Souvenirs diplomatiques - Autour de l’entrevue de Bjoerkoe

Souvenirs diplomatiques - Autour de l’entrevue de Bjoerkoe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 127-144).
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

AUTOUR
DE
L’ENTREVUE DE BJOERKOE

Quelles étaient au juste les relations entre la Cour de Tsarskoé-Sélo et celle de Berlin pendant le règne de Nicolas II, et comment ces relations se reflétèrent elles sur la politique extérieure de la Russie ? Cette question a été beaucoup agitée depuis la révolution russe dans la presse des pays alliés et il y eut une tendance marquée d’imputer à l’Empereur déchu non seulement des sympathies allemandes, mais même des connivences personnelles avec son collègue de Berlin. Plusieurs organes croyaient faire œuvre méritoire pour la cause des alliés en noircissant autant que possible la politique et la personne même de Nicolas II et en exaltant par ce moyen simpliste le nouvel ordre de choses en Russie. On était encore, et malgré tous les indices menaçans, à l’époque des illusions !

Parmi les manifestations de ce genre, on a surtout remarqué la publication par le New York Herald de Paris, en date du 4 septembre dernier, d’un échange de télégrammes personnels entre le Tsar et le Kaiser au lendemain de l’entrevue de Bjoerkoe (juillet 1905), télégrammes qui démontreraient d’une façon irréfutable qu’à cette époque Nicolas II était prêt non-seulement à trahir l’alliance française, mais même à s’unir avec Guillaume II pour employer, au besoin, les argumens extrêmes vis-à-vis du Danemark et forcer ce petit pays ami à entrer dans la combinaison des deux Empereurs, dirigée contre l’Angleterre.

Le Temps s’adressa à propos de cette publication sensationnelle à la personne la plus compétente qui pût se trouver à Paris, — à M. Isvolsky, ancien ministre des Affaires étrangères de Russie et qui fut précisément à l’époque de Bjoerkoe ministre de Russie à Copenhague. Dans une interview accordée à un rédacteur du Temps, M. Isvolsky a su mettre une juste lumière sur toute cette affaire et la réduire à ses vraies proportions.

Ayant été à même d’observer de près les péripéties et quelques-uns des acteurs de l’époque, je tiens à ajouter mes souvenirs personnels à ceux de mon éminent collègue. Ils serviront peut-être à éclairer davantage la question posée au commencement de ces pages.


I

Au centre des événemens et des combinaisons de l’époque dont nous avons à parler, il convient de placer la figure d’Edouard VII, — l’un des plus profonds politiques des temps modernes.

Depuis le commencement du XIXe siècle, la diplomatie européenne avait pris l’habitude de reconnaître l’autorité supérieure d’un des hommes politiques de l’Europe, — ministre ou souverain, — d’en faire comme le centre et le principal ressort de la politique mondiale, de reporter sur cet homme ses sympathies ou ses haines, d’écouter attentivement tout ce qui venait de lui et de tirer de ses paroles des pronostics de paix ou de guerre.

Napoléon Ier et Talleyrand, Metternich, Napoléon III, Bismark, se succédèrent à de brefs intervalles dans ce rôle de pivots politiques de l’Europe. Puis la forte personnalité de l’empereur Alexandre III attira peu à peu les regards du monde; et lorsqu’en octobre 1894 le Tsar s’éteignit si prématurément à Livadia, sa mort fut sincèrement pleurée non seulement en Russie et en France, mais même jusqu’en Allemagne, tellement on se plaisait à voir, dans cette puissante et originale figure aux formes hiératiques, le principal garant de la paix européenne.

Pendant quelques années le monde diplomatique international ne savait au juste vers qui tourner ses regards. Il y avait bien la personnalité, s’affirmant toujours davantage, du jeune et fougueux empereur d’Allemagne qui réclamait à coup de grands voyages et de grands discours l’attention du monde civilisé. Mais cette réclame provoquait surtout du malaise. On ne savait ni ce qu’elle visait au juste, ni où elle pouvait mener le monde.

C’est alors que parut à l’horizon politique la figure d’Edouard VII. Né et doué pour l’action, tenu dans l’ombre jusqu’au déclin de son âge, le successeur de la reine Victoria se révéla, dès le début de son règne, comme l’un des moteurs les plus puissans et les plus autorisés de la politique mondiale. Tandis que l’Angleterre le reconnaissait comme leader incontesté de sa diplomatie, l’Europe, l’Amérique, l’Extrême-Orient tournèrent à leur tour leurs regards du côté de Windsor et saluèrent, dans l’action de cet esprit si fin et si mesuré, comme un contrepoids aux agissemens et aux bonimens inquiétans du grand capitaine-recruteur de Potsdam.

Du coup, la carrière d’arbitre du monde de Guillaume II était compromise. Et c’est de ce moment que date la grande rivalité de Berlin et de Londres, rivalité autour de laquelle ont gravité depuis les destinées du monde civilisé.

On était en pleine guerre russo-japonaise. La Russie subissait des humiliations profondes et qui furent le point de départ de la révolution qui gronda depuis lors dans son sein. L’Empire britannique était étroitement lié avec le Japon. On devait croire que l’abime entre la Russie et l’Angleterre s’était creusé plus large et plus profond que jamais. Et cependant, à cette même heure, Edouard VII préparait les plans d’une entente cordiale avec la Russie, entente qui avait hanté son esprit bien avant qu’il fût arrivé au pouvoir, et dont il avait ébauché les bases dans ses entretiens amicaux avec son beau-frère l’empereur Alexandre III, aux heures d’intimité de leurs rencontres à la cour de Copenhague.

Les relations entre Paris et Londres s’amélioraient et se resserraient de jour en jour. En France, le porte-parole le plus dévoué et le plus autorisé d’Édouard VII était M. Delcassé, alors ministre des Affaires étrangères. À Tsarskoe-Sélo, le Roi pouvait compter sur l’amitié personnelle de l’Impératrice-Mère, du jeune Empereur lui-même et enfin de l’Impératrice régnante Alexandra, sa nièce. Et comme interprète convaincu de ses vues politiques, le Roi avait à ses côtés l’ambassadeur de Russie comte Benckendorff, qu’il avait connu comme ministre à Copenhague et qu’il avait choisi et demandé pour Londres à son neveu.

C’était une figure bien sympathique et bien originale que celle du comte Alexandre Benckendorff, — Benky, comme on finit par l’appeler tout court à Windsor et dans le monde de Londres. D’origine germano-baltique, catholique par sa mère, — une princesse de Croy, — cousin germain de ce fait de quelques archiducs d’Autriche et de son collègue allemand, le prince Lichnowski, — ce grand homme chauve, maladivement distrait, éminemment distingué de tournure, d’intelligence, mais surtout de caractère, était, malgré ses origines, l’un des diplomates les plus profondément et sincèrement patriotes qu’eût possédés la Russie.

Né et élevé à Saint-Pétersbourg, intime dès sa jeunesse à la cour, marié à une comtesse Schouvaloff, — parfait spécimen de la grande dame russe intelligente, originale et indépendante, — possesseur de grandes terres au fin fond de la Russie du Centre où il passait de longs mois de congé et à la culture desquelles il s’intéressait passionnément, le comte Alexandre Benckendorff ne pouvait ni adopter la mode toujours croissante d’un nationalisme étroit et ultra-conservateur, ni se réfugier, comme l’a fait la grande masse des barons baffes, — ses congénères, — dans la conception d’un dévouement sans bornes au souverain, mais non au peuple russe et à ses intérêts immédiats. Ce dernier grand seigneur parmi les ambassadeurs russes avait, durant toute sa vie et toute sa carrière, évoqué l’idéal d’une autre Russie, grande et respectée au dehors, largement libérale au dedans, libérale dans le sens vrai du mot, c’est-à-dire élevant le peuple et les institutions russes à un niveau assez haut pour qu’ils fussent respectés et désirés et non seulement craints et subis.

On peut facilement concevoir l’influence que dut avoir sur le comte Benckendorff le contact immédiat avec le monde britannique moderne, avec sa large tolérance en matière religieuse, avec sa capacité d’évolution, avec son fier principe de Civis romanus sum, appliqué à chaque citoyen de l’Empire. La sympathie appelant la sympathie, l’ambassadeur de Russie devint vite une des figures les plus populaires de Londres. Il fut à son tour consciemment et profondément anglophile. Et dans ses dépêches, — avec sa franchise habituelle, — il ne cessait de prôner l’entente anglo-russe, sans le moindre souci de la répercussion que cette franche insistance pouvait avoir sur sa propre carrière.

A Paris le poste d’ambassadeur était occupé en ce moment par M. de Nélidoff. Je n’ai pas besoin de retracer ici le portrait politique et intellectuel de cet éminent personnage dont la figure fut pendant de longues années si bien connue et si populaire en France. Patriote ardent et personnifiant l’idéal politique du règne d’Alexandre III, M. de Nélidoff était acquis d’avance à la cause que prêchait le comte Benckendorff. Un échange de lettres entre les deux ambassadeurs et les conversations qu’ils avaient ensemble lors des fréquens voyages de « Benky » à Paris, resserraient les liens de jour en jour plus intimes entre les deux éminens diplomates. D’autre part, Nélidoff entretenait les plus cordiales relations avec M. Delcassé et ne cachait pas son approbation à la nouvelle orientation politique du gouvernement français.

En attendant, à Saint-Pétersbourg se poursuivait la partie serrée engagée par l’empereur Guillaume pour ressaisir l’influence sur la politique russe en profitant du profond mécontentement qu’avait provoqué en Russie le rôle de l’Angleterre dans le conflit russo-japonais.

A la fin du mois de juillet 190S, M. de Witte arriva à Paris en se rendant aux Etats-Unis où il devait négocier la paix avec le Japon. Avec la précision et la rudesse de langage qui lui étaient coutumières, l’ancien et omnipotent ministre des Finances ne manqua pas de développer devant M. de Nélidoff sa thèse favorite, celle de la nécessité pour la Russie d’un « nouveau cours » politique fondé sur une réconciliation complète avec l’Allemagne. La France ne devait pas en supporter les frais; au contraire Witte faisait sonner très haut l’espoir de l’attirer dans la nouvelle combinaison. Russie, Allemagne et France liguées contre l’Angleterre, — ainsi formulait son programme M. de Witte, programme qu’il n’avait cessé de prôner pendant la guerre russo-japonaise et qui avait trouvé à Saint-Pétersbourg de nombreuses et influentes adhésions.


II

Tels étaient les propos et les opinions qu’on échangeait en ma présence à Paris, et tels les échos arrivant de Saint-Pétersbourg. Pour les partisans de l’entente anglo-russe, la grande question était de savoir s’ils auraient la chance de mettre de leur côté l’Empereur lui-même. Réussirait-on, au lendemain de la guerre russo-japonaise, à faire à Tsarskoé-Sélo ce qui fut fait à Paris à si courte échéance après Fachoda ? Quelle influence personnelle l’emporterait sur l’empereur Nicolas : celle du roi Edouard ou celle de l’empereur Guillaume ? Telle était la question capitale.

Pour ce qui était des relations personnelles, le roi Edouard jouissait à Tsarskoé-Sélo de sympathies bien plus sincères que son rival. — Calme, bon enfant, rempli de tact, « l’oncle Edouard » avait le talent de mettre à l’aise l’empereur Nicolas II ; les souvenirs de Copenhague, ceux de l’amitié personnelle qui avait uni Alexandre III et son beau-frère le prince de Galles, étaient fraîchement présens à la mémoire du jeune Empereur. Mais, derrière le souverain anglais, il y avait « la perfide Albion, » il y avait tout le système d’Etat anglais qui paraissait exclure l’influence du Roi du domaine de la politique extérieure. Oui, on avait engagé « Nicky » à aimer son oncle, à écouter ses conseils, mais on l’avait engagé aussi à se méfier de la diplomatie anglaise, toujours prête à contrecarrer les plus justes intérêts de la Russie en Orient ; on lui avait dit, — et il s’en apercevait bien lui-même, — que personne en Angleterre ne témoignait de sympathies au système autocratique de l’empire de Russie.

Le « cousin Guillaume » était certes légèrement encombrant ; il pressait les sympathies, il extorquait les aveux et les concessions; mais il paraissait franc, il invoquait incessamment les souvenirs de tout un glorieux passé ; il exprimait bruyamment son admiration pour le pouvoir illimité des Tsars et voyait dans ce pouvoir un gage de salut pour le monde entier, envahi par la lèpre révolutionnaire et socialiste. Et surtout, pendant tout le cours de la malheureuse campagne de Mandchourie, il n’avait cessé d’appuyer la Russie, d’encourager l’Empereur, de rendre des services à son armée et à sa malheureuse marine.

Au fond du cœur, Nicolas II n’a jamais aimé l’empereur Guillaume; il s’en est toujours méfié. Mais au cours de leurs entrevues (assez rares d’ailleurs), le monarque allemand savait prendre un certain ascendant sur l’autocrate russe, savait le charmer, lui insinuer certaines décisions et le laissait, au départ, tout perplexe et ne sachant s’il devait croire ou ne pas croire à tout ce que lui avait débité son exubérant collègue et cousin. Quelquefois, Nicolas II parvenait à se ressaisir, et alors a une entrevue pleine de cordialité succédait une période de froideur et d’éloignement. Puis recommençait un échange de lettres, pressantes d’amitié d’une part, cordiales mais plus réservées de l’autre.

A Pétersbourg, le monde de la Cour et des grands fonctionnaires était divisé entre deux systèmes. Les uns voyaient d’un mauvais œil le rapprochement intime entre la Sainte Russie et la France aux origines révolutionnaires ; on redoutait l’intrigue anglaise, toujours prête à saper les gouvernemens des pays qui portaient ombrage aux ambitions britanniques; on aimait, — sur la recette donnée de Berlin, — à se souvenir des malheurs qu’avait de tout temps amenés sur la tête des souverains russes toute tentative de rapprochement avec la France. Dans l’autre camp, on faisait sonner haut la traîtrise de la politique allemande au Congrès de Berlin, son alliance intime avec la « fallacieuse Autriche; » on évoquait constamment le souvenir sacré de l’empereur Alexandre III, qui, plus autocrate que n’importe lequel de ses prédécesseurs, n’avait pourtant pas hésité à conclure une alliance en règle avec la République française et avait assuré par là la paix de l’Europe.

Ces controverses ne touchaient Nicolas II que très indirectement. Toujours éloigné du monde de la Cour et de la capitale, affectant hautement de ne causer d’affaires d’État qu’avec ses ministres, — et dans le domaine du ressort de chacun d’eux seulement, — il n’entendait suivre en matière de politique extérieure que les traditions de son père et ses propres inspirations. Toutefois et en raison même de l’isolement de l’Empereur, le ministre qui lui faisait chaque semaine des rapports détaillés sur les affaires de son ressort, pouvait et devait à la longue avoir de l’influence sur ses décisions. C’est pourquoi on a pu parler d’une politique du prince Lobanow, de M. Isvolsky, de M. Sazonoff, etc.

Le poste de ministre des Affaires étrangères de Russie était occupé à l’époque qui nous intéresse par le comte Wladimir de Lamsdorf.

Le nom évoque tout un passé fatidique dans l’histoire des relations extérieures de la Russie. L’épouse de l’empereur Paul, l’impératrice Marie, devait sa position à Frédéric II qui l’avait recommandée à l’impératrice Catherine lorsqu’il s’était agi de trouver une fiancée pour l’héritier du trône de Russie. Elle était la fille du petit duc de Montbeillard, qui s’éleva avec l’appui de la Prusse au rang de grand-duc de Wurtemberg et dont le fils devint plus tard roi par la grâce de Napoléon Ier. Femme d’esprit et de caractère ferme et autoritaire, l’impératrice Marie sut se faire un grand renom en Russie par son œuvre de bienfaisance publique et d’éducation féminine. Elle fut dans ce domaine la digne continuatrice de la grande Catherine. Mais elle n’avait jamais aimé sa belle-mère ; elle inculquait même à sa progéniture une aversion étrange contre la mémoire de leur grande aïeule. Politiquement, elle était restée toute sa vie l’organe conscient et actif de l’intrigue prussienne en Russie. C’est d’elle que date ce renouveau puissant de l’influence allemande qui avait sévi au commencement du XVIIIe siècle, qui avait été enrayée par Elisabeth et Catherine II et qui renaissait triomphalement sous les règnes de Paul Ier, d’Alexandre Ier, de Nicolas Ier. On connaît l’opposition de l’Impératrice douairière à l’alliance franco-russe ébauchée à Tilsitt et aux projets de mariage de Napoléon avec l’une des grandes-duchesses de Russie.

Catherine avait, comme on le sait, enlevé à Paul et à sa femme la direction de l’éducation de leurs enfans aînés. Alexandre et Constantin avaient été élevés par le philosophe suisse Laharpe sous l’œil vigilant de l’Impératrice elle-même, Devenue souveraine à son tour, et ensuite ayant barre sur son fils Alexandre par le souvenir de la mort de Paul Ier, l’impératrice Marie présida elle-même à l’éducation de ses deux fils cadets : Nicolas, — le futur autocrate, — et Michel. En quête d’un précepteur, son choix se fixa sur un modeste gentilhomme courlandais, d’une famille originaire de la Prusse, M. de Lamsdorf, homme incontestablement vertueux, d’une piété et d’une sévérité tout huguenotes, d’une belle allure militaire, enfin, plus que qui que ce soit apte à donner à ses deux pupilles la patine prussienne, si sincèrement appréciée et idéalisée par leur mère. Il fut créé comte au couronnement de l’empereur Nicolas.

Des années s’étaient passées. Deux générations de comtes Lamsdorf mariés successivement à des Russes orthodoxes, ne possédant plus de biens dans les provinces baltiques, vivant dans l’intimité de la famille impériale, — aboutissaient à une troisième génération toute pétersbourgeoise et qui n’aimait plus à se souvenir de ses origines germaniques. Le comte Wladimir, cadet de trois frères, d’une constitution frêle et d’un caractère timide, n’embrassa pas, comme tous ses aînés, la carrière d’officier des gardes. Il entra tout jeune encore au ministère des Affaires étrangères et apporta dans ce service des dons naturels d’application, d’esprit d’ordre, d’honnêteté scrupuleuse et de discrétion. On ne le voyait jamais dans le monde ; obstinément renfermé dans son travail et dans sa solitude, il n’ouvrait qu’à quelques amis intimes les trésors de son dévouement et de son inépuisable bonté. Assidu, autant que le lui permettait son travail, aux offices religieux dans les couvens et les petites églises ignorées du grand monde, il a à plusieurs reprises et très sérieusement songé à se faire moine.

Ernest Meyendorff, diplomate russe, dont les « mots » couraient les capitales européennes, disait de Lamsdorf qu’il était tout à fait comme le bon Dieu : on savait bien qu’il existait, mais personne ne l’avait jamais vu. Quand, par la suite, il devint adjoint du ministre, il se départit, par sentiment du devoir, de cette claustration volontaire. Les diplomates russes, venant de l’étranger, étaient longuement et aimablement reçus par lui et trouvaient devant eux, à leur grande surprise, un vrai et solide directeur politique qui se rappelait en détail tout ce qu’ils avaient écrit, qui s’intéressait à tout et savait donner des instructions précises et utiles. Lorsque la volonté souveraine le porta au poste de ministre, le comte Lamsdorf dut changer entièrement sa façon de vivre. Doué d’un goût fin et pur, il se fit une installation élégante, il donna d’exquis dîners, il se fit courtois et charmant auprès des dames qu’il devait recevoir, bref il fut l’un des amphitryons les plus hospitaliers du palais du Pont des Chantres, tout en continuant son labeur incessant et ses pratiques de dévotion.

La grande moitié de la carrière du comte s’était passée sous les auspices de M. de Giers, ministre des Affaires étrangères de l’empereur Alexandre III. M. de Giers appréciait hautement son jeune collaborateur et n’avait pas de secrets pour lui. Lorsqu’à son tour le comte Lamsdorf devint le chef du ministère, tout le monde était sûr que le nouveau titulaire s’empresserait de reprendre les traditions de M. de Giers, qu’il en deviendrait pour ainsi dire une seconde édition.

On n’ignorait pas en Allemagne que M. de Giers, élevé cl grandi dans les traditions de Nicolas Ier et d’Alexandre II, n’avait jamais été un adepte fervent de toutes les idées politiques qui s’étaient fait jour pendant le règne d’Alexandre II. On le savait toujours soucieux de conserver les bonnes relations traditionnelles avec Berlin et d’écarter tout ce qui eût pu amener une rupture définitive. Mais on ignorait volontiers qu’en tenant cette conduite, le fidèle ministre d’Alexandre III ne se laissait diriger que par un désir sincère de conserver à sa patrie les bienfaits de la paix; que ses sympathies étaient exclusivement russes. Lorsque Caprivi fut installé à la Wilhelmstrasse et inaugura, avec l’approbation bruyante du jeune Empereur, le fameux « nouveau cours » de la politique allemande, M. de Giers comprit qu’il n’y avait plus rien de bon à attendre du côté de Berlin et adopta et traduisit dès lors très sincèrement et très fidèlement les idées de son maître sur une alliance russo-française, devant contre-balancer l’influence prépondérante de l’Allemagne et garantir la paix européenne. Peu de monde connaissait cependant les idées et la part d’action de l’ultra-modeste ministre; et M, de Giers passa à la postérité avec l’estampille d’un politique germanophile que certes il n’était pas. On attribua tout naturellement les mêmes idées au comte Lamsdorf, lorsque celui-ci fut nommé en 1900 ministre des Affaires étrangères.

Dès le début, le comte Lamsdorf devint le point de mire des assiduités et des petites attentions de Guillaume II. On voulut à Berlin voir dans sa nomination un tournant de la politique russe, on voulut user à son égard de toutes les séductions. Avec le manque de mesure et de goût qui caractérise en général toute action allemande, on alla souvent beaucoup trop loin dans ce sens. Lorsqu’au cours d’un jubilé de la Prusse Orientale le roi Guillaume II institua un nouvel ordre des « chevaliers de Marienburg, » il s’empressa d’octroyer la décoration de cet ordre au comte Lamsdorf ; c’était lui rappeler ses origines teutoniques, le traiter comme un des siens. Or, en ce moment même, le ministre qui d’ailleurs faisait fi de tout clinquant et détestait toute démonstration voyante, était en butte aux persécutions et aux sarcasmes de la presse nationaliste russe, laquelle affectait de voir en lui un germanophile et un ennemi de l’idée slave.

Quelque temps après, Guillaume II ne trouva rien de mieux que d’appointer au poste d’agent militaire d’Allemagne à Saint-Pétersbourg un certain colonel comte Lambsdorff, congénère très authentique, malgré l’orthographe différente du nom, de la famille des Lamsdorf russes. Guillaume II croyait apparemment faire plaisir au « chevalier de Marienburg » et profiter des épanchemens qui s’ensuivraient entre les deux « cousins. » Il aboutit tout juste au contraire. Autant que le pauvre cher comte Wladimir pouvait en général détester quelqu’un, il détesta son cousin prussien, — personnage d’ailleurs correct et insignifiant. Et les quolibets du Novoié Wremya de recommencer !

Mais ce n’était pas seulement ces petites « gaffes » qui indis- posaient le ministre des Affaires étrangères de Russie : tout le fond des relations entre les deux pays le préoccupait.

Pour ne pas avoir à solliciter et à acheter trop cher les bons offices allemands, le comte Lamsdorf adopta volontiers les idées du comte Kapnist, notre ambassadeur à Vienne, qui préconisait une entente avec l’Autriche-Hongrie et reprenait avec habileté la politique de son éminent prédécesseur, le prince Lobanoff. Seulement, dans l’esprit de Lamsdorf, cette entente avait surtout un caractère d’opportunité et n’allait pas jusqu’au partage des sphères d’influence. Aussi subsista-t-elle pendant plusieurs années à l’état de modus vivendi sans porter le moindre préjudice à nos relations avec les pays slaves balkaniques. Mais à Berlin on ne la voyait pas d’un œil indifférent et la chancellerie russe possédait certains indices d’un travail souterrain allemand pour saper cette bonne entente qu’ostensiblement on saluait et approuvait à la Wilhelmstrasse et à Potsdam.

Cependant d’un autre côté se levaient des nuages menaçans. La politique russe en Extrême-Orient amenait la Russie peu à peu et fatalement à une collision avec le Japon, soutenu par l’Angleterre et l’Amérique. Le comte Lamsdorf n’était aucunement partisan de notre action exagérée en Mandchourie, en Chine, en Corée. A deux fois dans le courant de l’année qui précéda la fatale rupture, le ministre des Affaires étrangères offrit sa démission ; elle ne fut pas acceptée ; et le comte Lamsdorf, imbu des traditions du dévouement le plus absolu envers la personne de son souverain, ne se crut pas en droit d’insister. Il tâcha seulement, de tout son pouvoir, d’enrayer l’action des aventuriers politiques et financiers et des journaux chauvins qui poussaient l’opinion publique et l’Empereur lui-même à une politique irréductible, dite du « coup de poing » (koulak). Tous les diplomates russes, au Ministère et à l’étranger, partageaient sur ce point l’opinion de leur chef. Mais malheureusement les efforts de celui-ci et ceux du baron Rosen et de M. Isvolsky, qui se succédèrent à tour de rôle au poste de Tokio, ne purent aboutir; et la guerre avec le Japon, prélude des convulsions révolutionnaires russes, éclata.

Le comte Lamsdorf avait vu bien clairement la main qui poussait la Russie aux aventures de l’Extrême-Orient. Il avait été présent, en août 1902, à Revel, à l’entrevue des deux souverains, qui se passa en revues de flottes et qui se termina par le signal d’adieu donné du Hohenzollern. « L’amiral de l’Atlantique salue l’amiral du Pacifique ; » et ces encouragemens à une politique que n’approuvait pas le prudent ministre des Affaires étrangères l’indisposaient, sans aucun doute, à l’égard de Berlin ) Depuis, le comte Lamsdorf fut, il est vrai, témoin des services rendus par l’Allemagne à la flotte russe pendant la désastreuse guerre; il put constater la neutralité ostensiblement bienveillante de l’Allemagne, neutralité qui permit à la Russie de retirer de ses frontières occidentales des troupes, des canons et jusqu’à la totalité des munitions d’artillerie; mais, en même temps, il avait péniblement éprouvé la pression de la politique allemande, laquelle, voulant se faire payer au comptant, extorquait à la Russie un traité de commerce des plus désavantageux. Certes, le comte Lamsdorf n’en était pas devenu germanophobe, mais il commençait à se méfier beaucoup des menées berlinoises et tenait plus que jamais à l’intégrité de l’alliance franco-russe.

Tel était l’homme qui présentait et commentait à l’empereur Nicolas II les rapports et les opinions des ambassadeurs et ministres russes à l’étranger.


III

Dans la seconde moitié du mois de juillet de l’année 1905, le monde politique de l’Europe fut agité par la nouvelle d’une rencontre entre l’empereur Nicolas II et l’empereur Guillaume qui eut lieu à Bjoerkoe dans le Skaergaard finnois. L’empereur Guillaume, que le conflit suédo-norvégien avait empêché d’entreprendre sa croisière habituelle dans les fjords de la Norvège, visita cet été, à bord de son yacht, la côte suédoise de la Baltique. C’est de là qu’inopinément le Hohenzollern cingla vers le littoral russe et vint mouiller à côté du yacht impérial russe le Standart. Le Tsar avait été prévenu par télégramme et n’emmenait avec lui que sa suite immédiate et son ministre de la marine, l’amiral Birileff, — un chaud partisan de l’alliance allemande, soit dit entre parenthèses. Ni le comte Lamsdorf, ni aucun des hauts fonctionnaires du ministère des affaires étrangères ne s’y trouvaient.

Il fut clair pour tout le monde que, profitant des conjonctures politiques du moment, c’est-à-dire de l’hostilité que l’Angleterre avait témoignée à la Russie pendant tout le cours du conflit russo-japonais et des bons offices rendus à l’empire des Tsars durant la guerre par l’Allemagne, Guillaume II espérait ramener l’empereur Nicolas aux anciennes traditions de l’alliance russo-prussienne. C’est ainsi qu’on comprit l’entrevue de Bjoerkoe à Paris et à Londres ; et les ambassadeurs russes dans les deux villes attendirent dès lors, avec une impatience qu’on peut aisément comprendre, des éclaircissemens venant de source autorisée.

Enfin, après une vingtaine de jours, M. de Nélidoff reçut par le courrier diplomatique de Saint-Pétersbourg une lettre très secrète du comte Lamsdorf se rapportant à l’entrevue de Bjoerkoe. Le ministre russe des Affaires étrangères y racontait avec une entière franchise à l’ambassadeur tout ce qui s’était passé.

Revenu de Bjoerkoe, écrivait le comte Lamsdorf, l’Empereur lui communiqua le texte d’un pacte très secret qu’il venait de conclure avec l’empereur d’Allemagne. Le comte Lamsdorf donnait à M. de Nélidoff le résumé très succinct du pacte, et faisait remarquer qu’en vertu de ses termes la France n’aurait plus pu compter sur l’aide russe dans une guerre contre l’Allemagne où elle aurait pour alliée l’Angleterre.

A défaut de la lettre du comte Lamsdorf, citons ici les termes employés par M. Isvolsky dans l’interview publiée par le Temps :

« Guillaume II présenta au Tsar un traité d’alliance défensive entre V Allemagne et la Russie. Ce traité était expressément dirigé contre la Grande-Bretagne. Il prévoyait l’adhésion de la République française et il attribuait à la Russie le rôle d’amener son alliée à se joindre aux deux empires. »

Depuis que le Temps publia ces lignes, les bolcheviks russes ont publié le texte même du traité secret de Bjoerkoe. Voici ce texte, tel qu’il a paru dans l’Excelsior du 31 décembre 1917 :

« Leurs Majestés impériales l’empereur de toutes les Russies, d’un côté, et l’empereur d’Allemagne, de l’autre côté, pour assurer la paix de l’Europe, se sont mis d’accord sur les points suivans du traité ci-après relatif à une alliance défensive :

« Article premier. — Si un État européen quelconque attaque l’un des deux empires, la partie alliée s’engage à aider son cocontractant par toutes ses forces de terre et de mer.

« Art. 2. — Les hautes parties contractantes s’engagent à ne pas conclure de paix séparée avec un ennemi quelconque.

« Art. 3. — Le présent traité entre en vigueur au moment de la conclusion de la paix entre la Russie et le Japon et doit être dénoncé avec un préavis d’un an.

« Art. 4. — Ce traité étant entré en vigueur, la Russie entreprendra les démarches nécessaires pour le faire connaître à la France et proposer à celle-ci d’y adhérer comme alliée.

Signé : NICOLAS. GUILLAUME.

Contre-signé : VON CZIRSKI (sic), comte BENCKENDORF [1],

Le ministre de la Marine, BIRILEFF. »

Si ce texte est authentique, on peut aisément comprendre la perplexité du ministre des Affaires étrangères de Russie lorsqu’il reçut les confidences de son auguste maître : le traité de Bjoerkoe renversait tout simplement tout le système politique russe. Le comte Lamsdorf crut de son devoir de représenter à l’empereur Nicolas II combien le pacte qu’il venait de signer était contraire au sens et même à la lettre du traité d’alliance franco-russe. L’Empereur, dans l’esprit duquel le doute s’était déjà glissé dès qu’il se fut séparé de Guillaume II, accueillit avec bienveillance les franches explications de son ministre et finit par reconnaître leur parfaite justesse. Il fut convenu sur-le-champ que l’arrangement de Bjoerkoe devait être révoqué, et le comte Lamsdorf fut chargé par son maître de trouver de bons prétextes et de plausibles argumens pour annuler les effets de la signature arrachée à Nicolas II par son persuasif et éloquent cousin. Le comte Lamsdorf terminait ses confidences en communiquant à M. de Nélidoff qu’il s’était empressé d’exécuter les ordres de Sa Majesté et qu’à l’heure actuelle notre ambassadeur à Berlin, le comte Osten-Sacken, recevait la désagréable mission de signaler à l’empereur Guillaume l’impossibilité dans laquelle se trouvait l’Empereur de donner cours à l’arrangement signé à Bjoerkoe.

Le comte Lamsdorf ne mentionnait dans son récit de l’entrevue de Bjoerkoe aucun arrangement des deux souverains qui eût concerné le Danemark; le nom même du Danemark ne figurait pas dans la lettre du comte à M. de Nélidoff.

Les télégrammes publiés par le New York Herald, et que nous avons mentionnés plus haut, constatent d’ailleurs pleinement toutes ces données. On n’y trouve qu’un seul et très court télégramme du tsar ; et ce télégramme se borne à approuver les conversations amicales que devait avoir à Copenhague l’empereur Guillaume et dont le but était de mettre le Danemark du côté de l’Allemagne et de la Russie en cas d’une agression anglaise. Tous les télégrammes précédens et suivans sont signés du Kaiser et « il en résulte clairement, » comme le fait si judicieusement ressortir dans son interview M. Isvolsky, « que le Tsar s’est efforcé de retirer de son côté la promesse si malheureusement donnée à Bjoerkoe. » Dès septembre 1905 Guillaume II en était arrivé à insister emphatiquement auprès de Nicolas II sur l’inviolabilité de l’arrangement de Bjoerkoe : « Nous nous sommes donné les mains devant Dieu qui a entendu notre serment. Ce qui est signé est signé. Dieu est notre témoin. » Autrement dit, à cette époque l’empereur de Russie avait déjà prévenu son partenaire qu’il ne se considérait plus comme lié par un pacte dont il n’avait pas compris au premier moment toute la portée et dont il n’avait pas pesé toutes les conséquences.

Une fois de plus, la politique prime-sautière de l’empereur Guillaume, en voulant arriver trop vite et d’un coup à des résultats qui eussent requis une longue et patiente préparation, aboutit à un échec et amena des effets tout à fait contraires aux desseins proposés. L’empereur Nicolas II, humilié de s’être laissé arracher une signature que sa conscience lui commanda ensuite de rétracter, en ressentit un profond dépit qui se tourna contre l’auteur de la surprise de Bjoerkoe. Dès ce jour, il fut plus enclin à orienter sa politique du côté de l’Angleterre et accueillit avec une satisfaction toujours croissante les avances discrètes que lui faisait dans ce même temps le roi Edouard et dont le premier témoignage fut le coup de main efficace que le roi prêta personnellement à la Russie dans le moment décisif des pourparlers de paix avec le Japon. Quant au comte Lamsdorf, blessé à si juste titre d’avoir été exclu d’une entrevue et d’un arrangement d’une aussi haute gravité, il attribua cette exclusion à l’initiative de Guillaume II et se mit dès lors plus que jamais en défiance contre tout ce qui venait de Berlin. Sa correspondance avec Benckendorff et Nélidoff devint encore plus fréquente et cordiale que par le passé; et l’on peut dire qu’au moment où le comte quittait les affaires, c’est-à-dire vers le printemps de l’année 1906, l’entente anglo-russe était chose décidée et arrangée. Il fut donné à M. Isvolsky de la formuler définitivement et de la contresigner.

Lorsqu’en septembre 1905 M. Witte arriva à Paris de Portsmouth, où le grand financier venait de gagner, et d’une façon brillante, ses éperons de diplomate, il parla plus haut que jamais de la nécessité de contracter une alliance étroite avec l’Allemagne et d’y attirer la France. Il connaissait sans nul doute par ses amis de Saint-Pétersbourg la substance du traité secret conclu entre les deux Empereurs, et il se croyait déjà appelé à succéder au comte Lamsdorf comme ministre des Affaires étrangères, — qui sait ? — comme chancelier de l’empire de Russie chargé d’inaugurer son grand et nouveau système politique. M. de Nélidoff se garda bien de l’instruire du vrai et définitif résultat de l’entreprise de Bjoerkoe; mais lorsque Witte arriva à Saint Pétersbourg, il comprit tout de suite que le terrain était devenu tout autre qu’il ne l’avait cru et espéré. Il n’était plus question, pour la politique extérieure de la Russie, ni de lui, ni de son système; et la rumeur publique qui continuait à escompter la retraite du comte Lamsdorf donnait comme successeur à cet honnête et prudent, mais trop modeste homme d’État, le brillant ministre de Russie auprès de la cour de Danemark, M. Isvolsky, lequel n’avait jamais caché ses sympathies pour un arrangement sincère et complet entre la Russie et l’Angleterre.

Dès ce moment, l’ambition du comte Witte (il venait de recevoir ce titre pour les services rendus à Portsmouth) se tourna du côté de la politique intérieure qui prenait à cette époque en Russie une tournure singulièrement grave. On sait la part qu’il y prit. Porté au pinacle, ayant joué le rôle décisif dans les journées qui aboutirent à la capitulation apparente du régime autocratique et à l’installation d’une représentation nationale en Russie, il se vit presque aussitôt isolé, abandonné par la sympathie publique, regardé comme suspect et honni par ceux-là même en faveur desquels il semblait avoir remporté une formidable victoire. Sic vos non vobis. La disgrâce impériale, disgrâce discrète et tempérée d’aimables procédés personnels, suivit la défaveur publique, et le comte Witte ne revint plus jamais à la surface des grandes affaires d’État pour lesquelles il était pourtant créé et dans lesquelles il avait rendu de si éminens services. La cause de cet insuccès final doit être attribuée à la soif de pouvoir et à une certaine rêverie politique qui obscurcissaient parfois cette vaste intelligence et provoquaient des oscillations d’une volonté ordinairement puissante et dominatrice. En haut lieu, tout aussi bien que dans le public, on remarquait parfaitement ces oscillations et l’autorité du comte Witte en était profondément sapée dans le moment même où elle semblait s’affermir le plus et prendre la direction des affaires.


L’entrevue de Bjoerkoe constitue un tournant mémorable dans la direction de la politique russe, mais un tournant dans le sens absolument opposé à celui qu’avait en vue l’initiateur de l’entrevue, l’empereur Guillaume. Une fois de plus son impatience, son désir de saisir la proie au vol, son exagération des influences personnelles avaient compromis une partie qui semblait établie sur des bases logiques et solides. En quittant les eaux tranquilles et les rivages boisés du Skaergaard finnois, Guillaume II croyait emporter avec lui l’âme entière du monarque russe. Il avait au contraire jeté Nicolas II dans les bras d’Edouard VII et préparé un triomphe à la politique anglaise. De pareilles fautes, en se répétant et en s’amoncelant, menacèrent au cours des années d’étouffer le prestige de la politique allemande et de la diplomatie personnelle de son empereur; et, à la fin, pour sauvegarder les ambitions et les appétits dominateurs de l’Allemagne moderne, Guillaume II se vit contraint de recourir à l’ultima ratio regis et déchaîna sur son peuple et sur toute l’Europe une catastrophe telle que le monde n’en a pas connu depuis la migration des peuples et l’invasion de l’Empire romain par les Barbares.

Pour ce qui est de l’empereur Nicolas II, l’histoire de l’entrevue de Bjoerkoe démontre d’une façon irréfutable qu’en rencontrant son puissant voisin, il n’a certainement pas songé à sacrifier les liens et les sympathies qui le liaient à la France et au Danemark. Nicolas II n’a jamais consenti à trahir la cause de l’alliance franco-russe, et il y est resté fidèle à travers tous les événemens, per fas et nefas et jusqu’aux derniers momens de son malheureux règne.


A. NEKLUDOW.

  1. Le comte Benckendorff, qui aurait contresigné à côté de von Tschirschky et de l’amiral Birileff le texte du traité, n’était autre que le frère unique de l’ambassadeur de Russie à Londres. Le comte Paulin Benckendorff, alors maréchal, plus tard grand maréchal de la cour russe, ne s’était jamais occupé de politique. Type accompli d’aide de camp fidèle de l’Empereur, il a toujours joui de la réputation d’un parfait gentleman ; il avait l’extérieur, les manières et la mentalité d’un aristocrate autrichien, d’un Croy qu’il était du côté de sa mère. Lui et son beau-fils, le prince Basile Dolgorouky, ont été dans ces derniers temps les seules personnes de l’entourage immédiat de Nicolas II qui partagèrent volontairement la captivité de l’Empereur à Tsarskoé-Selo.
    Il est très possible que le comte Paulin Benckendorff ait contresigné le texte du traité sans même en avoir pris connaissance. Mais même s’il l’avait connu, il n’en aurait jamais soufflé mot à son frère l’ambassadeur, avec lequel il était pourtant dans les meilleurs termes; sa parfaite correction l’en eût empêché.