Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Salons et Journaux/Chapitre IX

Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 637-647).

CHAPITRE IX


Le restaurant Weber : Marcel Proust. — Toulet et Curnonsky.
Claude Debussy. — Paul Robert. — Louis de La Salle.
Ceux que l’on ne reverra plus.



Cen’est plus guère l’habitude des hommes de lettres et des artistes de se réunir dans les cafés, comme il y a trente ou quarante ans. Néanmoins, entre 1900 et 1905, un certain nombre de mes contemporains et d’hommes de la génération précédente se retrouvaient volontiers dans la soirée chez Weber, rue Royale. Je ne me rappelle pas comment, ni dans quelles conditions ce rite aimable avait commencé. Ce que je sais, c’est qu’un long jeune homme pâle, nommé « monsieur Chantepie » nous plaçait, nous souriait affectueusement, venait nous demander, tous les quarts d’heure, si rien ne nous manquait, si nous étions contents du service. De son côté le maître d’hôtel Charles qui a un bon et rond visage, un empressement affectueux et l’habitude de la clientèle, veillait à la confection du welsch-rare-bit ou du bœuf en salade, auxquels recouraient volontiers nos appétits creusés par un dîner en ville et les vaines conversations du fumoir. Il y a plus de variété, plus d’imprévu et de pittoresque dans ces réunions-là que dans le monde. On s’y guinde moins. On peut changer de place et planter là un raseur. Les avis s’y expriment avec plus de bonhomie et de crudité. Si je dis chez Weber : « Quel abruti que ce Doumic, quel intrigant et quel ennui il répand partout où il se gîte », cette proposition ne cause aucun étonnement, aucun émoi. Il n’en serait pas de même à la Revue des Deux Mondes, chez telles ou telles personnes que je pourrais citer. La nullité bavarde, poétique et dramatique, des divers membres de la famille Rostand, proverbiale chez Weber, est encore contestée dans quelques milieux littéraires, aristocratiques et bourgeois. Une élection académique ne produisait aucun effet sur Charles ni « monsieur Chantepie », alors qu’elle met en rumeur, à Paris, une cinquantaine de perruches, de perroquets, de merles et de bécasses, et qu’elle ébouriffe leur volière.

Je pose cet axiome : le café défait les gloires d’antichambre et de salon. Le salon ne défait pas les réputations consacrées par le café. Je suis certain, en parlant ainsi, de faire tressaillir de joie les mânes de Paul Arène et de Monselet. Les Goncourt eux-mêmes, qui débinèrent le café et le sacrifièrent à l’impériale barbification de la princesse Mathilde, étaient bien contents de se détendre et de soulager leurs humeurs au dîner Magny. Aucun des habitués de Weber n’eût supporté cinq minutes Claudius Popelin, le général de Galliffet, ni, plus près de nous, le vicomte d’Avenel, Gabriel Hanotaux ou Victor du Bled. Le mufle de café se présente sous un aspect moins poncé, savonné et verni, que le mufle de salon ; il garde ses angles, ses luisants et ses pointes, il s’entend dire fréquemment, tel le triomphateur romain : « Vous êtes un mufle ». L’esprit véritable est exigé au café et payé aussitôt en rires sonnants et trébuchants, alors que trop souvent l’esprit de salon n’est qu’un faux semblant, qu’une pacotille fade, approuvée, propagée, prolongée par des sourires contraints et conventionnels. Pas plus qu’une fausse pièce, un faux talent n’a cours au café. En bref, le café est l’école de la franchise et de la drôlerie spontanée, tandis que le salon — sauf chez une Mme de Loynes ou une « Fœmina » — est en général l’école du poncif et de la mode imbécile. Le café nous a donné l’exquis Verlaine et le grand et pur Moréas, le salon, Robert de Montesquiou et je ne sais combien de Muses inutiles ou comiques. Je me représente assez bien l’Immortalité sous la forme d’une dame de comptoir, adressant à quelques clients de choix de petits signes pleins de bienveillance.

Vers 7 heures et demie arrivait chez Weber un jeune homme pâle, aux yeux de biche, suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois. Il demandait une grappe de raisin, un verre d’eau et déclarait qu’il venait de se lever, qu’il avait la grippe, qu’il s’allait recoucher, que le bruit lui faisait mal, jetait autour de lui des regards inquiets, puis moqueurs, en fin de compte éclatait d’un rire enchanté et restait. Bientôt sortaient de ses lèvres, proférées sur un ton hésitant et hâtif, des remarques d’une extraordinaire nouveauté et des aperçus d’une finesse diabolique. Ses images imprévues voletaient à la cime des choses et des gens, ainsi qu’une musique supérieure, comme on raconte qu’il arrivait à la taverne du Globe, entre les compagnons du divin Shakespeare. Il tenait de Mercutio et de Puck, suivant plusieurs pensées à la fois, agile à s’excuser d’être aimable, rongé de scrupules ironiques, naturellement complexe, frémissant et soyeux. C’était l’auteur de ce livre original, souvent ahurissant, plein de promesses : Du côté de chez Swann, c’était Marcel Proust.

« Dites, monsieur, ne croyez-vous pas… » Ainsi commençait l’insidieux garçon et le monsieur, sans méfiance, se prêtait à un analyste comparable à un millier de laborieuses fourmis. Car tandis qu’une partie du cerveau de Marcel admire et goûte, une autre critique et s’irrite et une troisième assiste, indifférente et comme « spinozée », aux ébats des précédentes. Je ne m’étonne pas qu’il soit toujours fatigué. Je ne connais pas d’être plus harcelé par le mystère psychologique et somatique des gens du passé et de ses contemporains, ni plus expert à se transformer, par le désir, en quelque chose de presque semblable, ou du moins de très analogue à eux. Il est le sire de métempsychose et un véritable phénomène d’imagination auto-créatrice. Ce qui ne l’empêche pas, à l’occasion, de se ressaisir et de faire preuve d’énergie.

Un soir, entrant au restaurant, Marcel crut entendre un vieux et élégant diplomate, M. de Lagrenée, murmurer à son endroit une phrase désobligeante. Il vint me trouver : « Monsieur, je ne puis pas supporter cela. Je déteste les histoires, néanmoins je vous serais très reconnaissant, monsieur, de demander à M. de Lagrenée s’il a eu l’intention de m’offenser et, s’il ne l’a pas eue, de me faire des excuses ».

Robert de Flers, homme plein de talent, de tact et de nuances, me fut adjoint, pour cette mission. Nous étions fort ennuyés, car l’offenseur, ou supposé tel, bien qu’assez âgé, était de première force à l’épée et au pistolet et Marcel n’a rien d’un spadassin. Mais tout se passa le mieux du monde : « Messieurs, nous dit M. de Lagrenée, je vous déclare, sur l’honneur, que je n’ai jamais eu la moindre intention d’offenser M. Proust que, d’ailleurs, je ne connais pas. J’ajoute qu’il ne me déplaît pas du tout qu’un jeune homme ait la tête près du bonnet et que cette susceptibilité me le rend sympathique ». Puis, se tournant vers moi : « Votre grand’mère, monsieur Daudet, était l’amie de ma pauvre sœur, ce qui ne me rajeunit point. Il fallait, pour que nous fîmes connaissance, que M. Proust prît ombrage d’un propos qui ne s’adressait pas à lui. Comme la vie est intéressante ! » C’est ainsi que quelque chose de féerique flotte autour de Marcel Proust et des démarches qu’on fait en son nom.

Marcel Proust déteste la campagne. Elle dérange en effet ses habitudes casanières, la claustration volontaire pendant laquelle il lit, rêvasse et réfléchit, échappant ainsi à l’abus que l’on ferait de sa trop grande obligeance et de son amicale émotivité. Nous nous sommes rencontrés, il y a de cela une vingtaine d’années, pendant une semaine, à l’Hôtel de France et d’Angleterre, à Fontainebleau. Il restait enfermé toute la journée dans sa chambre, puis, le soir, il consentait à faire avec moi une promenade en voiture dans la forêt, sous les étoiles. C’était le plus charmant, le plus fantaisiste, le plus irréel des compagnons, un feu follet assis sur les coussins de la victoria. Mais, ne voyant pas ce que les autres voient, il voit des choses qu’eux ne voient pas, il se coule derrière la tapisserie et contemple le bâti et la trame, dût Hamlet le prendre pour un rat. Il s’est fabriqué, à l’aide d’une marqueterie de méditations sur le concret, un monde abstrait où il vit heureux, presque tranquille, séparé de tout et de tous par une sorte de cloison transparente.

En une autre circonstance, il se laissa décider par mon frère Lucien à venir nous rendre visite en Touraine. Il arriva par le train du soir, passa la nuit dans un nuage de fumée de cigarettes Espic — car il souffrait alors d’une crise d’asthme — et repartit le lendemain matin, déclarant que rien n’égalait la Loire en suavité et en magnificence. Ce passage d’un météore souffreteux n’en laissait pas moins une traînée de lumière et je crois de bonne foi notre cher Proust, par excès d’activité intellectuelle, phosphorescent.

Au plus fort de nos dissensions politiques d’avant la guerre, il imagina — c’était en 1901 — de convoquer à dîner chez lui une soixantaine de personnes d’opinions différentes. Toute la vaisselle eût pu voler en morceaux. Je me trouvais placé à côté d’une ravissante personne, pareille à un portrait de Nattier ou de Largillière, que j’appris être la fille d’un banquier israélite bien connu. La table voisine était présidée par Anatole France. Des ennemis acharnés mastiquaient leur chaud-froid à deux mètres les uns des autres. Cependant les effluves de compréhension et de bienveillance, qui émanent de Marcel, se répandaient en tourbillons et spirales à travers la salle à manger et les salons et la cordialité la plus vraie régna, pendant deux heures, parmi les Atrides. Je crois que personne d’autre à Paris n’eût pu réaliser ce tour de force. Comme je complimentais ce maître de maison et de prodiges, il me répondit avec modestie : « Monsieur, en vérité, monsieur, tout dépend de la façon dont s’accrochent, dès le premier contact, les caractères ». Je compris ainsi qu’il avait fait une expérience dangereuse et qu’il était content de l’avoir réussie.

C’est un lettré ultra raffiné. Il est descendu jusqu’à la racine des auteurs du XVIIe siècle et du XIXe. Il écrit le Michelet comme Michelet et fera du Bossuet tant qu’on voudra. Cependant il peut assister poliment, ainsi qu’un écolier bien sage, à la dispute absurde de deux ignorants sur les mérites réciproques de Bossuet et de Michelet, jouissant même de l’excès de leur sottise. Car il a le sens de la caricature, de la déformation des individus par les tics, les travers et les circonstances. Il y a en lui de la vision de La Bruyère et de celle de Meredith, obscurcie par un brouillard de puérilité qui tient à la persistance inouïe de souvenirs d’enfance. Je le devine hanté par lui-même, parcouru de mille ruisselets venus de son ascendance et de sa prime jeunesse. S’il arrive à se guider, contenir, ordonner au point de vue littéraire, il écrira un beau matin, en marge de la vie, quelque chose d’étonnant. Ce n’est certes pas l’étoffe qui lui manque.

Toulet, au contraire — prononcez « Toulette » — auteur de Monsieur du Paur, de Mon amie Nane et de vingt contes exquis, pèche quelquefois par excès d’ellipses et de contractions. C’est un homme qui connaît et aime la langue française. On l’apercevait chez Weber, mince et moqueur, penché sur son verre de whisky and soda avec un étincelant œil de biais, observant l’existence, tripotant sa barbiche et crispant ses mains fines, comme s’il allait s’étirer. Nous l’aimions pour son horreur de la foule, des préjugés démocratiques, de la niaiserie diffuse et des gens importants. Il s’exprime par phrases courtes, sèches, péremptoires, luisantes et qui coupent. Il a la réponse prompte et la dent dure. Un monsieur, dont le nom a une tare, célébrait devant lui l’innocence, plus que problématique, d’un autre taré : « Noblesse oblige », dit Toulet, se levant à demi comme pour saluer. Curnonsky et Toulet habitaient ensemble, le premier aussi grassouillet, ouvert, bon vivant, que le second est émacié, replié et garé des expansions ou estrambords. Quand on tombait chez eux vers midi, ils étaient encore couchés dans deux chambres voisines, également en l’air, également pleines de bouquins, et chacun d’eux lisait le dictionnaire de Bayle. Il est vrai qu’à la fermeture de Weber ils avaient gagné le bar du Café de la Paix, jusque vers les trois heures du matin, où ils se rapatriaient rive gauche, rue de Villersexel, à deux pas de chez moi. Curnonsky, ou plus simplement Curne, joint à l’esprit d’observation le don de la déformation en cascade des mots et des éblouissants à-peu-près. Cette facilité prodigieuse, renversante, plongeait dans l’extase le commandant Hourst et le savant voyageur Montpezat.

« Vous avez bien tort d’applaudir aux niaiseries de ce monsieur, — disait Toulet, en désignant Curne. — Vous l’encouragez dans son vice.

— Allons, allons, c’est de la basse envie… ripostait Curne avec bienveillance.

— Niaiseries ou non, — ajoutait Hourst, en adressant un salut à M. Chantepie, — j’avoue que j’en ris tout seul dans la rue, au point de faire retourner les passants. »

Nos deux inséparables avaient déniché un bar singulier, situé au sous-sol de l’avenue des Champs-Elysées, et que nous appelions « le bain de cuir », à cause de ses larges fauteuils rebondis. Un ou deux soirs par semaine, toute la bande des weberiens émigrait là. Il paraît que le whisky y était remarquablement « scotch » et doué d’un fumet unique, mais j’avoue mon peu de goût pour cette boisson de paquebot, à goût de tuyau de cheminée, et qui est au palais ce qu’est à l’oreille le son de la sirène. Après le whisky venait le porto, qui n’a de sens qu’immédiatement avant le repas, ou après une tranche de melon. Maxime Dethomas et moi, peu enclins aux spiritueux, nous arrangions pour dissimuler nos verres non vidés ou en jeter, comme à l’Ambigu, le contenu sur nos bottes. Cette manœuvre n’échappait pas à Curne. Il murmurait : « C’est de la dissipation… »

L’arrivée de Santiago Rusiñol, débarquant de Barcelone vers le mois de mai, ajoutait un élément de gaieté au clan Weber. Santiago déclarait : « J’aime bien Toulé parce qu’il n’a jamais besoin de dormirre, mais je comprends pas toujours cesse qu’il me dit, parce qu’il parle entre ses doigts ». Quand on levait la séance, Santiago empoignait son chapeau mou, pareil à une savate, se l’aplatissait sur le crâne, saisissait son vieux frère de cigare de « manille » qu’il fumait avec volupté, en lui pressant le ventre de temps en temps, et partait à grandes enjambées nonchalantes, vers l’obélisque, les mains dans ses poches, la tête droite, tel le Catalan errant. Suivaient Hourst chapitrant Curne, Maxime haut et large comme une tour, s’amusant comme un fou dans les ténèbres, mais silencieusement, à la façon du Gros-Serpent de Fenimore Cooper, Montpezat plongé dans ses considérations coloniales, deux autres types inconnus et sympathiques, puis Toulet, rempli d’aperçus et d’axiomes acides, à la façon de La Rochefoucauld. La ribambelle traversait la place de la Concorde et remontait les Champs-Elysées, sous le rose sorbet de la lune printanière. Je faisais le chien de berger, courant de Santiago à Toulet et colportant les à-peu-près de Curnonsky.

Parfois, trop rarement à notre gré, se joignait à nous Claude Debussy, musicien de génie, qui a un front de chien indo-chinois, l’horreur de son prochain, un regard de feu et la voix légèrement enchifrenée. Sa consommation — dis-moi ce que tu consommes et je te dirai qui tu es — consistait généralement en un œuf pas trop cuit, agrémenté d’un petit morceau de foie ou de rognon au jus. Je lègue ce détail gastronomique aux admirateurs de Pelléas et Mélisande, chef-d’œuvre, à mon avis, du drame musical français contemporain. Comme Toulet, Debussy est un raffiné. Il possède, comme Toulet, toutes les ressources de son art et vous auriez pu croire que la mise en présence de ces deux tempéraments si voisins allait faire jaillir des étincelles. Eh ! bien, pas du tout. Ils ne se boudaient pas, mais ils ne s’attiraient pas non plus. Debussy grignotait un éclat de ces pommes de terre frites, destinées, dans les bars, à attiser la soif, fumait une petite cigarette d’Orient, soufflait dans son nez, faisait une ou deux remarques acérées, puis s’en allait, sous les étoiles, le front et les images en avant.

« Il est épatant, ce Devussy, — déclarait Santiago. — C’est un type dans le genre d’Albeniz. Les bons musiciens, tu remarques, Léon, se ressemblent. » Aussitôt il se mettait à fredonner un air de la Joie qui passe : « Et nous dormirons quand nous mourrons. Pin pin, pin pin, pin pin, pi pangue… »

Il arrivait que notre clan fusionnât avec le clan Forain-Paul Robert, qui ne saurait passer inaperçu, à cause des éclats de rire de Forain. Bien que M. Chantepie eût entendu, plusieurs milliers de fois, le rugissement de ce lion du dessin à travers l’oasis de Weber, il en demeurait toujours interloqué et un peu inquiet. Des provinciaux effrayés se hâtaient d’achever leur café ou leur bock. De vieux officiers en retraite, et décorés de la Légion d’honneur, levaient le nez de dessus leur journal, d’un air mécontent. La marchande de l’Intransigeant, la Presse s’arrêtait de glapir dans la rue Royale, un gamin sifflait, un chien aboyait… Tout cela parce que Paul Robert avait dit une blague à Forain. Paul Robert, lui, ne riait pas, bien qu’il ait de l’esprit comme pas un et le sentiment de la bonne peinture. Il demeurait coi, les yeux ronds dans sa figure ronde, que semble arrondir encore la noire moustache, en face de ce petit fauve glabre, écarquillé d’ironie bruyante.

À un moment, entrait, en coup de vent, Mariéton, coiffé de son haut de forme, « en frac » comme il disait, se tapotant le dos de son jonc à pomme dorée.

« Qu’est-ce qui fait ça… C’est Fo-Forain ? Charles, un welsch, je vous prie… Excusez-moi, il faut que j’aille dire un… un mot à la dame du co…comptoir. »

Il tournait sur lui-même, écrasait deux paires de pieds, déplaçait une carafe, courait à la caisse : « Ma…madame, personne n’est vevenu me dedemander ce soir ? Demander monsieur Mariéton ?…
— Non, monsieur, personne.

— C’est in…sensé. J’avais dodonné rendez-vous au cocolonel Marchand.

— Il n’est pas venu, monsieur. »

Mariéton désolé venait vers nous, serrait nos mains sans nous voir, puis expliquait à Toulet, indifférent et ratatiné, une histoire compliquée sur le théâtre d’Orange, cependant que Santiago poliment tendait l’oreille.

Je disais à Santiago : « Tu t’en fiches. Tu sais où est Aranjuez et Valdemossa, mais tu ne sais même pas où est Orange ». Finalement Mariéton s’asseyait, prenait conscience du monde extérieur, adressait des saluts de la patoche, de côté et d’autre, très souvent à des types qui ne le connaissaient pas et lui rendaient sa politesse avec ahurissement. Charles lui apportait son welsch-rare-bit, comme la nourrice apporte un poupon à sa mère, avec des soins touchants. Mariéton coupait le poupon fromage en quatre et l’avalait sans le goûter. Il consultait sa montre : « Pas po…possible. Il a dû arriver quelque chose à Ma…Marchand ! »

Hourst, consulté, déclarait que non, qu’il avait vu Marchand à sept heures, absorbé dans un travail pressé. Aussitôt Mariéton, oubliant ce premier rendez-vous, bondissait de nouveau vers la caissière : « Vous n’avez pas vu monsieur Moumounet-Sully ?… »

Je me levais à mon tour et solennellement : « Madame, si Sa Majesté Édouard VII venait demander M. Paul Mariéton, chancelier du Félibrige, vous Lui répondriez qu’il est allé acheter un paquet de tabac… »

Rien de plus agréable que de partir à quelques-uns de chez Weber, par un magnifique bas crépuscule de mai ou de juin, alors que la rue Royale a l’air de la retombée d’un poudroiement d’or et que la Madeleine est rose dans le ciel bleu foncé. Où trouver notre dîner ? L’un proposait le bois de Boulogne, le petit restaurant Azaïs, dans l’île du lac, parfaitement isolé et tranquille. Mais Debussy affirmait que l’on y ratait les œufs en cocotte et Santiago craignait qu’il ne lui fût difficile d’y renouveler sa provision de cigares. Un autre parlait paresseusement de Lucas qui est, comme dans la chanson, « à deux pas ». Maxime Dethomas, indifférent à ces tergiversations, tournait, au-dessus de nos têtes, sa bonne grosse figure ironique et placide de chat guetteur, observant les fines silhouettes des passantes. Je conseillais hardiment le père Boivin, près de la place Clichy, pour cette unique raison qu’une tanche à la casserole, arrosée d’un véritable anjou, n’est pas une chose absolument dégoûtante. En route pour Boivin ! Auparavant Mariéton courait chez lui rue Richepanse, afin de voir « s’il n’y avait pas le feu ». C’était son innocente phobie.

Une silhouette élégante et vigoureuse apparaissait, une main se posait sur mon épaule : « Daudet, que dirait Hermant en cette minute ?… » C’était Louis de La Salle, lettré entre les lettrés et subtil observateur, souvent acerbe, de la société contemporaine, car il aimait les imitations.

— Hermant dirait : « N’avez-vous pas vu Constantein Brencoven ? Il y a une heure que je le cherche. C’est désoleint.

— Et Zola… que dirait Zola ?

— Zola dirait : «La Madeleine disparaiffait dans une moiffon d’or. Fur le grand Paris laborieux, les gerbes d’or croulaient, parmi une lumière chaude. Le Dr Pafcal regarda Fufanne, qui regarda Jean. Il y eut un filence… Dites, mon bon ami, qui est donc ce monsieur Santiago ? Il a une physionomie intelligente, hein, mon bon ?… »

Louis de La Salle et les autres riaient. Nous étions Jeunes et gais, nous vivions dans une insouciance heureuse, traversée de grandes colères et de justes ressentiments. Je pense à Louis de La Salle, parce qu’il était, en apparence, un mondain, mais de haute culture, répandu, choyé, au fond assez cassant, peu commode dans la discussion politique et d’un intransigeant patriotisme. Je lui disais : « Vous avez une âme de combattant. Ne vous y trompez pas », et je songeais en moi-même qu’il avait la trempe héroïque. Si ce diagnostic était exact, on va le voir. Le 2 octobre 1915, étant absent de Paris pour quelques jours, je reçus plusieurs lettres, m’annonçant l’irréparable deuil qui frappait l’Action française et le pays, dans la personne de Léon de Montesquiou, tué d’une balle de mitrailleuse à l’attaque de Champagne, sept jours auparavant. L’une de ces lettres était signée Louis de La Salle, lieutenant de la Légion étrangère aux côtés de notre ami. Elle célébrait, avec une sobre vigueur, le sacrifice de Léon de Montesquiou, puis se terminait par une phrase, dont le sens était : « À bientôt mon tour ». En effet, quelques heures après, ce vaillant tombait, les armes à la main, en entraînant, comme Montesquiou, ses soldats à l’assaut. Combien, parmi les hommes jeunes et pleins d’ardeur qui fréquentaient le Weber et circulaient entre les tables, entre dix heures du soir et une heure du matin, combien ont donné tout leur sang à la patrie ! Quel immense et funèbre cortège nocturne de ces braves dans la rue Royale !

Ce volume n’est pas le dernier de mes Souvenirs. Loin de là. Quand j’ai commencé cette série, au mois de mars 1914, par la publication de Fantômes et vivants, je savais parfaitement que la conflagration menaçait — L’Avant-Guerre avait paru, vers la même époque, un an auparavant — et il me paraissait utile de dresser en quelque sorte le bilan intellectuel et moral de l’entre-deux-guerres, une des périodes les plus pathétiques de l’histoire de mon pays. Les circonstances m’avaient mis aux premières loges de ce spectacle d’insouciance, d’ignorance et aussi de bonne volonté. Je pensais que nos écoles, nos erreurs, nos folies, nos piétinements devaient enseigner nos successeurs. Je le pense encore aujourd’hui, mais beaucoup de jeunes gens sont morts, hélas ! au champ d’honneur, morts pour le salut de la France et n’assisteront pas à son relèvement.

Aussi le lecteur voudra-t-il bien excuser le ton, futile en apparence, de quelques-unes de ces pages véridiques. Il était indispensable de donner, à l’époque ainsi peinte, ses couleurs réelles, trop souvent dissimulées par les mémorialistes à la guimauve et les historiens académiques. Puissé-je avoir réussi dans ma tâche !