X

Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 230-256).


Chapitre X


(4 juin 1799-janvier 1805).


Premier séjour à Mittau. — Départ subit de la capitale de la Courlande pour Memel. — La duchesse de Sérent et François Hüe négocient la vente des diamants de la duchesse d’Angoulême. — Détresse de la famille royale. — Départ pour Varsovie. — Mauvais état des finances royales. — Mesures d’économie prises par François Hüe. — Tentatives d’empoisonnement sur la personne du Roi. — Second séjour à Mittau.

Madame Royale avait reçu des habitants de Vienne les plus grandes marques d’attachement pendant tout le temps de son séjour et, lorsqu’elle en partit, ils lui témoignèrent vivement le regret de la voir s’éloigner.

J’accompagnai la princesse à Mittau, nouvelle résidence qui lui avait été assignée par la générosité de l’empereur de Russie Paul Ier, et c’est là que j’eus la joie de revoir le roi Louis XVIII qui supportait avec grandeur d’âme les heures cruelles de l’exil.

Ma femme était demeurée au service de Madame Royale, mais je me trouvai moi-même sans état.

Aussi me fit-elle venir, dès le lendemain de son arrivée, pour me dire :

— Je n’aime pas à donner à mes fidèles des titres sans emploi. Ici, comme à Vienne, madame Hüe demeurera à mon service[1], mais comme vous ne pouvez pas trouver de place en ma maison je vous prie de passer dans celle du Roi mon oncle qui vous veut beaucoup de bien.

Immédiatement, Sa Majesté voulut bien m’adresser la nomination suivante :

« Voulant donner à M. Hüe une preuve de ma satisfaction de sa fidélité pour le feu roi mon frère et de l’attachement qu’il a témoigné pour madame Marie-Thérèse ma nièce, je lui donne la place de commissaire général de ma maison. Le duc de Villequier lui en délivrera le certificat ainsi que je l’ai autorisé le 1er octobre 1796 à en délivrer à toutes les personnes de ma cour.

» louis. »

À Mittau, le 4 juin 1799.

Ce service m’attacha définitivement à l’auguste personne du Roi[2].

Ce fut pendant le séjour de Mittau que, sous la protection du Ciel et sous les auspices de Paul Ier, Marie-Thérèse de France fut mariée le 10 juin 1800, à Monseigneur, duc d’Angoulême, fils aîné de Monsieur, frère de Sa Majesté Louis XVIII. Dans la matinée de ce jour, le Roi et la Reine vinrent prendre Monseigneur et Madame, chacun dans son appartement et les conduisirent à la bénédiction nuptiale. Elle leur fut donnée par le cardinal de Montmorency, grand aumônier de France, dans une vaste galerie, du château des anciens ducs de Courlande[3]. Un autel y avait été dressé ; des branches de verdure et de lilas dans lesquelles s’entrelaçaient des lis et des roses, formaient le seul ornement de l’enceinte. Ce fut dans ce simple appareil que les rejetons de tant de rois, les héritiers du premier trône de l’Europe, relégués loin du beau pays qui les avait vus naître, prononcèrent le serment de leur union. La noblesse de Courlande, les habitants de Mittau, de fidèles serviteurs du Roi, furent présents à cette scène touchante. Leurs yeux et les miens s’arrêtèrent plusieurs fois sur l’auguste fille de Louis XVI et sur l’abbé Edgeworth !

Cette heure d’apaisement dans l’exil devait être pour nos princes de bien courte durée[4]!

Le 21 janvier 1801, notre malheureux Roi et sa famille recevaient l’ordre de quitter la Russie, malgré les rigueurs d’un hiver terrible. Sans se plaindre, Louis XVIII supporta son sort avec la magnanimité qui lui était propre et son départ s’effectua dans la plus grande précipitation.

Il laissa derrière lui plusieurs serviteurs au sujet desquels il écrivit cette lettre si digne d’un grand roi :

« Je charge mon cousin le duc d’Aumont d’assurer ceux de mes fidèles serviteurs que je ne puis emmener avec moi, que leurs traitements continueront à être payés. Il leur exprimera la peine que je ressens en me séparant d’eux, de ne pouvoir faire davantage, l’espoir que j’ai encore de les réunir auprès de moi, il leur commandera surtout de ne jamais oublier que je dois à Paul Ier l’union de mes enfants et que, s’il me retire aujourd’hui l’asile qu’il m’avait donné, sa générosité me laisse les moyens de pourvoir à leur subsistance.

» louis. »
Le 21/9 janvier 1801 ».

Je suivis la famille royale dans la petite ville de Memel[5], en Prusse, où elle obtint une précaire hospitalité du roi, après un voyage qui fut une longue suite de souffrances. La détresse du Roi et celle de Madame, en arrivant à Memel était à son comble. Ils n’avaient pas pour deux mois de subsistance.

Au moment du départ de Mittau, l’ordre de l’Empereur pour le payement de cent mille roubles, montant d’une demi-année du traitement du roi, venait d’arriver à Riga. Cette assurance de la continuation et de l’exactitude des payements de cette pension était déjà annoncée à Sa Majesté, de la part de l’Empereur par l’organe de M. le comte de Pahlen. Dans l’embarras et la précipitation des apprêts, on chercha promptement de l’argent à Riga, afin de pouvoir se mettre en route. Des banquiers, sur la connaissance de l’ordre de payement de cent mille roubles, certifié par écrit par le vice-gouverneur de Riga, en prêtèrent dix mille. C’est avec cette somme que le Roi et Madame partirent pour entreprendre un voyage sans termes, Sa Majesté laissant sa procuration pour recevoir la totalité des fonds qui lui étaient assignés. Mais qu’arriva-t-il ? Peu après, le Roi apprit que le Cameralhoff de Mittau, avec lequel il avait lui-même concerté cette" mesure, avait refusé de payer ! Le duc d’Aumont, revêtu de la procuration de Sa Majesté, arriva à Memel auprès d’elle et lui rendit compte que jamais on n’avait pu la lui faire accepter, tandis que pour apaiser les créanciers de Riga, il avait fallu que ses serviteurs se dépouillassent de leurs dernières ressources. Parmi tout le chagrin dont il était dévoré, le Roi emportât celui de ne pouvoir faire honneur a une dette sacrée et dont la parole de Paul Ier était le gage.

La misère du Roi était accrue d’autant que le traitement fixé par l’Empereur avait mis fin aux secours que, jusqu’en 1798, il avait reçu de différents souverains.

La vente des effets, provisions, etc., dont on aurait dû tirer par aperçu et au dernier rabais douze mille thalers en produisit au plus que quatre mille ; cette vente étant devenue un pillage par toutes les entraves qu’y apporta le gouvernement de Courlande qui, aussitôt après le départ du Roi, changeant de conduite et de langage, et sous le prétexte qu’une vente publique qu’il avait d’abord autorisée ne pouvait se faire dans le château de l’Empereur, menaça de faire saisir par la police le serviteur du Roi dépositaire des effets, s’il n’était parti à jour fixe et, arrêtant ainsi la vente, se fit adjuger à vil prix et, en les taxant lui-même, nombre d’objets à sa convenance.

Enfin, aux embarras cruels où jeta le refus de payement des cent mille roubles dans une situation où les dépenses du Roi étaient centuplées, se joignit la détresse affreuse de deux cent cinquante malheureux de tous rangs[6], de tout âge, de tout sexe qui n’avaient pu atteindre Memel qu’avec le secours des habitants du pays et auxquels le Roi, dont les bienfaits répandus sur l’émigration épuisaient annuellement les ressources, dut cependant fournir le moyen de se traîner en Allemagne, sous peine de les voir mourir sous ses yeux.

De ce nombre étaient cent fidèles et braves gentilshommes, près de la moitié d’entre eux gardes du corps sous quatre rois. Ils ne purent même pas toucher de la Russie leur solde échue, et ne purent obtenir un instant pour vendre le peu d’effets dont ils pouvaient disposer. La plupart de ces vieillards retombaient naturellement à la charge de leurs maîtres.

Dans cette cruelle nécessité, Madame, mue par un dévouement admirable à la cause de son oncle, se résigna à vendre ses diamants. Le séjour de Memel ne pouvant se prolonger pour elle, elle chargea madame la duchesse de Sérent[7], avant son départ, de recourir à madame de Pahlen[8] pour la négociation d’une affaire qu’il lui était impossible de traiter elle-même.

Madame de Sérent me communique la lettre qu’elle-écrivit le 18 février 1801 :

« Madame la duchesse d’Angoulême me charge, madame la comtesse, de m’adresser à vous pour l’exécution d’une mission très pénible mais dans laquelle je trouve l’adoucissement de me rappeler à votre souvenir. Les détails suivants eussent trop coûté à Madame elle-même. La lettre ci-jointe vous dira donc simplement qu’elle attend de vous un service. La cruelle position dans laquelle se trouve le roi son oncle, sans asile, sans argent, entouré de fidèles serviteurs que leur attachement pour lui ont réduit à la dernière misère, a réduit madame la duchesse d’Angoulême à faire au Roi offre de ses diamants. De ce nombre est le magnifique collier quelle tient de Paul Ier. Jugez, madame la comtesse, combien il en coûte à cette auguste princesse de s’en détacher, mais la nécessité est impérieuse. On a attendu jusqu’au dernier moment et Madame ne rougira point d’avouer quelle est réduite à faire ce sacrifice.

» C’est donc à madame de Pahlen, qui a témoigné a Madame la duchesse d’Angouleme respect et attachement et à qui de son côté S. A. R. accorde tous les sentiments qu’elle mérite à tant de titres, que je m’adresse au nom de Madame. Elle sera sûrement trop pénétrée de son affreuse situation pour ne pas se prêter à lui offrir le moyen de tirer le parti le plus avantageux du collier en question, les joailliers de Pétersbourg qui l’ont fourni le reprendront sans doute et ils sentiront qu’ils ne peuvent l’évaluer trop au-dessous du prix qu’ils ont fixé eux-mêmes.

» Madame la duchesse d’Angoulème attache d’ailleurs la plus grande importance à démontrer jusqu’à l’évidence que c’est la nécessité seule qui lui fait la loi en cette circonstance… »

À cette lettre était jointe cette note :

« J’autorise madame la Duchesse de Sérent, ma dame d’honneur, à remettre à M. Laurent Lorck, consul de Danemark à Memel, une parure de diamants pour être vendue, et le prix en provenant, aider, dans notre commune détresse, le Roi, mon oncle, ses fidèles serviteurs et moi-même.

» Comme aussi j’autorise la Duchesse de Sérent à nommer en mon absence M. Hüe pour stipuler mes intérêts hors de la vente.

» marie-thérèse de france,
duchesse d’Angoulême. »
Memel, le 22 février 1801.

Madame ayant quitté Memel après la rédaction de cette lettre, ainsi que le Roi, je demeurai pendant quelques jours en arrière, étant préposé par le Roi à la direction de ses équipages[9]. Comme on l’a vu, par la note citée plus haut, je fus chargé de négocier les conditions de cette affaire avec M. Lorck à condition, me dit M. le comte d’Avaray, d’y apporter beaucoup de discrétion et de mesure. J’obtins de M. Lorck une avance de 2300 ducats à 1 pour 100 d’intérêts qui firent face aux dépenses les plus urgentes. Sa Majesté la remboursa par la suite et je la rejoignis bientôt à Varsovie où je me rendis malgré le mauvais état de ma santé.

Je trouvai le Roi et sa suite installés à Varsovie, dans les premiers jours du printemps de l’année 1801. Sa Majesté occupait dans cette ville l’hôtel de la famille Vassilievitch. C’était une demeure modeste bien peu digne de recevoir l’héritier des Bourbons. Cependant la situation de mon malheureux maître et des quelques seigneurs de sa suite était telle qu’il dût établir dans sa maison un ordre et une économie sévères qu’il entendit cependant concilier avec la dignité due à son rang. Ce règlement dont il me donna le soin est une preuve de l’état auquel les horreurs de l’exil avaient réduit la famille royale :

Règlement du Roi pour le service de sa maison.

« Le Roi voulant établir dans sa maison un ordre et une économie sévères, entendant toutefois les concilier avec la dignité convenable, ordonne ce qui suit :

» I. — L’éclairage en nature étant d’après l’expèrience acquise lors du séjour du Roi à Mittau, une source d’abus qu’il est impossible d’arrêter, Sa Majesté veut qu’à partir du 1er octobre prochain, jusqu’au 1er avril suivant, il ne soit fourni de sa maison, à chaque maître et domestique, ni bougie ni chandelle et pour remplacement de cet éclairage, elle autorise M. Hüe, son commissaire général, à payer, des fonds de la caisse qui lui sera confiée, la valeur de 10 livres de chandelle pour un maître et 3 pour son domestique, le tout chacun des six mois à parcourir jusqu’au 1er avril prochain. Il se réglera sur le prix moyen du pays de la résidence actuelle du Roi.

» Les gens de Sa Majesté, ceux de ses cuisines et de son office seront éclairés comme précédemment, mais avec l’économie convenable. Le Roi se réserve, à l’égard des six mois qui suivent le 1er avril prochain, de fixer la quotité de chandelle qui sera payée à chaque maître et domestique.

» II. — L’abus énorme occasionné par la fourniture du chauffage aux personnes de la maison de Sa Majesté n’a point échappé à son attention. Elle se réserve, quand le local le permettra, d’aviser aux moyens qui lui paraîtront les plus économiques.

» III. — Lorsque le linge qui appartient au Roi arrivera dans le lieu de sa résidence actuelle, il sera délivré à chaque maître, sous sa responsabilité, deux paires de draps, deux taies d’oreillers, douze serviettes de toilette, deux paires de draps de domestiques et six torchons. Cette fourniture faite, le Roi veut que chaque maître paye de ses deniers le blanchissage de linge qui lui est prêté.

» IV. — Le Roi supprime, à partir du 1er octobre prochain, le payement de tout médicament à fournir aux personnes de sa maison. Sa Majesté se réserve le soin de venir, s’il lui plaît, au secours de ceux dont une maladie grave exigerait beaucoup de drogues. Et, dans ce cas, l’état de fournitures en serait arrêté par son médecin et payé sur les deniers de la caisse de l’administration.

» V. — Les déjeuners particuliers, donnant lieu à beaucoup d’abus, le Roi défend au chef de l’office, sous peine d’en être responsable, de fournir pour le déjeuner, ailleurs que sur la table de Sa Majesté, sauf le cas d’indisposition, tout café ou boisson quelconque d’agrément.

» VI. — L’économie, si nécessaire dans les cuisines du Roi, ne doit point échapper à la surveillance de son commissaire général. Sa Majesté lui ordonne de soigner très attentivement cette partie, dans laquelle il existe, depuis très longtemps, une grande dilapidation. Et, pour commencer à arrêter les abus, Sa Majesté défend très expressément au chef de ses cuisines de fournir dans toute chambre, si ce n’est en cas d’indisposition marquée et en vertu d’un ordre exprès, tout repas quelconque.

» VII. — La table dite aujourd’hui 2e table, anciennement table des maîtres, sera composée de MM. Perronet, Hüe, sa femme et mademoiselle Bazire. Elle sera servie de la desserte du Roi, mais avec les égards que méritent les personnes qui y mangent.

» VIII. — Il y aura — outre cette 2e table — une table d’office. Elle sera composée des sieurs Baüer, l’Hôpital et des femmes de chambre de madame la duchesse de Sérent, madame la comtesse de Damas et de mademoiselle de Choisy.

» (De l’écriture de Louis XVIII) : J’ordonne à M. Hüe, mon commissaire général, de faire exécuter le présent règlement, je le chargé de tous les objets faisant partie de ma maison tels que bouche, office, approvisionnement et ameublements quelconques, réparations locatives et autres, entretien ou acquisition de voitures pour mon service, payement de la nourriture de mes chevaux, sauf à remettre à mon écuyer lorsque je le rappellerai près de moi, ceux des objets qui concernent sa place.

» J’autorise M. Hüe à demander et à recevoir directement mes ordres, toutes les fois que le service de ma maison l’exigera.

» louis. »
À Varsovie, le 28 septembre 1801.

Le Roi manquait de tout dans la ville de Varsovie et il était difficile pour moi de concilier la dignité de sa maison avec les nécessités de la vie. Le chauffage était insuffisant. Madame, la comtesse de Choisy[10] et mademoiselle Bazire souffraient du grand froid dans leurs chambres. Les meubles les plus utiles faisaient défaut. Je dus, un jour, présenter à Sa Majesté la requête de M. l’abbé Edgeworth, si modéré dans ses demandes, qui n’avait pu obtenir un lit qui lui convint et occupait une couche trop étroite que lui avait prêtée M. le comte d’Avaray.

L’éclairage lui-même était insuffisant et je dus obtenir du Roi une augmentation de luminaire pour le personnel de la Maison[11].

Pendant les étés que nous passâmes en Pologne, Sa Majesté s’était établie dans un château de la banlieue de Varsovie.

C’est là que se produit un incident dont les conséquences auraient pu être très graves et qui enleva à Sa Majesté tout regret de quitter la Pologne : En 1804, pendant la quatrième année que Louis XVIII passa à Varsovie, il prit la résolution de se rendre en Suède, où Monsieur devait se réunir à lui dans la ville de Calmar ; le départ de Sa Majesté était fixé après la fête de la Saint Louis, et l’on était la la veille de cette fête, lorsque le bruit se répandit que la famille royale et toutes les personnes attachées à sa maison avaient couru le danger d’étre empoisonnées par des carottes remplies d’arsenic qui avaient dû être jetées dans la marmite destinée à composer les soupes et ragoûts du dîner.

L’effroi fut général. Je l’ai éprouvé et ne pourrai le peindre.

Voici les détails qui circulèrent dans le relais de la Lazenski où tous les Français étaient alors réunis.

Un Italien, le nommé H. Coulon, demestique de M. le baron de Milleville, écuyer de la Reine, lui rapporte que des hommes l’avaient suivi, accosté et mené dans une maisons secrète pour lui proposer d’entrer dans un projet qui lui vaudrait beaucoup d’argent si le secret était gardé et le succès assuré. Il confia cette proposition à son maître qui en fit le rapport à M. le duc d’Aumont, chevalier d’honneur, celui-ci à M. le comte d’Avaray qui, d’après la volonté du Roi, chargea M. de Milleville d’ordonner à Coulon de se rendre à un rendez-vous qui lui avait été assigné et de s’engager à seconder les vues de ces hommes.

Il les joignit donc, monta en voiture avec eux et circula dans toutes les rues de Varsovie assez longtemps pour être dépaysé, il entra dans un logement bien meublé, et là, les hommes lui présentèrent un paquet de plusieurs grosses carottes, lui firent jurer qu’il le jetterait dans la marmite du Roi et lui dirent qu’ils lui donneraient encore une demi-bouteille de liqueur qu’il devait boire sur-le-champ pour se remettre du trouble qu’il aurait éprouvé. Il devait ensuite se placer dans une partie du jardin à la vue d’une élévation nommée Belvédère où est située l’église, et agiter un mouchoir blanc en signe de victoire. Il avait déposé les carottes et la bouteille chez M. le comte d’Avaray et le soir même il rentra chez lui dans la rue de Cracovie où il logeait avec sa femme et ses enfants et tenait un billard. Il rapporta le lendemain à son maître que les hommes s’étaient approchés de sa chambre, et que n’ayant rien à attendre d’eux, il avait couru mettre le verrou à la porte et entendu prononcer très distinctement :

— Le coup est manqué. Que dira Galon-Boyer[12] ?

Peu de temps après cet événement auquel, malgré les réclamations du Roi, la police prussienne ne voulut donner aucune suite, Sa Majesté partit pour Calmar où elle ne séjourna que peu de temps car elle obtint du successeur de Paul Ier l’autorisation de rentrer dans ses États, au mois de janvier 1805. J’étais demeuré à Varsovie à cause du délabrement de ma santé quand le Roi me rappela par une lettre du mois de décembre 1804 :

« En vous appelant aujourd’hui près de moi, mon cher Hüe, j’éprouve un véritable plaisir, mais il n’est pas sans quelque regret : je connais vos forces. Je sais qu’elles répondent mal à ce courage qui, dans un terrible moment, vous a mérité la plus noble récompense pour un véritable Français. Je crains donc que votre santé ne souffre du voyage que vous allez faire, mais vous m’êtes nécessaire et je me flatte qu’à l’ordinaire le moral soutiendra chez vous le physique. Vous n’avez pas, besoin d’exemple. Autrement je vous dirais : voyez auprès de moi. Rendez-vous donc sans délai à Mittau. Je me réfère pour le détail aux ordres que je vous fais passer aujourd’hui.

» Adieu, mon cher Hüe,
» louis. »

En rentrant dans les États d’Alexandre Ier, le Roi prit de minutieuses précautions pour ne pas déplaire a son hôte. Pour répondre à la confiance que l’Empereur lui accordait relativement à l’introduction de ses effets dans l’Empire, Sa Majesté m’ordonna, dès qu’ayant obéi à ses ordres je l’eus rejointe à Mittau, de faire moi-même la visite de tous les ballots lui appartenant, ainsi que ceux des princes arrivant en Russie par voie de mer ou de terre, afin d’étre bien certain qu’il ne s’en rencontrerait aucun qui fût prohibé et de nature à déplaire à Sa Majesté Impériale.

Alexandre Ier répondit à ces égards par une conduite généreuse et reçut le fils des Bourbons de manière à lui faire oublier les outrages dont l’avait abreuvés l’Empereur son père[13].

Dès mon arrivée à Mittau je repris mes fonctions de commissaire général et je fus chargé des dépenses de la maison, plus considérables qu’à Varsovie. La suite de Sa Majesté comprenait alors quarante-trois personnes, tant maîtres que domestiques dont je dressai l’état.

C’étaient :

M. le duc de Gramont[14] et son domestique.

M. le duc de Piennes et son domestique.

M. le duc d’Havré[15] et deux domestiques.

M. le comte de la Chapelle[16] et son domestique.

M. le marquis de Bonnay[17] et son domestique.

M. l’abbé Edgeworth de Firmont[18] et son domestique.

M. Le Fèvre[19] et son domestique.

M. Gilles et son domestique.

M. l’abbé Fleuriel[20].

Madame la comtesse de Narbonne[21] et sa femme de chambre.

M. Collignon et un valet de chambre.

M. l’abbé Destournelles.

M. de Perronnet.

M. de Préau. M. Gonet[22].

M. le comte de Damas et son domestique.

Madame la duchesse de Sérent et sa femme de chambre.

M. le comte et madame la comtesse de Damas-Crux, un domestique et une femme de chambre.

Madame la comtesse de Choisy.

Madame Collignon.

Madame Hüe.

M. Turgy.

M. Hüe et son valet de chambre.

Plusieurs des personnes de la suite demeuraient en ville et c’est Sa Majesté elle-même, soucieuse des intérêts de chacun, qui leur assignait leurs domiciles. Elles se réunissaient chaque jour à sa table et demeuraient tout le jour en son entourage.

Le Roi se levait de grand matin et, chaque jour, vers huit heures, entendait dans la petite chapelle

de Mittau la messe célébrée soit par M. l’abbé Edgeworth, soit par M. l’abbé Fleuriel. Le dimanche était réservé aux audiences. Sa Majesté recevait quelques personnes étrangères, nobles russes, émigrés demeurés fidèles à la dynastie de nos rois et ruinés depuis le licenciement des cent gardes qu’avait formés l’Empereur Paul Ier[23].…

Une des consolations que le Roi rencontrait dans son triste séjour en exil était la présence de M. l’abbé Edgeworth, ce témoin des dernières heures du roi martyr, modèle de toutes les vertus. Depuis 1796, Edgeworth de Firmont avait été appelé auprès de lui comme le confident d’un frère dont il pleurait sans cesse la perte, et dont tous les Français béniront à jamais la mémoire. La satisfaction que Sa Majesté éprouvait de l’avoir auprès d’Elle était sans bornes, et, le 20 avril 1797, Elle avait écrit à son sujet au cardinal de Montmorency ces pages mémorables :

« J’ai appris, monsieur, avec une extrême satisfaction que vous êtes enfin échappé à tous les dangers auxquels votre sublime dévouement vous a exposé. Je remercie sincèrement la divine Providence d’avoir daigné conserver en vous un de ses plus fidèles ministres et le confident des dernières pensées d’un frère dont je pleurerai sans cesse la perte, dont tous les bons Français béniront à jamais la mémoire ; d’un martyr dont vous avez, le premier, proclamé le triomphe et dont j’espère que l’Église consacrera un jour les vertus. Le miracle de votre conservation me fait espérer que Dieu n’a pas encore abandonné la France. Il veut sans doute qu’un témoin irréprochable atteste à tous les Français l’amour dont leur Roi fut sans cesse animé pour eux, afin que, connaissant toute l’étendue de leur perte, ils ne se bornent pas à de stériles regrets, mais qu’ils cherchent, en se jetant dans les bras d’un père qui les leur tend, le seul adoucissement que leur juste douleur puisse recevoir. Je vous exhorte donc, monsieur, ou plutôt je vous demande avec instance de recueillir et de publier tout ce que votre saint ministère ne vous ordonne pas de taire. C’est le plus beau monument que je puisse ériger au meilleur des Rois et au plus chéri des frères[24].

» Je voudrais, monsieur, vous donner des preuves efficaces de ma profonde estime ; mais je ne puis que vous offrir mon admiration et ma reconnaissance. Ce sont les sentiments les plus dignes de vous[25].

» louis. »

Aussi Sa Majesté fut-elle douloureusement éprouvée quand, le 22 mai 1807, M. Edgeworth mourut des suites d’une fièvre maligne qu’il avait contractée en soignant des prisonniers français.

Peu de temps après la mort de M. l’abbé Edgeworth, le Roi et Madame quittèrent la Russie pour aller demander au roi d’Angleterre l’hospitalité sur la terre d’exil. J’avais moi-même quitté Mitta, ayant obtenu de Sa Majesté un congé qu’Elle m’avait accordé avec sa bonté habituelle.

En but à des tracasseries[26] dont l’unique objet était de me contraindre à la retraite, je m’étais retiré, à force de dégoûts, sous un prétexte plausible, prêt cependant à revenir au service de mon Roi dès qu’il daignerait me rappeler auprès de lui.

  1. Madame Hüe était, nous l’avons dit, lectrice de la duchesse d’Angoulême. Encore qu’elle eût parfois à essuyer les difficultés de caractère de la Princesse, elle en était fort aimée.
  2. Il est regrettable que Hüe nous donne fort peu de détails sur la Cour de Mittau, dans cette partie très brève de ses Souvenirs. La tradition nous en a rapporté quelques-uns. La place de commissaire-général, qui lui avait été octroyée, le mit en contact perpétuel avec le roi Louis XVIII qui le voulut bien honorer d’une estime toute particulière. Un conçoit aisément que cette faveur ne fut pas sans exciter l’envie la plus violente dans la petite cour de Mittau où le désœuvrement et l’ennui régnaient en maîtres, où les moindres actes des princes en exil étaient commentés, chaque jour, par l’habituel bavardage des grands seigneurs inactifs.

    On tenait à grief à M. Hüe le régime d’économie sévère que les circonstances lui firent imposer dans la maison du Roi. On lui reprochait plus encore l’affection dont I’honorait Louis XVIII. Dès lors, quelques esprits malveillants s’appliquant à lui nuire, cherchèrent l’occasion de le perdre dans l’esprit du roi, en baguenaudant à l’envi, sur une correspondance, en apparence fort suspecte, que François Hüe échangeait avec Joséphine Bonaparte, son amie des heureux jours. Fort contrarié de cette méchante affaire, le commissaire général prit le parti loyal de montrer les lettres de Joséphine au souverain qui s’écria : « Quand on a des relations comme celles-là, on les conserve ! » Et comme Hüe lui demandait si on devait cesser toute correspondance… « On les conserve et on leur écrit ! » répliqua le Prince d’un ton bref.

  3. André Hüe fut chargé avec un autre enfant de la Cour de tenir le poêle au-dessus des mariés. Cet objet est demeuré dans la famille Hüe.
  4. Ce fut vers cette époque que Marie-Thérèse donna à madame Hüe un portrait d’elle, en miniature. Ce portrait, peint par Chamisso en 1800, la présente sous un aspect charmant bien différent de celui qu’on remarque en ses portrait ultérieurs. Son visage finement dessiné, aux traits estompés à peine, au sourire tendre, et d’un teint éblouissant, est d’une expression délicieuse. Vêtue de blanc et de bleu, elle appuie sa petite main sur un coussin de velours rouge, tandis que son fidèle chien Coco repose à ses côtés. Les portraits de Madame lorsqu’elle était jeune, sont assez rares. On peut signaler, entre autres, celui peint par Friger et qu’elle donna, lors de son mariage, à Monseigneur de la Fare. Dans l’éclat de ses vingt ans, elle est douée d’une réelle beauté, dont elle ne conserva par la suite aucun vestige.
  5. Chef-lieu de la province du même nom, Prusse orientale.
  6. D’anciens gardes du corps, des officiers français avaient été chassés de Russie en même temps que le comte de Provence. Réduits à la misère, ils s’échouèrent à Memel, où le Roi de Prusse leur fit signifier de ne point demeurer plus de vingt-quatre heures. Le Comte de Provence leur donna quelques subsides. Marie-Thérèse leur fit remettre cent ducats par le vicomte d’Agoult, sans vouloir que son nom fût prononcé.

    Il est curieux de constater que, six ans plus tard, le roi de Prusse, qui recevait si mal les émigrés dans son royaume, devait lui-même se retirer en proscrit à Memel, devant les armées de Napoléon.

  7. Bonne-Marie-Félicité de Montmorency, duchesse de Sérent, ancienne dame d’atours de Madame Élisabeth.
  8. Le comte de Pahlen (1744-1826), gouverneur de Saint-Pétersbourg, fut chef du complot qui mit fin aux jours de Paul Ier, le 23 mars 1801.
  9. Hüe ne nous dit pas si madame de Phalen répondit à madame de Sérent. Il est permis d’en douter, car elle dut recevoir sa lettre au moment de l’assassinat de l’Empereur.
  10. La comtesse Henriette de Choisy, chanoinesse de Sainte-Anne, dame d’honneur de Madame, et plus tard vicomtesse d’Argoult.
  11. Les registres de Hüe, soigneusement revus par le prince en exil, dont on reconnaît en marges l’écriture si caractéristique, nous renseignent exactement sur les ressources et les dépenses de Louis XVIII, pendant son séjour en Pologne.

    Les revenus oscillent entre 250 et 300 000 livres par an. Les dépenses mensuelles sont d’environ 20 à 25 000 livres, comme il paraît par ce compte, pris au hasard au milieu de tant d’autres, des dépenses du mois de septembre 1803.

    Le Roi possède alors en caisse 410 ducats 12 518 florins.

    Ducats. Florins.
    Traitements 120 658
    Habillement 50
    Pharmacie 1 713
    Lingerie 754
    Bouche-office 3 610
    Bouche-cave 257
    Bouche-cuisine 3 316
    Bouche-cave 1 090
    Éclairage en argent 304
    Éclairage en nature 35
    Loyers et maison 2 120
    Ameublement 941
    Réparations 4 752
    Écuries 10 224
    Diverses 819
    Soit 120 30 643
    Ce qui, d’après le calcul de Hüe, égale environ 20 000 livres françaises. En octobre, la dépense est de 26 186 livres, en novembre, de 22 795 livres ; en décembre, de 24 355 livres ; à la fin du mois, la caisse est parfois vide. Il est temps que le premier jour du mois suivant arrive, apportant la pension mensuelle d’environ 20 000 livres, servie, croyons-nous, par la Prusse et le Brésil et augmentée de quelque milliers de livres dont l’origine nous est inconnue.
  12. Galon-Boyer était un aventurier français qui rôdait depuis quelques temps aux entours de Varsovie. — Cf. Beauchamps, Histoire de Louis XVIII.
  13. Nous apprenons par les comptes de Hüe que le tsar servit au comte de Provence une pension d’environ 200 000 roubles. Malgré tout, le Prince avait grand’peine à suffire à ses dépenses mensuelles qui variaient entre 10 et 20 000 roubles. En janvier 1805, il possédait en caisse 25 000 roubles 13 751 florins. Les dépenses du mois, qui se reproduisent sans grandes variantes pour les mois suivants, sont celles-ci :
    Roubles.
    Pharmacie 259
    Lingerie 196
    Bouche-office 771
    Éclairage 906
    Dépenses diverses 60
    Soit 9 994

    La situation s’aggrave encore, quand, à partir de juillet 1805, les libéralités du tsar se resserent, qu’il faut louer une « maison » 24 000 francs par an, payer les frais d’ameublement et d’écurie. On en est réduit à économiser sur la bouche-office et la bouche-cuisine. C’est un problème que l’entretien de la petite Cour !

  14. Le duc de Gramont, capitaine des gardes, devint après 1815, pair de France, lieutenant général et reçut le commandement d’une compagnie des gardes du corps qui prit son nom.
  15. Le duc d’Havré, également capitaine des gardes, de maison de Croy, grand d’Espagne de 1re classe, lieutenant général et commandant de la Compagnie d’Havré aux gardes du corps du roi après 1815.
  16. Alexandre Le Filleul, comte de la Chapelle, maréchal de camp.
  17. Pair de France, ministre d’État, membre du Conseil privé sous la Restauration.
  18. Le célèbre confesseur de Louis XVI, dont il sera question plus loin.
  19. Plus tard secrétaire de la chambre du duc de Bordeaux.
  20. Un des aumôniers du Roi qui, présent à Rome, en 1817, lors des négociations avec le Saint-Siège, échangea une curieuse correspondance avec François Hüe, au sujet du Concordat.
  21. Émilie de Sérent, dame de madame la duchesse d’Angoulême, et femme de Raymond-Jacques-Marie, comte, puis duc de Narbonne-Pelet.
  22. MM. Collignon, de Préau et Gonet étaient valets de chambre du Roi. Il a été parlé de MM. de Damas, de Perronet, etc.
  23. La partie des souvenirs de Hüe concernant le séjour en Allemagne et en Russie, se présente sous forme de notes insuffisamment reliées entre elles, de projets de lettres et de pages hâtivement rédigées qui nous obligent parfois à suspendre le récit et à pratiquer des « coupures » quand il aborde des sujets personnels, indifférents aux lecteurs.
  24. L’abbé Edgeworth avait donné a l’abbé J.-B. Hüe, frère de François Hüe, un fac-simile des testaments de Louis XVI et de Marie-Antoinette sur satin blanc.
  25. Cette copie a été faite à Mittau sur l’original même dont le roi a permis à M. le cardinal de me donner communication, le 16 août 1798. (Note de Hüe.)
  26. De la part de l’entourage du Roi, jaloux de son influence.