Souvenirs diplomatiques - Auprès de Ferdinand de Bulgarie

Souvenirs diplomatiques - Auprès de Ferdinand de Bulgarie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 547-577).
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES[1]

AUPRÈS
DE
FERDINAND DE BULGARIE

J’étais en congé à Saint-Pétersbourg, en janvier 1911, lorsqu’on y apprit la grave maladie, puis le décès du ministre de Russie à Sofia, M. Sementovsky.

Après un stage de plus de six années comme conseiller d’ambassade à Paris, j’avais des droits incontestables à un avancement, et mes antécédents de carrière (j’avais passé dix-sept années comme secrétaire entre les postes de Sofia, de Constantinople et de Belgrade) me destinaient, pour ainsi dire, à un des postes balkaniques. On parlait d’ailleurs de ma nomination en ville et dans les bureaux du ministère. Je ne fus donc pas étonné lorsque, quelques jours après le décès de M. Sementovsky, M. Sazonoff, qui occupait depuis trois mois seulement le poste de ministre des Affaires étrangères, me fit venir chez lui et m’annonça que ma nomination à Sofia venait d’obtenir l’approbation de l’Empereur et que je devais me préparer à prendre sous peu possession de mon poste.

En m’annonçant ma nomination, M. Sazonoff me dit, entre autres choses, que j’allais à Sofia dans un moment particulièrement intéressant. Le roi Ferdinand semblait orienter sa politique de plus en plus du côté des conseils et des sympathies russes, et son gouvernement, — c’était celui des radicaux avec Malinov à leur tête, — nous proposait la conclusion d’une convention militaire. C’était chose à examiner mûrement : le ministre se fiait à ma connaissance des affaires balkaniques pour étudier la proposition et donner mon avis sur l’opportunité de pareilles négociations. Il me recommanda de tâcher de me mettre en bons termes avec Ferdinand, qui avait la réputation d’être très ombrageux et capricieux dans ses rapports avec les représentants étrangers, surtout ceux de la Russie. Mon prédécesseur avait eu à ce point de vue de notoires succès. En 1909, tout au début de la mission de M. Sementovsky, le roi Ferdinand avait, en venant à Saint-Pétersbourg, essayé de se débarrasser du nouveau ministre de Russie et de faire nommer à Sofia un personnage qui eût appartenu au high-life pétersbourgeois. Mais le ministère, dans les bureaux duquel Sementovsky avait passé toute sa carrière, n’ayant pas voulu l’abandonner, Ferdinand se hâta de se réconcilier avec un représentant qu’il sentit si bien protégé, et s’efforça au contraire de l’attirer et d’en faire, si possible, l’instrument de ses instances auprès de la Russie et de ses desseins politiques. C’est au beau milieu de ces faveurs, toujours très précaires, que le ministre de Russie tomba malade et mourut, donnant occasion au Roi de déployer tout un spectacle de deuil et de cérémonies funèbres, qui devaient servir de preuve à ses sentiments russophiles.

Tout en me gardant bien de recourir à un moyen aussi extrême de recueillir des preuves flatteuses de la bienveillance royale, je partageais toutefois entièrement la manière de voir du ministre sur la nécessité d’établir, — inter vivos, — de bonnes relations personnelles avec le roi Ferdinand. On pouvait nourrir à son égard un certain sentiment de méfiance, mais il importait de ne pas laisser voir ce sentiment au public de là-bas, si féru d’intrigues, si passionnément occupé de commérages politiques. J’avais été témoin, au commencement de ma carrière, des déboires et des mécomptes qu’avait valus à la politique russe l’attitude que nous avions prise vis-à-vis du premier prince de Bulgarie, Alexandre Battenberg. Nous avions, — et cela au beau milieu de la réaction qui prévalait en Russie dans les années 1880, — épousé passionnément les griefs du parti radical bulgare contre les velléités d’absolutisme du jeune prince hessois ; nous finîmes par nous brouiller complètement et avec lui et avec les radicaux bulgares ; nous réussîmes à casser le cou au prince, mais ce fut pour livrer le pays au bâton des stamboulovistes, pour faire éclore, en Bulgarie, tout un parti russophobe, et enfin pour aboutir à la royauté de Ferdinand de Cobourg, bien plus dangereux et mille fois plus retors que Battenberg et que nous étions arrivés à ménager, presque à aduler, après l’avoir abreuvé pendant des années d’insultes et de mépris ! Certainement je ne me laisserais pas prendre à recommencer les mêmes erreurs ; je le dis très franchement à M. Sazonoff, qui approuva complètement ma manière de voir.


LES INSTRUCTIONS DE NICOLAS II

Quelques jours plus tard, je me présentais en audience chez S. M. l’Empereur. Je reçus un accueil particulièrement gracieux, et l’Empereur récapitula avec moi les points principaux de mon programme d’action en Bulgarie, — programme qui avait été établi préalablement dans mes conversations avec M. Sazonoff : question des relations avec le Roi, question de la Macédoine, question des relations entre Bulgares et Serbes qu’on voulait très sincèrement voir s’améliorer, et enfin question de la convention militaire proposée par les Bulgares. Je remarquai cependant que, sur ce dernier point, l’Empereur paraissait glisser et ne pas y attacher l’importance que lui donnait Sazonoff.

Depuis ma nomination à Paris, j’avais eu plusieurs fois l’occasion d’avoir avec Sa Majesté des entretiens d’affaires, les affaires de mon ressort, bien entendu. Chaque fois, j’avais emporté l’impression d’une grande bienveillance et d’une extrême politesse personnelle, d’un esprit vif et fin, avec une petite pointe de causticité, d’une conception très rapide, — quoique plutôt superficielle. Lorsque je désirais que mon auguste interlocuteur se prononçât sur tel ou tel autre sujet, j’essayais d’y amener la conversation de loin. L’Empereur, dans ce cas, saisissait la balle au bond, — lorsqu’il le voulait bien, — et passait d’une façon imperceptible et comme de sa propre initiative au sujet en question ; lorsqu’il ne voulait pas se prononcer, il laissait tomber l’allusion de l’interlocuteur en marquant bien qu’il avait compris, mais qu’il ne voulait pas se prononcer. Cette fois, tout comme les précédentes, l’Empereur déploya dans l’entretien les mêmes qualités. Il s’était d’ailleurs visiblement préparé à la conversation et me donnait en somme des instructions générales assez précises. Il me parlait avec son urbanité habituelle, et, tout en donnant des instructions qui étaient des ordres, avait l’air d’énoncer seulement ses opinions.

Une seule fois, au cours de cette audience, l’Empereur prit un air de solennité et de commandement. Après une pause voulue, se reculant d’un pas et m’enveloppant d’un regard pénétrant, il me dit : « Et écoutez bien, Nekludoff, ne perdez pas un instant de vue que nous ne pouvons pas faire la guerre. Je ne désire en général pas la guerre ; je ferai tout mon possible pour conserver au peuple russe les bienfaits de la paix. Mais en ce moment, plus que jamais, tout ce qui peut amener la guerre doit être évité. Il nous serait tout à fait impossible d’affronter une guerre avant cinq ou même six ans, avant l’année 1917... Enfin, si les intérêts les plus vitaux, si l’honneur de la Russie étaient en jeu, nous pourrions à la rigueur accepter un défi en 1915 ; mais avant cette époque — dans aucun cas et sous aucun prétexte ! M’avez-vous bien compris ? »

Je répondis sur-le-champ que je m’étais entièrement pénétré de cette instruction impériale, que je comprenais parfaitement la situation et que, dans le cours de ma mission, je ne perdrais pas un instant de vue les ordres que je venais de recevoir.

Là-dessus Sa Majesté revint à son ton de gracieuse bonhomie et, après un bout de conversation, me congédia.

Quelques jours après mon audience de Tsarskoé-Selo, M. Sazonoff tomba subitement malade d’une inflammation purulente de la gorge, laquelle se porta ensuite sur les poumons. Quinze jours plus tard, comme je partais pour Sofia, la maladie était déjà considérée comme sérieuse. Dans le courant du mois de mars, l’état du Ministre devint si grave que les médecins l’expédièrent en toute hâte à Davos et le monde de Pétersbourg s’occupait déjà, — et avec passion, — de la question de son successeur. Toutefois, aucune nomination ne fut faite. Stolypine, à ce moment encore assez puissant, ne voulait pas abandonner l’espoir que M. Sazonoff, son beau-frère et ami, ne succomberait pas et reviendrait à son poste. Cet espoir se réalisa. Après quelques mois de séjour à Davos et une opération très sérieuse, l’état de santé du malade s’améliora à tel point qu’en décembre il put revenir à Pétersbourg reprendre la direction de son ministère, lequel, pendant son absence, avait été géré par l’adjoint du ministre, M. Nératoff, qui venait d’être promu à ce poste important. Une absence aussi prolongée de M. Sazonoff, — et cela au moment où il venait de prendre la direction des affaires, — n’a pu rester sans préjudice pour la politique extérieure de la Russie.

Dans les derniers jours de février, je quittais Pétersbourg, via Vienne, et, le 17 mars, je présentais, en audience solennelle, mes lettres de créance au roi Ferdinand de Bulgarie.


À LA COUR DE FERDINAND

Ferdinand de Cobourg était en ce moment dans la vingt-quatrième année de son règne.

Ce rejeton de deux races, les Cobourg et les d’Orléans, qui avaient pris une part considérable aux grands événements du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle, avait eu des commencements d’existence qui faisaient peu préjuger de ses destinées futures. Fils d’un père assez nul et d’une mère aussi intelligente qu’ambitieuse, le jeune prince Ferdinand de Cobourg, cadet et benjamin de la famille, particulièrement gâté par sa mère, mais aussi soigneusement instruit sous sa direction, faisait assez étrange figure à la cour autrichienne et dans la haute société viennoise. On remarquait beaucoup les dimensions de son nez bourbonien ; on se moquait de ses façons efféminées, de son élégance outrée, de sa passion des bijoux et des bibelots ; on lui prêtait volontiers des goûts que semblaient justifier sa mise et ses manières. Dans un milieu qui ne prenait plaisir qu’à la chasse, au cheval, à la société des femmes aimables et faciles, qui ne comprenait le travail que dans les rangs d’un régiment de cavalerie, — la recherche et la préciosité intellectuelle du jeune Ferdinand, ses jolis discours, sa haine de l’équitation et des sports, sa culture même, servaient de cible aux moqueries courantes des jeunes archiducs et grands-ducs.

D’ailleurs, il n’avait pas le don d’éveiller la sympathie. Son regard ombrageux et oblique prévenait contre lui. Et plus ses camarades et le monde lui marquaient d’éloignement, plus il distillait en secret de venin et de bile, et plus il nourrissait dans le fin fond de son cœur des ambitions qui eussent provoqué des éclats de rire s’il s’était aventuré à les dévoiler. Il ne trouvait encouragement et sympathie qu’auprès de sa mère. Aussi était-ce le seul être qu’il eût réellement chéri et dont il eût subi l’influence. A partir du jour de la mort de la princesse Clémentine, le cœur de Ferdinand resta absolument désert.


A l’abdication du prince Alexandre de Battenberg, le monde diplomatique européen fut étonné des démarches du jeune prince de Saxe-Cobourg qui posait sa candidature. Les cours s’en moquèrent, — la nôtre surtout, quoique le prince Lobanoff, notre ambassadeur à Vienne et intime de la princesse Clémentine, eût soutenu jusqu’à un certain point les ambitions du jeune Ferdinand, qu’il représentait dans ses dépêches comme un personnage infiniment plus marquant que ne l’imaginait l’opinion publique. A Vienne on fut, en somme, content d’avoir sous la main quelqu’un sans conséquence pour tenter l’aventure ; s’il échouait, cela ne serait pas un échec sensible pour la politique autrichienne ; s’il réussissait, on aurait quand même à la tête de la Bulgarie un prince catholique, apparenté à la maison d’Autriche, et naturellement porté contre la Russie qui, à ce moment même, déclarait illégitimes son élection et son installation en Bulgarie.

On connaît les débuts du règne du prince Ferdinand et son effacement complet devant l’omnipotence de Stamboulov. On connaît son mariage avec une princesse de Bourbon-Parme, — jeune femme sans beauté ni santé, mais dont l’intelligence et les hautes qualités morales étaient incontestables. Elle sut avoir de l’affection pour son mari qui, à la fin, le lui rendit un peu et daigna même quelquefois écouter ses avis. Son entourage la chérissait, et même dans le pays elle parvint à se créer quelques sympathies.

Mais les vertus de la princesse Marie-Louise ne pouvaient pas consolider à elles seules le trône chancelant du prince. Ferdinand sentait que la dictature de Stamboulov ne pouvait durer longtemps, que le pays en était las, que les complots allaient se multiplier et que si lui-même ne se séparait pas à temps du dictateur, la chute de ce dernier entraînerait fatalement sa propre chute, peut-être même une catastrophe sanglante pour lui et pour sa famille.

A ce moment, le changement de règne en Russie et ensuite la nomination du prince Lobanoff comme ministre des Affaires étrangères ouvrirent à Ferdinand des horizons de salut. Par l’entremise de Serge Tatischeff, publiciste de talent et ex-diplomate, s’ouvrirent des pourparlers confidentiels entre Lobanoff et le prince de Bulgarie. Ils aboutirent au coup de théâtre : démission de Stamboulov, passage du fils aîné et héritier du prince, baptisé catholique, dans le giron de l’Eglise orthodoxe-grecque et réconciliation du Prince avec la Russie. Il y a un vieux conte d’enfants dans lequel une châtelaine dénaturée, pour conserver éternellement sa beauté et sa jeunesse, consent à ce qu’une horrible sorcière aille plonger son enfant à minuit dans une eau maudite et en fasse ainsi un loup-garou. Ceux qui connaissent l’état d’âme des vieilles familles catholiques d’Autriche et d’Italie, peuvent comprendre que pour toute la parenté de Ferdinand, — à commencer surtout par sa femme, — l’acte qu’il commettait vis-à-vis de son enfant équivalait presque à l’infernal baptême de la légende. Il vendait l’âme de son enfant innocent pour conserver son trône. Lui-même en garda pour toujours au fond de son cœur un sentiment de honte et de crainte superstitieuse ; et il n’a jamais pardonné à la Russie le sacrifice qu’il dut faire en cette occurrence à nos exigences politiques et confessionnelles.

Ferdinand n’a jamais été aimé par son peuple qu’il méprisait et détestait. Il affichait même ce mépris devant les étrangers, surtout devant les membres du corps diplomatique de Sofia. « Comtesse, souffrez que je m’arrête ici pour mettre mes gants : je dois serrer les mains de mes charmants sujets ; je ne le risque jamais avec la main nue. » — « Madame, je vais vous conduire dans la grande salle où est rassemblé tout le beau monde de Sofia : vous verrez les épouvantables figures ! N’ayez pas trop peur ! » — Voilà les propos que j’ai entendus moi-même sortir de sa bouche. Et c’était ainsi à tout moment.

Mais Prince et sujets se retrouvaient d’accord sur un autre terrain que celui des relations et des sympathies individuelles. En politique, les Bulgares regardaient Ferdinand comme un outil admirable pour leurs aspirations nationales : son ambition personnelle, son intelligence, sa grande astuce, sa naissance et sa parenté, tout devait servir et servait effectivement la cause bulgare. D’autre part, le Prince savait que, dans les questions de politique extérieure, il pourrait toujours s’appuyer sur le patriotisme, l’opiniâtreté et la ruse bulgares, et qu’en cas de guerre ses soldats et ses officiers combattraient avec un courage farouche et souvent cruel, et-déploieraient les qualités de ténacité, d’endurance et d’une discipline de fer volontairement acceptée, qui feraient de l’armée bulgare l’une des meilleures armées du monde.

Depuis la chute et l’assassinat de Stamboulov et depuis la réconciliation avec la Russie, le Prince pouvait respirer plus librement et se sentir enfin maitre du pays. Mais des dangers et des préoccupations existaient toujours. La lutte des partis et des aspirations nationales passionnées, exploitées à leur tour par les partis ; une incompatibilité flagrante entre un Prince décadent d’origine austro-française et tout un peuple de « paysans du Danube ; » la Macédoine toujours en ébullition et jetant sur le pavé de Sofia ses scories de conspirateurs, spécialistes en matière d’attentats, — tout cela tenait les craintes en éveil et aiguisait l’instinct d’intrigue du Prince. Ferdinand par nature appartenait à la catégorie de ceux qui, pour arriver à leurs fins, font jouer bien plus volontiers les vices que les vertus de leur entourage. Son règne ne fit que développer cette tendance. Il aimait à susciter les rivalités irréconciliables, il excellait dans l’art de suspendre les foudres de la justice au-dessus de la tête des hommes politiques qui s’étaient compromis dans des malversations et de les tenir par la crainte du châtiment, ou par la nécessité de recourir à sa protection ou à sa grâce. En 1913, il y eut, un moment, en Bulgarie, un cabinet composé presque entièrement de gens condamnés et graciés, ou en jugement pour prévarications et abus de pouvoir.

L’élément militaire, toujours dangereux dans ces pays de pronunciamientos, était l’objet d’une sollicitude spéciale de la part du Prince. Ferdinand mit un soin tout particulier et dépensa son propre argent à construire et à doter de tout l’outillage nécessaire une vaste école d’officiers à Sofia. Les jeunes gens y étaient complètement isolés du reste du monde ; ils étaient confiés à des éducateurs dont Ferdinand pouvait être tout à fait sûr ; on y aiguisait chez eux le sentiment national, mais on les habituait en même temps à considérer la bienveillance du souverain et chef suprême de l’armée comme la source unique de tout bien-être et de tout avancement. L’œil vigilant du Maître continue à suivre les jeunes gens à leur sortie de l’Ecole. Afin d’isoler les militaires dans leurs garnisons du milieu civil, des mess d’officiers confortables furent construits et installés partout, aux frais personnels du Prince. L’officier y trouvait bonne chère et bon vin à des prix excessivement modiques ; il y passait le temps libre du service et y apprenait surtout à être très circonspect et très discret. Il savait qu’il y a des oreilles pour rapporter aux chefs, et même en haut lieu, les propos tenus entre camarades et que des officiers supérieurs et méritants furent souvent arrêtés au beau milieu d’une brillante carrière, tandis que d’autres recevaient de l’avancement, qui n’avaient pour eux que l’art de servir l’oreille du maître. Ferdinand, qui connaît son histoire à fond, savait que, pour former des janissaires, les sultans prenaient de jeunes Bulgares, les convertissaient à l’islamisme et les faisaient élever dans des écoles spéciales. Il voulut avoir ses janissaires à lui ; il y réussit jusqu’à un certain point.


A l’époque où je connus Ferdinand et sa cour, la princesse Marie-Louise était depuis des années décédée, emportant dans sa tombe les regrets sincères de son entourage et toute la vie de famille du palais de Sofia. La princesse Clémentine avait suivi sa bru dans la tombe, laissant un vide énorme dans la vie de son fils ; ce dernier s’était remarié, mais sa seconde femme ne jouait absolument aucun rôle ni dans sa vie ni dans celle de ses sujets. Le Roi s’isolait dans une solitude voulue toujours absorbé par ses plans, ses rêves de grandeur, ses cuisantes préoccupations, ses savantes combinaisons politiques...

Ferdinand, s’il eût vécu au beau milieu du quattrocento podestat de Ferrare ou de Mantoue, eût louvoyé entre le Pape, le roi de France, l’empereur des Romains et la Sérénissime ; il eût pillé les orphelinats et construit de splendides édifices ; il eût fait poignarder ses ennemis la nuit dans les rues ou les eût empoisonnés à ses festins ; il se serait entouré de savants et d’artistes et d’un luxe d’édifices, de somptueuses étoffes et de hallebardiers chamarrés. Il eût surtout possédé ce fin et sûr goût artistique auquel il n’a pu que prétendre. Venu dans le monde quatre siècles trop tard, le Roi des Bulgares s’est borné à faire des rêves de grandeur, à se costumer en Basileus Byzantin et à se faire portraicturer dans cette tenue par des peintres de troisième ordre ; au lieu de construire des palais, il s’est contenté de planter des jardins botaniques, car, loin de s’enrichir à son métier de souverain, il s’est au contraire ruiné en cadeaux, en dotations et en secours destinés à lui acheter des partisans. Ne pouvant exterminer ses ennemis par le poison ou le fer, Ferdinand a tâché de les user les uns par les autres. Mais, tout comme ses prototypes médiévaux, il maniait admirablement l’arme de l’intrigue politique et s’y adonnait de préférence à toute autre occupation et à tout autre souci, en faisant preuve d’ailleurs de plus d’élasticité que de suite, et de plus d’audace dans la conception de ses desseins que de résolution dans leur accomplissement.

A ce portrait que je fais du roi des Bulgares on ne m’accusera pas d’avoir pour lui aucune indulgence. Et cependant, en jugeant de ce caractère compliqué et de ce personnage si généralement réprouvé, je suis prêt à plaider des circonstances atténuantes.

Et, tout d’abord, l’exercice de la souveraineté dans un pays balkanique ne rentre pas dans la catégorie des métiers qui ennoblissent le caractère de ceux qui le pratiquent. D’autant plus doit-on l’admettre quand il s’agit de la Bulgarie et des Bulgares, ce peuple déjà une fois maudit par l’histoire, — car c’est lui qui appela les Turcs en Europe, — et qui, subissant pendant cinq siècles un joug particulièrement cruel et privé de tout vestige d’autonomie nationale, fut endurci et dévoyé plus qu’aucune autre nation du proche Orient.

En somme, pendant trente ans, Ferdinand et les Bulgares se sont corrompus réciproquement.

Il convient ensuite de mettre à l’actif du Roi des Bulgares le fait que dans toute son existence de Prince, il a vécu uniquement de la vie politique de son peuple, ne se passionnant que pour l’élévation de la Bulgarie, y travaillant à toute heure et en toute occasion. Cela lui constituait une force incontestable vis-à-vis d’autres souverains, surtout vis-à-vis de ceux que leur vie privée occupait bien plus que leur vie publique et celle de leurs peuples. Les uns songeaient surtout à l’accroissement de leur fortune ; d’autres s’adonnaient aux passions des sens ; d’autres encore subordonnaient tout, — et même leurs devoirs les plus sacrés, — aux joies et aux soucis de la famille ; Ferdinand n’eut que deux passions : la consolidation de son trône et l’avenir de son peuple.

Il sied de dire encore à la décharge de Ferdinand qu’il était né neurasthénique et que les conditions de sa vie et de son métier exaspérèrent singulièrement cette disposition. De là son irrésolution dont on ne se doutait pas dans le grand public, de là sa méfiance qui se remarquait immédiatement : Ferdinand n’a jamais su prendre une décision par lui-même. Il imaginait et élaborait savamment les détails d’une combinaison politique ; au moment de la mettre en œuvre, une autre volonté devait s’imposer à la sienne et le faire agir. Longtemps cette volonté fut celle de sa mère. Avec la mort de la princesse Clémentine, l’irrésolution de Ferdinand s’accrut dans des proportions formidables. En 1908, lorsque l’annexion de la Bosnie manqua de brouiller les cartes de toute l’Europe, Ferdinand, prévenu à temps par M. d’Aerenthal, se prépara à faire suivre la démarche autrichienne par la proclamation de l’indépendance et de la royauté bulgares. Tout était parfaitement combiné et préparé ; mais, au moment décisif, M. Malinov et ses collègues durent l’assiéger pendant plusieurs heures dans son wagon-salon et lui arracher la décision, en employant à cet effet les menaces bien plus que la persuasion. Et ceci n’est pas un exemple unique.

Pour ce qui est de sa méfiance, je dois dire que j’ai rarement vu un être plus soupçonneux que le roi Ferdinand. Presque toutes les conversations que j’ai eues avec lui commençaient bien ; on avait devant soi un interlocuteur intelligent, cultivé, fin, voulant exercer son charme de séduction et entrant jusqu’à un certain point dans votre ordre d’idées ; et puis tout d’un coup, sans raison apparente, une ombre passait sur son visage, le regard devenait oblique, et la pensée du Roi se fermait brusquement devant vous, remplacée par un échafaudage de faux-fuyants et de lieux communs. C’est qu’à un certain moment une pensée coutumière avait traversé le cerveau du roi : « Eh ! qui sait si ce qu’il me débite ne cache pas un piège ? s’il ne cherche pas auprès de moi une réponse qui me compromette ou me lie ? » — A partir de ce moment tous vos arguments devenaient inutiles.

Tel était le Souverain auquel je venais présenter mes lettres de créance et que je devais avoir pour partenaire dans le cours des événements les plus graves qu’ait traversés la Bulgarie, et qui se sont reflétés d’une façon fatale sur nos rapports avec le peuple bulgare.

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DE SOFIA A PARIS

J’arrive au mois de septembre 1913, où je quittai Sofia. A cette époque, la communication avec Belgrade n’était pas encore rétablie et l’on devait aller prendre l’Orient-Express à Bucarest. Il faisait une chaude journée d’automne tandis que j’effectuais le trajet entre Sofia et Roustchouk. Le soir, à Roustchouk, éclata un violent orage ; et à l’aube, lorsque mon compagnon de route et moi montâmes à bord du petit bateau à vapeur qui devait nous conduire à Djurdjevo, sur l’autre bord du Danube, le temps était si subitement devenu froid qu’il nous semblait avoir soudainement passé de septembre en décembre. Le jour se levait ; au-dessus des vagues grises, et sous un ciel couleur de plomb, un vent glacial du Nord chassait un énorme vol de corbeaux croassants. « Que pronostiquez-vous, sinistres oiseaux ? ne pus-je m’empêcher de penser ; quels nouveaux carnages ? quelles calamités ? »

A Bucarest, je ne ne trouvai plus M. Schébéko. Il avait reçu quelques jours auparavant la nouvelle de sa nomination comme ambassadeur à Vienne et était parti pour Pétersbourg. En prenant à deux heures de l’après-midi l’Orient-Express, j’y rencontrai M. Majoresco, alors encore Président du Conseil des ministres de Roumanie, et m’entretins assez longtemps avec lui des événements politiques qui venaient de se dérouler et dans lesquels nous avions pris tous les deux une part si active. Des quelques heures que je passai ainsi avec les Roumains je pus remporter l’impression que nous jouissions en Roumanie d’une grande popularité. Il n’y a pas de doute pour moi que le souvenir des sympathies russes de 1913 et de l’appui que nous donnâmes à cette époque à la politique roumaine, furent pour beaucoup dans la décision que prirent les Roumains en 1916, lorsqu’ils finirent par se mettre du côté de l’Entente contre les Empires du Centre. Malheureusement, il n’en résulta rien de bon, — pour la Russie du moins !

Le lendemain, pendant tout le trajet pittoresque entre Vienne et Munich, le soleil fut si beau et si chaud que j’oubliai et mon vol de corbeaux et les idées noires qui ne me quittaient pas dans les derniers temps de mon séjour à Sofia.

Deux ou trois jours après mon arrivée à Paris, je me présentai à M. Sazonoff qui m’accueillit, comme toujours, avec beaucoup d’amabilité. Le ministre semblait fatigué, mais content et, en somme, optimiste. Cet optimisme se communiquait à son entourage et de là, réagissait, comme de juste, sur lui-même, augmentant sa confiance dans la situation politique.

Jamais encore Paris n’avait produit sur moi, comme cette fois, l’impression d’une ville de luxe et d’insouciance. C’était l’époque de l’apparition du fameux tango, des « bals persans, » etc.. On vit surgir des « soupers tango » chez Ciro et des « thés tango » un peu partout, où le jour, le soir et la nuit, se balançaient gracieusement ou se trémoussaient comiquement dans de nouvelles danses américaines des professionnels, des amateurs, des cocottes, des dames du monde, voire des grandes-duchesses. Le grand monde élégant de Pétersbourg était largement représenté. Tout ce public remplissait les petits théâtres, les restaurants chics et les nouveaux ateliers de mode, où des modèles « modern-style » montraient, avec des gestes tout nouveaux, des toilettes entièrement inédites, simplifiées, écourtées, mais encore plus coûteuses que les anciennes traînes et volants ; et le peintre russe Bakst donnait à ces toilettes la dernière touche en peignant dessus des fleurs et des arabesques stylisées et qui venaient s’achever sur la gorge et le dos de la charmante « patiente. » C’était comme si quelqu’un poussait tout ce monde en lui soufflant à l’oreille : « Hâtez-vous, hâtez-vous de jouir, ce sont les tout derniers mois de votre existence insouciante, brillante et luxueuse ! »

Retenu à Paris par des affaires privées, j’y restai plus de six semaines. Quelque temps après le départ de M. Sazonoff (qui sur son chemin de retour s’arrêta à Berlin), je vis arriver à Paris M. Kokovtzoff. J’allai, bien entendu, le voir et m’entretins avec lui. Le président du Conseil des ministres me fit l’impression de ne pas partager l’optimisme qui semblait régner dans notre Ministère des Affaires étrangères. Il avait l’air de craindre des complications du côté de l’Allemagne. En retournant à Pétersbourg, il s’arrêta lui aussi à Berlin, eut une audience chez l’empereur Guillaume, s’entretint avec Bethmann-Holweg, Jagow et son collègue des finances ; des bruits couraient dans le monde de Pétersbourg que ces conversations avaient rasséréné l’atmosphère politique. Mais je ne saurais pas du tout garantir le bien-fondé de ces bruits.


UNE AUDIENCE A LIVADIA

De Paris, je me dirigeai, par Vienne et Odessa, en Crimée, à Yalta, où se trouvaient en visite chez mon beau-père ma femme et ma fille qui avaient entre temps quitté Sofia. La cour passait, comme d’ordinaire, l’automne à Livadia et j’avais l’intention de profiter de mon séjour à Yalta pour demander une audience à l’Empereur.

En arrivant, je demandai à ma femme si elle s’était présentée à l’impératrice Alexandra. « Il n’y a pas eu de vraie présentation, fut la réponse. L’Impératrice ne reçoit pas officiellement à Livadia ; mais j’ai été invitée à un diner, avec soirée après. On a dîné par petites tables présidées par les grandes-duchesses qui séjournent en ce moment en Crimée. Après diner, la jeunesse se mit à danser. Les jeunes grandes-duchesses et les demoiselles de Yalta dansaient avec beaucoup d’entrain et sans aucune étiquette avec des jeunes gens, principalement les officiers du yacht impérial. — Est-ce que l’Impératrice a été aimable ? — Sa Majesté n’a dit mot à aucune des dames présentes ; elle était assise tout le temps avec un air maussade, je dirai presque tragique, et son visage ne se rassérénait un peu que lorsqu’une des jeunes grandes-duchesses s’approchait d’elle pour lui parler ; quant à ces délicieuses jeunes filles, elles s’amusaient de tout cœur. — Mais qu’est-ce que cela veut dire ? — Oh ! c’est tout une histoire, hélas ! A propos, voici une invitation pour nous deux au diner de samedi prochain ; mais je viens d’apprendre que ce diner n’aura pas lieu. » Effectivement, le lendemain un courrier du Palais vint apporter un bulletin qui annulait l’invitation, pour cause d’indisposition de Sa Majesté l’Impératrice.

Peu à peu je fus initié à tous les racontars de Yalta et de Livadia, et voici ce que j’appris.

Cette année l’Empereur et sa famille jouissaient beaucoup de leur séjour en Grimée. Tous se portaient bien. On jouait au tennis, on montait à cheval, et les samedis la jeunesse dansait. Un instant seulement cette vie heureuse fut assombrie par la mort presque subite de Déduline, » général du jour » [2] auprès de Sa Majesté l’Empereur. C’était un brave et honnête homme, ne se distinguant pas par des capacités hors ligne, mais qui n’avait jamais abusé de sa position, grâce à laquelle il était constamment rapproché de la personne du souverain. On le pleura sincèrement ; on versa quelques larmes à ses funérailles, célébrées avec toute la pompe militaire doublée de celle des cours ; mais on se consola assez vite et l’on avait déjà désigné le successeur...

Le lecteur se rappelle le charmant récit d’Edmond About intitulé : l’Homme à l’oreille cassée. Je m’en suis souvenu chaque fois que je me suis trouvé en présence du brave général Doumbadzé, gouverneur militaire depuis 1906 de la ville de Yalta et de ses environs, c’est-à-dire, gardien et garant principal de la sécurité de l’Empereur et de sa famille pendant leurs fréquents séjours à Livadia. Seulement, dans le cas de Doumbadzé, le vieux sorcier allemand avait opéré non pas sur un colonel de la Grande-Armée de Napoléon, mais sur un jeune lieutenant des vaillantes troupes caucasiennes des temps de guerre de montagne des années trente et quarante, épopée qui a été décrite par les plus grands écrivains russes (Pouchkine, Lermontoff, Tolstoï). Géorgien d’origine, d’un courage brillant, d’une honnêteté à toute épreuve, dévoué au Tsar et à l’honneur militaire jusqu’à la folie, mais en même temps très peu cultivé et ne reconnaissant aucun frein ni aucune limite à son arbitraire, — sauf sa conscience, — ce curieux spécimen d’une époque qui semblait si lointaine, attirait l’attention particulière de l’opinion publique et de la presse russe. On racontait des histoires tout à fait extraordinaires sur ses incartades administratives qui rappelaient le bon vieux temps du khalifat de Bagdad et de la Perse de Nadir-Schah. Il y avait du vrai dans ces récits, et plusieurs personnes privées avaient leurs raisons pour se plaindre amèrement de l’arbitraire du Pacha de Yalta. Mais d’autre part, on affectait d’ignorer les côtés hautement respectables, — presque légendaires pour les temps modernes, — du caractère de Doumbadze et de son activité. Il était absolument inaccessible aux considérations de fortune et de bien-être. Père d’une nombreuse famille, il se contenta, pendant les longues années de son despotique gouvernement, d’une paye plus que modique, nichant dans quatre méchantes chambres qu’on lui avait réservées dans les communs de Livadia. Dans les dernières années seulement, il fut un peu mieux payé et reçut un appartement conforme à son rang et à ses fonctions. Mais pendant tout ce temps même ses ennemis les plus acharnés n’ont jamais pu l’accuser de la moindre indélicatesse d’argent.

Tel était l’homme qu’on s’apprêtait à nommer à la place du défunt Déduline et à attacher définitivement à la personne de l’Empereur. Mais en ce moment survint un incident que personne, — sauf des officiers caucasiens des années quarante, — n’aurait pu ni prévoir, ni comprendre.

Au beau milieu de sa plus grande faveur de cour, Doumbadze qui remplissait encore les fonctions de gouverneur militaire de Yalta, apprit que dans l’un des plus modestes hôtels de cette ville venait d’arriver le célèbre « vieillard » Grégoire Raspoutine ; et le lendemain même, ledit « vieillard » fut, par ordre du Gouverneur, renvoyé de Yalta et des environs comme « personnage n’ayant pas d’occupation, ni de moyens avérés d’existence. » Etant donné le « petit état de siège » auquel était soumise la ville pendant les séjours de la famille Impériale, cette expulsion était tout à fait légale. Mais on peut s’imaginer l’effet produit ! La santé de l’Impératrice périclita immédiatement et son excellente humeur, résultat du climat bienfaisant de la Grimée et de la charmante vie de famille au sein d’une nature radieuse, — se changea tout d’un coup en une sombre inquiétude nerveuse. La Vyroubova se mit à faire la navette entre Livadia, l’église de l’évêché et le modeste hôtel où étaient restées la femme (plutôt l’une des femmes) et une des filles de Raspoutine. Les gens de la Cour, en rencontrant Doumbadze, le regardaient comme on regarde un fou ou bien un criminel politique. Enfin, après deux ou trois jours d’une pénible indécision et probablement à la suite de violentes scènes d’alcôve l’Empereur fit appeler Doumbadze et lui demanda en vertu de quoi il s’était cru autorisé à expulser de Yalta « l’excellent vieillard Grégoire ? » Doumbadze répondit avec beaucoup de calme et de franchise qu’il considérait ce vieillard comme un personnage louche et dangereux et qu’il l’avait expulsé conformément à la loi et au devoir que lui imposaient ses fonctions. « Mais pourtant, comment avez-vous pu le faire, sachant à quel point l’Impératrice et moi nous aimons et estimons Grégoire ? Je vous prie, général, — si c’est possible, — d’autoriser ce pauvre homme à venir rejoindre sa famille à Yalta. — Sire, répondit alors Doumbadze, pour mettre fin à cette pénible explication, Votre Majesté sait bien que je verserai la dernière goutte de mon sang pour Elle et pour son auguste famille ; mais mon honneur d’officier, je compte le sauvegarder jusqu’au bout, envers et contre tous. Votre Majesté peut d’ailleurs, à chaque instant, me relever du poste qu’Elle a bien voulu me confier. » L’Empereur se tut, passa a un autre sujet et congédia le général avec sa bienveillance ordinaire. Doumbadze resta préfet militaire de Yalta et, bien entendu, ne songea même pas à y faire revenir Raspoutine. D’autre part, on ne parla plus de la candidature du général au poste de cour éminent qui lui avait été destiné et les personnes de la suite de l’Empereur, qui quelques jours auparavant, parlaient de Doumbadze avec sympathie et respect, se moquaient maintenant, à qui mieux mieux, des méthodes d’administration orientales du préfet de Yalta, de son amour pour les beaux discours et de ses autres petites faiblesses.

L’Impératrice ne put se remettre du coup porté à ses plus chers sentiments ; elle cessa de recevoir et de se montrer en public ; on la voyait seulement passer quelquefois en automobile fermée, en compagnie de ses filles, avec un visage empreint de rigidité et de tristesse.

Malgré toutes ces tribulations, je m’adressai, quelques jours après mon arrivée à Yalta, au ministre de la Cour comte Frédéricsz avec la prière de m’obtenir une audience de Sa Majesté l’Empereur et je reçus bientôt l’ordre de me trouver le 2-15 décembre à midi au Palais de Livadia[3].

Arrivé à l’heure désignée au nouveau Palais de Livadia que je n’avais pas encore vu, je dus attendre mon audience pendant plus d’une demi-heure. L’Empereur, à la promenade avec ses filles, contre toutes ses habitudes, était en retard. La cour vivait à Livadia avec une grande simplicité. Le Palais ne possédait pas de salle d’attente spéciale, l’aide de camp de service accompagnait généralement l’Empereur dans ses promenades. Je passai, donc une demi-heure dans le joli et assez vaste hall du palais, en compagnie du portier, — (le suisse comme on l’appelle encore chez nous) — vieux et aimable serviteur qui se mit à me questionner avec beaucoup d’intérêt et quelque connaissance de la matière, sur les événements qui venaient de se dérouler en Bulgarie. Cet original colloque du portier et du Ministre plénipotentiaire, — et l’on osait douter à l’étranger de nos mœurs éminemment démocratiques ! — ne prit fin qu’avec l’arrivée de Sa Majesté qui me fit de suite venir chez Elle. L’Empereur m’accueillit gracieusement et m’adressa quelques phrases banales. « Quant aux affaires, ajouta-t-il, nous en parlerons après déjeuner ; nous avons assez tardé sans cela. » Assistaient au déjeuner, outre l’Empereur et les quatre jeunes grandes-duchesses, seulement une dizaine de personnes de l’entourage immédiat de la Cour, entre autres la célèbre Vyroubova et le moins célèbre amiral Niloff. J’avais ma place à gauche de Sa Majesté entre les grandes-duchesses Tatiana et Anastasie. Les quatre jeunes princesses rivalisaient de charme et de grâce, et la cadette, Anastasie, une enfant de douze ans, me plut surtout par son regard si vif, si intelligent et si franc ; j’entamai un bout de conversation avec ma délicieuse voisine de table et fus charmé du tour à la fois enfantin et sérieux de ce qu’elle disait.

Au moment où j’écris ces lignes [4], on ne sait rien dans le monde civilisé, — ou se disant tel, — du sort de ces malheureuses jeunes filles. On sait que leur père a été cruellement et indignement assassiné par le ramassis de brigands auxquels obéit à l’heure actuelle la Russie. Dos bruits sinistres circulent sur le sort de ces quatre délicieuses jeunes filles arrachées des plus brillants sommets de l’existence, où elles ne respiraient encore qu’une atmosphère de beauté et de vertu, et subitement précipitées dans un gouffre de trahison, de total abandon, de révoltante saleté physique et morale. Ont-elles pu se sauver dans quelque retraite obscure au fin fond des forêts sibériennes, ou bien ont-elles aussi subi un affreux martyre ?... Personne en Europe ne le sait au juste ; et personne, d’ailleurs, n’a l’air de se préoccuper outre mesure de cette embarrassante question ; on a à penser et à parer à tant d’autres choses !

Hélas ! qui eût pu évoquer, dans un si proche avenir, de si lugubres images ? qui eût prédit de si terribles destinées à ceux qui étaient réunis, en cette belle matinée de décembre, autour de la table impériale à Livadia ? A travers les grandes baies vitrées de la salle à manger, se voyait un joli patio tout blanc, tout rempli des dernières roses d’automne ; sur tous les visages se reflétait encore le plaisir d’un bon exercice pris à l’air vivifiant et parfumé des montagnes en face de l’immense horizon de la mer. On plaisantait la charmante petite comtesse Hendrikoff, toute jeune encore et qui, en l’absence de ses supérieurs d’âge et de position, occupait à table la place de la Grande Maîtresse de la Cour. On faisait de nouveaux projets d’excursion à cheval. Entre l’Empereur et ses filles on sentait un tel courant d’affection, de charmante intimité, presque de camaraderie !

Après le lunch et le café servi dans le hall, l’Empereur fit pendant un quart d’heure cercle et puis, s’approchant de moi, me dit de le suivre. Il ouvrit lui-même une porte après l’autre ; en passant par le grand salon et en se retournant de mon côté, il dit : « L’Impératrice reste ordinairement dans ce salon, lorsque nous sortons de table, et offre le café ; mais ces jours-ci, elle est malheureusement indisposée et ne descend pas. » Il avait l’air de s’excuser devant moi, — en ce moment son hôte, — de l’absence de la maîtresse de maison ! Lorsque nous fûmes dans le cabinet de travail, l’Empereur s’installa dans un fauteuil et me fit asseoir. « Et maintenant racontez-moi, me dit-il. — J’aurais beaucoup de choses à relater à Votre Majesté, répondis-je ; par où m’ordonnez-vous de commencer ? » L’Empereur se recueillit un instant et puis reprit avec un fin sourire : « Quelles étaient vos relations avec le roi Ferdinand et que pensez-vous de lui ? » J’exposai d’une façon très franche à l’Empereur le cours de mes relations personnelles avec Ferdinand et ne cachai pas l’opinion défavorable que je m’étais faite du caractère du Roi. Insensiblement je passai à la dernière crise balkanique. En parlant des négociations qui avaient abouti au traité serbo-bulgare de 1912, je me permis d’attirer l’attention de Sa Majesté sur le fait que, au cours de ces négociations, j’avais à plusieurs reprises fait ressortir, dans mes lettres confidentielles à M. Sazonoff, le danger d’une guerre balkanique, comme suite logique de l’entente entre Serbes et Bulgares, dirigée en substance contre la Turquie. « Oui, oui ; je le sais, Sazonoff m’a montré vos lettres, » dit l’Empereur. Je passai aux événements subséquents et, en parlant du récent désastre bulgare, je traçai devant Sa Majesté le tableau fidèle de la situation actuelle en Bulgarie, sans cacher que non seulement le roi Ferdinand, mais aussi la majorité du peuple bulgare, éprouvait un acerbe ressentiment contre la Russie. « Et cependant, ajoutai-je, chez la majeure partie des Bulgares ce sentiment n’a pas complètement effacé les traditions de Reconnaissance et de dévouement envers sa grande libératrice et envers le Tsar Blanc. » Ces traditions sont obscurcies, mais elles peuvent et doivent renaître. Je me permettrai d’émettre franchement l’opinion qu’à la conférence de paix de Bucarest on a été trop dur envers les Bulgares. Si nous pouvions faire comprendre aux Bulgares qu’à la première occasion propice, nous leur ferions restituer au moins une partie de ce qu’ils viennent de perdre, ils vivraient de cet espoir. Il est dangereux de fermer toute espérance devant un peuple ; cela l’humilie, le déprime et l’expose aux plus funestes influences ... — Mais qu’est-ce que vous croyez que l’on pourrait restituer aux Bulgares ? » interrompit assez vivement l’Empereur. — Une partie de la Macédoine, Sire, au cas où les Serbes pourraient obtenir l’accès à la mer Adriatique qu’on leur a si injustement enlevé. Mais surtout et avant tout, Andrinople et Kyrk-Kilissé... »

L’Empereur réfléchit un instant... « Oui, finit-il par répondre, mais actuellement ce serait tellement difficile !... Non, en ce moment on ne peut même pas y songer ; alors comment leur donner des espérances irréalisables ? » Une note de sincère regret se faisait jour dans cette réponse. « Il me reste, repris-je après une légère pause, à recourir à votre indulgence, Sire, pour n’avoir pas su mettre à exécution, à l’égard de la Bulgarie, les généreux projets de Votre Majesté... — Mais non, vous avez fait ce que vous avez pu ; ils sont eux-mêmes fautifs ! — Oui, Sire, mais peut-être un autre que moi aurait su quand même agir sur eux et empêcher tout ce qui est arrivé... — Non, non, interrompit de nouveau l’Empereur, vous avez fait tout ce qui était dans votre pouvoir de faire, mais contre le sort... — l’Empereur se corrigea immédiatement : — contre les décrets de la Providence il n’y a pas à lutter. Je vous exprime ma sincère reconnaissance pour tous vos services en Bulgarie. » — Je m’inclinai profondément. — « Et maintenant, allez chez les Suédois ! » ajouta-t-il avec un gai sourire, en se levant. Pendant quelques minutes encore l’Empereur parla de la Suède, du roi Gustave et de la famille royale. Je remarquai que Sa Majesté parlait de la Suède et de la Cour royale avec beaucoup de sympathie. Son dernier et assez récent voyage à Stockholm lui avait laissé évidemment une très bonne impression. Je fus très gracieusement congédié après une audience qui avait duré une heure.


JE PRENDS CONGÉ DE FERDINAND

Quelques jours après, je quittai la Crimée et me dirigeai, par Odessa et Vienne, à Sofia afin de mettre la dernière main à mon déménagement et de présenter mes lettres de rappel au roi Ferdinand qui, en septembre, était parti avant que ma nomination à Stockholm fût décidée, de sorte que je n’avais pu prendre congé de lui, comme cela se fait toujours en pareil cas. Je passai à Sofia une dizaine de jours. L’avant-veille seulement de mon départ, je fus invité chez le Roi. Ferdinand me reçut dans son cabinet de travail ; il portait la petite tenue de son régiment russe (j’étais aussi invité en redingote) ; à côté du Roi se tenait le prince Boris. M’ayant invité à prendre place, le Roi, après quelques phrases insignifiantes, me regarda fixement et me dit : « Monsieur le Ministre, vous avez probablement lu le pamphlet qu’a écrit contre moi votre compatriote, le correspondant de gazette Untel [5] ; qu’en avez-vous pensé ? » Le Roi parlait en français, mais, comme cela lui arrivait souvent, il entremêlait son discours de mots et d’expressions russes ; ces expressions étaient généralement bien trouvées et correctement employées, mais avec une prononciation tout à fait étrangère. « Moi j’ai lu attentivement ce vilain livre et j’ai été glouboko vosmouchten [6]. Je l’ai donné à lire à mon fils et il vous dira son impression, » continua-t-il en se tournant du côté de Boris. Celui-ci, avec une expression de parfaite obéissance sur le visage, se souleva à demi sur son siège et, s’adressant à moi, balbutia : « Oui, Monsieur le Ministre, moi aussi j’ai été glouboko vosmouchten. » — « Je crois que vous connaissiez très bien ce monsieur ? » continua le Roi en se tournant de nouveau vers moi. Je compris que le Roi voulait faire semblant de croire que le pamphlet en question avait été inspiré par moi. Je répondis du tac au tac et de mon ton le plus tranchant que je ne connaissais pas ce correspondant ; que j’avais refusé dans le temps de le recevoir et qu’il avait publié contre moi aussi quelque chose d’injurieux, « fait que Sa Majesté, qui sait tout, ne pouvait pas manquer de savoir. » — C’était la pure vérité. J’avais effectivement refusé ma porte à ce personnage qui était arrivé à Sofia lors de la mobilisation et qui avait envoyé à sa gazette des télégrammes absurdes, injurieux pour le Gouvernement bulgare et malveillants pour la légation de Russie. Il faut cependant remarquer qu’un de mes sous-ordres secondaires, individu essentiellement méprisable et intrigant, s’était permis de présenter ce journaliste, à mon insu, à Danev et lui avait probablement fourni quelques détails sur la Cour de Sofia, détails qu’il avait pu puiser lui-même dans son intimité avec la domesticité du Palais. Ce même individu espionnait ses chefs, — les ministres de Russie, — pour le compte du roi Ferdinand.

Ma réponse ayant coupé court au chapitre du correspondant et du pamphlet, Ferdinand mit la conversation sur le terrain politique et commença à m’adresser sur un ton d’amère ironie des questions sur les intentions ultérieures de la Russie à l’égard des stipulations du traité de Bucarest. « Qu’a-t-on décidé chez vous au sujet de Kavala ? Quoi au sujet de la rive gauche du Vardir ? » et comment concilier notre abandon manifeste de la Bulgarie avec le télégramme dans lequel, au nom de Sa Majesté l’Empereur, on avait promis de protéger la Bulgarie contre trop d’humiliation et d’abaissement ? Cette fois, le coup était bien porté et il m’était impossible de le parer par des explications vraiment plausibles. Mais étant à mon tour « glouboko vosmouchten » par le ton si parfaitement inconvenant que le Roi se croyait permis à l’égard du ministre impérial de Russie, je lui répondis : « Sire, les Bulgares se sont eux-mêmes attiré leurs malheurs et ont obligé la Russie à renoncer à toute tentative de leur venir en aide. Et votre Majesté sait mieux que n’importe qui, quand fut porté le coup irrémédiable aux intérêts de la Bulgarie : c’était le 16/29 juin dernier. Votre Majesté sait, aussi bien que moi, que je n’ai été pour rien dans cette journée de malheur, dont j’ai été la première dupe. » Ferdinand me lança son plus mauvais regard, mais se contint et, après un court silence et sans lever les yeux, dit : « Oui, cela a été une grande faute. » Puis, il se leva et prit congé de moi. Je ne l’ai pas revu depuis.

Du cabinet de travail du Roi, je fus conduit dans les appartements de la reine Eléonore. Là, m’attendait un accueil d’un tout autre genre, quoique non moins original. La Reine, à peine les saluts d’usage échangés, me posa à brûle-pourpoint la question : « Dites-moi, monsieur le ministre, comment tout cela a pu arriver ? » Je répondis très franchement à Sa Majesté que je me permettais de considérer, comme une des raisons de la catastrophe politique de la Bulgarie, l’absence de confiance du Roi à mon égard. Dans toutes nos conversations, dans tous les conseils que je croyais devoir lui adresser, je ne me laissais guider que par le bien réel de la Bulgarie. Dès mon arrivée à Sofia, j’avais toujours et carrément refusé d’agir contre le Roi ; et pendant ce même temps, Sa Majesté travaillait derrière mon dos et souvent contre moi personnellement... — « Mais en qui donc a-t-il jamais eu confiance ? s’écria la Reine. Il se défie même de moi ! » Je ne me souviens plus de ce que je répondis à la Reine, mais involontairement, j’élevai un peu la voix... « Chut ! au nom du ciel, parlez plus bas, » interrompit la pauvre Reine, en jetant un regard furtif vers l’une des portes du salon ; c’est la chambre la plus dangereuse du palais !... »

Eléonore me fit ensuite ses doléances sur la conduite des Roumains dans les environs de Varna, cette ville qui lui était particulièrement chère. « Cela m’est particulièrement pénible par rapport à la reine Elisabeth. Nous sommes deux princesses allemandes sur des trônes balkaniques et, malgré cela, voilà nos peuples qui sont devenus tellement ennemis l’un de l’autre ! Vous savez sans doute les horreurs qu’ont commises les Roumains dans les environs de Varna aux dépens d’une malheureuse population que je connais si bien et que j’aime tant !... ! Des jeunes filles, monsieur le ministre !... Si maintenant nous avions une nouvelle et vraie guerre avec la Roumanie, je serais capable de m’atteler moi-même à un canon, tellement j’ai d’indignation contre eux ! » Ici, malgré le ton sincèrement tragique de la Reine, je pus, avec grand’peine, réprimer un accès d’hilarité : je me représentais ma pauvre interlocutrice dans le rôle si nouveau de cheval de trait d’artillerie et du coté opposé la respectable Carmen Silva obligée de concourir aussi à la traction des pièces ou des munitions... Je me hâtai de faire passer la Reine à un sujet moins scabreux... « Lorsque vous verrez l’Empereur, me dit-elle pour terminer, veuillez lui transmettre mes plus sincères saluts. Vous savez combien je l’aime, lui et tous les siens ; et je continue à leur être cordialement dévouée, malgré tout ce qui s’est passé. » Là-dessus je pris congé de la reine Eléonore et pour toujours ; elle mourut trois ans après.

En retournant en Russie, je passai quelques jours à Vienne. : Je connaissais jadis très bien cette ville, mais depuis mon long séjour à Paris je n’y étais plus revenu sauf en passant. Cette fois la gaie capitale autrichienne, où j’arrivai en pleine saison, me fit un effet déprimant. Tout avait un air de gêne, et la naïve et gaie bonhomie qui avait été de tout temps le trait caractéristique des Viennois de toutes les couches sociales, semblait avoir complètement disparu. Je fis part de cette impression à quelques-uns des membres de notre ambassade. « Est-ce vraiment ainsi ? leur demandai-je, ou bien ai-je tellement vieilli entre temps, que tout me semble vieilli et terni autour de moi ? » — « Mais pas du tout, me répondit-on. On ne peut plus reconnaître Vienne, et la cause en est dans la profonde inquiétude qui y règne. Personne ici n’est sur du lendemain. Toutes les affaires chôment et un tas de monde s’est ruiné à la Bourse. Tout le monde craint la guerre. Cela a commencé en 1909 déjà, mais actuellement c’est arrivé à un vrai paroxysme. Plusieurs grands financiers disent tout haut que ce serait mieux si la guerre venait enfin à éclater, car cette attente des événements et cette incertitude continuelle sont plus ruineuses que tout. Mais en somme, tout le monde craint la guerre. »


LE DERNIER HIVER DE SAINT-PÉTERSBOURG

A la mi-janvier vieux style, j’étais à Saint-Pétersbourg. Jamais le Pétersbourg mondain et riche ne s’était amusé comme au cours de ce dernier hiver. Dans le grand monde les fêtes se succédaient. Bals costumés, bals en perruques de couleur, fêtes aux ambassades et dans les Palais des Grands-Ducs. Théâtres et restaurants se remplissaient tous les soirs d’un brillant public. On jouait beaucoup à la Bourse dans tous les rangs de la société, toutes les valeurs étaient en hausse, le public gagnait généralement et escomptait de nouveaux gains.

J’ai encore présent à la mémoire le magnifique bal costumé donné par la comtesse de Kleinmichel, les salles remplies du beau monde de Pétersbourg et le beau vestibule à colonnes par lequel faisait son entrée le quadrille persan, le clou de la soirée. Au son d’un bel orchestre se déroulait sur les marches de l’escalier, pareille à un serpent à mille reflets, la « théorie » de seize belles jeunes femmes et d’autant de cavaliers se tenant par les mains et faisant parade des plus beaux brocarts et des plus belles fourrures, des plus magnifiques joyaux et des plus précieuses armes orientales. La grande-duchesse Cyrille et le grand-duc Boris conduisaient le quadrille auquel prenaient part, — triées sur le volet, — les plus jolies et gracieuses représentantes du cercle des jeunes dames que j’avais surnommées « les bayadères du culte des grands-ducs. » Les cavaliers appartenaient pour la plupart aux plus brillants régiments de la Garde. Six mois plus tard la moitié de ces beaux jeunes gens, — et tant d’autres encore qui dansaient et s’amusaient à ce bal, — tombaient morts ou grièvement blessés sur les premiers et glorieux champs de bataille de la Prusse Orientale.

Au moment où j’admirais tout ce brillant spectacle, je me trouvai, en tournant la tête, à côté du comte Witte que je n’avais pas revu depuis 1910. « Ah ! bonsoir ! — Bonsoir ! — Depuis quand êtes-vous arrivé ? — Depuis une huitaine de jours. — Quel magnifique coup d’œil ! — Oui, ravissant. Mais dites, cher Comte, ne vous semble-t-il pas assister au « Festin pendant la peste » [7] ou plutôt « avant la peste ?... »

A peine avais-je articulé ces paroles, que le visage de Witte prit une expression terriblement soucieuse... Il me saisit par le bras en s’écriant : « Alors, vous aussi vous avez cette impression ?... — Mais bien certainement. Depuis que je suis à Pétersbourg, je ne puis me défaire de ce sentiment... — Je crois bien ! je crois bien ! reprit avec vivacité le comte. Nous allons Dieu sait où, Dieu sait à quel précipice. Il est impossible de continuer ainsi... » En ce moment, la maîtresse de la maison s’approcha de Witte, lui proposant de faire un bridge à la table de l’une des grandes-duchesses présentes. On me mit à une autre table et je n’ai pu savoir ce qui faisait l’objet des appréhensions si sincères du célèbre homme d’Etat : était-ce la guerre ou la révolution ? Moi personnellement, je redoutais la guerre. Ce fut d’ailleurs ma dernière rencontre avec le comte Witte, qui mourut à Pétersbourg un an et demi plus tard.

Quelques jours après, c’était l’élégant bal de la comtesse Betsy Schouvaloff dans le cadre splendide de son hôtel de la Fontanka, ancien palais de la célèbre Marie Narichkine, née Czetwertynska, la maîtresse attitrée d’Alexandre Ier ; palais tout rempli d’œuvres d’art du XVIIIe siècle et réunissant le luxe élégant des Narichkine et des Schouvaloff, — les favorites et les favoris d’une époque où la noblesse russe, devenue d’un coup européenne, se jeta à corps perdu sur les jouissances d’art et de luxe « l’un siècle de raffinement et d’élégance presque classique. Hélas ! qu’est devenu ce bel hôtel ? On le dit dévasté, saccagé, comme tant d’autres palais de Pétersbourg, les objets d’art brisés, anéantis ou bien vendus à l’Allemagne ou en Amérique.

Le pari insensé engagé par Pierre le Grand semblait être gagné et même au delà de ce que pouvait s’imaginer le plus grand des réformateurs barbares. Au milieu des neiges et des glaces, dans un désert marécageux, habité par quelques Finnois demi-sauvages, — les arts, les sciences, toutes les élégances et tous les artifices de la civilisation s’étaient donné rendez-vous : des bibliothèques et des musées célèbres, des théâtres fameux avaient ouvert leurs portes dans un décor de puissance et de force presque uniques au monde… Et, subitement, les ténèbres se firent au-dessus de tout ce décor, un vent souffla, un tremblement du sol qui semblait si mou et si inoffensif souleva comme une vague le pays, et nous ne savons même pas ce qui subsistera de toute cette floraison de culture et de vie lorsque poindra enfin un jour nouveau sur la désolation si souvent et si inutilement prédite…

Mais j’ai hâte de m’éloigner de cette méditation lugubre, et de revenir dans les salons brillamment éclairés de la comtesse Schouvaloff. Parmi les augustes personnages qui s’y étaient rendus, je rencontrai le prince Alexandre de Serbie qui était arrivé quelques jours auparavant à Saint-Pétersbourg. Le Prince me prit à part et, après m’avoir dit quelques paroles sincèrement aimables, m’adressa la question suivante : « Dites-moi, je vous prie, monsieur Nékludoff, votre opinion : peut-on, après tout ce qui est arrivé, espérer encore la reprise de relations amicales ou pour le moins de bon voisinage entre la Serbie et la Bulgarie ? Ou bien les Bulgares resteront-ils pendant longtemps encore nos plus irréconciliables ennemis ? Vous connaissez la Bulgarie mieux que qui que ce soit, et c’est pourquoi je tiendrais tout particulièrement à connaître votre opinion. » Je remerciai le Prince royal de sa flatteuse confiance et lui dis très franchement que je croyais les relations entre Serbes et Bulgares radicalement compromises pour de longues années ; j’ajoutai que la Serbie, en conduisant sa politique, ne devait pas perdre un seul instant de vue qu’elle avait à ses côtés un ennemi irréconciliable et ne vivant que de l’espoir d’une éclatante vengeance. « C’est très triste, fis-je en manière de conclusion, il faudrait tâcher d’y remédier peu à peu ; mais c’est un fait, et en politique il faut se fonder avant tout sur les faits. — C’est aussi mon avis, acquiesça le prince Alexandre ; ici, on m’assure de plusieurs côtés qu’il serait facile de se rapprocher de nouveau des Bulgares et de s’accorder avec eux ; mais alors, je dois avouer que je n’en crois rien et votre opinion me prouve que j’ai raison. »

Lorsque j’évoque ces conversations étranges et significatives tenues dans un décor de fête et au son d’une musique de bal, je me dis que Mme Bovary n’avait pas tout à fait tort lorsqu’elle se représentait les diplomates comme des gens « qui, — le sourire aux lèvres et la mort dans l’âme, — se chuchotent à l’oreille, au milieu des festins et des fêtes, de terribles secrets. »

Le dernier grand bal auquel j’ai assisté, était celui de l’Ambassade d’Allemagne. En entrant dans ces salons ornés et surchargés de dorures, de marbres précieux et de bronzes et présentant le spécimen le plus fastueux du plus détestable goût berlinois, je ne pouvais certes m’imaginer que moins de six mois plus tard, une foule furieuse et hurlante y ferait irruption, casserait et briserait toute cette luxueuse installation, maculerait de sang ces parquets si bien cirés et détruirait jusqu’aux revêtements du palais désormais maudit.


J’allai, bien entendu, voir M. Kokovtzoff que je trouvai encore plus sombre qu’à notre dernière entrevue à Paris. D’ailleurs en ce moment les questions de politique extérieure étaient reléguées, — momentanément du moins, — au second plan par la question brûlante des monopoles d’eau-de-vie soulevée au sein du Conseil de l’Empire par le comte Witte, dans le dessein évident d’amener la chute de Kokovtzoff et, — qui sait ? — d’obtenir peut-être sa succession. A côté de toutes ses sérieuses et respectables qualités de jugement et d’intelligence, Kokovtzoff ne possédait pas la souplesse et le sens subtil des luttes parlementaires ; il était trop droit, trop d’une pièce et peut-être aussi trop susceptible pour ce jeu de bascule. Il aurait dû adresser au comte Witte l’insidieuse question : par quoi l’ancien ministre des finances voudrait-il voir remplacer dans le budget, le revenu du monopole des eaux-de-vie, lui qui avait été l’auteur de ce monopole et qui, à l’instar de tous ses prédécesseurs, avait fondé le tiers du budget de l’Empire sur le revenu fourni par l’ivrognerie du peuple ? Au lieu de cela, Kokovtzoff se mit à défendre le système du monopole et se fit par là du tort dans l’opinion publique tout comme dans l’esprit de l’Empereur lequel, à cette époque, avait déjà pris la ferme résolution, — hélas ! beaucoup trop tardive, — de mettre fin à l’affreuse maladie de la Russie, l’alcoolisme de tout un peuple. Quelques jours plus tard, Kokovtzoff dut quitter les postes de président du Conseil et de Ministre des Finances. Il reçut en partant le titre de comte et une somme de trois cent mille roubles, gratification qu’il s’empressa néanmoins de décliner catégoriquement malgré l’absence presque complète de fortune personnelle. Il fut remplacé comme ministre des finances par M. Bark, un administrateur de banque intelligent et expérimenté, mais sans plus.

Dans la personne de Kokovtzoff, l’Empereur perdait un conseiller sincère, modéré et scrupuleusement véridique et l’Etat un financier sérieux et un ministre absolument intègre et « gentleman. » Son départ augmenta encore davantage les périls intérieurs et extérieurs de la Russie. Dans les questions de poli- tique étrangère, Kokovtzow n’avait pas de système préconçu ; s’il en avait eu le pouvoir, il eût été enclin, — je le crois, — à subordonner presque complètement ces questions à celles de la prospérité économique de la Russie. Sincère ami de la France et des Français, Kokovtzoff était cependant souvent obligé de tourner ses regards du côté de Berlin, d’abord en vue des intérêts financiers immédiats de l’Etat et puis à cause de la crainte d’une rupture avec l’Allemagne. Personne autant que Kokovtzoff ne craignait pour la Russie la guerre, car il connaissait et notre manque de préparation militaire et surtout la sourde fermentation révolutionnaire qui pénétrait toujours plus profondément dans les couches populaires et qui gagnait chaque jour du terrain.

Le comte Kokovtzoff fut remplacé, comme Président du Conseil, par M. Gorémykine. Bientôt après sa nomination je visitai ce respectable vieillard et sa charmante et bonne femme. M. Gorémykine se plaignait amèrement de ce qu’on ne le laissait pas finir tranquillement ses jours. Lui et sa femme venaient d’installer très confortablement un des appartements de la maison qu’ils possédaient dans un quartier tranquille et distingué de Pétersbourg. En me faisant faire « le tour du propriétaire, » M. Gorémykine attira mon attention sur un détail : « Voici ma chambre à coucher, me dit-il, voici celle de ma femme, et la pièce qui nous sépare était destinée à la sœur de charité qui viendrait s’installer chez nous pour les maladies, hélas ! fréquentes tantôt de l’un, tantôt de l’autre. Vous comprendrez, rien qu’à ce petit détail, combien il me sera pénible de revenir à mon âge et avec mes infirmités à des fonctions que je connais si bien et qui nécessitent impérieusement des forces et un travail de toutes les heures. » — Et en effet, pendant les deux années et demie que Gorémykine resta cette fois au pouvoir, — jusqu’à ce que cet honnête homme fût remplacé par un Sturmer, — il ne fut que le simulacre de premier ministre, et la machine gouvernementale travailla le plus souvent en dehors du Président du Conseil. Cela faisait précisément l’affaire de toute espèce d’aigrefins et de personnages louches qui commençaient à cette époque à pénétrer même jusqu’aux marches du trône et qui étaient enchantés de l’absence à la tête du pouvoir officiel d’une direction ferme et d’une volonté implacable.


J’allai comme toujours, lorsque je venais à Pétersbourg, faire une longue visite à notre ancien ambassadeur à Constantinople, Mr. Zinovieff. Il avait été d’ailleurs l’un de mes prédécesseurs à Stockholm et je venais recueillir avec intérêt ses impressions et ses opinions sur les hommes et les choses de la Suède. Il avait aimé le pays et il y avait été populaire et apprécié.

De la Suède nous passâmes tout naturellement aux questions de la politique générale. « Ecoutez, M. Nékludoff, me dit avec sa franchise habituelle le vieux et distingué diplomate ; que fait-on chez nous ? Nous allons tout droit à la guerre. On arme en Allemagne, en Autriche et en Turquie, on ronge avec rage son frein à Sofia, et nous avons l’air de ne pas du tout nous en apercevoir ! Si vous leur disiez donc tout ce que vous venez de me dire à moi ; ils devront vous écouter. — D’abord je l’ai dit et écrit à plusieurs reprises au ministère. Et puis, n’oubliez pas, mon cher ambassadeur, que dans le moment actuel je suis l’homme qui a subi un échec ; à tort ou à raison, cet échec on me l’impute ; alors j’ai encore moins de crédit que je n’en avais auparavant. Pourquoi ne confiez-vous pas vos pensées et vos préoccupations à M. Sazonoff ? Il vous a, je le sais, en bien grande estime. — Mais j’ai parlé à plusieurs reprises ! Que voulez-vous, ces jeunes gens ne veulent pas m’écouter... (Les jeunes gens avaient à cette époque cinquante ans bien sonnés, mais l’excellent M. Zinovieff en avait près de quatre-vingts). — J’estime beaucoup M. Sazonoff, continua mon aimable interlocuteur ; c’est un gentleman accompli, il a beaucoup d’esprit et de culture et, — malgré sa jeunesse, — pas mal d’expérience ; il juge les hommes et les choses remarquablement, surtout quand il les juge lui-même et par lui-même ; il a su mériter la parfaite confiance de nos alliés ; on l’estime particulièrement en Angleterre, ce qui n’est pas chose facile pour un ministre russe. Mais son optimisme ; son optimisme ! C’est là la seule chose que je déplore en lui et que je crains pour lui et pour nous tous ! — Vous venez de dire, mon cher ambassadeur, repris-je, que notre ministre juge parfaitement bien quand il juge lui-même et par lui-même. C’est absolument vrai. Mais pour se former un jugement sur la situation générale, il doit cependant considérer les avis de nos agents à l’étranger, — à commencer par les ambassadeurs ; si ceux-ci lui présentent les choses sous un jour favorable, il est tenu de les croire, à moins d’avoir des raisons sérieuses pour se défier de leur opinion. Puis à côté du ministre il y a toujours les bureaux. Et puis, surtout, il y a les ingérences de gens irresponsables et pourtant puissants, qu’il ne faut pas oublier !... — Ah oui, ces ingérences ! A qui le dites-vous ? » s’écria le vieil ambassadeur en levant les bras au ciel...

Et en effet, les rapports de nos représentants à l’étranger étaient bien peu alarmants à cette époque. Au mois de mars, — le 17 si je ne me trompe, — l’Ambassadeur de France à Berlin, M. Jules Cambon, écrivait sa fameuse dépêche qui était un cri d’alarme et qui prévoyait tout ce qui allait arriver ; cette pièce fut suivie par des rapports d’autres représentants français, rapports tout aussi prophétiques. Toutes ces dépêches figurent dans le Livre jaune français sur les origines de la guerre. On en chercherait vainement dans notre Livre orange ayant trait au même sujet. Il n’y en avait pas non plus dans les lithographies qui étaient communiquées aux représentants russes à l’étranger. Peut-être y a-t-il eu des lettres très confidentielles et qui n’ont pas été lithographiées. Mais alors pourquoi ne les a-t-on pas publiées dans le Livre orange, afin de faire voir au public la vigilance et la perspicacité de nos représentants aux postes les plus dangereux et les plus responsables ? — Tout cela constitue pour moi jusqu’à ce jour une énigme.


A. NEKLUDOFF.

  1. Copyright 1919 by A. Nekludoff.
  2. Je n’ai jamais pu comprendre en quoi consistaient, les attributions du « général du jour, » — terme barbare de survivance prussienne. Au fond, je crois qu’il n’avait aucune fonction bien définie, ce qui faisait qu’on le mêlait à tout.
  3. Pendant le séjour de Leurs Majestés à Livadia, les personnages d’un certain rang qui se présentaient à l’Empereur étaient, après la réception, admis au déjeuner de famille.
  4. Octobre 1918.
  5. C’était un personnage si insignifiant que son nom ne m’est pas resté en mémoire. Je ne me souviens pas non plus de quelle feuille de second ordre il était correspondant.
  6. Profondément indigné.
  7. Scène dramatique en vers très connue de notre célèbre poète Pouschkine.