Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Salons et Journaux/Chapitre I
e tous les milieux parisiens où fut organisée la résistance
nationale, pendant les années troubles qui précédèrent la
grande guerre, le plus important et le plus actif fut certainement
le salon de Mme de Loynes, 152, avenue des Champs-Élysées.
C’est là que Jules Lemaître avait son camp. C’est de
là que partaient les directions et les consignes, dans des circonstances
que je conterai plus tard, quand on pourra parler
librement. Aujourd’hui, je veux simplement vous faire connaître
cette conjonction de deux esprits clairs et de deux
volontés droites, mis au service du pays. Admis dans leur intimité,
les aimant ardemment, elle et lui, ayant reçu d’eux des
témoignages inoubliables d’affection, je puis dire, imprimer
d’eux, après leur mort, ce que leur extrême modestie m’aurait
interdit d’exprimer et d’imprimer de leur vivant. Cela est
d’autant plus nécessaire qu’un vieil homme sans pudeur,
M. Arthur Meyer, directeur du Gaulois, accueilli par Mme de
Loynes, a écrit, sur sa bienfaitrice disparue, un livre misérable,
où la perfidie s’enveloppe, s’enrobe d’une mélasse sémitique,
où le fiel est coulé en dragées. Il importe de remettre les choses
au point et l’annaliste impudent à la niche.
Mme de Loynes avait été d’une parfaite et délicate beauté, ainsi que le montre son portrait par Amaury Duval, que Lemaître a légué au Louvre. De taille moyenne, elle avait gardé, de sa jeunesse, une ligne charmante, l’harmonie des traits du visage, des cheveux cendrés et fins, des yeux d’une pénétrante mélancolie, d’une eau profonde et douce, parsemés à l’occasion de lueurs railleuses, une voix grave et tendre à la fois, telle que Shakespeare la prête à Cordelia. On la découvrait, en entrant chez elle, assise en douillette blanche dans un pouf rose de style second Empire, entourée de ses petits chiens favoris, un éventail à la main, gracieuse, un peu frileuse, même pendant l’été : « Asseyez-vous, mon ami ». Elle vous tendait une main longue, fine, soyeuse et fixait sur vous ses regards clairs. Son premier accueil attachait et subjuguait. Plus tard on s’abandonnait à elle complètement, en toute confiance. Je n’ai pas connu de partisan plus fidèle, plus loyal. Je lui disais :
— Vous valez dix hommes.
— Oh ! ce Léon, comme il vous lance cela ! Paf !… Est-ce vrai, monsieur Lemaître ?
— Léon a l’air d’exagérer, madame. Mais ce n’est là qu’une apparence. Vous valez en tout cas dix hommes comme moi.
Il fallait entendre leurs deux rires ! Quand Mme de Loynes s’amusait vraiment, — ce qui n’était pas rare, — elle tapotait de son éventail le bas de sa robe, puis relevait les bras d’un air effrayé. Alors ses petits caniches jappaient. Afin de la distraire, je lui contais toutes sortes d’histoires et j’imitais les uns et les autres : Zola et son zézaiement socialophilosophard ; Hermant et son couin couin de petit canard gendelettre en porcelaine ; Barrès et ce « le croyaîz-vous vraiment ? » qu’il oppose, avec l’accent lorrain, aux niais solennels ; le rire henni d’Avenel ; le braiement poussiéreux de du Bled ; le bredouillement infatué de Judet. Que n’aurais-je pas fait pour amener, sur le visage de notre délicieuse amie, cette joie frémissante et communicative !
Mme de Loynes avait autant d’esprit naturel, de tigrerie, qu’une Sévigné, une Lespinasse ou une Geoffrin. Elle trouvait dans le dialogue, dans la confidence, les mots les plus drôles, les plus profonds, les raccourcis les plus imprévus, les définitions les plus justes. Un touchatout hébreu de théâtre de chant, qui tient du prestidigitateur et de Polichinelle, déclarait qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, il volerait aussitôt à la frontière. « Laquelle, monsieur ? » lui demanda-t-elle doucement. On cite d’elle cent reparties semblables. Mais le plus remarquable dans sa manière, un des secrets de son art amical consistait à s’effacer, à s’annihiler, à devenir, pour ceux qui la fréquentaient, une auditrice infiniment compréhensive et une conseillère pondérée. Elle dirigeait avec doigté des causeries parfois périlleuses, des discussions souvent véhémentes, épargnant aux uns et aux autres, d’un mot, d’un silence, les faux pas, les fondrières et les gaffes. Elle coupait les raseurs avec une ferme bienveillance, d’une question enjouée adressée à leurs voisins. Son désespoir, c’était la cacophonie qui s’établit, à une table parisienne, quand tout le monde y parle à la fois, quand l’intérêt ainsi s’éparpille. Elle imposait aussitôt silence à tous : « Monsieur un tel, je vous en prie… un tel, laissez parler monsieur Lemaître », ou « notre ami Houssaye », ou « notre ami Capus ». Car elle désirait que cette monnaie d’argent ou d’or, qui tintait dans les propos sérieux ou futiles, ne vînt pas à rouler sur le plancher, à s’égailler dans les plis du tapis.
Elle rassurait les timides et elle apaisait les bavards effervescents. Son sceptre était exquis, mais on devait lui obéir.
Elle recevait chaque soir de cinq à sept, à dîner le vendredi et le dimanche, quelquefois en semaine, dans la petite intimité, en tête à tête quand on le lui demandait. Elle recevait simplement et largement, sans faste, mais avec prodigalité. Le repas se composait d’un potage, d’un relevé, d’un beau poisson, de deux pièces de rôti, ou d’un rôti et d’un gibier, selon la saison, de légumes, de salade, avec un pâté, et de dessert, glace ou fruits. Les menus étaient méticuleusement choisis, entremêlés de recettes provinciales, ou de plats dus à l’originalité des convives. C’était, de l’avis général, la première table de Paris, tant pour l’abondance que pour la qualité, l’à-point de la cuisson, et l’abrégé des sauces et coulis. Les quenelles venaient de Lyon, le jambon de Luxeuil, les poulardes de Bourg en Bresse et tout à l’avenant. Il n’y avait jamais un raté. Tout arrivait chaud et même brûlant, sans ces interruptions de service inexplicables, qui désolent les maîtresses de maison. Un melon pas mûr, aussitôt signalé par Coppée, fit scandale une fois en huit ans. Henry Houssaye avait imaginé un jambon accompagné de truffes, dit « à la H. H. », dont je renonce à décrire le velours parfumé. Je déchirais l’ananas suivant les règles, en l’inondant de kirsch, de sucre, puis de marasquin. Les mets étaient repassés deux fois, comme il se doit, et il était formellement interdit aux domestiques, — que surveillait notre chère Pauline, majordome discrète, incomparable, — de presser le mouvement. Chaque convive avait devant lui son verre à vin ordinaire, destiné à être bu largement, son verre à bourgogne, son verre à bordeaux, sa coupe à Champagne. Le grand style classique. La cave, en effet, valait la cuisine, laquelle atteignait fréquemment au sublime. Ali Bab, ou si vous préférez Henri Babinski, l’immortel auteur de la Gastronomie pratique, déclare volontiers qu’un repas excellent ne pèse jamais sur l’estomac. Cette loi fondamentale se vérifiait chez Mme de Loynes. Bien qu’on y mangeât trop, nul ne s’assoupissait, ni ne s’aigrissait vers la fin, comme c’est le cas quand Locuste opère parmi un luxe de mauvais aloi. Seule, la tête légère de Henry Houssaye s’échauffait parfois, à la suite d’une série de coupes de Champagne, mais ses clameurs, accompagnées de lissements rapides de sa barbe de fleuve historien, se perdaient dans la bienveillance générale. On lui accordait tout, à ce grand enfant académique, confit en stratégie napoléonienne, bien qu’il n’eût jamais commandé même une patrouille et qu’il fût le plus pacifique des hommes. Son Waterloo demeure une belle chose.
Henry Houssaye faisait généralement vis-à-vis à Mme de Loynes, qui le calmait d’un regard, quand il s’exaltait selon Clicquot. Jules Lemaître, du bout de la table, aidait à l’administration intellectuelle des repas, avec une inaltérable bonhomie. Il émoussait les angles aigus, mettait des cédilles et des accents, désempoisonnait les fléchettes et amortissait les « moi, moi, moi ». Son ironie aérienne doublait le sel, le poivre et les épices. Ajouté à celui de Mme de Loynes, son tact subtil créait une atmosphère elliptique, allusionniste, où les intentions étaient comprises, sans être exprimées, une dentelle verbale d’un point bien rare. De temps en temps, quand commençait à sévir un abstracteur de quintessence, il faisait le bêta aux yeux ronds, le rustique venu de Tavers, avec un fromage de chèvre et une bouteille de vouvray, qui demande des explications. On pouffait et le métaphysicien s’effondrait. Les grandes ombres de Renan et de Sainte-Beuve, anciens familiers de la maison, étaient souvent évoquées par Mme de Loynes, magnifiées par Lemaître, d’un trait cursif comme un zigzag d’hirondelle. Ou bien, afin de détendre comme un commencement de mésentente, de dissoudre un nuage accouru du fond de l’horizon, il lâchait une bonne bourde tourangelle, dont on le gourmandait maternellement.
— Vous êtes stupide, monsieur Lemaître.
— Madame, c’est Grosclaude — ou c’est Capus, ou c’est Maurice, ou c’est Léon — qui me pousse à dire des bêtises.
— Hou, le vilain rapporteur, gémissait Grosclaude, prince de la déformation des mots, démon de l’à-peu-près, acrobate sublime du dictionnaire. Quoique très gourmand et glouton maigre par-dessus le marché, ce trouveur infatigable, qui se hisse aisément au trouvère, grâce à sa vaste imagination, parle en mangeant, mange en parlant, mêlant la blague à la bouchée. C’est un plaisir de le taquiner, pour être aussitôt assis par lui, si l’on est debout, étendu sur le sol, si l’on est assis. Il a la riposte foudroyante. Il était entendu que je me sacrifiais dans ce rôle d’asticoteur martyr et je me retrouvais, au dessert, barbelé de traits grosclaudiens. J’ai souvent dîné avec Grosclaude, mais nulle part il n’était aussi fulgurant qu’avenue des Champs-Élysées et son cas était celui de tous les autres. La maison poussait à la personnalité, allumait les caractéristiques, alors que tant d’autres logis éteignent et estompent. Il n’y flottait jamais cette poussière grise, qui fait des salles à manger et des salons autant de mornes mangeoires, de tristes parloirs, où se repaissent et alignent des propos convenus les marionnettes de la société.
J’ai été comme cela deux fois chez une pauvre dame qui peint des fleurs, une fois chez une autre, qui écrit des petites machines sentimentales, dans un petit hôtel de la plaine Monceau, une fois chez une cinquantaine de personnes vagues, bien qu’à la mode, et dont les plats tragiques et les vins effrayants me sont demeurés plus présents que les visages. J’ai entendu là des ânes rouges, verdâtres ou pommelés, immortels ou mortels, des Georges-Henri Manuel, des du Bled, des d’Avenel, des Jean Aicard, des Hanotaux, des Edmond Haraucourt, qui contaient des anecdotes et bons mots rances, récitaient des vers plats, alléguaient de faux bons auteurs, émettaient des avis. J’ai vu des mastodontes nus jusqu’à la ceinture, corsetées « à la soupe », couronnées de rubis sur leurs perruques, chaussées de diamants et de perles, devant lesquels sautaient, d’un orteil sur l’autre, des banquiers de cinquante millions, des poètes de quatre sous, des économistes de pacotille et des voleurs. J’ai subi — pas longtemps — dans le fumoir riche, orné d’un Clairin, d’un Gérome, de quelques Bonnat, le velu qui parle de Maupassant et le chauve qui connaît Loti, le statisticien à l’haleine empestée, le politique gonflé de Tocqueville, le financier ivre de chiffres, la financière de cent kilos, amie des arts et lectrice de Melchior de Vogüé, le médecin qui tue à l’aide de drogues chères, le chirurgien coupe-toujours. Il m’en est resté un rude écœurement, une nausée à vomir en rêve sur les pieds de tous ces gens-là.
Devant ces misères dorées, devant ces cadavres ambulants, j’ai compris et jusqu’au fond, le paucis humanum vivit genus et le néant de certaines existences. Si fréquenter ça, c’est être sociable, eh ! bien, non, je ne suis pas sociable ! D’ailleurs je m’en suis toujours douté à ceci que la seule vue d’un demi-romancier comme Marcel Prévost me rend nerveux et combatif pour un jour, et que le simple aspect des boutons roses, rangés dans un hexagone pileux, composant le masque horrible d’un Ernest Charles, m’enlève l’appétit pour quarante-huit heures, si je n’ai sous la main un verre de porto rouge, d’une bonne année et pas trop sec.
Comme Grosclaude, ses amis Capus et Donnay — le Maurice de Jules Lemaître — suffisent chacun à faire la joie d’un repas. Quand ils sont tous trois autour d’une table, c’est du gaspillage, mais quel amusement ! Capus est d’origine provençale, il a même conservé une pointe d’accent. C’est un esprit d’une rare pondération et qui va, si l’on peut dire, jusqu’à l’excès dans la mesure, par horreur des emballements. Ce qui ne l’empêche pas, bien entendu, de se blouser en deçà, comme d’autres se blousent au delà. Philosophe narquois et désabusé, à la façon de Montaigne, auquel il ressemble physiquement, il croit aux compensations, à un certain équilibre entre la douleur et l’embêtement à gauche, la joie et l’agrément à droite. Observateur profond des travers humains, il en parle légèrement, et des vices comme des travers. Il ne châtie pas, même en riant. L’existence lui apparaît ainsi qu’une partie de cartes, entre l’Inconnu, avec un grand I, et Capus, ou Michel, ou vous ou moi, où il s’agit pour lui, vous et moi, d’avoir quelques atouts, sinon de les compenser par un je m’enfichisme à hauteur. Je vous réponds que son je m’enfichisme est prêt à toutes les éventualités, même à celle de l’œuvre parfaite qui peut lui tomber du bout des doigts. Son théâtre n’est que la fleur de sa pensée, dont les racines vont loin et activement. Il introduit le sérieux, et même le grave, sous les espèces du frivole. Il enveloppe la leçon dans la gaieté. Je préfère son Qui perd gagne aux Scènes de la vie de Bohème, qui sont cependant un beau livre. Ce contemplatif traverse le succès et l’immense succès, les honneurs, la fortune, comme il traversa l’obscurité, la méconnaissance et la mouise, en faisant la planche et regardant le jeu des nuages : « L’eau du temps me portera bien quelque part ».
Le salon de Mme de Loynes était une fabrique d’académiciens. Capus le savait. Il désirait être de l’Académie. Cependant il demeurait aussi libre d’allures, au milieu des pauvres immortels, que si lui-même n’eût pas convoité les palmes et l’épée. Cela est tout à fait charmant. C’est un cher garçon, généreux de toutes les manières, qui jette l’argent par les fenêtres quand il en a, régale ses amis comme pas un, est complètement dépouillé de vanité, de pédantisme et cache soigneusement un goût très vif, très renseigné, de la métaphysique et de la biologie. En conversation, il a des trouvailles homériques : « Est-il vrai, Capus, que vous soyez devenu nationaliste ? » lui demandait, du bout d’une table de dix-huit couverts, Joseph Reinach, non encore polybé au Figaro. À quoi Capus, de sa petite voix raisonnable : « Mon cher ami, on raconte tant de choses… On m’a bien dit que vous étiez juif ». Il est éclectique dans ses relations et il n’entend pas qu’on restreigne son éclectisme. Il a horreur de prendre parti dans les querelles et, en général, d’être contraint ou gêné dans ses mouvements, qui sont ceux d’un botaniste attentif à la flore parisienne, mais tenté soudain par l’automobile, la Touraine ou cette resplendissante Marseille, chez qui l’on mange — selon son expression — « du poisson avec du soleil ». Cette fantaisie le sauve du prosaïsme, son démon tentateur. Le rôle de l’argent dans la société est apprécié par lui magistralement. Il admire qu’un monsieur qui a cent mille francs les remette, en temps de paix, bénévolement à un banquier, qui en tirera le bénéfice et lui restituera, en échange, un paquet de papiers, plus trois mille francs par an. C’est en effet prodigieux. Les calculs des économistes et les axiomes fondamentaux des moralistes ne lui en imposent point. Il en démontre avec enjouement le paradoxe. Quand d’Avenel, gileté d’argent et d’or, essayait d’exposer à Capus, devant la lourde Tanagra en saindoux de Gérome, qui ornait la cheminée de Mme de Loynes, les variations de prix de « l’alicaud de mouton » depuis saint Louis, Capus, d’un mot décisif, désarçonnait le navrant vicomte et lui dévissait son illusoire vicomte. Du Bled, épouvanté, n’osait pas s’y frotter et dirigeait ses échasses et ses talons du dix-septième d’un autre côté.
J’affirme que l’insecticide Capus — détruisant blattes, cancrelats, cafards — est le roi des insecticides. Cher Capus, sans en avoir l’air, il fait d’aussi bonnes besognes, avec son petit soufflet doré, que Forain avec son pulvérisateur à vitriol ! Les deux instruments sont bien utiles.
Quant à Maurice Donnay, mon cousin — avant la guerre nous mettions un k à cousin, mais depuis… — c’est un poète, satirique quand on l’embête, et un voluptueux rêveur. Il se tire des réunions mondaines en prenant le train au potage pour Constantinople, la Perse, les Indes et en ne revenant qu’au dessert. Ce qui ne l’empêche pas de capter, dans un coin tout petit, tout brillant, de son œil rieur, le décolletage de sa voisine ou le tic du monsieur là-bas au bout. Je crois qu’il préfère le décolletage harmonieux au tic, mais que l’inharmonieux le rend un peu malade. Il a une forte bouche, de très brave ogre qui choisit ses bouchées, un rire exquis d’enfant heureux, des dents resplendissantes, et une brève et savoureuse hésitation dans le débit, accompagnée d’un mouvement des doigts, comme s’il faisait des boulettes de mie de pain. Quand un type le rase avec des considérations vaines, ou quand un laideron lui explique son caractère, il devient très triste, aussi triste qu’un pauvre homme détaillé nu par un bourreau, sur un marché d’Afrique, en plein soleil. Il jette de tous les côtés des regards qui demandent du secours. Alors j’accours, je le prends par le bras d’une main ferme et je lui dis : « Viens, cousin, j’ai un renseignement capital à te demander ». Mais l’ingrat déjà ne m’écoute plus. À peine délivré, il est reparti pour ses étoiles.
C’est un personnage de Shakespeare, un monsieur dans le genre de Mercutio. Si toutes les circonstances sont réunies pour sa redescente ici-bas, il vous contera, à peine hors de son aéroplane, une histoire ravissante et diaprée, qui vous fera rire en vous émouvant. Conter est beaucoup dire, Donnay improvise en abrégeant. Il a tellement peur d’ennuyer, lui, le grand charmeur ! Ou bien si son cousin est là pour l’y inciter, si l’atmosphère est chaude et affectueuse, il consent à chanter, — et de quelle voix merveilleuse et prenante ! — de vieilles chansons françaises, dont il tient un inépuisable répertoire. Mme de Loynes aimait nos tréteaux improvisés : « Allons, Donnay, mon ami, un peu de musique…
— Mais, madame, sans piano…
— Léon vous accompagnera, hein ? oui… Voyons, Léon », — ajoutait Lemaître.
Mon accompagnement consistait à faire poum, poum, en suivant d’aussi près que possible le rythme, naturellement parfait, de Maurice. Puis, en cas de trou dans la mémoire, je soufflais et Mme de Loynes et Lemaître applaudissaient :
« Quels cabots, ces deux diables-là », disaient-ils, « ils gagneraient ce qu’ils voudraient en chantant dans les salons. »
C’est une erreur. Les salonnards n’ont pas d’oreilles. Ils font venir, pour une somme de…, des cantatrices cotées, lauréates du Conservatoire, mais piètres musiciennes, qui les arrosent de Massenet ou de Bemberg, en piaulant et modulant à contretemps. L’art du chant est lié à une représentation intérieure du mouvement sonore et du ton juste, qui n’existe que chez quelques personnes douées de lyrisme. N’aurait-on pas de voix qu’on chanterait, si l’on a cette faculté imaginative. Armand Gouzien chantait comme un demi-dieu. Reynaldo Hahn, Camille Bellaigue, Santiago Rusiñol, Henry Vivier, — hélas ! — Maurice Donnay, voilà, selon moi, des chanteurs. Ils chantent bien, parce que la poésie les habite. Pour le même motif, Mme Rose Caron, Mme Raunay, Mlle Bréval, Mlle Monjovet ont chanté et chantent divinement. Il faut voir et comprendre, voir et sentir ce que l’on chante. Le reste vient par surcroît. Le chant ne doit pas être séparé de la vie. Un soldat dans le rang, un paysan sur la route obscure, un peintre en bâtiment sur son échelle, un tonnelier dans la cave, une paysanne auprès de son berceau, un marin sur sa vergue, un moine à son lutrin chantent harmonieusement, parce que naturellement, parce que leur âme passe dans leur chant. Il n’y a que trois maîtres de chant : l’aspiration, ou le désir, ou la nostalgie. Ils font payer généralement leurs cachets assez cher.
Donnay a une mémoire musicale étonnante. La mienne n’est pas mauvaise. Je vais vous dire ce que nous chantions le plus souvent.
D’abord :
La pauvre femme
C’est la femme du roulier.
Quand Pierre partit pour l’armée
Sept ans est resté (bis)
Voilà qu’elle se mari…i.....e
Qui frappe, qui frappe ?
Mon mari est ici,
Il n’est pas à la chasse,
Comme il l’avait dit.
Nous en plein jour
Voulons parler toujours
La langue du miéjour,
Voilà le félibrige…
Par là-dessus, toutes nos marches militaires, notamment celle des chasseurs :
Un jour Marie à son amant.....
Si tu vas sur la grand’route
Souviens-toi.....
Hussards de France,
Nous sommes tous
Pleins de vaillance,
Joyeux et fous.
Une fois lancés, impossible de nous arrêter. Nous chanterions toute la nuit. Quelques invités de Mme de Loynes, qui avaient des anecdotes à placer, ou des bruits à mettre en circulation, trouvaient bien la séance un peu longue. Mais le sentiment de la taquinerie nous incitait, Maurice et moi, à continuer jusqu’à plus soif, ou plus exactement jusqu’à très soif. La porte s’ouvrait. Entrait le plateau aux orangeades, dans les mains du fidèle Jacques. Le temps d’en siffler chacun une demi-douzaine, et en avant la continuation de la musique !…
Quand Donnay, sur le conseil de Lemaître, posa sa candidature à l’Académie française, en remplacement de Sorel, Grosclaude, Capus, votre serviteur le harcelèrent avec cette recommandation : « C’est très joli, cette candidature, mais il importe auparavant que tu lises tout Sorel, c’est bien compris, la to-ta-li-té des œuvres de Sorel, dont tu n’as évidemment qu’une légère teinture.
— Je lirai tout Sorel », répondait Donnay résigné.
La semaine suivante : « Où en es-tu de la lecture de Sorel ? Peux-tu déjà faire un rapide résumé du rôle qu’il prête à la Pologne ?… »
Maurice nous envoyait coucher gaiement et Mme de Loynes riait de bon cœur. Ainsi s’éparpillait la gravité académique.
Lemaître, conférencier sans rival et doué d’un timbre de voix incomparable, n’avait aucun sens musical. Cependant il chantait la sienne, c’est-à-dire le Temps des cerises, d’un petit fausset, usé et comme lointain, qui ne manquait pas de saveur. Le grand régal, la fête des fêtes, c’était quand il lisait un poème de Ronsard ou de Villon, tenant le livre de la main gauche, remuant légèrement les doigts de la main droite et accentuant, détachant les finales. Sa fine compréhension, son acuité littéraire, passaient dans l’âme de ses auditeurs. Naturellement clarificateur, il balançait le chef-d’œuvre dans une lumière vocale de cristal et d’or, il en faisait briller toutes les facettes. Nous disions : « Quel dommage que Ronsard ne soit plus là, comme il serait content !… Ah ! si Villon pouvait entendre ça ! »
Mais le plus haut degré de l’art de diction de Lemaître a été atteint, un soir d’été, au coucher du soleil, au bord de la Loire, au château de La Roche, chez ma mère. L’air, le pays, les souvenirs, l’humide dorure du fleuve ensablé, transportaient le grand critique, ami des lignes nettes. Les sonnets à Cassandre, à Hélène, à Marie,
Chez Mme de Loynes, le dîner était à 7 heures 1/2 précises, à l’ancienne mode. On sortait de table à 9 heures. On n’attendait jamais le retardataire, quel qu’il fût. C’était la règle salutaire de la maison, sans laquelle il n’est pas de rôti cuit à point, ni de gastronomie possible. Après le repas, les dames et les non fumeurs se groupaient au salon autour de notre amie, les fumeurs s’entassaient dans l’antichambre. La sonnette tintait. Les habitués de la soirée arrivaient et tout de suite, tout chauds, tout bouillants, se mêlaient à la conversation, apportaient le dernier potin de la Chambre, des théâtres, de Paris en général. Il fallait fréquenter avenue des Champs-Élysées pour connaître le dessous des cartes et l’envers, comique ou tragique, des événements. En même temps, il se faisait là une opinion moyenne et courante, qui devait être, le lendemain, celle des principaux journaux nationalistes, ou simplement parisiens. On y tenait compte de ces impondérables dont parle Bismarck, On y examinait les aspects différents des questions, les avantages et les dangers de telle ligne de conduite. On y réglementait à peu près les humeurs. Je dis à peu près, car il y avait, dans la Patrie française, une anarchie contrastant singulièrement avec la discipline de l’Action française. Lemaître n’avait, comme chef de parti, ni la fermeté, ni la prompte décision, ni l’ubiquité d’un Maurras. Il le savait et s’en remettait à ses lieutenants, à Syveton notamment, du soin des détails et quelquefois aussi des ensembles.
Rochefort, qui devait plus tard se brouiller avec Lemaître, au moment de l’affaire Syveton, venait fréquemment avenue des Champs-Élysées. Je l’ai connu éblouissant de verve et de jeunesse, malgré le poids des années et son toupet blanc. C’était un délice de l’entendre, comme de regarder la délicieuse femme du pamphlétaire, aussi belle que bonne, et cherchant toujours à arranger les choses d’un : « voyons, Henri ! », qu’il écoutait peu. Il avait traversé l’eau, le feu, les sept poisons et toutes les dagues, ce vieillard de vingt-cinq ans, toujours riant, toujours combattant, sceptique et crédule, jamais las, terriblement distrait, noyant ses contradicteurs dans des « oui, oui, oui », « mais parbleu », « je le disais bien », qui les ahurissaient. Il se fichait princièrement des fureurs soulevées par ses attaques, des menaces grondant autour de lui, de l’argent qu’il gagnait avec facilité et prodiguait de même, de l’ingratitude des gens, des trahisons d’amitié et de tout ce qui constitue le tran-tran d’une existence comme la sienne. Il ne se fichait pas des tableaux, qu’il collectionnait, échangeait, bazardait avec ravissement, ni des petits enfants qu’il adorait, ni des juifs qu’il exécrait, ni de la France qu’il avait dans les moelles. Excellent écrivain, dans la ligne cursive de Voltaire, conteur charmant, se fiant à un instinct qui souvent le dupait, entêté dans ses erreurs comme une mule, incapable de suivre un long exposé ni de tolérer un raseur, Rochefort était demeuré second Empire et naturellement encadré dans la société de cette époque. Cependant il n’était pas anachronique, à cause de son esprit, crépitant d’étincelles, qui émanait de tout son être même physique, des gestes de ses bras courts, de ses intonations, de ses regards moqueurs ou fâchés. Le factice et le frivole brûlaient en lui et brillaient avec un don étonnant de clairvoyance, composaient un personnage extraordinaire, qui me hante encore après sa mort. Il était bon, foncièrement, mais plein de griffes qu’il trempait dans l’encre. Les femmes le ravissaient et l’irritaient. Il ne buvait pas de vin, ne fumait pas, mangeait vivement et sans goûter ce qui se trouvait dans son assiette, s’engouait de types sans intérêt, dont l’avis prenait tout à coup à ses yeux une grande importance. Avec cela une rancune d’éléphant, situant avec exactitude dans le calendrier le souvenir de l’offense et du manquement : « Mais certainement oui, c’est une canaille… Je me rappelle, en 1877, je sortais du restaurant Prevost, au mois de mai, avec le petit un tel, celui qui avait servi de secrétaire à un tel, nous longions le boulevard. À la hauteur du Vaudeville, voilà-t-il pas… » Suivait un trait gravé dans sa mémoire, définissant à jamais la canaillerie de sa victime, de celui pour qui on l’implorait vainement et qu’il n’en avait que plus envie d’éparpiller en petits morceaux.
Il n’avait jamais oublié que Lemaître autrefois l’avait égratigné et, dans le fond, il n’aimait pas Lemaître, que ses caprices et son obstination agaçaient : « Comment voulez-vous, madame, faire entrer quoi que ce soit dans la tête de Rochefort ? Il n’écoute rien, ni personne… » Puis, avec un geste découragé : « C’est son génie qui veut ça… Quel enfant gâté ! » Il y avait du vrai. Rochefort, depuis son retour d’exil, était accoutumé à voir les gens trembler devant lui et à recevoir les hommages. Il vivait dans une petite cour et rendait, sur tous les sujets, des oracles. Sapristi, qu’il supportait mal la contradiction, ce grand révolté !
Arthur Meyer avait de Rochefort une crainte salutaire. Il se précipitait vers lui avec toutes sortes de salamalecs : « Je crois toujours — grommelait le terrible directeur de l’Intransigeant — qu’il va me proposer une femme ou un tapis ». À peine Rochefort avait-il ouvert la bouche que Meyer s’esclaffait et l’appelait « mon cher maître… » : « C’est bien simple, j’ai envie de lui dire : mon cher esclave ; oui, oui, c’est un dégoûtant bonhomme. Je le connais, vous pensez. En 1866, c’était, je crois, le 5 juin, à quatre heures de l’après-midi, Meyer sortait du Nain Jaune… » Suivait l’histoire d’une avanie, avalée par Arthur comme une huître. Rochefort, à ce souvenir, se tordait de rire et ramenait, d’un geste familier, ses manchettes blanches. Un jour Arthur eut l’idée de demander à Rochefort des articles pour le Gaulois. La signature était un petit masque. Mais, au bout de peu de temps, la collaboration cessa pour incompatibilité d’humeur et le « chand d’habits » en smoking reprit ses courbettes éperdues.
Vis-à-vis de Mme de Loynes, Arthur Meyer était naturellement fort plat. Elle lui montrait de l’indulgence, mais aussi, quand il bronchait, de la sévérité. Elle me raconta qu’au temps de son duel tragiquement honteux avec Drumont, alors qu’il voulait, comme dans les mélodrames, quitter la France et l’étranger, elle lui avait remonté le moral. Mais quinze jours après, Arthur, de nouveau, portait beau et coassait dans les salons. Les aphorismes et pantalonnades d’Arthur, sa natation à travers les crachats, son importance sociale, ses duchessetés et baronneries remplissaient de joie Jules Lemaître. Il avait été question d’en faire un recueil, un album. Le foisonnement de ces arthuriana, leur surabondance étaient un obstacle. Arthur est un type comme Guignol ou Karagueuz et il faudrait lui consacrer un tréteau spécial.
Adrien Hébrard, directeur jovial du grave Temps, était au contraire aimé de tous. La politique de la Patrie française, qui le faisait plus rare, ne l’avait pas cependant écarté à jamais de l’avenue des Champs-Élysées. Ses apparitions nous enchantaient. Il avait horreur de la dispute, de la contestation, des opinions tranchées et, en ce cas, il trahissait son ennui par de petits haussements d’épaules. Il concevait la vie comme une farce, mais de style classique, les gens en vue comme des fantoches, d’autant plus drôles qu’on les prenait davantage au sérieux. Il excellait aux définitions cocasses, aux rapprochements imprévus, aux portraits en trois coups de langue. Il s’amusait lui-même, il pouffait, penché en avant sur son assiette, son plastron gondolant un peu, puis reprenait le fil de son récit avec un rien d’accent, aussi délié qu’une pointe d’ail dans une tomate réussie. Verveux, il suscitait la verve ; bon garçon, l’indulgence ; je m’enfichiste, le je m’enfichisme. Ce qui ne l’empêchait pas d’être très fidèle à ses vieilles amitiés, notamment à Gambetta et à Alphonse Daudet. Voici une de ses histoires, qui donne l’idée de sa manière : « C’était à Toulouse, aux premiers jours de la Révolution de 48. Un très vieux paysan, ami de mon père, apprenant la nouvelle, se leva de sa chaise en tremblotant, les bras en avant : « La Révolution, la Révolution ! Mais, doux Jésus, où est la guillotine ? » À un dîner en l’honneur du banquier hébreu Bischoffsheim, qui venait de doter d’un télescope l’observatoire de Nice, Hébrard porta ce toast : « Je bois à M. Bischoffsheim et à son don généreux. Qu’est-ce, Messieurs, que le télescope, sinon la lorgnette arrivée ? »
Hébrard était petit, menu, grassouillet, tel qu’un oiselet comestible, et faisait un contraste complet avec Robert Mitchell, grand, blanc, voûté, à la voix sourde, enfumée, qui souvent lui donnait la réplique. Défenseur des principes traditionnels au Gaulois, comme Hébrard l’était au Temps des principes républicains, Mitchell était aussi indifférent qu’Hébrard en matière politique ; mais il gardait une dent solide aux conservateurs, qui avaient employé ses talents très réels, sans lui faire une situation conforme à ses mérites. Alors qu’Hébrard était le maître du plus grand journal du régime et libre de ses mouvements, en outre sénateur et riche d’influences, le pauvre Mitchell était tombé, après bien des avatars, vers la fin de sa vie, dans le dur servage de Meyer, qu’il connaissait et méprisait. Hébrard, généreusement, affectait une grande considération pour Mitchell, qui de son côté lui jetait des regards d’affectueuse envie. Mme de Loynes, infiniment bonne, s’arrangeait pour que Mitchell eût à sa table une place de « roi de caille » — comme disait mon père — sans cependant trop éveiller la jalousie ombrageuse de son sinistre patron.
Mitchell n’avait pas autant de verve qu’Hébrard, ni autant de pénétration psychologique, mais il pouvait être fort amusant, quand le souci, compagnon des vieillards pas comblés, cessait de le hanter. Lemaître, attentif à la causerie, faisait valoir les bons mots de ce pauvre cher brave homme, les dernières fusées d’un feu d’artifice jadis fameux, et dont commençaient à retomber les baguettes, cependant que Meyer, parcourant les convives de ses yeux blancs, semblait guetter l’occasion propice de diminuer les appointements de son ancien et peu fidèle collaborateur. Car Mitchell avait failli être directeur du Gaulois ; il l’avait même été, paraît-il, cinq minutes. À l’effondrement de la combinaison Rodays-Périvier, il fut question encore, cinq minutes, qu’il prît la direction du Figaro. Puis cette espérance s’envola. Il ne lui restait plus, de son ancien prestige, que l’invitation périodique de Mme de Loynes, le rire de Lemaître et le mien, car j’avais pour lui beaucoup d’amitié et pas mal de commisération. Il avait formé le projet de m’emmener voir les tableaux du peintre Chabas, qui était, je crois, son neveu, et dont il admirait le talent. Pendant huit ans, je n’ai pas rencontré une seule fois Robert Mitchell qu’il ne me dit : « Il faudra absolument que je vous mène chez Chabas ». Nous ne sommes jamais allés chez Chabas et je n’irai pas seul maintenant, certain que je serais d’y rencontrer le grand fantôme barbu et le sourire désabusé de Robert Mitchell.
Gaston Jollivet, qui fut officier sous le second Empire, et beau à faire retourner toutes les belles, est demeuré un charmant compagnon, loyal, gai, brave, droit comme un i, moustachu, avec un rien d’un satané arthritisme, qui ne l’empêche pas de goûter le bourgogne, mais qui lui fait de temps en temps traîner la patte. Il connaît Paris comme pas un ; il est une gazette vivante, animée, sans aigreur ni méchanceté, et le type achevé du galant homme aux yeux clairs, auquel on n’en impose pas. Sa mémoire, notamment, sa mémoire poétique, est quelque chose d’inouï. Il peut réciter, à la suite, des poèmes entiers non seulement de Hugo, de Lamartine et de Musset, mais encore de Népomucène Lemercier, de Baour-Lormian, de Ducis, de Casimir Delavigne, des tirades ampoulées et grotesques des rimeurs de la Restauration. Érudition fabuleuse, qui divertissait énormément Lemaître et stupéfiait les nouveaux arrivants, dans la petite antichambre-fumoir. Je vois encore Vlasto le riche, Vlasto le subtil et l’aimable, apparaissant dans le chambranle de la porte, avec son regard heureux, compréhensif, méfiant, et sa splendide fourrure de vraie loutre, puis comme pétrifié par les deux cent cinquante strophes extravagantes qu’était en train de débiter Jollivet. Il est certainement le seul Français capable d’aligner d’un bout à l’autre les vers falots de cette antique parodie, Harnali ou la Contrainte par cor, qui désolait Victor Hugo.
J’aimais beaucoup ces entrées postdinatoires de gens divers, aussitôt happés par la conversation, les blagues ou les interrogations du vestibule historique. Chacun s’y montrait à cru, avec sa vraie figure, dans le petit désarroi qu’amène le brusque passage de la rue à la maison et de la porte de l’escalier au pays de connaissance. Le Dr Doyen apparaissait sous trois aspects, différents selon son humeur : du chirurgien à la mode, du chemineau sur la route, ou du lion traqué. Cet homme qui eut son génie dans sa main et des éclairs de sensibilité brutale, n’avait aucun bon sens, aucune logique, ni aucun sentiment des valeurs. En littérature, histoire, philosophie, il était non seulement ignorant, mais inéducable et fermé. En politique, il se bornait à cette formule, qu’il répétait avec un léger zézaiement : « J’collerais c’type-là au mur tout simplement, moi ». En médecine, il faisait suivre une vue ingénieuse et hardie d’une énorme bourde, affirmée péremptoirement, il traitait de vieille bête un Potain, ou prônait une panacée universelle, un truc à guérir les boutons, la colique et la pneumonie, sans compter la gravelle et le diabète. Habitué, par la servilité des malades et de ses auxiliaires, à n’être jamais contredit, il tenait à ses « inventions » comme à ses petits boyaux et il se butait dans ses erreurs ainsi que le pivert dans l’écorce. Il y avait en lui du paysan, du serrurier roublard et un fond d’innocence, de gosserie, bien curieux. Je le croyais intempestif et gaffeur, mais valant mieux que sa réputation et capable de mouvements généreux, comme de démarches tout à fait absurdes. C’était une énergie, sans aucun doute, une énergie qui eût dû être guidée et accepter d’être guidée, pour ne pas s’égarer en maladresses, faux-pas, absurdités de toute espèce. Il eût fallu un mentor ou un dompteur à Doyen, mais il se croyait tellement épatant, le pauvre, qu’il n’accepta jamais de mentor. Il n’est pas le seul de son espèce. Physiquement, Doyen possédait une tête solide, aux yeux bleus étonnés ou inquiets, aux cheveux blonds grisonnants, et une musculature d’athlète. C’était un nerveux d’apparence placide, un jaguar dans la cage de la civilisation, en un mot une riche nature avec de pauvres moyens d’expression.
Gaston Calmette, devenu directeur du Figaro par son entrée dans la famille Prestat, apparaissait en frôlant les convives, à la façon d’un chat caressant. C’était, hélas ! le plus doux, le plus accueillant, le plus désarmé des hommes, le moins fait pour la polémique violente. D’une intelligence très vive et très renseignée, il excellait aux rapprochements, aux réconciliations, à la dissolution, par l’amabilité, des mécontentements et des rancunes : « Mais absolument… mais certainement… mais parfaitement ». Ainsi approuvait-il d’une voix bien timbrée, un peu basse, coulant sous son lorgnon un regard de velours. À la mort de Chauchard, voyant un autre héritier du Crésus de la bonneterie passer en cinq minutes, comme dans une comédie de Plaute, de la demi-purée à la grande fortune, et mal accueilli par la foule envieuse, il eut ce mot charmant : « Ce pauvre un tel, il aura eu toute sa vie des ennuis d’argent ! » Voilà le Parisien type, n’appuyant pas, glissant et manœuvrant à travers les difficultés et les caractères mal commodes, serviable, aisément apitoyé, généreux, redoutant les histoires, confident des faiblesses et des mésaventures d’autrui, habile à panser les plaies. Il avait pour les femmes, même déchues, un respect incroyable et des attentions d’une délicatesse infinie. Il ne rebutait personne : ni le pauvre petit confrère, son manuscrit crasseux dans sa poche, ni la comédienne de soixante ans habillée en jeune fille, avec une natte dans le dos, ni l’inventeur muni de ses épures, ni le politicien hanté par le juge, ni le juge désireux d’apaiser le politicien, ni le fonctionnaire avide d’avancement. Il écoutait tout et tous : « Mais absolument… mais certainement… mais parfaitement… »
Il avait des amis bizarres : Waldeck-Rousseau, Emmanuel Arène, Poirier, Chauchard. Passe pour Waldeck, le « Périclès » de Haraucourt, que j’ai toujours considéré comme un aveugle et un très petit esprit, mais Emmanuel Arène, cet écumeur passé du maquis au ruisseau, ce forban à tête de lama ! Mais ce vieil abruti, ce falot collectionneur de croûtes baptisées Turner, qu’était Chauchard, avec ses favoris de deux mètres de long, son masque de singe, son bosselard posé de travers et son ostentation ! Mais Poirier, avec ses grâces de ventouseuse à barbe !… Quand on parlait sans mansuétude, chez Mme de Loynes, d’un de ces quatre bonshommes en vedette, Calmette souffrait visiblement et notre amie implorait : « Monsieur Lemaître, Léon, ami Vallier, vous faites de la peine à Calmette ».
Robert Vallier, lecteur à la Revue de Paris, figure mondaine, bien que détestant les gens du monde, homme très cultivé, plein de rancœur, d’une certaine amère rudesse, avait un torse d’écuyer, des mains de boucher et une tête curieuse, peu définissable, pleine d’ambition et de violence, d’aspirant bourreau. Il désossait les illusions, désarticulait la confiance et tordait le cou à la bienveillance. Il y avait en lui, à certains moments, une verve drue, quasi saint-simonienne, un art du dépiautage très personnel. Il parlait vite et dans les coins, de façon confidentielle, de sorte qu’il préférait le billard, situé derrière le salon, et plus vaste, à l’antichambre. Alors Mme de Loynes, que les apartés agaçaient, le rappelait :
« Ami Vallier, dites-nous donc tout haut ce que vous contez tout bas à M. Lemaître.
— Madame, c’est tout à fait impossible », répondait Lemaître en riant.
En effet, Vallier quelquefois lâchait des propos à faire rougir un homard, animal rien de moins que chaste, comme eût dit Faguet. Il y a des gens qui peuvent dire agréablement des choses inconvenantes. Il y en a d’autres qui ne le peuvent pas. Vallier était de ces derniers. C’était un personnage pas désagréable, énigmatique, mais pas assez important pour qu’on cherchât à scruter son énigme. Il en souffrait, et cette incuriosité à son endroit le mettait en état de haine recuite. Henry Simond, directeur de l’Écho de Paris, se faufilait, petit, débile et jaune, avec des propos pressés de convalescent, au milieu des occupants de l’antichambre, pour aller saluer la maîtresse de maison, puis Lemaître : « Bonsoir, madame, bonsoir, cher maître, bonsoir, cher ami, bonsoir, mon cher monsieur, bonsoir, mon cher confrère, bonsoir, mademoiselle Pauline, bonsoir, mon cher… » Il avait l’air de l’enfant sage, qui fait le tour de la table, au jour de l’an. Un nez long et cabossé au milieu, des yeux doux et noirs, des joues maigres appliquées sur des mâchoires assez fortes, un corps de poulet étique, des petits os métacarpiens, tel est Simond, fils d’un père plantureux, essoufflé et troublant, feu Valentin Simond, fondateur du journal.
Je n’ai pas de veine avec Henry Simond, il n’a pas de veine avec moi, nous n’avons pas de veine l’un par rapport à l’autre. Il y a entre nos deux destinées, quelque chose qui ne va pas, qui frotte, qui accroche. C’est bête comme chou, mais c’est ainsi. Je vais vous exposer l’affaire ; elle est en somme plutôt comique.
Simond père et Simond fils fréquentaient chez Alphonse Daudet. Nous étions donc, comme on dit, en bons termes et je n’avais pour Henry Simond ni amour, ni haine, ni sympathie, ni antipathie et je pensais que ses sentiments étaient les mêmes. Or, en avril 1896, — je précise, comme faisait Rochefort, — me trouvant à Venise avec mes parents, j’ouvre un matin l’Écho de Paris, où se trouvait un dessin de Steinlen, me représentant en train de lécher les bottes de Monseigneur le Duc d’Orléans. Cette saleté était intitulée : « Sous l’œil des Morticoles ». C’était la réponse à un article de moi dans le Figaro, où je parlais de la Famille d’Orléans, avec le respect que doit lui témoigner tout Français, même non royaliste. Car je n’étais pas royaliste à cette époque. J’étais jeune, plus impressionnable que maintenant. Mon indignation fut vive et mon père la partagea. Je ne comprends pas encore aujourd’hui à quoi rimait cette vaine grossièreté. Je courus au télégraphe et adressai à Henry Simond une dépêche un peu vinaigrée, lui annonçant mon prochain retour. Sitôt débarqué à Paris, je lui envoyai mes témoins, Georges Hugo et Maurice Barrès, car Steinlen, Montmartrois comme Panurge, refusait bien entendu toute espèce de réparation. Simond imita son dessinateur, répondit à Georges et à Barrès qu’il ne voyait là aucune offense, qu’il n’était pas responsable de cette publication et que d’ailleurs il allait dîner. Mes deux amis me rapportèrent ces propos héroïques au Café napolitain, où j’attendais le résultat de l’entrevue.
Je ne fis ni une ni deux. Je dis à Georges : « Veux-tu avoir l’amabilité de m’accompagner chez ce brave Simond, afin que je fasse valoir moi-même mes arguments ? » Georges Hugo n’a jamais dit non à un ami. Nous arrivons rue Taitbout, où était alors l’Écho de Paris. Georges donne sa carte au garçon de bureau, mais c’est moi qui suis introduit, par une habile substitution de personne. Aïe, aïe, aïe ! Simond, en me voyant, jaillit hors de son fauteuil directorial. Il crie, il appelle au secours. La rédaction accourt, Henri Bauer en tête, et me voilà me débattant au milieu d’une douzaine de personnes, leur distribuant des qualificatifs peu gracieux. La mine stupide, effarée, de l’énorme Bauer, Dumas père pour chalets de nécessité, m’est notamment demeurée sur la rétine. Ma retraite s’opéra en bon ordre, au milieu du désarroi général.
Mais pas plus après qu’avant, le petit entêté ne voulut recourir au jugement de Dieu. Je racontai le lendemain, dans le Figaro, comment les choses s’étaient passées. Il raconta, dans son journal, qu’il avait été tout à fait épatant. Je dois reconnaître, après vingt ans écoulés, que sa résignation était en effet méritoire. Au souvenir, j’en ris encore de bon cœur et ce rappel de notre jeunesse le fera rire certainement lui aussi.
Huit ans après. Mme de Loynes entreprit de me réconcilier avec Henry Simond. Je n’y voyais aucun inconvénient. Ce fut très gentil, très simplement cordial, comme si rien ne s’était passé. Pour saluer cette néo-entente, l’Écho de Paris publia le Partage de l’enfant et mes rapports avec le petit homme jaune devinrent, sinon tendres et passionnés, tout au moins fort sortables… Mais crac, patatra, quatre autres années plus tard, la fondation de l’Action française quotidienne, et des frottements journalistiques dont le détail n’a pas d’intérêt, nous mirent de nouveau en bisbille, Henry Simond et moi. Une bisbille plus correcte cette fois et, comme disent les enfants, sans bobo, suffisante néanmoins pour que nous ne nous jetions pas dans les bras l’un de l’autre, quand nous nous rencontrons.
Ma dernière vision de ce gentil garçon, dont me sépare, depuis le berceau, une méchante fée, date des derniers jours d’août 1914. Un terrible accident d’automobile, qui avait failli me coûter la vie, me tenait alité au château de La Roche. Je commençais à marcher dans le parc longeant la levée de la Loire, en proie aux sombres réflexions que vous imaginez, le lendemain du fameux communiqué dit « de la Somme aux Vosges ». L’exode de Paris commençait, et c’était, devant la propriété, une fuite éperdue de centaines d’automobiles, de toutes tailles et de toutes catégories, se dirigeant vers Tours, puis Bordeaux. Or, devinez qui je reconnus dans une superbe limousine, couverte de malles resplendissantes ? Mon vieux non-camarade Henry Simond. Il regardait droit devant lui, avec de grands yeux comme halluciné par la vitesse, maigre ainsi qu’une mauviette et de plus en plus olivâtre. En raison de l’union sacrée, je lui adressai de loin un rapide bonjour, qu’il ne remarqua pas.
Pour en finir avec Henry Simond, j’ajouterai que Edmond de Goncourt publiait précisément un volume de son Journal en feuilleton dans l’Écho de Paris, au moment de cette algarade. Il y était question de moi, en termes fort affectueux, et Goncourt exigea l’insertion intégrale de ces éloges, immérités certes, mais plutôt piquants dans la circonstance.
L’histoire de ces démêlés faisait le bonheur de Lemaître, leader de l’Écho de Paris. Il me prenait les mains gravement : « Jurez que vous n’en voulez pas à Henry Simond ».
Je jurais et Lemaître, joyeux : « Madame, il faut désormais que Léon et Henry Simond soient toujours à table à côté l’un de l’autre. Au besoin, ils boiront dans le même verre et mangeront dans la même assiette ».
Mon oncle Ernest Daudet était des plus vieux et des plus chers amis de Mme de Loynes, avec Henry Houssaye. J’ai pour mon oncle beaucoup de tendresse et de respect, en souvenir de mon père et des heures dorées de mon enfance. J’admire son prodigieux labeur, sa fécondité, son érudition historique, la bonne humeur avec laquelle il fait face aux tâches les plus utiles et les plus variées. Témoin de la jeunesse d’Alphonse Daudet, il demeure à mes yeux le cher répertoire de souvenirs inestimables. Je me vois encore allant avec ma bonne, le long du quai, lui porter le feuilleton dramatique de mon père, quand il dirigeait l’Officiel. Il représente pour moi le dîner du jour de l’an et le plaisir inépuisable des cadeaux. J’entends sa douleur si déchirante d’un soir de décembre 1897. Mais je dois reconnaître que ni en politique, ni en appréciation des personnes ou des circonstances, ni en littérature, ni en art, nous n’avons une idée commune. Mon oncle a horreur de la polémique et le malheur du temps me contraignait, avant la guerre, à la polémique sans merci. Il a horreur du terme cru et du jugement privé d’atténuation. J’aime la viande rouge sans sauce — je ne dis pas sans jus — ni légumes. Mon oncle est libéral et conservateur. Il a inventé le mot de « ralliement ». Je ne suis ni libéral ni conservateur. Je me suis rallié à la monarchie. Cette opposition de nos deux tempéraments rappelait à Lemaître un vers, injuste quant à moi, mais qu’il répétait en levant la main :
Il est regrettable que le régime n’ait pas employé dans la diplomatie un homme de la valeur d’Ernest Daudet. Il y aurait certainement fait merveille par son tact, sa pondération naturelle, son entregent et la multiplicité de ses connaissances. Il y eût été, à tous points de vue, un des bons serviteurs du pays.