Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre V

Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 116-153).


Chapitre V


(2 décembre 1792-octobre 1793).


Interrogatoire de Hüe à l’Hôtel de Ville. — Son incarcération. — Il est sauvé par la femme du concierge de l’Hôtel de Ville. — Les Septembriseurs. — Entrevue avec Tallien. — Ses manières affables. — Nouvel interrogatoire. — Hüe est enfermé dans une cellule où il découvre un autel dissimulé. — Troisième interrogatoire. — Son élargissement. — Entretien avec Chaumette. — Mort du Roi. — Son testament. — Correspondance secrète avec le Temple. — Visite de Hüe à la Conciergerie. — Anecdotes sur la Reine. — Le complot de l’Œillet.

Au bas de la tour, deux gendarmes se joignirent à Mathieu. Sur le chemin que je parcourus, quel épouvantable spectacle frappa mes regards ! Les passants fuyaient avec effroi, fermaient avec précipitation les portes, les fenêtres et les boutiques ; chacun se réfugiait dans l’endroit le plus reculé de sa demeure. J’entendais les rugissements des assassins et les cris affreux des victimes.

Des monstres couverts de sang, armés de poignards, de coutelas et dé bâtons, parcouraient les rues et montraient au peuple les trophées sanglants de leurs cruautés. Ils promenaient en triomphe au bout de leurs piques des lambeaux de corps humains.

Enfin, arrivé place de Grève, une horreur inexprimable me saisit. La place était couverte d’un peuple immense : la plupart agitaient dans leurs mains des piques, des sabres, des fusils. Dans l’impossibilité d’avancer en voiture jusqu’à l’escalier de l’Hôtel de Ville, on me fit descendre et passer au milieu de cette multitude. « Bon ! disaient-ils, voilà du gibier de guillotine ; c’est le valet de chambre du Tyran ! » À l’aspect de ce danger pressant, jaloux de ne pas déshonorer le sacrifice de ma vie, je demandai à. Dieu de fortifier mon âme. Tout entier à cette pensée, j’entrai dans la salle de la Commune ; ou me plaça auprès du président.

À peu de distance était Santerre. Ce commandant de la milice communale écoutait d’un air capable les plans que des gens à moitié ivres lui développaient pour arrêter les armées étrangères, d’autres proposaient de se lever en masse et de marcher à l’ennemi. Au parquet, place ordinaire du procureur de la Commune, Billaud de Varennes, l’un des substituts, et Robespierre s’agitaient, criaient, donnaient des ordres et paraissaient très animés. Dans cette salle et dans les pièces voisines, le tumulte, était extrême.

Au milieu de ce désordre, le président demanda du silence et me fit une première question. Avant qu’il m’eût été possible de répondre, on s’écria de toutes parts ; « À l’Abbaye ! À la Force ! » Dans ce moment on y massacrait les prisonniers. Le calme rétabli, mon interrogatoire commença. Des faits, la plupart imaginaires, me furent reprochés.

— Tu as, dit l’un des municipaux, fait entrer dans la cour du Temple, une malle renfermant des rubans tricolores et divers déguisements : c’était pour faire évader la famille royale. — J’ai entendu, s’écriait un autre, le Roi lui dire, quarante-cinq ; la Reine cinquante-deux. Ces deux mots lui désignaient le prince de Foix et le traître Bouillé. » On me reprochait aussi d’avoir commandé une veste et une culotte savoyardes, preuve certaine d’une intelligence avec le roi de Sardaigne. À la vérité, j’avais signé et fait viser par les commissaires de garde la demande d’un vêtement de cette espèce pour Tison. Enfin on m’accusait d’avoir remis clandestinement certaines lettres au Roi et à la Reine et de faire usage de caractères hiéroglyphiques pour faciliter leur correspondance, les caractères n’étaient autre chose qu’un livre d’arithmétique. Tous les soirs, avant que M. le Dauphin se couchât, je posais ce livre sur son lit, afin que le jeune prince pût se préparer le matin à la leçon d’arithmétique que le Roi lui donnait.

Un grief irrémissible était d’avoir chanté dans la tour l’air et les paroles : « Ô Richard ! Ô mon Roi !… » Je n’avais chanté ni l’air, ni les paroles et quand je les aurais chantées, il était trop vrai, que, comme Richard, le Roi était abandonné, que ses sujets les plus dévoués à sa personne et à sa cause s’étaient éloignés pour le servir, que parmi ceux qui étaient restés auprès de lui, les uns avaient été massacrés le 10 août, les autres étaient actuellement en arrestation ou en fuite. Devais-je avoir pour les malheurs de mon maître l’insensibilité que montraient ses persécuteurs ?

Un dernier grief était l’intérêt que la famille royale affectait, selon eux, de me témoigner tandis qu’à peine elle parlait aux commissaires municipaux.

À ce dernier reproche, je restai muet. Les clameurs se renouvelèrent :« À l’Abbaye. À la Force ! »

Enfin la fureur contre moi fut au comble quand Billaud de Varennes s’écria : « Ce valet, renvoyé au Temple une première fois, a trahi la Confiance du peuple, il mérite une punition exemplaire. » Au même instant un municipal se leva : « Cet homme, dit-il, tient les fils de la trame ourdie dans le Temple. S’assurer de lui, le mettre au secret, en tirer tous les renseignements qu’il peut donner, sera plus utile et plus sage que de l’envoyer à l’Abbaye ou à la Force. » Quel que fût en ce moment le motif du municipal, son observation me sauva la vie : on décida de m’enfermer dans un des cachets de l’Hôtel de Ville. Remis aussitôt à la garde d’un guichetier, il me fit descendre de la salle de la Commune, me fouilla, me conduisit au lieu de réclusion qui m’était destiné, ouvrit une porte de fer et la referma sur moi.

Quelle position que la mienne ! Seul au milieu des ténèbres, poursuivi par l’idée des assassinats qui se commettaient dans les prisons de Paris, entendant moi-même les égorgeurs errer autour de mon cachet et demander ma tête, laissant, hélas ! le Roi et la famille royale en captivité ! Je frissonne encore au souvenir seul de mes affreuses pensées.

En rentrant dans mon cachot, la lanterne du guichetier m’avait fait apercevoir un mauvais grabat. Je m’y traînai à tâtons. Accablé de fatigue, je cédai à un sommeil qui me dérobait à peine l’idée de ma position, lorsque, tout à coup, un bruit confus me réveilla. Je prêtai l’oreille, j’entendis clairement articuler ces paroles. « Ma femme, les assassins ont fini dans les autres prisons ; ils accourent a celles de la Commune. Jette-moi vite ce que nous avons de meilleurs effets : descends toi-même, sauvons-nous[1]. » À ces mots, je me précipitai de mon lit : je tombai à genoux, et, les mains levées vers le ciel, j’attendis dans cette situation le coup fatal dont j’étais menacé. Une heure après, une voix m’appela : je ne répondis pas. On appela encore ; je prêtai l’oreille.

— Approchez de votre fenêtre dit-on à voix basse. J’approchai. Ne vous effrayez pas, continua-t-on ; plusieurs personnes veillent ici sur vos jours.

Après ma sortie de prison, j’ai fait inutilement des recherches pour connaitre ce généreux protecteur. Qui que vous soyez, homme sensible, quelque lieu que vous habitiez, recevez l’hommage d’une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie.

Trente-six heures s’écoulèrent sans que personne entrait dans mon cachot, sans que j’eusse ni nourriture ni l’espérance d’en recevoir : je ne pouvais douter que le concierge et sa femme n’eussent pris la fuite. « Le guichetier, disais-je, aura fui comme eux. » Cette réflexion abattit le reste de mon courage ; une sueur froide, un tremblement universel et les angoisses de la mort me saisirent : je tombai en défaillance. Revenu à moi, j’étais près d’appeler les assassins qu’à la clarté des réverbères je voyais aller et venir dans la cour, j’allais leur demander de mettre fin à ma longue agonie, quand mes yeux découvrirent une faible lueur partant du plancher. À l’aide d’une mauvaise table et de deux bancs que je plaçai l’un sur l’autre, je parvins à m’élever assez pour atteindre à l’endroit où j’entrevoyais cette lumière. J’y frappai plusieurs coups ; une trappe s’ouvrit. « Que voulez-vous ? me dit une voix douce. — Du pain ou la mort, » répondis-je avec l’accent du désespoir. La personne qui me parlait ainsi était la femme du concierge[2]. « Rassurez-vous, me dit-elle ; j’aurai soin de vous. » À l’instant, elle me donna du pain, de la viande et de l’eau. Tant que dura ma captivité dans ce lieu, cette femme compatissante daigna me nourrir. Elle me passa une bouteille garnie d’osier. Avais-je besoin d’eau, je présentais ma bouteille à l’ouverture du plancher, et la concierge y versait l’eau avec un entonnoir. Par ce moyen, la porte de ma prison ne s’ouvrait que rarement, et je restais mieux caché.

Néanmoins, des hommes dont les bras et les habits étaient couverts de sang, s’approchaient quelquefois de la fenêtre du cachet, et cherchaient à voir quelle victime ou y avait jetée ; mais l’obscurité de mon réduit augmentée par leur approche trompait leur attente. « Y a-t-il la quelqu’un à travailler ? » se demandaient-ils dans leur horrible langage. Dès qu’ils étaient éloignés, je me hissais aussitôt pour observer ce qui se passait dans la cour. La première fois j’y vis les assassins profaner de leurs ordures la statue renversée de Louis XIV et jouer avec les restes ensanglantés de leurs victimes ; ils se racontaient mutuellement les détails de leurs meurtres, se montraient leurs salaires, et se plaignaient de n’avoir pas reçu celui qui leur avait été promis. Quelques jours s’étant écoulés, j’eus la visite de Manuel, je sus par lui que, de toutes les personnes sorties avec moi du Temple, lors de mon premier enlèvement, une seule avait péri ; c’était la princesse de Lamballe. Il me raconta la fin tragique de cette princesse et ajouta : « Les massacres sont finis, vous n’avez plus rien à craindre. Je vous sauverai ; mais il me faut du temps ». Cléry m’a dit, lorsque nous nous sommes retrouvés, que le Roi et la famille royale avaient instamment prié Manuel de protéger mes jours, et qu’il l’avait promis.

Un soir, le concierge entra dans mon cachet : « Savez-vous, me dit-il, que vous êtes encore l’objet de la fureur du peuple ? Je crains bien que… — Quoi ! lui dis-je, qu’il ne me mette à mort ? » Un profond soupir fut sa réponse. Je crus que le massacres allaient recommencer. Quel fut mon effroi, quand, vers minuit, des cris qui perçaient l’âme se firent entendre d’un cachot peu éloigné du mien ! C’étaient ceux d’une malheureuse mère de famille qui se débattait avec les assassins. Du ton le plus lamentable, cette mère infortunée demandait la vie, non pour elle, mais pour ses enfants en bas âge qui n’avaient d’autre ressource que son travail : des gardes accoururent et parvinrent à la sauver.

Ce fut pendant ma détention que le concierge me raconta le massacre qui avait eu lieu à Versailles. Cinquante-quatre prisonniers, presque tous aussi recommandables par leur naissance et leur rang, que par la pureté de leurs principes et les preuves signalées de leur attachement au Roi, avaient été traduits dans les prisons d’Orléans pour y être jugés par la haute cour nationale. Mandés à Paris à l’époque des assassinats commis dans les prisons de cette capitale, ils étaient arrivés à Versailles le 9 septembre, escortés par deux mille hommes et six pièces de canon. À la grille de l’Orangerie, les gardes se laissèrent forcer par une poignée de brigands. Ces prisonniers, à l’exception d’un très petit nombre, furent impitoyablement massacrés.

Dans ces circonstances, Manuel, prêt à partir pour assister à l’assemblée primaire de Montargis, lieu de son ancien domicile, et s’y faire députer à la Convention nationale, vint m’annoncer que je serais quelque temps sans le voir. Il faut avoir été prisonnier et au secret pour sentir tout le prix des visites d’un seul homme, et surtout lorsqu’il parait compatir à vos peines : chacun des premiers jours de l’absence de Manuel fut un siècle pour moi.

La situation désespérante où je me trouvai altéra totalement ma santé. Encore quelques jours et j’allais succomber, quand je fus informé par le concierge que Tallien, au lieu de s’intéresser à mon sort, allait resserrer plus étroitement mes chaînes. Le placard incendiaire qu’il rédigeait sous le titre de l’Ami du Citoyen ne pouvait me l’annoncer comme protecteur indulgent. Quelle fut ma surprise ! Au lieu de l’aspect farouche que mon imagination lui supposait, je vis un homme d’une physionomie douce, et qui, dans ses manières, n’avait rien que de rassurant. Ses premiers mots déterminèrent ma confiance. Je lui parlai des motifs imaginaires donnés à ma détention, de sa longueur, du dépérissement de ma santé ; enfin, des dangers auxquels, chaque jour, ma captivité m’exposait. Tallien, je dois le dire, parut vivement touché de ma position : il me recommanda aux soins du concierge et se retira.

Dès le lendemain, je comparus devant une commission particulière, composée d’officiers municipaux ; je subis un second interrogatoire et fus ensuite reconduit en prison : mais j’emportais quelque espoir de n’y pas rester longtemps. De ce moment j’eus la jouissance d’une pièce contiguë à mon cachot, le guichet par lequel communiquaient les deux pièces était si bas que je n’y passais qu’à demi courbé. Dans la nouvelle chambre était une espèce d’armoire ; je l’ouvris : elle renfermait un autel. C’était là que, précédemment, on célébrait la messe pour les prisonniers au secret.

Je peindrai mal ce que j’éprouvai à la vue de cet autel. Souvent l’homme heureux s’efforce d’écarter de sa pensée l’idée d’un Dieu ; elle l’importune, elle troublerait ses jouissances ; et plus il doit être reconnaissant des faveurs qu’il a reçues du Ciel, plus il est ingrat. L’homme accablé de misères et de douleurs, lorsqu’il semblerait en quelque sorte être en droit d’accuser la Providence, est celui qui l’adore et qui cherche en elle sa consolation et son soutien. Je crus donc, en effet, que Dieu me manifestait sa présence. Mais était-ce un Dieu libérateur, ou bien ne s’offrait-il à moi que pour recevoir le sacrifice de l’existence que je tenais de lui ? Qu’importe !

Dans le transport que me causa cette découverte imprévue, je tombai a genoux. Les mains élevées vers le Ciel et les yeux humides de larmes je le remerciai de m’avoir sauvé de la fureur des cannibales : je priai pour mon Roi captif, je priai pour la famille royale, prisonnière avec lui. Ce dernier élan de mon âme acheva d’épuiser mes forces : mon cœur déjà tant agité par de violentes secousses ne put soutenir cette vive épreuve : je tombai sans connaissance. Le concierge qui survint me trouva dans cet état.

Le 14 septembre, des commissaires choisis parmi les officiers municipaux me firent subir un nouvel interrogatoire. Lorsqu’il fut terminé le concierge se mit en devoir de me reconduire à mon cachot ; je le suivis. Une des personnes qui composaient la commission (M. de Boyenval), et que je voyais pour la première fois, s’avança vers moi, je crus que c’était dans l’intention de fermer la porte de la salle au moment de ma sortie. Combien je me trompais ! En effet lorsqu’il fut assez près pour n’être entendu que de moi, il me dit à la hâte : « Votre sort intéresse ; cela ne sera pas long. » On peut juger de l’impression que me causa cette annonce inattendue.

Manuel était de retour ; il donna, comme procureur syndic de la Commune, ses conclusions sur cet interrogatoire ; elles tendaient à mon élargissement. Mais, d’après une nouvelle délibération de la Commune, tout prisonnier devait passer par l’examen d’un jury ; il me déchargea de toute accusation, et me fit mettre en liberté.

L’un des municipaux, nommé Dangé, qui a péri sur l’échafaud, m’offrit de me conduire jusqu’à mon logement ; j’acceptai sa preposition. Chemin faisant, il osa me montrer plusieurs portraits en miniature, qu’il s’était appropriés le jour des massacres. « Les figures vous sont-elles connues ? » me demanda-t-il. Une d’elles me l’était particulièrement. « Eh bien ! me dit le municipal, aucune de ces personnes n’existe présentement. » Je frémis d’horreur et quittai brusquement ce conducteur féroce.

Malgré tous les périls réunis sur ma tête, la liberté n’eut pas pour moi le même charme que pour les autres victimes échappées à la mort. L’idée toujours présente de la captivité du Roi et de la famille royale ne me laissait aucun instant de repos. Porter mes pas à la tour du Temple était le seul adoucissement a mes peines. Je contemplais ce misérable réduit où le premier Roi du monde, ce Roi si digne d’être aimé, était emprisonné par des sujets rebelles. Mon imagination en parcourait l’enceinte avec un douloureux intérêt. Mais, disais-je avec l’accent du désespoir, si mes yeux ne doivent plus revoir les objets sacrés de mon dévouement, mon cœur ne cessera de leur être fidèle. J’attesterai partout, je publierai les conjurations et les trames de leurs ennemis, l’innocence et les vertus de ces victimes ; je présenterai aux générations futures le tableau des malheurs de l’âge présent ; je dénoncerai ce que je sais ; je peindrai ce que j’ai vu ; je montrerai, je mettrai au grand jour les motifs des actions de mon maître, je dirai, je répéterai aux Français, j’apprendrai à nos neveux, que, de son propre mouvement, Louis XVI a tout fait pour le bonheur de son peuple.

Tourmenté jour et nuit du désir de rentrer au Temple, je fis des démarches auprès de Pétion. Après que ce dernier eut passé à la Convention nationale en qualité de représentant, je me déterminai à voir Chaumette, alors procureur syndic de la Commune. Cet homme m’accueillit beaucoup mieux que je ne l’espérais ; il voulut causer confidentiellement avec moi, et fit interdire sa porte. D’abord il m’entretint de sa naissance, des occupations de sa jeunesse et des rigueurs que le gouvernement lui avait fait éprouver. Puis il me fit d’importants aveux sur les infidélités de plusieurs personnes du service du Roi. Passant ensuite à la famille royale, il me laissa entrevoir de l’intérêt pour M. le Dauphin. « Je veux, dit-il, lui faire donner quelque éducation. Je l’éloignerai de sa famille pour lui faire perdre l’idée de son rang. Quant au Roi, il périra. Le Roi vous aime », ajouta-t-il. Ces derniers mots firent couler mes larmes. Je m’efforçais de les retenir ; Chaumette s’en aperçut. « Donnez, dit-il, un libre cours à votre douleur. Si vous cessiez un instant de regretter votre maître, moi-même je vous mépriserais. » Malgré cet accueil confiant, ma demande auprès de Chaumette demeura sans succès !…

Désespéré par ce dernier entretien, je me trouvai réduit à demander, le plus souvent qu’il me fût possible, et par voies indirectes, des nouvelles de la famille royale et a chercher vainement l’occasion de lui être utile.

Le 11 décembre 1792, quand j’eus appris que le roi devait se rendre à la Convention, je m’enveloppai dès le matin d’un grand manteau et je me postai à la porte du Temple jusqu’au moment où le roi quitta la prison pour monter en voiture. Mêlé au cortège qui suivait les prisonniers, je marchais du même pas, tantôt m’avançant pour jeter quelque regard vers le carrosse, tantôt contraint de me tenir en arrière afin de cacher mes larmes.

À six heures du soir, après la clôture de la séance, j’accompagnai de la même manière la voiture du roi jusqu’à la porte du Temple.

Quelques jours plus tard, le Roi trouva le moyen de me faire demander par M. de Malesherbes ce qu’étaient devenus quelques-uns de ses serviteurs dont il ignorait le sort depuis plusieurs semaines.

C’étaient la princesse de Tarente ; les duchesses de Duras et de Maillé, les marquises de Tourzel et de la Roche-Aymon, la vicomtesse de Castellane, le duc de Choiseul, le chevalier de Coigny, le marquis de Briges, le vicomte de Saint-Priest et le comte d’Haussonville. Je m’empressai d’aller voir celles qui étaient encore à Paris et de faire passer au Temple, par l’entremise de M. de Malesherbes, le résultat de mes informations.

Le 26 décembre, le Roi fut conduit pour la seconde fois à la barre de la Convention. Ce fut le dernier jour où j’aperçus mon Roi. Du Temple aux Tuileries et des Tuileries au Temple je suivis la voiture de manière à ne pouvoir être remarqué. Ce jour-là même, j’entendis M. de Sèze prononcer son fameux discours, et les quelques paroles que le Roi adressa à ses juges.

Je ne saurais exprimer le trouble que portèrent dans mon âme les paroles du Roi, quand il prononça ces mots : « En vous parlant peut-être pour la dernière fois… » M’élançant hors de la fatale enceinte, je fondis en larmes.

Enfermé plus tard dans la même prison que M. de Sèze, il me confia que le Roi après avoir entendu la lecture de son plaidoyer lui avait dit : « Retranchez votre péroraison, tout éloquente qu’elle est. Il n’est pas de ma dignité d’apitoyer ainsi sur mon sort. Je ne veux d’autre intérêt que celui qui doit naître du simple énoncé de mes moyens justificatifs. Ce que vous retrancherez, mon cher de Sèze, me ferait moins de bien qu’il ne vous ferait de mal. »

À la suite de ces événements, je parvins à obtenir une audience de Pétion. Mon but était de lui parler du procès du Roi. Après m’avoir attentivement écouté, Pétion me dit : « Mais le Roi nous pardonnerait-il ? — Oui, » répondis-je. Pétion se laissa presque émouvoir et me témoigna combien il était surpris qu’une certaine puissance ne réclamait que faiblement en faveur de la personne du Roi. Il me confia aussi que la faction des Girondins, dont il faisait partie, ne voulait pas la mort du Roi et qu’ayant sur eux quelque ascendant il les entretiendrait dans ces dispositions…

Le 21 janvier 1793 devait m’enlever ces dernières illusions ! Louis XVI, qui, s’il n’eut pas la gloire d’égaler en exploits guerriers les nombreux héros de sa race, surpassa la vertu de la majorité d’entre eux, fut assassiné sur l’échafaud ! Son dernier mot fut : « Je meurs innocent et je pardonne[3]… »

Louis XVI n’est plus ! Ma plume s’arrêterait ici, je laisserais ici reposer mon cœur, s’il n’était encore des détails liés à l’histoire de la famille royale que je veux consigner[4]

Après la mort du Roi, jusqu’au 7 avril suivant, je n’éprouvai aucune persécution. Mais ce jour-là, des commissaires de la section dans laquelle j’étais domicilié entrèrent inopinément chez moi et me traduisirent au comité révolutionnaire. Là, j’eus à subir, sur diverses accusations puériles, un long interrogatoire.

La dénégation des faits qu’on alléguait contre moi et l’aveu de mes sentiments tout personnels d’attachement à la personne intime du roi furent ma seule justification, les choses en restèrent là[5]. Un des griefs sur lesquels on insistait le plus était une correspondance entre les captifs du Temple et moi. Je tiens à faire connaitre cette correspondance dont le détail n’est pas sans intérêt. Elle était entretenue par la Reine, Madame Élisabeth, M. Turgis et moi.

Dans une des pièces du troisième étage de la tour du Temple se trouvait un poêle où l’on avait pratiqué des bouches de chaleur. C’était dans l’une de ces ouvertures, ou dans un panier destiné à recevoir les balayures de la chambre, que Turgis déposait à la dérobée, soit un billet d’avis, soit des annonces de journaux. De leur côté, les princesses plaçaient aux mêmes endroits leurs billets, écrits tantôt avec du jus de citron, tantôt avec un extrait de noix de Galle. Un signe convenu indiquait respectivement le lieu du dépôt. Hors de la tour, le fidèle serviteur faisait revivre l’écriture, et me transmettait les choses qui me concernaient.

Quoique je, ne pusse, sans un danger certain, paraître dans aucun lieu public, je n’en étais pas moins instruit de ce qui se passait. J’avais fréquemment avec des seigneurs de la cour, et même avec quelques députés, des entretiens nocturnes. Mes rendez-vous avec Turgis avaient lieu hors des murs de la ville dans des lieux écartés et déserts ; là, je lui remettais par écrit, soit à l’encre, soit au crayon, ce que je croyais devoir apprendre à la Reine.

Dans cette correspondance journalière, je rendais compte à la famille royale de l’esprit qui régnait dans Paris, des dispositions du reste de la France, des événements militaires de la Vendee, du progrès des armées étrangères et surtout des intrigues secrètes, des luttes et des projets ultérieurs des divers partis de la Convention.

Mon extrême circonspection ne put me soustraire aux dénonciateurs : on fit chez moi une seconde visite domiciliaire. Dans la matinée du 19 juillet, je vis entrer tout à coup dans mon appartement six hommes, tous membres de comités révolutionnaires. On me fit lecture d’un ordre de l’administration de police, à laquelle j’avais été dénoncé comme entretenant une correspondance avec la veuve Capet.

L’ordre portait de visiter mes papiers, mes effets, et pour peu qu’il se trouvât le moindre indice contre moi, de me conduire au tribunal révolutionnaire. Cette recherche m’exposait d’autant plus, qu’au moment même de l’apparition des commissaires, j’écrivais à la Reine, pour lui rendre compte d’une mission dont elle m’avait honoré.

Cette lettre était écrite sur un très petit morceau de papier. À peine eus-je le temps de la faire disparaître ! Je n’eus que la ressource de la mettre dans ma bouche et de l’avaler.

Deux de ces inquisiteurs me fouillèrent, et n’ayant rien trouvé sur moi ni dans mon appartement, ils rédigèrent leur procès-verbal et se retirèrent[6].

Échappé au péril de cette dénonciation, je continuai à rendre a la famille royale les soins que je lui devais. Je redoublai de prudence et je pris des mesures pour éloigner tout soupçon.

Quant à Turgis, l’entrée du Temple lui fut interdite dans le courant du mois de septembre 1793. Madame, duchesse d’Angoulême, lui a donné depuis la place de valet de chambre auprès de sa personne. Je crois rendre hommage à la fois à la mémoire de Madame Élisabeth et à la fidélité de M. Turgis en publiant un des derniers billets que cette princesse lui écrivit :

« Je suis bien affligée, ménagez-vous pour le temps où nous serons plus heureux et où nous pourrons vous récompenser. Emportez la consolation d’avoir servi de bons et malheureux maîtres.

» Adieu honnête homme et fidèle sujet. Que le Dieu auquel vous êtes fidèle vous soutienne et vous console dans ce que vous avez à souffrir. »

Cependant, nous arrivons à ces jours horribles où la Reine était publiquement désignée sous le nom de Louve autrichienne, de même que, plus tard, plusieurs députés de la Convention parleront du feu Roi en le qualifiant du nom de Louis le Raccourci.

Je pourrais signaler ici l’auteur d’une fable qui parut alors pour orner, disait-il, la mémoire des petits sans-culottes. Le Roi, la Reine et Monsieur le Dauphin y sont désignés par la plus grossière allégorie, sous les dénominations les plus révoltantes.

Les décrets de Dieu sont impénétrables, mais que d’insultes faites alors à chacun de ses représentants sur la terre et à tout ce qui servait au culte de ses autels !

Qui pourrait se rappeler sans indignation cette procession de mannequins désignant les principaux souverains et chargés d’inscriptions outrageantes pour la Majesté royale ?

Ne vit-on pas aussi promener dans Paris et comme en triomphe des ânes affublés d’ornements sacerdotaux ? Que dis-je ! Ignorait-on l’usage impossible à rappeler auquel servirent des vases sacrés ! Citerai-je aussi ce défi fait à Dieu même lorsque les furieux qui composaient la municipalité de Paris faisant brûler sur la place de Grève les reliques de sainte Geneviève, patronne de cette capitale, l’un d’eux s’écria tout à coup comme un énergumène : « Si tu es Dieu, tonne ! »

Dieu leur réservait un châtiment éclatant.

Plusieurs mois après, la plupart des membres de cette municipalité périrent sur l’échafaud.

Mais n’anticipons pas sur les événements.

Déjà Louis XVII, arraché des bras de la Reine, avait été séquestré dans la partie de la tour que le Roi avait occupée. Là, le jeune prince, que quelques-uns des régicides appelaient le louveteau du Temple, était abandonné aux brutalités d’un monstre nommé Simon, autrefois cordonnier, ivrogne, joueur, débauché.

L’âge, l’innocence, l’infortune, la figure céleste, la langueur et les larmes de l’enfant royal, rien ne pouvait attendrir ce gardien féroce.

Un jour, étant ivre, peu s’en fallut qu’il n’arrachât ; d’un coup de serviette l’œil de ce jeune prince que, par un raffinement d’outrage, il avait contraint de le servir à table. Il le battait sans pitié. Ln jour, dans un accès de rage, il prit un chenet, et, l’ayant levé sur lui, il le menaça de l’assommer.

L’héritier de tant de rois n’entendait à chaque instant que des mots grossiers et des chansons obscènes.

— Capet, lui dit un jour Simon, si ces Vendéens te délivraient, que me ferais-tu ?

— Je vous pardonnerais, lui répondit le jeune Roi.

Quelques mois après, Simon ayant été retiré de la tour du Temple, Louis XVII resta seul, dénué de linges et de vêtements, privé de tous les soins nécessaires à son âge, entièrement livré aux caprices des guichetiers. Personne ne faisait son lit, personne ne balayait sa chambre ; ses draps n’étaient jamais changés. Soir et matin, on lui jetait plutôt qu’on ne lui présentait une nourriture grossière. Chaque jour de nouveaux commissaires remplaçaient, pour la garde de la tour, ceux de la veille.

Sous prétexte qu’ils devaient s’assurer de l’existence du jeune captif à toutes les heures du jour, et quelquefois pendant la nuit, ils venaient crier à la porte de sa chambre : « Capet, Capet, es-tu là ? » L’enfant éveillé en sursaut, se levait tout effrayé :

— Me voilà, disait-il d’une voix tremblante, que voulez-vous ?

— Recouche-toi, lui répondaient les cerbères.

Telle fut la révoltante situation de Louis XVII, jusqu’à ce que le nommé Laurent et après lui, les sieurs Gomin et Lanes[7], qui m’ont confirmé ces détails déchirants, furent envoyés dans la tour pour le soigner.

Ce n’était pas assez pour les régicides d’avoir enlevé Louis XVII à la Reine ; elle-même, en vertu d’un décret la Convention, fut transférée le 1er août 1793, dans la prison de la Conciergerie du Palais. Vivement inquiète sur les suites de cet enlèvement, Madame Élisabeth m’envoya l’ordre de mettre tout en usage pour l’instruire de la véritable position de la Reine[8].

Les renseignements que je parvins d’abord à me procurer me paraissant trop vagues, je conçus et j’exécutai le projet d’aller moi-même à la Conciergerie les vérifier.

À peine eus-je franchi le premier guichet qu’une personne qui me parut sensible, jugeant à mon air que j’étais embarrassé de la marche à tenir dans cette triste demeure, vint à moi, me tendit la main, et me conduisit dans un endroit écarté :

— Fiez-vous à moi, me dit-elle. Qui êtes-vous ? Quel intérêt vous amène ? Ne me dissimulez rien.

Cette invitation amicale détermina ma confiance ; je m’ouvris à cette femme. Elle répondit avec complaisance à toutes mes questions.

— Vous voyez, lui dis-je, le motif qui m’amène. Faire passer à la Reine des nouvelles de ses enfants, informer ses enfants et Madame Élisabeth de l’état où la Reine se trouve est mon unique objet. Il est digne de vous de me seconder.

Cette femme le promit et me tint parole.

J’appris qu’elle se nommait madame Richard, et qu’elle était femme du concierge de la prison.

Dans la correspondance qu’elle me permit d’entretenir par la suite, avec elle, au Temple, Madame Élisabeth la désigna sous le surnom de « Sensible ».

Qu’on me permette de rapporter ici une anecdote que je tiens d’elle-même :

La Reine lui avait un jour témoigné l’envie de manger du melon. Cette femme, qui prenait le plus grand Soin de Sa Majesté et qui veillait à tous ses besoins autant que cétait en son pouvoir, courut au marché le plus proche de la prison.

— Il me faut un excellent melon, dit-elle à une marchande qui la connaissait.

— Je te devine, lui répondit celle-ci. Le melon que tu demandes avec tant d’empressement est, j’en suis sûre, pour notre malheureuse Reine. Choisis, prends ce qu’il y a de plus beau.

Elle-même lui donna celui qu’elle croyait le meilleur. La dame Richard voulut payer.

— Garde ton argent, lui répliqua la marchande, et dis à la Reine qu’il y en a parmi nous qui gémissent…

Elle allait en dire davantage lorsque la concierge se retira, porta le melon a la Reine et lui rendit compte de ce qui s’était passé. Sa Majesté fut attendrie.

Quelques mois après, un prisonnier assassina, dit-en, la femme Richard[9].

L’habitation de la Reine à la Conciergerie était une chambre au rez-de-chaussée, basse, étroite et humide. Elle y respirait l’odeur infecte qui s’exhalait du voisinage. L’humidité avait fait séparer de la toile le papier dont le mur avait été couvert. Il n’en restait plus que des lambeaux. Des sangles renouées en plusieurs endroits avec des cordes, une paillasse à demi pourrie, un matelas déchiré, une couverture aussi usée que malpropre composaient le lit de la reine de France ; un mauvais paravent lui tenait lieu de rideaux. C’était là que Sa Majesté passait la nuit a essayer de reposer sa tête des douloureuses méditations de la journée.

Un prisonnier, dit-on, avait procuré à la Reine quelques livres pour la distraire. En les rendant, elle écrivit avec une épingle sur un feuillet blanc Marie-Antoinette.

Pour se faire un autre objet de distraction, la Reine tira les fils d’une vieille tenture et, à l’aide de deux bouts de plume, elle tricota une espèce de jarretière que le sieur Bault, concierge[10], recueillit avec soin, et qu’il me confia pour en faire hommage à Madame Royale, qui le reçut avec un respect religieux[11].

Mais que ces détails ne m’empêchent pas de conter le résultat de ma visite.

Madame Richard, à qui je m’étais confié, apprit à la Reine que j’avais pénétré jusque dans sa prison.

— Quoi ! jusqu’ici ! s’écria Sa Majesté…

Le succès justifia ma hardiesse, et, pendant quelques semaines, j’eus la consolation de procurer aux princesses captives dans le Temple des nouvelles de la Reine.

Alors se préparait dans le silence la procédure monstrueuse où, jusque dans la nature, tout fut outragé.

Cependant je conservais encore quelque espoir. Ma confidente à la Conciergerie l’entretenait par ses rapports et voulait le faire partager à la Reine.

— Madame, lui disait-elle, je parlais de vous, ce matin, avec l’accusateur public. Voici comment il s’exprimait :

» — Je ne sais pourquoi la Reine a été transférée de la tour du Temple à la Conciergerie. Dans les pièces qui m’ont été remises, aucune n’est à sa charge.

» Madame, je ne désespère pas, continuait cette femme, qu’incessamment vous soyez reconduite au Temple.

» — Vous le croyez, répondit la Reine, pour moi je suis loin de l’espérer. Ils ont immolé le Roi ! Ils me feront périr malheureuse comme lui. Non, je ne reverrai plus mes enfants ni ma tendre et vertueuse sœur ! »

À ces mots la Reine fondit en larmes.

Dans ces circonstances un fidèle sujet conçut le projet d’offrir à la Reine des moyens d’évasion : C’était un chevalier nommé M. de Rougeville[12]. Une femme aimée du municipal Michonis fut mise dans la confidence, et s’engagea à seconder le projet. Elle redoubla de soins pour le municipal et l’invita à dîner. M. de Rougeville fut du nombre des convives et passa pour un étranger. Pendant le repas, la conversation étant devenue plus intime, on la fit adroitement tomber sur les événements du jour.

— Ce doit être, dit M. de Rougeville, un étrange spectacle qu’une Reine et surtout une Reine de France, enfermée dans un des cachots de la Conciergerie !

— Ne la connaissez-vous pas ? demanda le municipal.

— Non, répondit avec indifférence cet officier.

— Voulez-vous la voir ? reprit le municipal, je peux vous faire entrer dans sa prison.

M. de Rougeville ne montra aucun empressement. Les convives, qui étaient dans le secret, l’invitèrent à accepter la proposition ; il y consentit. L’heure fut prise pour le jour même. Dans l’intervalle, sousde prétexte que ce jour était la fête de la dame du logis, M. de Rougeville fit acheter un bouquet et le donna à cet officier, qui s’absenta pendant quelques instants ; il plaça avec adresse dans le calice de la fleur un papier roulé sur lequel était écrit : J’ai à votre disposition des hommes et de l’argent.

Sur le soir, le municipal mena M. de Rougeville à la Conciergerie. Introduit dans la chambre de la Reine, cet officier s’aperçut que Sa Majesté le reconnaissait. Après quelques mots indifférents, il feignit de croire que son œillet devait faire plaisir à la Reine, et s’empressa de le lui offrir ; elle l’accepta. Avertie par un coup d’œil d’y chercher ce qu’il renfermait, Sa Majesté se retira dans un coin de la chambre, ouvrit l’œillet, y trouva le papier et lut ce qui était écrit.

Déjà la Reine traçait avec une épingle sa réponse négative, lorsqu’un des gendarmes en faction à la porte du cachot entra brusquement et saisit le papier. Grande rumeur dans la prison ; dénonciation à la Commune et au Comité de sûreté générale. Aussitôt la femme du concierge de la prison et son fils furent arrêtés comme complices. On les enferma au couvent des Madelonnettes ; ils y furent mis au secret ; quelques jours après ils recouvrèrent leur liberté. M. de Rougeville s’était sauvé : sa tête fut mise à prix. Le détail de ce fait m’a été donné par M. Pommier, l’un des convives. J’ai été prisonnier avec lui à l’hôtel de la Force, il a péri sur l’échafaud.

Voici une anecdote un peu antérieure et qui m’a paru mériter d’être recueillie. Vers la fin de l’hiver 1794, des municipaux, dont était le sieur Coutan, attendris sur le sort de la Reine et de la famille royale, projetèrent de les faire évader de la prison du Temple[13]. L’exécution de ce dessein paraissait facile. Il ne s’agissait que de faire entrer furtivement des habits à peu près semblables à ceux des commissaires municipaux et surtout des écharpes tricolores, afin de faire sortir sous ce travestissement la Reine et Madame Élisabeth. Quant au jeune Roi et à Madame Royale, rien n’était plus aisé que leur évasion. Chaque jour, un homme du dehors venait avec deux petits garçons allumer les réverbères intérieurs et extérieurs de la tour. Gagné à prix d’argent il aurait substitué le jeune Roi et Madame Royale à ces deux enfants et les aurait emmenés. Mais, soit faute de hardiesse chez les officiers municipaux, soit par l’effet de la perfidie de Tison qui soupçonna le projet et le dénonça, soit enfin par défaut d’argent, rien ne s’effectua. Un million de livre prélevé sur les millions sans nombre dépensés depuis le commencement de la guerre, des intelligences ménagées avec certains municipaux, auraient sauvé trois têtes augustes, mais, le dirons-nous ? les souverains ont la plupart regardé ces sanglants spectacles avec une inexplicable tranquillité.

  1. C’était le concierge Viel qui parlait ainsi à sa femme.
  2. La dame Viel.
  3. Dans son immortel testament, Louis XVI n’oublia pas ses fidèles serviteurs en écrivant ces lignes : « Je croirais calomnier les sentiments de la nation si je ne recommandais pas ouvertement à mon fils, MM. Chantilly et Hüe, que leur véritable attachement pour moi avait portés à s’enfermer avec moi dans ce triste séjour et qui ont pensé en être les malheureuses victimes. »
  4. On a vu plus haut que Louis XVI avait donné à François Hüe en récompense de son dévouement une mèche de ses cheveux et le peigne d’écaille dont il se servait habituellement, seuls présents dont il pouvait alors disposer. On sait d’autre part, qu’avant de mourir. Louis XVI remit à Cléry plusieurs objets destinés à sa famille.

    Quelle ne fut pas notre surprise, nous trouvant au mois d’août 1901 au château de La Carrière (commune de la Bazoque, canton de Balleroy, arrondissement de Bayeux, Calvados) de mettre la main, dans la bibliothèque, sur un paroissien romain daté de l’année 1792, petit livre in-18, sans autre caractère que son usure et la mesquinerie de sa reliure, et d’y lire au recto de la première feuille, cette mention à demi effacée : « Donné a notre fidèle Hüe. Dans la Tour du Temple. 20 janvier 1793. Signé louis » ! Nous serions-nous trouvé en présence du dernier livre de prières de Louis XVI ? L’écriture est bien celle du souverain. Et cependant aucun historien, croyons-nous, n’a mentionné le don de cet ouvrage. — Les descendants de la famille Hüe n’en ont pas connaissance, et la dernière propriétaire du château de La Carrière, madame la comtesse de Choisy, née Mastin, à qui a appartenu cet ouvrage, n’avait aucun lien de parenté avec la famille Hüe. Par une curieuse coïncidence, elle a laissé sa propriété à une descendante de François Hüe, qui, de ce fait, se trouve actuellement en possession de l’ouvrage dont nous discutons l’origine.

  5. C’est là, peut-être, que Hüe se tira par une présence d’esprit dont il ne se départit jamais, et par une spirituelle saillie, d’une question embarrassante qui lui fut posée par ses juges. Comme on lui reprochait vivement de porter sur lui une tabatière ornée de l’effigie du « tyran :

    « N’en est-il pas de même pour nous tous ? s’écria-t-il. Quel est celui de vous, citoyens, qui n’a point en poche le portrait du ci-devant roi ? »

    Et comme un grand scandale s’élevait en la salle : « Tirez vos bourses, dit-il, et considérez la figure qui décore vos pièces de vingt livres. Ne sont-ce point là des « Louis » ? En vérité, Citoyens, vous ne pouvez me tenir à grief d’agir comme vous le faites vous-mêmes ». François Hüe, par ce badinage, pouvait, il est vrai, perdre la tête ; mais l’aplomb est fréquemment récompensé. Apparemment, il avait pu, avant de parler, juger de la belle humeur de ses juges, car ceux-ci se prirent à rire et passèrent à un autre chef d’accusation. Cette anecdote nous fut maintes fois contée par la baronne André Hüe.

  6. On lit dans la Relation de Turgy sur la Tour du Temple (10 août 1792-13 octobre 1793), les mots suivants qui concernent sa Correspondance avec François Hüe : « La facilité que j’avais de sortir du Temple deux ou trois fois par semaine pour les approvisionnements, me mettait à même de prendre les renseignements que le Roi et la Reine désiraient, ou de leur rapporter les notes et les avis dont on me chargeait pour Leurs Majestés. Je me trouvais également aux fréquents rendez-vous que M. Hüe me donnait tantôt dans les quartiers les plus isolés de Paris, tantôt hors de la ville, et dans lesquels il me remettait des écrits pour le Roi ou des réponses à ses ordres. La persécution, la détention, n’ont jamais ralenti son zèle courageux. »

    M. Lenôtre a publié dans sa Captivité de Marie-Antoinette, ouvrage cité plus haut (pp. 53 et 93), les billets adressés par Madame ÉIisabeth à Turgv et le tableau des signes conventionnels employés dans louis rapports ; mais ce tableau — contenant quelques variantes — avait été publié quelques années plus tôt dans le Journal de la Duchesse d’Angoulême (Paris, F. Didot, 1892), d’après une copie faite à Vienne par Hüe, sur les originaux que lui avait confiés Turgy.

    « Le seul billet qui me soit resté de cette époque, écrit Turgy, est celui de Madame Élisabeth : » Vous remercierez Hüe pour nous. Sachez de lui s’il a pris les cheveux lui-même, ou s’il les achetés et si, par ses connaissances, il ne pourrait pas savoir ce que le Comité de sûreté générale veut faire de nous. »

    « Probablement des cheveux de Louis XVI », ajoute M. Lenôtre, en note p. 193. op. cit.

    Le même billet est publié dans les Mémoires de la Duchesse d’Angoulême, et une note concernant ce billet affirme qu’il s’agit bien la des cheveux offerts par Louis XVI à Hüe. Ce dernier en donna une partie à Malesherhe et sans doute aussi à Madame Élisabeth. Ceux qu’il conserva sont demeurés dans la famille Hüe, ainsi qu’un peigne dont Louis XVI se servait au Temple et qu’il donna également à Hüe.

    Hüe conserva toujours d’excellentes relations avec le brave Turgy. Né à Paris en 1767, Louis-François Turgy, qui avait débuté dans la maison du Roi par un très modeste emploi à la Bouche, se retira à Tournan en Brie après la Révolution. Il rejoignit Madame à Vienne (voir plus loin) et devint, sous la Restauration, huissier de la Chambre et premier valet de chambre de Madame la Dauphine.

  7. Pour Gomin et Lane, cf. Louis XVII, de M. de Beauchesne.

    Gomin, né en 1737, mort en 1841, était fils d’un tapissier de la rue Saint-Louis ; homme doux et tranquille, estimé dans son quartier, il fut nommé commissaire au Temple le 8 novembre 1794.

    Étienne Lasne, tits d’un adjudant au régiment de la Marche, né en 1757, était grenadier aux gardes françaises, compagnie de Sourches, lorsqu’il prit son congé en 1782 pour exercer le métier de peintre en bâtiments. Il entra au Temple le 31 mars 1795 et mourut a Paris, rue Legrattier, le 17 avril 1841, à l’âge de quatre vingt-quatre ans. Sa veuve se retira à Avon. Madame la baronne de B***, fille du baron André Hüe, nous a souvent conté la visite qu’elle lui fit vers l’an 1830, au cours de sa petite enfance, en compagnie de sa mère, qui venait, toute émue, chercher auprès de madame Lasne quelque pieux souvenir sur la mémoire de Louis XVII. Mademoiselle Hüe cependant ne partageait pas cette émotion. Il lui déplaisait extrêmement de perdre quelques heures d’une belle journée d’été auprès d’une vieille dame qu’elle ne connaissait point.

    Afin de calmer son impatience, on l’avait gratifié de quelque friandise qui lui demeura plus en mémoire que le souvenir de la veuve du gardien du Temple. Elle se rappelle cependant que madame Lasne était une personne de grand âge, de taille menue et d’aspect fort correct. Son visage, encore de belle apparence, s’encadrait de ces longues papillotes que l’on appelle anglaises. Elle parlait et beaucoup. Ses yeux s’humectèrent de larmes lorsqu’elle montra à madame Hüe un portrait et quelques souvenirs du Dauphin.

    Elle entretint beaucoup son interlocutrice de la mort du jeune Prince. À chacune de ses paroles, madame Hüe, émerveillée autant qu’attendrie, s’écriait, en se détournant vers mademoiselle Hǜe sa fille : « Écoute, mon enfant, écoute bien le récit de madame Lasne, c’est de l’histoire qu’elle nous conte, et tu seras heureuse plus tard de la raconter à ton tour ! » Mais mademoiselle Hüe trouvait l’histoire trop longue, et c’est d’une oreille distraite qu’elle écoutait à demi ce qu’elle n’a pu, comme l’eût désiré sa mère, nous raconter elle-même. Ajoutons que François Hüe et sa famille furent toujours persuadés de la mort de Louis XVII au Temple.

  8. « Quoi ! jusque-là ! il a pénétré jusque-là ! » s’écria Madame Élisabeth quand elle apprit que François Hüe s’était introduit à la Conciergerie (Mémoire de madame de Tourzel).
  9. Madame Richard, née Barrassin, fut, en effet, assassinée par un prisonnier que ses soins venaient de rendre à la santé (Enquête de madame Simon Vouet sur Marie-Antoinette). Son mari et elle avaient été incarcérés pendant six mois aux Madelonettes à la suite des soins trop empressés qu’ils avaient donnés à la Reine.
  10. La femme Bault, dont le mari avait été concierge de la prison de la Force, a laissé une relation sur son séjour à la Conciergerie (Lenôtre l’a reproduite, p. 279, op. cit.). Elle conte qu’à l’époque de la destitution de Richard, il était question de nommer à a place « l’horrible Simon ». Mon mari, ajoute-t-elle, ayant l’honneur de connaitre M. Hüe et M. Cléry, nous leur fîmes séparément part de notre dessein d’entrer à la Conciergerie. Ils nous y encouragèrent… Plus tard, mon mari, quand il avait des informations par M. Hüe qui avait conservé ses correspondances avec le Temple et ne craignait pas de pénétrer aussi de temps en temps a la Conciergerie, pouvait quelquefois répondre a la Reine quand elle lui demandait des nouvelles.
  11. Lorsque cet ouvrage fut achevé, la Reine, écrit madame Bault, le laissa tomber un jour à ses pieds, au moment où mon mari entrait dans sa chambre. Il devina sur-le-champ la pensée de la Reine, s’avança rapidement vers elle, tira son mouchoir qui parut lui échapper, en couvrit la jarretière et ramassa le tout ensemble. Nous conservâmes religieusement ce tissu précieux. Je le donnai à M. Hüe qui devait accompagner S. A. R. Madame, à Vienne ; il lui remit en la joignant à Huningue (Cf. également a ce sujet les dépositions de Rosalie Lamorlière). Cette tresse a été exposée en 1894 à la Galerie Sedelmeyer, dans la collection de M. le marquis de Villefranche en même temps que différents objets appartenant à la famille Hüe et provenant de la maison royale. Il en existe une reproduction au musée Grévin. Enfin M. le comte de Reiset, le savant historien, si dévoué à la mémoire de la Reine, et à la parfaite obligeance duquel nous devons de précieux renseignements, y fait également allusion dans sa publication du Journal de Madame Eloff.
  12. On connaît tous les détails de la Conspiration de l’Œillet. ll s’agit ici du fameux Chevalier de Maison-Rouge, en réalité A.-D.-J. Gonzze de Rougeville (1761-1814).
  13. Cf. pour le détail plus exact de toute cette affaire le savant ouvrage de M. Paul Gaulot, Un complot sous la Terreur.