Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre VII

Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 164-191).


Chapitre VII


(Février-septembre 1794).


Entretien de Malesherbes et de Hüe dans la prison de Port-Royal, sur la mémoire de Louis XVI. — Traits de bonté du monarque. — Mort de M. de Malesherbes. — Élargissement de Hüe.

« Mon ami, me dit-il un jour, vous survivrez, je l’espère, au supplice qui m’attend. Retenez donc ce que vous méritez d’entendre : ajoutez aux traits sous lesquels vous avez connu le plus vertueux et le plus courageux des hommes les traits que je veux vous faire connaître. »

Quelques jours après, M. de Malesherbes, cédant à mes instances, voulut bien me donner un écrit qui contenait en substance les différentes conversations que je vais rapporter.

Le concierge de la prison où j’étais, accordant quelquefois à mon fils, alors âgé de huit ans[1], la permission de me voir, je cachai soigneusement sous ses habits l’écrit de M. de Malesherbes, ainsi que plusieurs mots et renseignements précieux que j’avais recueillis. Mon fils, au sortir de la prison, m’informe, par un signal dont nous étions convenus, que ces papiers étaient en sûreté.

— J’ai vu Louis XVI arriver au trône, me disait M. de Malesherbes. Quoique dans l’âge où les passions sont les plus vives et les illusions les plus fortes, il y apportait des mœurs pures, le mépris du faste, une sage disposition au tolérantisme et le désir inépuisable de faire le bien. Son esprit pour la religion était égal à la fermeté de sa croyance. Plus d’une fois, m’exprimant combien il souhaitait que je partageasse ses opinions religieuses il me disait :

» — Sans religion, mon cher Malesherbes, point de vrai bonheur pour les sociétés et pour les individus. La religion est le plus ferme lien des hommes entre eux, elle empêche l’abus de la puissance et de la force, protège le faible, console le malheureux, garantit dans l’ordre social l’observation des devoirs réciproques. Croyez-moi, il est impossible de gouverner les peuples par les principes de la philosophie.

» Cette conviction était chez Louis XVI la base solide de ses vertus. Elle le rendit époux fidèle, père tendre, bon frère, bon maître, en un mot, un modèle de vertus morales et domestiques.

» À mon entrée dans le ministère, désirant vérifier les motifs des lettres de cachet précédemment données, j’avais conçu le projet d’une visite générale des prisons d’État. J’aurais voulu que le Roi fit lui-même la visite de quelques prisons, qu’il en connût le local et le régime intérieur ; je désirais surtout que des prisonniers, trop légèrement ou depuis trop longtemps enfermés, reçussent de la bouche même du monarque l’annonce de leur liberté. Le fond de mon projet plut beaucoup au Roi, il m’ordonna d’en suivre l’exécution et d’y employer les intendants des provinces.

» — Pour moi, ajouta-t-il, je ne visiterai aucune prison. Faisons le bien, monsieur de Malesherbes, mais faisons-le sans ostentation.

» C’est ainsi que le Roi mettait sur ses vertus un voile qu’il étendait jusque sur ses connaissances. C’est un mal ; un Roi doit laisser voir les unes et les autres. Un jour, travaillant avec Sa Majesté, je fus surpris du développement et de l’étendue de ses lumières. Le Roi s’en aperçut.

» — J’ai senti, me dit-il, au sortir de mon éducation, que j’étais loin encore de l’avoir complétée. Je formai le plan d’acquérir l’instruction qui me manquait. Je voulus savoir les langues anglaise, italienne et espagnole : je les appris seul. Je me rendis assez fort dans la littérature latine pour traduire aisément les auteurs les plus difficiles. Ensuite, m’enfonçant dans l’histoire de France, je m’imposai la tâche d’éclaircir ses obscurités. Je méditai la législation et les coutumes du royaume ; je comparai la marche des différents règnes ; j’analysai les causes de leur prospérité et de leurs revers. À ce travail habituel je joignais la lecture de tous les bons ouvrages qui paraissaient. Ceux qui traitaient des matières d’administration ou de politique m’attachaient spécialement ; j’y faisais mes observations.

» Cet aveu du Roi, continua M. de Malesherbes, me donna une haute idée de la constance de son caractère et de sa capacité. Chaque jour, pendant mon ministère, j’eus occasion de reconnaître que la timidité assez habituelle dans ce Prince n’était que l’effet d’une trop grande modestie, qui le tenait continuellement en garde contre la présomption et le portait à penser que ses ministres avaient, en affaires, un discernements supérieur au sien ; voilà ce qui lui faisait sacrifier si facilement son opinion à celle de son Conseil. Ce bon prince craignait aussi de ne pas rendre clairement sa pensée. — J’aime mieux, me disait-il un jour, laisser interpréter mon silence que mes paroles.

» Du même fonds de modestie naissait l’indécision apparente que vous lui avez peut-être entendu reprocher. J’en étais journellement le témoin au conseil d’État, j’ai vu qu’elle n’était en lui que l’hésitation sur le meilleur parti à prendre, et sur les nombreuses difficultés qui se présentaient.

» — Quelle responsabilité ! disait-il souvent : chacune de mes actions influe sur le sort de vingt-cinq millions d’hommes ! »

Si, dans le cours de cette révolution, il lui est arrivé quelquefois de prendre le mauvais parti, c’était, m’a-t-il répété, par des raisons qui eussent rendu celui qu’il a pris le meilleur, sans les trahisons contre les quelles la prudence la plus éclairée n’a point de précaution à prendre.

» Le Roi me savait un gré particulier du dédain que j’avais pour ces formes extérieures que le monde appelle grâces, mais qui, trop souvent, sont le masque de la fausseté.

» — Monsieur de Malesherbes, me disait-il, vous et moi, avons ici le ridicule de tenir aux mœurs du vieux temps ; mais ce ridicule ne vaut-il pas mieux que les beaux airs d’aujourd’hui ? Leur vernis cache souvent de vilaines choses.

» Le Roi n’ignorait pas les plaisanteries que la jeunesse de la Cour se permettait sur ses manières : il méprisait sa critique.

» Dans mon ministère, je ne le vis ordonner ou approuver aucune dépense superflue.

» — Soyons, disait-il à ses ministres, avares dispensateurs du trésor public ; il est le prix des sueurs et quelquefois des larmes du peuple.

» Malheureusement tous ses ministres ne partagèrent pas ce sentiment.

» J’ai souvent admiré l’opinion flatteuse que le Roi avait de sa nation, il mettait de l’orgueil à rappeler et à compter les grands hommes qu’elle a produits. Il ordonna de rassembler leurs statues dans la galerie du Louvre, le ciseau des meilleurs artistes fut employé à les exécuter. C’était offrir aux talents et aux vertus un objet d’émulation, et aux arts un moyen d’encouragement.

» — Je veux avoir sous les yeux, me disait Sa Majesté, les images de ceux à qui la France doit sa gloire ; les voir chaque jour sera pour moi une leçon et une jouissance.

» Le Roi fit modeler a la manufacture de porcelaine de Sèvres ces statues en proportions réduites et les distribue dans ses appartements intérieurs.

» À peine arrivé au ministère, je m’occupai de rendre au Roi le cœur d’une partie de ses sujets, et aux protestants la jouissance de l’état civil. J’eus à cet égard plusieurs entretiens avec lui. Frappé des considérations que je lui présentais :

» — Oui, me disait-il, je conviens avec vous que l’humanité réclame la tolérance. La persécution ne convertit point, elle ne fait que des hypocrites et des traîtres. La douceur qui persuade vaut mieux que la sévérité qui aigrit : aussi ne veux-je pas que, pour l’unique fait d’opinion religieuse, aucun Français soit recherché ou puni. Mais la loi qui statue sur le sort des protestants est une loi de l’État. Louis XIV en est l’auteur, les cours souveraines sont d’avis de la maintenir. Ne déplaçons pas les bornes anciennes ; la sagesse les a posées. Défions-nous surtout des conseils d’une aveugle philanthropie.

» J’ai plus d’une fois remarqué que dans les changements proposés au Roi, rien ne l’arrêtait autant que son respect pour les anciennes institutions, et surtout que la mémoire de Louis XIV.

» — Sire, reprenais-je, les temps et les circonstances demandent d’autres mesures. Ce qui fut jugé utile par Louis XIV peut aujourd’hui devenir nuisible. D’ailleurs, l’utilité ni la politique ne prescrivent jamais contre la justice.

» — Où est donc, répliqua le Roi, l’atteinte portée à la justice ? Le salut de l’État n’est-il pas la suprême loi ? Depuis près de deux cents ans, des guerres de religion agitaient la France. Louis XIV, en éloignant de la famille quelques membres turbulents, a voulu ramener la paix dans son sein ; comme Roi c’était son devoir. Que les protestants, s’ils trouvent ma domination trop dure, vendent ce qu’ils possèdent dans mes États et qu’ils aillent s’établir ailleurs ; je ne l’empêche pas. Mais la justice est-elle de sacrifier au bien-être d’un petit nombre de mes sujets la tranquillité de tous ?

» Malgré mes tentatives fréquemment réitérées, je n’obtins du Roi, en faveur des protestants, que la suppression des dispositions pénales portées contre eux. Le cardinal de Loménie, sans doute par l’ascendant de l’état qu’il professait, fut plus heureux que moi. Sous son ministère, les protestants ont recouvré la puissance de l’état civil. Cette faveur méritait de leur part quelque reconnaissance. Vous savez comme moi que le Roi n’a point eu de plus mortels ennemis.

Le nom du cardinal de Loménie amena M. de Malesherbes à me parler du ministère en général ; et des continuelles mutations qui s’y opéraient.

« On les a attribuées, me dit-il, tantôt à l’inconstance, tantôt à la faiblesse du Roi ; elles ne doivent l’être ni à l’une ni à l’autre. Tant que vécut le comte de Maurepas, ce principal ministre, arbitre de tous les choix, fit et défit les ministres. Après sa mort, le Roi crut ne pouvoir mieux faire que de se déterminer par l’opinion publique, cette opinion l’a souvent égaré.

» Il est si rare que le public, toujours prompt à s’enthousiasmer ou à se prévenir, juge d’une manière saine, des talents et des vertus ! D’ailleurs, pour faire un bon ministre, l’instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et moi en avons été la preuve, notre science était toute dans les livres, nous n’avions nulle connaissance des hommes.

» Heureusement, je ne fus pas longtemps à le reconnaître. Ne convenant pas plus au ministère que le ministère et la cour ne convenaient à mes goûts, je demandai au Roi la permission de me retirer.

» — Pourquoi ? me répondit-il avec bonté.

» — Sire pour la retraite et pour l’étude. » — Que ne puis-je en faire autant ! reprit le Roi, car dans les temps où nous vivons…

» Débarrassé des affaires, j’avais partagé mon temps entre mes goûts champêtres, mes livres, ma famille et mes amis. La révolution m’a rappelé à la ville. Tant que je l’ai pu, je me suis tenu à portée du Roi, et quand la Convention l’a mis en jugement, j’ai sollicité et j’ai obtenu l’honneur de le défendre.

» La première fois qu’à ce titre, il me fut permis de pénétrer dans la tour du Temple, le Roi m’eut à peine aperçu, que, sans me laisser le temps d’achever ma révérence, il vint à moi, et, me serrant dans ses bras :

» — Ah ! c’est vous, mon ami ! me dit-il les yeux baignés de larmes ; vous voyez où m’ont conduit l’excès de mon amour pour le peuple et cette abnégation de moi-même qui me fit consentir à l’éloignement des troupes destinées à défendre mon pouvoir et ma personne contre les entreprises d’une Assemblée factieuse. Vous venez m’aider de vos conseils, vous ne craignez pas d’exposer votre vie pour sauver la mienne, mais tout sera inutile.

» — Non, Sire, je n’expose pas ma vie, et même j’ose croire que celle de Votre Majesté ne court aucun danger. Sa cause est si juste et les moyens de défense si victorieux !

» — Non, ils me feront périr. N’importe ! Ce sera gagner ma cause que de laisser une mémoire sans tache. Occupons-nous de mes moyens de défense.

» Ensuite le Roi me questionne sur MM. Tronchet et de Sèze, mes adjoints. Le premier, ayant été membre et président de l’Assemblée constituante, lui était connu. Il me demanda quelques renseignements sur M. de Sèze qu’il ne connaissait que comme un avocat renommé.

Lorsque le Roi fut conduit à l’Assemblée dite Convention nationale, pour y être interrogé, on le fit attendre vingt-trois minutes dans une salle qui précédait la barre de l’Assemblée. Sa Majesté se promenait. MM. de Sèze et Tronchet se tenaient, ainsi que moi, à quelque distance du Roi. Il m’adressait de temps à autre la parole ; j’employais à lui répondre, les mots Sire, Votre Majesté. Treilhard, l’un des députés, entra tout à coup, et, furieux d’entendre les expressions dont je me servais en parlant du Roi, il se plaça entre lui et moi.

» — Qui vous rend donc si hardi, me dit-il, de prononcer ici des mots que la Convention a proscrits ?

» — Mépris pour vous, lui répondis-je et mépris de la vie.

» J’eus dans la tour, avec le Roi, plusieurs entretiens dans lesquels il me fit d’importantes ouvertures. Il me parla de la guerre des puissances alors coalisées contre la France.

» — La guerre, me disait-il, dût-elle opérer le rétablissement de mon trône, est un moyen violent qui, loin de me ramener les cœurs, ne fera que les aigrir davantage. Le trône, reconquis par la force, éprouvera chaque jour de nouvelles secousses. L’épuisement des finances et une sage politique ne permettront pas de garder longtemps au sein du royaume des troupes étrangères en assez grand nombre pour m’aider à y rétablir l’ordre. Ces troupes seront à peine éloignées que les factieux intrigueront de nouveau. Il serait beaucoup plus heureux pour moi et beaucoup plus sûr pour le repos de l’État que je dusse à l’amour des Français le retour à mon autorité.

» Ma première idée avait été que, n’osant prononcer contre le Roi un décret de mort, la Convention nationale le condamnerait à la déportation. Dans cette hypothèse, je lui demandai quel pays il préférerait habiter.

» — La Suisse, répondit-il, ce que l’histoire rapporte du sort des rois fugitifs…

» — Mais, Sire, repris-je, si, rendu à lui-même, le peuple français vous rappelait. Votre Majesté voudrait-elle revenir ?

» Par goût, non, par devoir, oui ; mais dans ce cas je mettrais à mon retour deux conditions : l’une, que la religion catholique, apostolique et romaine continuerait, sans néanmoins exclure les autres cultes, d’être la religion de l’État ; l’autre, que la banqueroute, si elle était inévitable, serait déclarée par le pouvoir usurpateur. C’est lui qui l’aurait rendue nécessaire, ce serait à lui d’en porter la honte.

» Un jour, la conversation ayant pour objet les divers partis qui divisaient la Convention :

» — La plupart des députés, me dit le Roi, auraient été faciles à acheter.

» — Eh bien ! Sire, quel motif a pu retenir Votre Majesté ? Les moyens lui manquaient-ils ?

» — Non, j’avais les moyens. L’argent m’était prêté ; mais un jour il eût fallu le rembourser des deniers de l’État. Je n’ai pu me résoudre à les faire servir pour la corruption. Les fonds de la liste civile, n’étant que la juste représentation des fonds de mes domaines, me laissaient peut-être plus de liberté mais l’irrégularité des paiements et la nécessité de mes dépenses opposaient de grands obstacles. »

» Un autre jour, le Roi me laissa connaître la détresse absolue dans laquelle on le tenait depuis sa captivité :

» — Vos deux collègues, me dit-il, se sont dévoués pour ma défense. Ils me consacrent leur travail, et, dans la position où je suis, je n’ai aucun moyen d’acquitter ma dette envers eux. J’ai songé à leur faire un legs, mais le payerait-on ?

» — Il est payé, Sire !… Le Roi en les choisissant pour Ses défenseurs a immortalisé leur nom.

» Dans le même entretien, ayant vu le Roi sensiblement peiné de ne pouvoir faire à qui que ce fut la moindre largesse, j’arrivai le lendemain au Temple avec une bourse remplie d’or.

» — Sire, lui dis-je, en la lui présentant, permettez qu’une famille riche en partie de vos bienfaits et de ceux de vos aïeux, dépose cette offrande à vos pieds. »

Le Roi hésita. J’insistai ; il se rendit à mes instances. J’ai su depuis qu’après sa mort cette bourse avait été trouvée intacte parmi ses effets. Le Roi avait eu la précaution d’y attacher cet avis écrit de sa main : Argent à rendre à M. de Malesherbes. Cette recommandation n’a point été suivie.

» Un jour que j’étais revenu au Temple, après avoir passé presque consécutivement trente-six heures dans plusieurs comités de la Convention, le Roi m’en fit des reproches.

» — Mon ami, me dit-il, pourquoi vous exténuer de la sorte ? Ces fatigues fussent-elles utiles à ma cause, je vous les interdirais ; mais vous ne m’obéiriez pas. Du moins, abstenez-vous-en quand je vous assure qu’elles seront infructueuses. Le sacrifice de ma vie est fait, conservez la vôtre pour une famille qui vous chérit. »

» Le Roi était si frappé du pressentiment de sa mort, que, dès le premier jour où je fus admis a le voir, il me prit à l’écart et me dit :

» — Ma sœur m’a donné le nom et la demeure d’un prêtre insermenté qui pourrait m’assister dans mes derniers moments ; allez le voir de ma part, disposez-le à m’accorder ses secours. C’est une étrange commission pour un philosophe ; mais si vous étiez à ma place, combien je vous souhaiterais de penser comme moi ! Je vous le répète, mon ami, la religion console tout autrement que la philosophie.

» — Sire, repris-je, cette commission n’a rien de si pressant.

» — Rien ne l’est davantage pour moi, répondit-il.

» Quelques jours après le Roi me montra, écrits de sa main, son testament et un codicille. Sa Majesté me permit d’en prendre une copie, sur laquelle même sont quelques corrections de sa main. J’emportai ces pièces avec moi ; je suis parvenu à les envoyer hors de France ; j’ai même acquis la certitude qu’elles sont arrivées à leur destination.

» Dès mon entrée au Temple, le Roi m’avait exprimé l’envie de lire quelques journaux. Je m’empressai de satisfaire ce désir. J’étais souvent témoin du sang-froid avec lequel il lisait les motions qui se faisaient contre lui à la tribune. Néanmoins, parmi les qualifications qu’on lui prodiguait, cette de tyran l’offensait toujours :

» — Moi ! tyran ! disait-il ; un tyran rapporte tout à lui ; n’ai-je pas constamment tout rapporté à mon peuple ? Qui d’eux en de moi hait plus la tyrannie ? Ils m’appellent tyran, et savent, comme vous, ce que je suis.

» Je lui apportai aussi un exemplaire de la romance faite alors et chantée dans tout Paris. Elle était intitulée Louis XVI aux Français et parodiée sur ce passage de Jérémie : Popule meus, quid feci tibi ? « Ô mon peuple, que t’ai-je fait ? » Sa lecture procura au Roi quelques instants de consolation.

» Un matin, j’attendais dans la salle du conseil le moment d’être introduit dans la tour ; je parcourais quelques feuilles périodiques. Un municipal m’interpella :

» — Comment me dit-il, vous, l’ami de Louis, osez-vous lui communiquer des écrits dans lesquels il est habituellement si maltraité ?

» Louis XVI, répondis-je, n’est pas un homme comme tant d’autres. — Ce municipal était un gentilhomme.

» Le Roi voyait avec une surprise mêlée de peine des gentilshommes servir bassement les ennemis du trône et de la noblesse.

» — Que des hommes, me disait-il, nés dans une condition obscure, que des gentilshommes, même, qui n’ont jamais été dans le cas de me connaître, aient cru et suivi aveuglément les ennemis de mon autorité, je ne m’en étonne pas ; mais que des gens, attachés au service de ma personne et la plupart comblés de mes bienfaits, aient grossi le nombre de mes persécuteurs, voilà ce que je ne saurais concevoir. Dieu m’est témoin que je ne conserve contre eux aucun sentiment de haine ; et même s’il était en mon pouvoir de leur faire du bien, je leur en ferais encore.

Tandis que M. de Malesherbes m’honorait de ces entretiens, un événement affreux vint les suspendre pour quelque temps. La même prison renfermait avec ce respectable vieillard ses enfants et ses petits-enfants. C’était à qui allégerait le plus le poids de sa captivité. Chaque jour, quelques amis se réunissaient à cette intéressante famille, et en partageaient à l’envi les égards et les soins. Soudain, un ordre du tribunal révolutionnaire cite, devant ce tribunal de sang, M. Lepelletier de Rosambo, gendre de M. de Malesherbes[2]. Le digne fils de M. de Rosambo conduisit son vertueux père jusqu’au guichet de la prison. Ce guichet, qui s’ouvrit pour envoyer à la mort ce magistrat aussi courageux que fidèle, se referma sur son fils jusqu’au moment où la plus grande partie de cette famille malheureuse fut traînée a l’échafaud.

Lorsque M. de Malesherbes eut payé à la nature le tribut de douleur qu’il lui devait, je le priai de reprendre avec moi ses conversations nocturnes ; il se plaisait tant à me parler du Roi, que malgré ses chagrins il se rendit à mes instances.

« Je ne vous ai pas encore entretenu, me dit-il, d’un cruel sujet de peine pour le Roi : c’est de l’injustice des Français envers la reine.

» — S’ils savaient ce qu’elle vaut, m’a-t-il répété souvent avec amertume, S’ils savaient à quel degré de perfection elle s’est élevée depuis nos infortunes, ils la révéreraient, ils la chériraient : Mais, dès avant nos malheurs, ses ennemis et les miens ont eu l’art, en semant des calomnies parmi le peuple, de changer en haine cet amour dont elle fut si longtemps l’objet.

Puis, entrant dans le détail des griefs qu’on lui imputait il faisait l’apologie de la Reine.

« — Vous l’avez vue, me disait-il, arriver à la cour ; elle sortait a peine de l’enfance. Ma grand’mère et ma mère n’étaient plus, mes tantes lui restaient ; mais leurs droits sur elle n’étaient pas les même. Placée au milieu d’une cour brillante, vis-à-vis d’une-femme que l’intrigue y soutenait, chaque jour la Reine, alors Dauphine, avait sous les yeux l’exemple du faste et de la prodigalité. Quelle opinion ne dut-elle pas concevoir de sa puissance et de ses droits, elle qui réunissait sur sa tête tant d’avantages. Vivre dans la société de la favorite était indigne de la Dauphine. Forcée d’embrasser une sorte de retraite, elle adopta ce genre de vie exempt d’étiquette et de contrainte ; elle en porta l’habitude sur le trône. Ces manières, nouvelles à la cour, se rapprochaient trop de mon goût naturel pour que je voulusse les contrarier. J’ignorais alors de quel danger il est pour les. souverains de se laisser voir de trop près. La familiarité éloigne le respect dont il est nécessaire que ceux qui gouvernent soient environnés. D’abord, le public applaudissait à l’abandon des anciens usages ; ensuite il en a fait un crime. La Reine voulut avoir des amies. La princesse de Lamballe fut celle qu’elle distingua davantage. Sa conduite dans le cours de nos malheurs a pleinement justifié ce choix. La comtesse Jules de Polignac lui plut ; elle en fit son amie. À la demande de la Reine j’accordai à la comtesse, depuis duchesse de Polignac, et à sa famille, des bienfaits qui éveillèrent l’envie. La Reine et son amie sont devenues l’objet de la plus injuste censure. Il n’est pas, ajoutait le Roi, jusqu’à son sentiment pour l’empereur Joseph II, son frère, que la calomnie n’ait attaqué. D’abord on a débité sourdement, puis, imprimé dans plusieurs journaux, enfin on a affirmé à la tribune de l’Assemblée nationale, que la Reine avait fait passer à Vienne et donné à l’empereur des millions sans nombre ; calomnie atroce qu’un député du clergé a victorieusement détruite. Les factieux, continuait le Roi, ne mettent cet acharnement à décrier et à noircir la Reine que pour préparer le peuple à la voir périr : sa mort est résolue. En lui laissant la vie, on craindrait qu’elle ne me vengeât. Infortunée princesse ! Mon mariage lui promit un trône ; aujourd’hui quelle perspective lui offre-t-il !

» En prononçant ces derniers mots, le Roi me serra la main et laissa échapper quelques larmes.

» La veille, le Roi m’avait demandé si j’avais rencontré dans les environs du Temple la femme blanche. « Non, Sire, lui répondis-je… »

» — Eh quoi ! répliqua-t-il en souriant, vous ne savez donc pas que, suivant le préjugé populaire, lorsqu’un prince de ma maison va mourir, une femme vêtue de blanc erre autour du palais ?

» Quand malgré les soins de mes collègues et les miens, le fatal jugement eut été prononcé, ils me prièrent de prendre sur moi la douloureuse commission de l’annoncer au Roi. Je le vois encore ; il avait le dos tourné vers la porte, les coudes appuyés sur une table et le visage couvert de sa main. Au bruit que je fis en entrant, le Roi se leva.

» — Depuis deux heures, dit-il, en me fixant, je recherche en ma mémoire, si, durant le cours de mon règne, j’ai donné volontairement à mes sujets quelque juste motif de plainte contre moi. Eh bien, je vous le jure en toute sincérité, je ne mérite de la part des Français aucun reproche, jamais je n’ai voulu que leur bonheur. »

» Alors, prenant la parole, j’annonçai au Roi le jugement rendu par la Convention ; et, comprimant la douleur dont j’étais navré :

» — Un espoir, lui dis-je, nous reste encore : l’appel à la nation.

» Un signe de tête m’indiqua qu’il n’en attendait rien. Sa résignation, son courage, firent sur moi l’impression la plus vive. Le Roi s’en aperçut.

» — La Reine et ma sœur, dit-il, ne montreront pas moins de force et de résignation que moi. Mourir est préférable à leur sort.

» Malgré l’opinion du Roi, continua M. de Malesherbes, l’appel à la nation me laissait encore quelque espérance ; mais Sa Majesté connaissait mieux que moi ses implacables ennemis. Je comptais aussi sur quelque mouvement favorable. Revenant avec mes collègues de l’Assemblée, où nous étions allés, de la part du Roi, notifier sa déclaration d’appel, quelques personnes qui m’étaient inconnues m’avaient entouré dans les corridors de la salle et m’avaient assuré que de fidèles sujets arracheraient le Roi des mains de ses bourreaux, ou périraient avec lui. Je le dis au Roi.

» — Les connaissez-vous, me répondit-il ?

» — Non Sire, mais je pourrais les retrouver.

» — Eh bien, tâchez de les rejoindre et déclarez-leur que je les remercie du zèle qu’ils me témoignent. Toute tentative exposerait leurs jours et ne sauverait pas les miens. Quand l’usage de la force pouvait me conserver le trône et la vie, j’ai refusé de m’en servir, voudrais-je aujourd’hui faire couler le sang français ?

» Après cette pénible conférence, j’eus encore une fois l’honneur d’entretenir le Roi. Au moment de me séparer de lui, je ne pus retenir mes larmes.

» — Sensible vieillard, dit le Roi en me serrant la main, ne pleurez pas : une meilleure vie nous réunira. Je regrette de quitter un ami tel que vous. Adieu ! Au sortir de ma chambre, contraignez-vous : il le faut. Songez que l’on vous observera… Adieu !… Adieu !…

» Je sortis du Temple, le cœur brisé. Un Anglais de ma connaissance, m’ayant rencontré la veille du jugementrendu par la Convention, m’avait dit :

» — Ce qui rassure les bons citoyens, c’est que le plus malheureux des Rois a pour défenseur le plus vertueux des hommes.

» — Si Louis XVI succombe, lui répondis-je, le défenseur du plus vertueux des Rois sera le plus malheureux des hommes.

» Dès ce moment ma réponse se réalisa.

Je me plaisais aussi à citer à M. de Malesherbes quelques particularités propres à faire connaître, jusque dans les plus petites choses, le caractère du Roi, dont son ministre me peignait les principaux traits. Je me borne ici à en rapporter une. J’ai dit que la Reine avait eu la bonté de se charger des enfants de M. de Chaumont, l’un de mes camarades ; c’était d’après la connaissance que j’avais donnée à Sa Majesté du peu de fortune que le père leur avait laissé. Un jour que, dans une pièce de l’appartement du Roi, je voulais prendre dans mes bras la plus jeune de ces enfants, âgée de six a sept ans, le Roi entra, et la trouvant se mutinant contre moi.

« — Quoi ! dit le Roi, est-ce que Zoé n’est pas sage ?

» — Sire elle se refuse à mes caresses.

» Le Roi affectant un ton sévère lui dit :

« — Zoé, si vous avez l’avantage d’être élevée par les soins de la Reine, vous en avez la première obligation à M. Hüe. Embrassez-le ; je n’aime pas les ingrats.

Un prince si bon a trouvé des ingrats.

Quelques semaines après que M. de Malesherbes m’eut conté ces précieux détails, périt le même jour[3], en vertu d’un jugement du tribunal révolutionnaire, M. de Malesherbes, madame de Rosambo sa fille[4], M. et madame de Chateaubriand[5]. J’étais aussi présent à ce dernier départ. Quel spectacle ! M. de Malesherbes, courbé sous le poids des ans, s’appuyait sur madame de Rosambo qui était suivie de sa fille et de son gendre.

Madame de Rosambo aperçut mademoiselle de Sombreuil : « Adieu, mon amie lui dit-elle, Adieu ! Vous avez eu la gloire d’arracher votre père aux mains du bourreau. J’ai la consolation de mourir avec le mien ! » Madame de Sénozan[6], sœur de M. de Malesherbes, eut bientôt le même sort[7].

Après la mort de M. de Malesherbes, je fus transféré dans la prison du Luxembourg. Ô vous ! épouse chérie, qui à travers mille dangers[8] m’avez prodigué tant de soins ! et vous, âmes sensibles qui, dans ces tristes lieux, avez adouci l’amertume de mes chagrins, recevez l’hommage d’une reconnaissance que le temps ne saurait affaiblir.

Pendant de longs mois je demeurai dans cette prison, dans l’attente perpétuelle du trépas[9].

Encore une fois cependant, ma vie fut épargnée, alors que tant d’autres plus utiles étaient fauchées par l’échafaud. Six semaines après la mort du tyran, de l’infâme Robespierre, je sortis de prison après onze mois de détention.

  1. André Hüe.
  2. Le Pelletier de Rosambo, président à mortier au parlement de Paris.
  3. 22 avril 1794.
  4. Antoinette-Marguerite-Thérèse Le Pelletier de Rosambo, née Lamoignon-Malesherbes.
  5. Jean-Baptiste-Auguste, comte de Chateaubriand, ancien capitaine de cavalerie, et Aline-Thérèse Le Pelletier de Rosambo, sa femme, fille de la précédente.
  6. Anne-Nicole Olivier, marquise de Sénozan, née Malesherbes, périt sur l’échafaud en même temps que Madame Elisabeth, le 10 mai 1794.
  7. Quand François Hüe donna, en 1814, une édition de ses Dernières années de Louis XVI, dans lesquelles il faisait l’éloge de M. de Malesherbes, il reçut les remerciements de M. Le Pelletier de Rosambo, petit-fils de Malesherbes, de la comtesse de Tocqueville, sa petite-fille, et enfin de sa propre fille, la marquise de Montboissier-Canillac qui, le 3 septembre 1814, le remerciait de « l’hommage rendu à la mémoire de son père, hommage dont elle sentait tout le prix et qui, sous la plume de M. Hüe, montrait la bonté de son cœur et la justesse de son esprit ».
  8. À une date que nous ne saurions préciser, madame Hüe apprit qu’on devait venir l’arrêter chez elle, quai de l’Égalité. Elle eut le temps de se réfugier chez ses amis, M. et madame Henry, en leur hôtel de la rue Chabanais. M. Henry, neveu du chanoine Henry, qui avait donné à madame Hüe la bénédiction nuptiale en 1781, lui était attaché par les liens d’une intimité d’enfance. À peine était-elle arrivée chez ses amis que plusieurs membres du Comité révolutionnaire, avertis de sa nouvelle retraite, ou tout au moins la suspectant, se présentèrent chez M. et madame Henry, qui les laisseront perquisitionner avec le plus grand calme. Leurs recherches furent vaines. Ils s’en allèrent en maugréant sans avoir mis la main sur l’accusée. Madame Henry avait eu la présence d’esprit de faire pénétrer son amie dans un cabinet noir et de la dissimuler dans une large armoire a coulisse qui n’apparaissait point aux regards. Nous tenons cette anecdote de madame Duchanoy, née Culhiat de Corail, petite-fille du baron Henry, qui nous a dit qu’on voulait alors conduire madame Hüe aux Madelonettes. L’armoire qui dissimula madame Hüe se voit encore dans un appartement du n° 6 de la rue Chabanais.

    Toute la famille de François Hüe était alors inquiétée. L’oncle de madame Hüe, J.-B. Brion, greffier en chef du Parlement de Paris, dut quitter son logis du quai des Miriamiones et se réfugier, sous la Terreur, dans la maison de campagne de M. Henry précité, sise à Bagneux. Il y demeura pendant huit jours, se dissimulant à chaque alerte dans une large cheminée à double fond où on lui apportait sa nourriture (Anecdote contée par mademoiselle Determe, petite-fille du baron Henry). Ces deux événements resserrèrent entre les familles Hüe et Henry, une ancienne amitié que le temps n’est pas encore parvenu a détruire.

  9. On a souvent attribué, dans la famille de Hüe, les circonstances qui le sauvèrent plusieurs fois de la mort, à l’influence déjà grandissante de Joséphine de Beauharnais.

    Une ancienne intimité unissait en effet Joséphine de la Pagerie a la famille Hüe. Elle tutoyait même le fils de François, André Hüe, qu’elle avait connu dans son enfance. La veuve de ce dernier, la baronne Hüe, née Mazenod, nous a conté fréquemment l’anecdote suivante sans pouvoir, à notre vif regret, nous en préciser les détails. Joséphine aurait une fois convié a souper madame Hüe, qui désirait obtenir l’élargissement de son mari, alors incarcéré dans une des nombreuses prisons qu’il occupa.

    Elle l’aurait réunie à sa table, de même que son fils André, à un révolutionnaire fort influent (Barras ?), pour que tous deux implorassent sa clémence.

    Il parait qu’au dessert le « révolutionnaire influent », fort enflammé par la beauté de madame Hüe, promit « d’exercer sa clémence », mais embrassant le jeune André en jetant sur sa mère un regard des plus tendres, il lui dit : « Porte de ma part ce baiser à ta maman ». Et Joséphine, indignée, s’écria fort impétueusement : « ! Oh ! citoyen, ne souille pas cet enfant d’une pareille mission ! »

    D’autre part, la baronne des Michels, fille de M. Fagnan, secrétaire du comte Mollien, et de mademoiselle Pinondel de Champarmois, cousine germaine de François Hüe, se plaisait à répéter sur ses vieux jours, vers 1882, aux descendants de Hüe : « Ma mère a sauvé pendant la Révolution la tête de votre bisaïeul ! » Madame Fagnan était, paraît-il, fort liée avec madame Joséphine de Beauharnais. Peut-être appuya-t-elle auprès de son amie la cause de M. Hüe ?