Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Salons et Journaux/Chapitre V

Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 577-592).


CHAPITRE V


Une soirée en l’honneur d’un héros. — L’Exposition de 1900.
L’aube du nouveau siècle.



Il est toujours bon de savoir comment est fait un héros. Je me rappelle, comme si c’était hier, la première fois où je vis Jean Marchand, au retour de sa traversée de l’Afrique, chez Mariéton, 9, rue Richepanse, dans son petit rez-de-chaussée encombré de livres et de bibelots. Notre Pauloun donnait à dîner ce jour-là, entre le mur et la porte, à deux pas du piano. Le menu, commandé chez Prunier, tout proche, comportait un consommé, un poisson, un rôti, un poulet au riz et à deux sauces, l’une blanche, l’autre au carry, et une glace. Le brave concierge servait le repas. On mangeait, on buvait, on récitait des vers, on chantait, on discutait littérature, poésie, philosophie. De ravissantes jeunes femmes, appartenant à la société ou au théâtre, donnaient la réplique au maître de maison et à ses convives, excitaient l’émulation des inventeurs et des lyriques, ainsi que jadis aux cours d’amour. On ne peut rien imaginer de plus gentil, de plus vivant, de plus cordial. La taquinerie elle-même était ailée, et jamais une sottise, ni un mot équivoque, ni un gêneur n’étaient tolérés dans ces réunions.

La table était servie, la soupe fumante. La porte s’ouvrit et Marchand parut, mince, droit, en habit, avec sa figure pâle, sa barbe noire bien taillée, ses yeux aimables, si fiers et si rieurs. C’étaient la gloire, l’honneur, le courage qui entraient avec lui, mais dans un cortège si simple qu’on les eût pris pour des habitudes, non pour d’exceptionnelles compagnes. Un mot latin peint tout cela : Virtus. Le grand soldat s’y prit de telle sorte qu’au bout de cinq minutes chacun de nous s’imaginait le connaître depuis cinq ans. Il y avait en lui un attrayant mélange de gaieté et de mélancolie. Il écoutait attentivement, racontait avec brièveté, avec pittoresque, avec feu. Personne des assistants ne s’y trompa : c’était là une âme exceptionnelle, une individualité de premier plan. Le vieux Mounet-Sully, que nous appelions entre nous Mounet Sublime, lui tourna le compliment que nous avions tous sur les lèvres : « Rien ne vous eût été plus facile que de vous dispenser d’être charmant.

— Vous croyez ? — fit Marchand en riant, — détrompez-vous. L’amabilité est une qualité militaire. Elle est de tradition chez nous, les marins et les coloniaux. Je ne suis sévère que dans le service. »

La rapidité et l’appuyé de ses regards décelaient un bon observateur, toujours hanté par quelque grand rêve. Notre premier entretien roula précisément sur la nécessité du rêve, pour alimenter et mouvoir l’action, et sur la fausse antinomie, imaginée par les ignorants et les imbéciles, entre l’une et l’autre. La voix était forte, bien timbrée, légèrement hésitante sur certaines consonnes servant de tremplin au discours, le rire clair et joyeux, le geste sobre. Tout signifiait et décelait le chef, jusqu’à cette impression de loyauté, qui inspire la confiance et les grands dévouements.

La soirée se prolongea tard. L’illustre explorateur ne nous fit ce soir-là aucun récit. Il désirait manifestement prendre le contact sur les idées générales, qui sont plus significatives que le reste, afin de connaître son monde. Je remarquai qu’il jugeait tout dynamiquement, paroles, intentions, même les silences et quant au potentiel de force qui y est enfermé. C’est chez moi une turlutaine de rechercher, dans tout nouvel interlocuteur, la part des éléments héréditaires et celle de la typification originale, de ce que j’ai appelé le soi. Marchand m’apparaissait un « soi » de premier ordre, par sa promptitude, son don de création et son universalité. De fait, je n’ai jamais rencontré de plus grande et de plus vive imagination, de plus complète générosité, de plus étonnante richesse. Ce nomade, qui ne tient à aucun bien matériel, qui vide sa bourse dans la poche d’un pauvre, qui brutalise l’argent comme un traître, ce franchisseur de difficulté possède tous les trésors de Golconde.

Quand je le quittai, vers deux heures du matin, il m’avait conquis et je n’avais plus qu’une envie, le revoir. Ce désir étant celui de tous les convives de la rue Richepanse, nous installâmes, d’un commun accord, une petite vie de rencontres quasi quotidiennes et de causeries à six ou sept, qui est un des aimables souvenirs de mon existence. La politique, qui divise, était bannie de ces entretiens. Mais il y était constamment question de la France et de son avenir. Sans forfanterie ni banalité. Marchand a toujours eu les yeux fixés sur sa patrie, comme un enfant fou de sa mère, et il a toujours cherché avidement, dans tous les ordres d’idées, le moyen le meilleur de la servir. Le reste, à ses yeux, ne compte guère, ou ne compte que dans la mesure de l’apport au pays. Il faut l’entendre prononcer ces mots : « le pays », « la nation », en appuyant sur la finale, pour comprendre ce qu’il y met.

À quelque temps de là, ma mère, qui admirait et aimait Marchand, comme je l’admirais et l’aimais moi-même, eut l’idée de réunir en son honneur, dans ce vaste appartement de la rue de l’Université, où était mort Alphonse Daudet, tous nos amis et toutes ses relations. Ce fut une soirée inoubliable. Le véritable Paris, celui de la littérature, des arts, de la science et de la société, le Paris donneur de couronnes, mais qui ne galvaude pas son laurier, vint rendre hommage à celui que Coppée appelait magnifiquement l’Africain. Pendant deux heures, jeunes et vieux défilèrent devant lui et lui serrèrent la main, sans que Marchand manifestât la moindre fatigue, ni la moindre impatience. Mme Litvinne et Mlle Hatto, celle-ci étincelante et souple comme une naïade, chantèrent divinement tout ce qu’elles savaient. Mounet-Sully lut, comme il pouvait lire, des Contes du lundi et du Musset. Un flot de jeunes filles, parmi lesquelles on remarquait deux sœurs exquises dans leurs robes de satin noir, l’une avec rubans et fleurs rouges, l’autre avec rubans et fleurs mauves, reprenaient les refrains des chansons. Une allégresse générale, une vaste espérance flottaient au-dessus de cette assemblée, où brillaient les uniformes glorieux de Baratier et de Hourst. Je crois qu’une puissante personnalité non égoïste, quand elle est ainsi point de mire — au sens de mirari — diffuse ses rayons à travers ceux qui l’environnent et qui s’en trouvent illuminés. Marchand nous distribuait ses trésors, voilà tout. Pendant deux heures, les gens d’esprit furent au-dessus d’eux-mêmes et les jolies femmes plus jolies que jamais. Il m’arrive encore maintenant de rencontrer un des privilégiés de ce soir unique et de nous écrier ensemble : « Hein ! croyez-vous, quelle apothéose ! » J’ai assisté à bien des fêtes, dans mon existence. Aucune ne m’est apparue aussi complètement réussie, et, sans nulle vanité filiale, je crois qu’il en faut rapporter le succès à la merveilleuse organisatrice, ainsi qu’à celui qui en était l’objet.

Le bon Coppée allait de groupe en groupe, répétait en riant et serrant les dents : « Quelle allure, hein ! quel regard, quel mahdi ! Il en bouche un coin à nous autres, pauvres diables d’académiciens. Mademoiselle que préférez-vous. Marchand ou votre serviteur ? Vous ne répondez pas. Allez, répondez hardiment, vous ne me fâcherez pas ! Qu’est-ce qui me fâcherait ce soir ! Madame Daudet, c’est dommage que notre cher Alphonse ne voie pas ça ! Commandant, il vous eût serré dans ses bras. Laissez-moi le faire à sa place ». Car l’ironie, chez Coppée, n’était que la défense d’un enthousiasme et d’une force de sympathie irrésistibles. Rochefort, tirant sur ses manchettes, agitant ses petits bras courts, tout joyeux, toutes griffes rentrées, taquinait les uns et les autres, ce qui était, chez ce magnifique tigre sans vieillesse, le signe du grand contentement. L’étincelante beauté de la jeune Mme Henri Rochefort, jointe à une bonne grâce incomparable, prouvait que tout fauve est, comme tout polémiste, apprivoisable. De temps en temps, il se tournait vers elle, la prenait gentiment à témoin : « N’est-ce pas, Marguerite ?… » Puis, au premier signe de contradiction d’un auditeur, ou même de faible assentiment, son œil rieur devenait courroucé et il soufflait dans son nez comme un grand chat.

C’est une remarque que j’ai souvent faite : les véritables militaires, ceux qui ont leur métier dans le sang, sont à leur place dans tous les milieux. J’ai vu Marchand semblable à lui-même, aussi à son aise parmi des artistes ou des mondains, ou des politiciens, qu’il peut l’être au centre de la brousse ou de la bataille. Ce qui fait sa puissante originalité, c’est son double goût de l’action et de la spéculation, son appétit pour tous les problèmes. Il a soif de risque et d’inconnu. Les pédants l’agacent, où que s’exerce leur pédantisme. Il a l’horreur des formules toutes faites, des poncifs, et il les contrecarre, les disloque vivement, avec un rire éclatant, d’un souverain mépris. Sa méfiance, à l’époque dont je parle, était grande et justifiée. Il se rendait compte du désir qu’avaient les partis de l’accaparer, et il voulait rester en dehors. La foudroyante renommée, qui lui tombait des nues à l’improviste, ne l’étourdissait ni ne le déviait. La popularité ne le grisait pas. Je crois même, à certains signes, qu’elle lui procurait une sourde irritation, comme ce qui est changeant et fugace. C’est un homme qui aime les terrains solides, les vues droites et les êtres francs.

Nous nous sommes beaucoup aimés, beaucoup fréquentés, sans jamais chercher à nous influencer en rien. Ses idées politiques n’étaient pas les miennes, qui lui paraissaient chimériques ; il aimait des gens que je n’aimais pas et réciproquement. Mais deux points de suture nous rattachaient toujours : l’entrain à la vie, comme pierre de touche des idées, et l’amour de la France. Malgré les immenses services rendus par lui à notre pays, je le considère comme quelqu’un qui n’a pas encore donné sa mesure. Il est rempli, débordant de possibilités, à tel point que la mort, qui aurait dû le saisir tant de fois — car personne n’est plus négligent de sa conservation personnelle — fut comme refoulée, à maintes reprises, par l’excès de force morale et physique qui est en lui. Il se bat à l’heure où j’écris, quelque part, sur le front, mais il s’est battu depuis sa naissance avec acharnement, à chaque seconde marquée par la pulsation de son grand cœur. Il est né sous le signe de la lutte, les armes dans la tête, au cœur et à la main.

Ce n’est pas un paradoxe de dire que les hommes sont d’autant moins connus qu’ils sont plus célèbres. Leur légende nous cache leur visage. L’honneur de Plutarque est d’avoir su remettre de la chair sur des médailles et ranimer des statues laurées. Plutarque eût été le seul historiographe possible de Marchand, et combien les mots verts et brûlants du traducteur Amyot eussent convenu à ce puissant Français !

Après Alphonse Daudet, inégalable causeur, la palme de la narration appartient à Marchand. Vous pouvez vous fier à moi là-dessus. Je suis incapable d’écouter comme de lire celui qui enfile des mots, sans mettre dessous aucune sincérité. Il m’est arrivé de suivre des inconnus en train de converser dans la rue, par goût de la libre syntaxe et du jaillissement verbal spontané. De même, j’épie les jeux et discours incoordonnés de mes jeunes enfants, à domicile et dans les jardins publics. Au lieu que les histoires de Scholl, de Victorien Sardou, de Hanotaux et de quelques autres, m’ont toujours semblé le comble de l’ennui, un égouttement de chalet indicible, dans une gare de ville de province. Je passerais une nuit à écouter Marchand. Il joint l’exactitude à la poésie, ainsi que le recommandait Mistral. Il situe minutieusement son anecdote, à peu près de cette façon : « Pour que vous compreniez ce qui va suivre, il faut vous représenter la forêt vierge : un premier dôme très élevé, formé des plus hautes ramures ; un second, en général coupé de lianes, enchevêtrées, et qu’il faut parfois tailler à coups de hache ; enfin un troisième, proche du sol et qui constitue l’humus quand il se détache et pourrit. Aussi la lumière du jour y est-elle diffuse et souvent très faible… » Vous y êtes, vous croyez errer dans ce labyrinthe. De je ne sais quelle hauteur d’Abyssinie le grand voyageur-soldat distinguait : « … l’eau, toute bleue et transparente ; autour d’elle un anneau vert de collines boisées ; puis un cercle plus grand et rouge, formé des montagnes de schiste au soleil couchant. »

Peignant le Nil au soir tombant : « Tout à coup, sur ces glacis d’or sans aspérité, ni rayure, tu entends un immense rire, emplissant l’horizon. Ce sont les crocodiles, pareils à des dîneurs au moment du dessert ». Voici un spectacle d’anthropophagie : « Les prêtres avaient frappé, d’un coup de couteau au même endroit, les vieilles femmes, et le foie, sous les seins tombants, faisait hernie à travers ces plaies. Un d’eux arracha ce foie et le mangea tout sanglant ». Sur la mort tragique de son ami le capitaine M…, déchiqueté par les caïmans : « Chaque nuit, pendant mon sommeil, une odeur atroce et bien connue, comme d’un corps qui a pourri dans l’eau, puis qu’on aurait saupoudré de musc, venait m’envahir de son aura. Je savais ce que c’était et je revoyais mon pauvre camarade, ou plus exactement sa tête et son tronc, qui me faisaient signe de ne pas m’approcher de lui ». Marchand et un de ses compagnons arrivent, au soir tombant, dans un fortin où on leur donne à manger, ô régal ! une conserve de homards. Ils se couchent : « À trois heures du matin, je suis réveillé par un bruit extraordinaire de coups frappés à ma porte, à un mètre environ au-dessus du sol. Je me lève, j’allume, je saisis mon revolver, j’ouvre, et que vois-je ? le chat du poste, le chef enfoncé jusqu’à la garde dans la boîte de conserve, de forme cylindrique, retenu par les éclats de fer-blanc, tourbillonnant comme un dragon chinois terminé en figure de géométrie et heurtant l’huis de toutes ses forces. Mon ami avait fait comme moi. Nous nous trouvions l’un en face de l’autre, livides, l’arme à la main, devant ce petit monstre en rotation ». L’impavide, riant, ajoutait : « C’est une de mes plus belles peurs ».

On parlait de la dysenterie africaine. Hourst à Marchand : « Qu’est-ce que tu fais, toi, mon grand, quand cette sale histoire te tord les boyaux ? » Réponse militaire : « J’m’assieds dessus ». Puis, après un moment de réflexion : « Cela arrive surtout à ceux qui s’habituent à boire de l’eau filtrée. Le jour où elle leur manque, ils sont pincés. Le vrai filtre, c’est le corps en travail et en sueur ». Le mélange de gaieté, de tension et de bon sens, chez ce passionné d’activité physique, est remarquable. Il est pour les coups de collier, mais il croit à la vertu du divertissement. C’est un organisateur de parties de premier ordre, consultant les horaires, commandant les voitures, les menus, avec une ponctualité napoléonienne, encore qu’invité à dîner en ville, il arrive assez régulièrement avec une heure de retard. C’est qu’il s’est oublié à achever de lire un ouvrage de chimie, de physique ou de cosmographie. Car il y a en lui du pâtre chaldéen, et il a écrit sur les astres. « les graves », comme il les appelle, des pages d’une pénétrante poésie, d’une indiscutable génialité. En médecine, où je m’y connais un peu, il a des aperçus d’une grande sagesse, tirés de son expérience personnelle, sur l’importance du moral et de la maîtrise de soi : « Vingt fois, si je m’étais laissé aller, ou laissé impressionner par les mines de mon toubib, j’aurais été dans la boîte à dominos. La Camarde venait, me faisait signe, je lui disais non et elle s’en allait ».

Il possède une oreille d’indien et de trappeur, par-dessus le marché, de musicien. Il chante comme Donnay, comme mon pauvre Vivier, comme Rusiñol, comme Camille Bellaigue, comme ceux qu’habite le démon sonore. Un soir dans un cabinet du restaurant où il nous régalait — son habitude est de commander, en grande quantité, tout ce qu’il y a de meilleur — il se mit à imiter certains instruments arabes, avec une justesse de ton qui nous ravissait. Le maître d’hôtel, s’arrêtant de servir, l’écoutait, extasié. Il me dit ensuite : « C’est que j’ai étudié pour le Conservatoire, monsieur. Le colonel Marchand dégotte tout le monde ». C’est le terme exact. Inutile d’ajouter qu’il connaît toutes les marches militaires du pays de France et qu’il sait leur donner l’entrain qu’il faut.

Autre aspect de son génie : l’utilisation. Nous étions, ma femme et moi, ses hôtes à sa villa des Lierres, à Toulon, où il commandait un régiment colonial. Qui n’a pas habité chez Marchand ne connaît pas l’hospitalité. La vie à ses côtés est une succession d’amusements et de surprises en tout genre, depuis la promenade qu’on croyait être fatigante et qui s’achève soudain par le feu d’artifice d’un point de vue incomparable sur la côte provençale, jusqu’à la causerie du soir, dans le petit jardin arabe, au bruit de la goutte d’eau qui retombe au creux de la vasque, rythmiquement, périodiquement, sous la lune argentée. Donc il y avait régates à la Ciotat et nous déjeunions à l’hôtel, sur « la marine », parmi la bousculade des gens de Provence. On apporte un pâté un peu avancé. Perplexité. « Bah ! dit Marchand, je connais le truc. » Il couvre chaque tranche de moutarde, en fait un sinapisme, non pas excellent, certes, mais original et point nocif : « Ton pâté emporte la bouche et ne la rapporte pas. — Alors ferme la tienne ». Voici la salade, l’huile un peu trop fruitée. Théorie de Marchand : « En ce cas, il est recommandé de lier la sauce au fond du saladier, sans la salade. On peut mieux doser. Puis, fatiguez les feuilles très longtemps ». Il possède autant de recettes, adaptées aux petites circonstances et difficultés de l’existence, qu’un marin. Il sait se passer de tout et il aime à se passer de tout.

Le commandant La Halle, alors maître du croiseur La Hire, disait de lui : « C’est un élément… plein de gentillesse. Et quel entraîneur ! » Marchand ne connaît en effet ni la fatigue, ni les obstacles, ni les impedimenta : « La moitié de l’accomplissement est déjà dans la résolution, pourvu qu’elle soit forte… La vraie résolution est sans réticence… On n’est heureux que quand on est complètement décidé… C’est avant d’agir qu’il faut regarder à droite et à gauche. » Si exercée que soit ma mémoire, je regrette de ne pouvoir me rappeler tous les propos de ce perpétuel inventeur, qui forcerait la destinée avec ses dents, si ses bras n’y suffisaient point.

Il aime de passion les choses et les gens de la mer. Un de ses axiomes est qu’on ne doit pas confondre le marin avec « le terrien embarqué ». Un autre est que certains appartiennent, dès leur naissance, à l’élément eau, comme d’autres à l’air et au feu. Un troisième est que celui qui n’est pas né marin ne peut comprendre la politique d’Empire, ou bien, s’il s’y lance, est destiné à un échec. Quand il développe ce thème, les arguments se pressent de partout dans son esprit et sur ses lèvres. Il cite des noms. Il veut convaincre. Il réfute les objections, vlan et vlan. Il charge les arguments adverses avec bonne humeur. Il rit, il s’anime, il est étonnant. Puis, s’il s’aperçoit qu’il a affaire à une personne butée ou ignorante, il tourne court soudain et parle d’autre chose.

Son prestige auprès de ses amis et compagnons, des Hourst, des Baratier, des Mangin, était, à l’époque, saisissant. Je nous vois réunis chez lui, rue Chauveau, à Neuilly, autour d’une table couverte de bonnes choses, qu’il n’était pas permis de ne pas achever : « Je ne veux pas de restes… » Ah, sacreblotte, de quel ton il vous lançait cela ! De quoi parlait-on, de tout et de rien, de littérature, de peinture, — c’était le temps de l’exposition des Beaux-Arts, — de philosophie, de célébrité.

— C’est tout de même gentil, voyons, Marchand, la célébrité, disait Hourst. Surtout en France, où l’homme célèbre jouit des attentions les plus délicates… cela ne consiste pas seulement en acclamations et en serrements de mains.

Je citai le mot de mon père sur la célébrité : un cigare allumé, mis dans la bouche du côté du feu.

— Très exact, fit Marchand. Pour moi, la renommée a pris surtout la forme d’invitations à dîner et de bronzes. Léon en sait quelque chose — il m’avait donné une cinquantaine desdits bronzes à garder, pendant sa campagne de Chine. — Or, j’avais l’estomac détraqué par mes séjours en Afrique et je n’ai point une dilection particulière pour les bronzes. En revanche, je désirais travailler, et le vacarme fait autour de mon nom, malgré moi, me gênait souvent.

Il conclut, non sans mélancolie : « Si j’avais la moindre vanité, tout cela m’eût peut-être amusé. Malheureusement je n’ai pas de vanité. Je n’ai que de l’orgueil ».

Il aurait pu ajouter « pour les autres ». Il avait soin en effet de reporter sur ses camarades la plus grande part du mérite qu’on lui attribuait.

Le souvenir de l’Exposition universelle de 1900 — qui fut une sorte de trêve au milieu des luttes politiques d’alors — est lié pour moi à la physionomie de Marchand. Il habitait, chez des amis, au fond d’une petite villa de l’avenue Malakoff et venait chaque jour donner un coup d’œil, sur la rive gauche, à des travaux de cartographie officielle, où sa compétence est grande, comme on pense. Nous prenions rendez-vous pour dîner, en compagnie de Mariéton, de Mounet-Sully, de l’un ou de l’autre, dans un des nombreux restaurants français, étrangers, exotiques, qui ne manquaient pas à la grande kermesse. Combien je fus plaisanté pour avoir commandé, au restaurant chinois, un rôti de veau à l’oseille, à la place d’ailerons de requin ! Le restaurant provençal était un peu reculé et délaissé, dans la direction de la tour Eiffel ; cependant Pauloun y réclamait consciencieusement la bouillabaisse et l’agneau rôti, ainsi que la tarte à l’anchois. Le « roumain » nous vit souvent, de même que la « feria » espagnole, où il y avait des danses aussi remarquables qu’au Bourrero de Séville, mais où l’huile était réellement infecte. Le « russe », avec ses multiples zakouskis et ses eaux-de-vie de couleur, ne manquait pas d’attraits non plus. D’un commun accord « l’allemand » avait été rejeté à jamais, pour les motifs que l’on devine, bien qu’il fût de bon ton d’y aller boire un verre de vin du Rhin et d’y régler des additions exorbitantes. Mais nous nous fichions du bon ton. Ce qui nous plaisait, c’était le coudoiement d’une foule disparate et bruyante et aussi le spectacle de la Seine au jour tombant, par un beau soir d’été, avec ce campement de petites maisons bleues, blanches, roses et de palais dorés. Décor si vous voulez, mais charmant décor, aménagé par un commissaire général qui devait être un homme de goût.

Marchand a une funeste manie : il veut toujours régler l’addition, même et surtout quand il est invité. À peine aperçoit-il le maître d’hôtel, apportant sur une assiette la douloureuse, qu’il tend impérativement la main : « Psss’t… donnez-moi ça ! » Comme il a de l’autorité, le maître d’hôtel obéit et c’est aux autres convives à se précipiter rugissants, à tenter de saisir le papier, souvent lacéré dans la bagarre : « C’est, c’est a… a… bsurde à la fin, — criait notre Pauloun exaspéré, — j’ai co… commandé trois bouteilles de trop… » « Elles n’étaient pas de trop puisqu’elles sont bues », ripostait Marchand. Aussi nous arrivait-il, à nous autres tristes pékins, de régler en cachette les frais d’avance, d’après un barème approximatif, quittes à ajouter la différence. Les patrons se disaient : « Ce sont des originaux ».

Très fréquemment, notre petite troupe, dans ses déambulations d’après dîner, au théâtre japonais de Sada Yacco, ou au palais de la chanson d’Eugénie Buffet, rencontrait les habitués fidèles qu’étaient Forain, Caran d’Ache et Robert. Le premier faisait, en riant très fort, toutes sortes de remarques, d’autant plus amusantes qu’elles étaient plus désobligeantes pour les Parisiens à la manque ou les rastaquouères du voisinage. On chantait en chœur :

          Des gêneurs,
     De toutes couleurs,
Ici-bas l’espèce abonde.
Irait-on au bout du monde
Qu’on trouverait des gêneurs.

Forain reprenait gravement :

Tantôt c’est votre propriétaire,
Qui vous réclame votre loyer ;
Tantôt c’est votre belle-mère,
Qui dès l’matin s’met à crier.

À quoi Caran, impassible dans son veston clair, avec ses cheveux blonds plaqués, son œil moqueur et doux, ses mains nerveuses aux ongles soignés, ajoutait le « parlé » classique :

Ah ! les propriétaires et les belles-mères, en v’là une engeance à supprimer !…

Quant au peintre Paul Robert, bonhomme, tout rond, brun, de belle mine, c’est un des plus charmants fantaisistes qu’on puisse imaginer, fertile en inventions cocasses, en reparties ingénieuses, en remarques étourdissantes. Il faut une certaine dose d’entrain pour demeurer visible à côté de Forain, qui absorbe toute l’ambiance, comme une rapide giration d’observations comiques et tragiques. Robert possédait cet entrain, une verve capable d’engrener avec celle de l’homme étonnant qui sut dépasser Daumier et Goya, pousser l’aspect double, intérieur et externe des gens, jusqu’à l’idéogramme. Parfois Caran, rêveur depuis une minute, se levait et se mettait à la poursuite d’une silhouette féminine entrevue.

« Allons, allons, — maugréait Forain, — voilà les bêtises qui recommencent. » Il appelait Caran de toutes ses forces et par son nom. Les passants se retournaient : « Tiens, c’est Caran d’Ache ! » Notre pauvre caporal Poiret, gêné dans sa chasse aux alouettes, revenait furieux : « Tu commences à m’embêter à la fin… » Mais, sous le feu convergent de nos blagues, il se remettait bien vite à rire, et demandait un autre lait, sa boisson favorite, à ce grand chat subtil et licheur, sur le coup de 10 heures du soir.

De la foule émergeaient trois géants bien sympathiques : Léopold, Jean, Pierre Stevens, héritiers de la haute taille, de la gentillesse, de la générosité d’esprit d’Alfred Stevens, de ses dons artistiques foudroyants et aussi de sa puissance musculaire. Nous les appelions. Nous les décidions à s’asseoir, mais assis ils demeuraient presque aussi grands que debout ; et des gringalets et déjetés, venus de tous les pays du monde, les considéraient avec respect. Puis leur charmante sœur, dans tout l’éclat de sa beauté, apparaissait au bras de son mari, beau comme elle, le génial Dr Henry Vivier.

« Avouons-le, — disait Forain, — sans les marchands de tableaux et les amateurs d’art, la vie serait joliment belle.

— Vous oubliez les médecins, rectifiait Vivier.

— Eux, c’est la mort qu’ils embellissent. »

Quand la causerie, dispersée par cette cohue de promeneurs, languissait, on me priait d’imiter Barrès, ou Abel Hermant, ou Zola, ou Lobre, ou Mariéton lui-même, qui osait prétendre, en pouffant de rire, que « ça n’était pas ça !… » Je prévenais les imprudents qu’une fois lancé sur cette pente, je ne m’arrêterais plus et qu’ils seraient condamnés, jusqu’à la fermeture, au voisinage de Zola et d’Hermant. Quelquefois, la Providence ayant de ces malices, le petit « Bébel » ou « l’Abel au bois d’Hermant », comme nous l’appelions, apparaissait dans les remous de la presse, pareil à un minet de porcelaine rose, de la fabrique de Copenhague, et « chercheint un rafraîchissemeint ». Alors, c’était une folle allégresse. Derrière lui venait Constantin Brancovan, empressé et délicat entre tous, mais avide de philosophie comme il n’est pas possible, sa petite tête de persan sérieux tournée vers les étoiles, inattentive aux spectacles et rumeurs d’ici-bas.

« Constantein, — appelait Hermant, fier de tutoyer un prince en public, — Constantein, j’ai une place pour toi. Mets-toi là et pose ton pardessus près de moi. »

Puis Hervieu passait, somnolent et pointeur, suivi de personnages officiels, le profil en croûton de pain, saluant les dames avec déférence ; puis Lavedan, avec ses yeux bridés, écarquillés dans un rire stéréotypé de bourreau chinois, accompagné de son odeur fade. L’intense lumière électrique creusait les visages comme au burin, rendait les vieux plus vieux et singularisait les imbéciles. C’était un album ininterrompu de victimes, qui venaient s’offrir à Forain et à Caran, lesquels crayonnaient parfois, sur la table ou la nappe, ces permissionnaires du purgatoire terrestre.

Il serait intéressant de savoir aujourd’hui quel fut le pourcentage des visiteurs allemands de cette exposition universelle, point de départ de leur pullulement économique en France, pendant les quatorze années qui suivirent. Il me semble, à distance, qu’ils s’y montrèrent assez peu. On entendait parler surtout l’anglais, l’espagnol et l’italien et les types classiques du boche barbu, familier, à lunettes et chapeau mou verdâtre, ou du boche glabre et tondu, à masque de cabotin militaire et vicieux, n’étaient pas très fréquents. Mais ce n’est sans doute qu’une impression. Une pareille agglomération d’étrangers, de toutes classes et de tous tempéraments, eût pu être une mine d’observations ethniques et psychologiques incomparables. Malheureusement, nous ne songions qu’à nous divertir, qu’à baguenauder, déguster des crus fameux, ou écouter de la musique, en regardant couler le fleuve humain. C’est à peine si nous parcourions les galeries remplies de merveilles, disait-on, mais forcément empaillées et assez mal distribuées. Les optimistes affirmaient qu’une ère de paix et de prospérité sortirait de cette foire internationale, comme l’œuf sort de la poule, et que les haines de peuple à peuple allaient disparaître comme par enchantement. Les pessimistes annonçaient d’étranges épidémies apportées par les tapis d’Orient, le renchérissement inouï de toutes les denrées et l’augmentation fatale de la prostitution. Aucune de ces prédictions bleues et noires ne devait se réaliser, dans un sens ni dans l’autre.

Le volcan, sous la danse, est toujours imprévu…

Cette année 1900, quand on se retourne en 1917 pour la regarder, fut le point culminant de l’entre-deux-guerres, de ses illusions et de ses erreurs. Il serait instructif de relire aujourd’hui la collection des journaux de l’époque et des âneries qui s’y débitaient. C’était à qui chanterait, sur le mode majeur, les merveilles immanquables du siècle naissant et vagissant, succédant au siècle de Hugo et de Pasteur. Le mensonge conventionnel régnait dans tous les domaines. Le poète national était Edmond Rostand, chez qui on peut découvrir une certaine habileté scénique et un gongorisme tendu à l’extrême, mais aucune espèce de poésie, dans le sens de création conforme et supérieure à la réalité. L’art de Rostand développe des poncifs et donne une fausse idée de l’héroïsme, de la générosité, en général de toutes les vertus. C’est le lyrisme de la bonne et de l’épicière. Le maître de la politique était Waldeck-Rousseau, juriste habile et retors, à ce que l’on assure, mais profondément ignorant de la physique des nations en général et de la France en particulier. J’ai déjà dit qu’il ne connaissait pas les hommes. La science officielle médicale était représentée par Bouchard, métaphysicien des brumes lyonnaises, privé de tout contact avec la réalité pathologique, physiologique, thérapeutique. Il n’était pas une vedette de cette heure falote qui ne se fourrât le doigt dans l’œil jusqu’au coude, pas un docteur ès sciences quelconques qui ne pronostiquât à l’envers, qui ne tirât une conséquence fausse de prémisses mal posées. Nous marchions littéralement la tête en bas, applaudissant avec nos pieds des fantoches chargés de titres et d’honneurs. Le fil, qui devait nous permettre de sortir du labyrinthe, était embrouillé de telle façon que les meilleurs renonçaient à y voir clair et se contentaient d’un carpe horam gros de menaces.

N’allez pas croire que la société fût extrêmement corrompue, ni que le sentiment du devoir civique et patriotique fût éteint dans les âmes. Nullement. Les braves gens, les gens vertueux, bien intentionnés, curieux, zélés, laborieux, abondaient dans tous les partis, dans toutes les classes. Les œuvres philanthropiques étaient nombreuses. Le cœur demeurait excellent. C’est la tête qui était malade. Le Français semblait avoir oublié les règles éternelles qui président à la statique, à la dynamique des peuples et des sociétés, sans lesquelles un pays, selon le mot de Rouvier, se dissout. J’ai entendu des ecclésiastiques, des militaires, des lettrés de premier plan tenir, sur l’effort à donner, des propos absurdes et enfantins, proposer des panacées grotesques, ou bien se lamenter vainement, comme des petites filles malheureuses dans un parloir de pensionnat. Je vous conterai cela un jour.

Il y avait cependant, en ce temps-là, un homme égal aux premiers parmi les plus grands politiques et penseurs français, ardemment patriote, d’une froide lucidité, d’un jugement inébranlable, entouré d’un très petit nombre de disciples, écrivant dans un journal peu lu et dont le nom, inconnu de la masse, faisait hausser les épaules des salonnards à gilet brodé comme d’Avenel, ou des politiciens même subtils comme Dausset. Lemaître levant le doigt disait de lui : « C’est le premier et de beaucoup, mais je ne le dirai pas devant Syveton… » Puis après un silence : « C’est même le seul ». Déroulède disait de lui : « Il faudra que nous ayons ensemble, un jour, un débat très sérieux, très complet… » Jaurès et Clemenceau disaient de lui, depuis un certain article célèbre et qui avait retourné une situation compromise : « Il ne faut jamais discuter avec celui-là, ne jamais lui répondre ». Les imbéciles concluaient : « C’est un sophiste ». Cet homme portait, dans son esprit constructeur et hiérarchisant, le moyen d’éviter les pires malheurs et savait le remède aux maux sans nombre. Cet homme portait, dans sa volonté, de quoi relever tous les autels et tous les courages. Quand l’idée de son pays le tenait, il se passait de manger et de dormir, et, faute d’action, il écrivait vingt heures de suite, sans débrider, des pages immortelles et des conseils de sagesse enflammés.

Il était né en Provence, sous le soleil. Il vivait dans la brume de Paris, insensible à tout ce qui n’était pas la prééminence du nom français, entre ses livres et quelques fidèles.

Il s’appelait Charles Maurras.