Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/L’Entre-deux-guerres/Chapitre VIII
ai fait de nombreux séjours en Angleterre et à Londres
entre 1885 et 1900. Le plus important, pour la durée et
l’intérêt, fut celui du printemps de 1895, en compagnie d’Alphonse
Daudet. Ma mère en a consigné les principaux épisodes
dans un délicieux petit livre, auquel je renvoie le lecteur. Il
faisait un temps superbe, allègre et frais. L’immense ville laborieuse
et luxueuse était comme baignée dans une brume d’or.
Nous étions logés dans Dover Street, en plein Piccadilly ; mais
chaque jour Henry James nous venait quérir pour une promenade,
un thé, un déjeuner, un dîner au club. Georges Hugo,
Charles Philippe, Jules Huret nous accompagnaient, — Huret
à titre d’annaliste, — et je vous prie de croire qu’on ne s’ennuyait
pas. Ce pauvre Huret, qui était un si bon et loyal camarade,
est mort aujourd’hui, mais les autres ont dû garder la
mémoire de nos rires et de nos bombances.
Henry James, le Bourget de la littérature anglaise, en faisant la part des différences ethniques et psychologiques, est d’origine américaine. Il est le frère du philosophe William James, l’inventeur du pragmatisme. C’est une nature noble et complète, un esprit merveilleusement lucide, un romancier, un auteur dramatique et un critique de premier rang. Ses pièces de théâtre ont peu réussi à Londres, où le public est très enfant, se satisfait de féeries à grand spectacle ou de petites histoires sentimentales. En revanche, ses livres et ses essais sont universellement lus et admirés. Il correspond assez au type que Nietzsche a décrit sous le nom de bon Européen. Ses connaissances sont universelles. Son goût en tout est sûr et parfait. Joignez à cela un don ironique, mais dans la bienveillance, qui lui permet de rire d’un travers d’autrui et de l’excuser tout à la fois. Son physique, qui tient du médecin et du juge, inspire la sérénité et la confiance. Alphonse Daudet l’aimait infiniment.
Il lui disait un jour : « Quel air de fierté ont les soldats anglais ! Comme ils se cambrent pour marcher dans la rue, leur badine à la taille ! »
James répondit, la main en avant, avec ce débit scrupuleux et appuyé qui est le sien : « Mon bon Daudet, il faut ainsi, vous devez, il importe de tenir compte des servantes jeunes et jolies qui les observent derrière les carreaux ».
Je lui disais : « Cher monsieur James, comment se fait-il que les Anglais fassent servir chez eux le vin, d’ailleurs excellent, dans des verres à liqueur et une seule fois à la fin du repas ? »
Il me répondit en riant : « Cher monsieur Léon, cette antique coutume n’est heureusement pas universellement répandue. Vous êtes tombé jusqu’ici sur des hôtes de méthode œnophile archaïque, oui, terriblement archaïque ».
Nous nous amusions ainsi à relever les différences fondamentales des tempéraments anglais et français, des habitudes de vie anglaises et françaises. Georges Hugo, qui est passionné pour l’Angleterre, soutenait toujours qu’ils avaient raison, que c’était mieux ainsi, et James remettait gentiment les choses au point : « Cher monsieur Georges, tout n’est pas la perfection dans cette ancienne, sympathique, contradictoire civilisation. Non, certes, tout n’y est pas parfait. Mais je suis heureux de vous voir tenir pour agréable le petit repas du matin, avec ses délices multiples et simples ». C’est-à-dire le poisson bien frais, le jambon, les œufs, la confiture, tout le lest excellent de l’Anglais qui part pour son travail. Ce travail n’est pas accablant. Dans le monde des affaires, on arrive à son bureau vers les dix heures, on le quitte à une heure de l’après-midi. Même manège de quatre à six, avec l’interruption du sacro-saint tea. La part faite aux exercices physiques et aux devoirs de société est considérable. Les relations jouent un rôle plus grand que chez nous. Sous leurs dehors froids et réservés, qui sont une condition de confort moral, nos voisins et alliés dissimulent une sorte de frénésie de la fréquentation. Sortant chaque soir à Londres, en pleine saison, pendant un mois, j’ai retrouvé chaque soir, dans trente maisons différentes, la même cinquantaine de personnes, toujours enchantées d’être réunies : « How do ? — And you ?… » Que de fins et gracieux visages et que de jolies mains parmi les filles de Shakespeare, de Dickens, de Thackeray et de Meredith ! Quel est l’imbécile qui a dit que les Anglaises avaient de grands pieds ? Elles ont les plus jolis, les plus cambrés, les plus fins du monde et elles se chaussent à ravir.
La délicieuse Mme Palmer, morte aujourd’hui, apportait à ces réunions une beauté fluide, transparente, à la Burne Jones, avec des yeux d’aigue-marine et une expression de bonté féerique. Elle et ses émules étaient comme des fleurs vives après la rosée du matin. Ce côté humide et frais, de nymphe surprise entre les roseaux, appartient en propre à la femme et à la jeune fille anglaise. Leur langage, qui est un chant d’oiseau, sied divinement à leurs lèvres d’un arc si pur. On comprend, en les voyant et en les écoutant, la lignée ailée de poètes de la femme, âme et corps, qui illustrèrent les deux règnes littéraires des reines Élisabeth et Victoria. On comprend ce lyrisme euphuique, ce ploiement de lianes des héroïnes de Shelley, de Tennyson et de Browning. Toutes semblent les sœurs palpitantes des légères biches du parc de Windsor. Ces ravissantes personnes sont souvent terriblement cultivées. Elles vous parlent avec avidité de Flaubert et de Maupassant, de Verlaine et de Hanotaux, des ouvrages de M. de Broglie et de ceux du marquis de Séguiour ou, comme nous disons, de Ségur ; de la cour de Louis-Philippe et de celle de Napoléon III ; mais ce qu’il faut, c’est savourer leur chant, c’est suivre le geste adorable qui remonte le bracelet, le gant ou le châle ; c’est épier le retour d’un rire enfantin, spontané, sans rapport avec le sujet de la conversation, d’un rire où sonnent les grelots de la vie physique, le plaisir de respirer, d’avoir un teint magique et d’être là.
Les dîners au Reform club et à l’Atheneum souffraient de l’absence de cet élément féminin. Rien n’est lugubre et laid comme une réunion d’hommes. C’est un avant-goût du purgatoire. Il y avait pourtant, groupés là, en l’honneur d’Alphonse Daudet, des personnages importants ou séduisants : Arthur Balfour, long, mince, délié, en pleine possession de sa renommée philosophico-politique, — un livre récent de lui faisait grand bruit ; — son ami et adversaire John Morley, bouche sarcastique, regard perçant, repartie vive ; — le charmant amiral Maxse, qui bredouillait avec une affectueuse bonhomie et voulait tout le temps nous mener à l’inauguration d’une piscine nouvelle. C’était la mode à Londres, cette année-là. Le peintre de l’antiquité conventionnelle Alma Taddema, large et roux, avait l’air d’un personnage de Franz Hals. Burne Jones, discret, elliptique, nuancé, parlant par allusions métaphysiques, rappelait à la fois Puvis de Chavannes et Mallarmé. Le vieux, vieux, vieux mondain Hamilton Aïdé — on lui prêtait généreusement quatre-vingt-cinq ans — jouait les beaux de 1830, ainsi que sur les estampes, et vous murmurait, dans les coins, à l’oreille, des potins incompréhensibles, en désignant d’un doigt de mort les convives.
Borthwick, depuis lord Gleanesk, le directeur du Morning Post, un Magnard moins quinteux, me fit une confidence, de son ton brusque et décidé : « Dans les clubs de Londres, même les mieux tenus, la chère est fort inférieure à ces petits restaurants du Strand où l’on déjeune pour quelques shillings, d’un poisson parfait et d’un steak and kidney pie… Aimez-vous le steak and kidney ? » Je l’assurai que ce plat me semblait le chef-d’œuvre de l’assez courte cuisine anglaise. « Eh bien, demain, je vous en ferai manger un et vous m’en direz des nouvelles ». Ce journaliste était un chef. Quelle horreur lui inspiraient déjà, à cette époque, les Allemands ! Nous en avions, lors d’un souper chez lui, remarqué quatre, qui bâfraient en salissant la nappe, et Borthwick dirigeait sur eux des regards d’un mépris écœuré. Nous conclûmes : «…Soixante millions de porcs ».
Robert Sherard est un journaliste anglais de beaucoup de cœur et de grand talent, que mon père avait pris en affection. À l’époque, il ressemblait en blond à Bonaparte jeune, mais il était toujours mécontent de tout. Il disait d’Hamilton Aïdé : « Ce vieux ferait mieux d’aller se coucher » ; du violoniste qui égaie relativement une soirée : « Il ne sait pas du tout se servir de son instrument », et de Stanley : « Je n’aime pas qu’on tue, même des nègres ». De sorte que nous lui remontions le moral et cherchions, mais en vain, à l’arracher à son pessimisme naturel. Il finissait pourtant par rire lui-même quelquefois de son excès de sévérité.
Je ne sais pas si Stanley a tué des nègres trop aisément — comme le lui reprochait Sherard — mais je sais qu’il donnait l’impression d’un grand homme. Petit, de teint assez cuivré, la mâchoire, les pommettes et le front solides, l’œil aigu et rapide, recourant à l’espagnol et à l’anglais quand son français défaillait, le grand explorateur apportait avec lui l’autorité, cette plénitude de l’air, de l’ambiance qui émanent des personnalités irrésistibles. Il accompagnait ses récits brefs de gestes tranchants de ses mains menues. L’admiration enthousiaste que lui témoignait mon père lui était visiblement agréable, et il répondait avec méthode aux questions qu’on lui posait. Il racontait un dîner d’adieu en l’honneur de Dulong, qui périt si misérablement au pôle nord, dans le naufrage de la Jeannette : « Au dessert, je me suis levé et j’ai dit : « Take care, mossier Dioulongue, parce que si vous égarez vous, mossier Gordonne Binnette envoie moa chercher vous ». Son esprit prodigieux transparaissait à travers sa prononciation défectueuse et ses fautes de syntaxe. Il coupait les mots comme la brousse.
Il était le gendre de Mme Tennant, femme d’élite dont il est question dans les mémoires de Flaubert. Il vivait, entouré de soins et d’affection, dans un charmant hôtel de Richmond Terrace, rempli de ses souvenirs de voyage. C’était le lion au repos, un lion correct, qui comprimait ses bâillements et de temps en temps, dans un rapide sourire, montrait ses crocs étincelants. Il traitait affectueusement ses compagnons d’aventures, comme Jeffson, lesquels gardaient devant lui l’attitude militaire des soldats devant le chef. Je le vois nous recevant avec une simplicité, une amabilité de grand seigneur, soulevant les vitrines de son musée africain où chaque objet lui rappelait une aventure : « Ce petit fiousil-revolver, je l’ai fabriqué moa-même… Très commode pour la battelle. » Huret, qui n’avait pas l’audition aussi bonne que la vision, prétendait qu’il disait « le bettel », chose inexacte. Ce conquérant s’intéressait aux lettres. Il lisait beaucoup et il a écrit, en dehors de ses récits de voyage, des mémoires d’un grand intérêt. Il avait en somme résolu toutes les difficultés de l’homme primitif, dompté l’eau, le feu et le poison, et l’on se rendait compte que les difficultés de la civilisation l’intéressaient maintenant davantage. Huret croyait distinguer, dans ses regards, des lueurs de férocité. Je lui objectais : « C’est une idée préconçue. Tu es arrivé à Londres avec la certitude que Stanley avait de la férocité naturelle, parce que tu es un absurde humanitariste, et, s’il se coupait les ongles devant toi, tu dirais qu’il a l’air de couper des têtes ». Ainsi discutions-nous dans Saint-James Street, avec des gestes et des éclats de voix qui étonnaient les passants, et Georges Hugo nous faisait taire d’un : « Êtes-vous assez français ! »
Il est difficile d’imaginer contraste plus complet que celui de Stanley, l’homme du monde extérieur, et de George Meredith, l’auteur de l’Egoïste et de vingt chefs-d’œuvre, l’homme du monde intérieur. Non seulement j’ai fréquenté, mais j’ai aimé George Meredith, pour toutes les forces de compréhension affectueuse de tous les caractères humains, qui étaient en lui. Il était l’homme de son œuvre, celui qui est descendu le plus loin, par une autre spirale que Shakespeare et Balzac, dans les arcanes de l’esprit et de la sensibilité, de la volonté du bipède raisonnant. Histologiste de l’âme, de ses rouages les plus délicats, Meredith a inauguré et achevé un mode de roman qui aura peu d’imitateurs, où il fallait à la fois un génie d’intuition et de dissociation, un éclair à deux fulgurites et comme l’inclusion d’un théologien dans un anatomiste clinicien.
Pour ceux qui ne le connaissent pas à fond, je dirai que les ouvrages de Meredith, en même temps qu’ils racontent, interprètent les raisons de ce qu’ils racontent. C’est un analyste lyrique qui creuse en délimitant. Il ne soumet point ses décors et ses héroïnes à des aventures exceptionnelles, mais il extrait l’exceptionnel des circonstances en apparence les plus banales de leurs journées. Il les fait dialoguer en quelque sorte au second degré, de telle façon que l’égoïsme intellectuel foncier de Willougby apparaîtra dans ses moindres répliques aux deux femmes successivement victimes de son personnalisme pneumatique. Les blancs, qui sont entre les lignes de ses romans les plus fameux et du dernier, le plus compliqué peut-être de tous, un Mariage ahurissant, sont aussi intéressants et significatifs que ce qui est imprimé et exprimé. Il excelle à typifier l’éphémère, à faire avouer dans un mot, dans un silence, à confesser un tic nerveux. Quand on est entré dans son style et dans sa vision des choses et des gens — c’est tout un — les autres écrivains et psychologues semblent grossiers et rudimentaires. Il a l’ellipse de Pascal et la cruauté de Saint-Simon. Cependant il peint des créatures vivantes, roses après la course dans le jardin et la déclaration sentimentale, bavardes après avoir bu d’un grand et vieux vin, amères d’une nostalgie rentrée, des êtres à la fois de sport et de ruse, de plein air et de bibliothèque et d’une inconsciente cruauté. Visionnaire des inclinaisons initiales, des petites pentes qui deviennent des penchants et des chutes, il dissocie les filets ténus du fatum, d’une pointe suraiguë. Il devient l’Eschyle de l’accessoire et le Molière de l’accidentel, un accidentel et un accessoire où étaient cachés soigneusement, aux yeux du vulgaire, l’essentiel avec le principal. Son éblouissant jugement décompose, comme le prisme, ce qui s’offre à lui, puis le recompose instantanément. Il ouvre et referme le mystère de ses personnages avec une souveraine élégance.
Meredith était beau, d’une beauté singulière, suraiguë, angoissante, creusée par la douleur et le rêve. De longs cheveux blancs bouclés, un front blanc, haut, large, dégagé, une barbe blanche en pointe, des yeux d’un azur froid, bordés d’une flamme vigilante, un nez droit, une voix grave et forte, des mains nerveuses, des jambes d’ataxique, lui composaient une figure et une allure de sorcier moderne, de Méphistophélès des Celtes. Il vivait seul, à la campagne, à Boxhill, près de Dorking, entre ses livres et sa méditation, accueillant, bienveillant, sarcastique et généreux comme un fils de roi. Un sang évidemment rarissime, formé d’ondes diverses, mais également riches, avait formé cette nature altière, cet aigle de la pensée concrète. Sur sa table, à portée de la main, les poèmes de Mistral : « Ils m’apportent le flot et les chants des îles bienheureuses. C’est le plus grand de tous, le plus aéré et quel équilibre ! » Ainsi vantait-il le génie méditerranéen, les doigts à plat sur Mireille et Calendal, qu’il lisait dans le texte, ayant appris, à cet effet, le provençal. Alphonse Daudet le renseigna sur quelques tours de phrase, qu’il n’avait pas parfaitement saisis : « Je vis ici au milieu de Scythes, vous comprenez, Daudet ; il faut me pardonner » Il accueillit mon père comme une vieille connaissance : « Laissez-moi vous dire que je vous aime. Il y a dix ans que je garde pour vous, mon grand ami, des bouteilles d’un vin de Côtes-Rôties ». Son domestique, qu’il qualifiait d’ « incomparable », les monta. Elles étaient remarquables, mais le commentaire que Meredith en fit les dépassait encore, comme saveur et couleur. C’est ainsi que nous nous liâmes en parlant du vin.
J’ai de lui une lettre émouvante, destinée à me consoler pendant une convalescence longue et pénible de fièvre typhoïde, lettre où il me vante la convalescence et me la recommande comme un état de lucidité ; puis un télégramme de deux cents mots au moment de mon second mariage, car il connaissait celle que j’allais épouser et notre double affection pour lui. Ce sont pour moi de précieuses reliques. Rien qu’en pensant à lui, j’ai le frisson de la grandeur ; j’entends ces trompettes romaines, ces buccins dont parle Quincey et qui annoncent les personnages souverains. Que ne puis-je me transporter à Boxhill, et vingt ans en arrière, quand respirait encore ce maître des maîtres !
Meredith était taquin, et d’une forme de taquinerie bien à lui. L’amiral Maxse racontait, pour consoler mon père et Meredith, affligés de la même maladie, que, lui aussi, à la suite d’une entorse, avait marché difficilement pendant de longs mois : « Oh ! je me rappelle, fit Meredith. Cette entorse, imaginez-vous, était devenue grosse comme une tête d’enfant, puis comme une tête d’hydrocéphale. Elle était un objet de curiosité. On venait des environs pour la voir et la palper ». Là-dessus, il éclatait d’un rire joyeux et effrayant, et le bon Maxse n’osait pas contredire cet inventeur de circonstances excessives. Ayant été très fier de sa force et de son agilité physiques, — quand il avait du chagrin, il se distrayait en jetant en l’air des poids énormes, — Meredith ne voulait pas qu’on fît de sa maladie chronique, un sujet de conversation ni de compassion. Il avait soin de la représenter comme un empêchement accidentel, une luxation survenue la veille ou l’avant-veille : « Vous avez été médecin, mon cher Léon Daudet ; cela signifie que vous ne comprenez rien du tout aux souffrances des gens, ah ! ah ! que vous ne les écoutez même plus. C’est bien mieux ainsi. Il est rassurant pour le malade que le médecin n’écoute jamais ses doléances. J’ai des amis, — n’est-ce pas Maxse ? — qui n’ont pas été guéris autrement ».
Il lui était déplaisant qu’on estropiât les noms propres. L’amiral Maxse s’obstinait à appeler Schwob « mossier Schwaba ». Meredith le reprenait, en épelant à pleins poumons : « S, tcé, ha, dobble you, o, bi. » Cependant que Henry James, enchanté, rejetait la tête en arrière et riait de tout son cœur.
Pendant notre séjour à Londres, Meredith fit l’effort de venir de Boxhill, dîner et passer la soirée avec nous. À l’appel de mon père et de Henry James, un grand nombre de ses admirateurs étaient accourus pour lui rendre hommage. Car, s’il n’avait pas atteint le très grand public, — ce qui, de son vivant, vu la forme de sa pensée, était difficile, — il possédait cependant la gloire la plus enviable : une suprématie reconnue par l’élite. Je renonce à exprimer la beauté, la suprême élégance de ce vieillard nerveux et sagace, au front couronné par le génie, accueillant ces hommages et remerciant d’un sourire. C’est la plus haute expression de la civilisation, quand la beauté féminine entoure et salue l’intelligence créatrice et subtile. Il y eut là quelques heures d’une discrète apothéose, à laquelle le grand homme parut sensible. Mais il arrivera pour Meredith ce qui est arrivé pour Stendhal. Dans cinquante ans d’ici, ses prétendues obscurités qui ne sont que des ellipses à double évolution, seront éclaircies. Ses personnages rayonneront de l’intense lumière dorée des chefs-d’œuvre. Ses Comédiens tragiques, l’Égoïste, le Mariage ahurissant, Diana of the Crossway susciteront une foule de commentateurs. Leur auteur apparaîtra comme le Rembrandt de la splendeur écrite, comme un des révélateurs de l’homme à l’homme.
Ceux qui prétendent que le roman a fait son temps se trompent. Ni les vices, ni les vertus, ni la faculté de s’étonner du bref passage terrestre n’ont fait leur temps. La substance cérébrale, cette substance « qui ne se repose jamais », comme le répétait Meredith, aura toujours besoin de s’inscrire, de se confronter, de se scruter. Sans vouloir jouer au prophète, j’affirme que le roman se transformera et par la sincérité en quelque sorte sculpturale des personnages, et par l’extraction de la destinée qui circule en eux, avec leur sang et leurs nerfs, et par l’étude de plus en plus approfondie de leurs mobiles et de leurs mirages. Balzac, si grand qu’il soit, est encore rudimentaire. Stendhal aussi. C’est à ce tournant que se dressera la statue immortelle de George Meredith. L’Angleterre sera aussi fière de lui qu’elle l’est actuellement de Shakespeare. Car il est au pôle de la prose, — j’appelle prose la science de l’analyse, des ressorts intellectuels et moraux, — ce que Shakespeare est au pôle de la soudaine et foudroyante poésie.
Pour comprendre et lire la ville de Londres, il faut connaître la littérature anglaise, il faut avoir lu et relu les dramaturges élizabethéens, Shakespeare, Ford, Webster, Cyrille Tourneur, les ouvrages de Thomas de Quincey, de Dickens, de Stevenson, de Thomas Hardy et de Meredith. Que de fois, m’installant à un carrefour du Strand, dans un endroit pressé et populeux où les passants s’écoulent comme une eau limoneuse, je me suis laissé aller à cette rêverie éveillée où les fantômes littéraires et poétiques s’appliquent aux vivants ! Voici la petite Anne qui sort d’une pharmacie, son verre de porto épicé à la main, pour secourir l’écrivain défaillant. Voici les camarades de Shakespeare, le poursuivant de questions baroques, auxquelles il répond du tac au tac, en accumulant les pointes et les métaphores. Car, au dire des contemporains, il était bavard et amphigourique comme un de ses personnages de second plan. Voici l’assassin Sikes, après le meurtre de Nancy, suivi de ce chien qui l’exaspère. Voici John Silver, le boiteux ; voici le terrible personnage double Hyde-Jekyll, voici Florence et le petit infirme de Dombey et fils, et tous et toutes dont l’énumération remplirait un quartier de la ville immense. C’est l’été. Le crépuscule vient sournoisement dans une poudre rose et cuivre chaud, qui apparente tous ces hommes, toutes ces femmes, à des chefs-d’œuvre de Reynolds et de Hogarth. Dans les profondeurs de l’esprit s’ouvre une compréhension générale, une fourmilière d’impressions neuves. Je pourrais demeurer là des heures, des jours, des mois, comme un stylite, ayant à droite la mémoire, à gauche la pénétration psychologique, si mon estomac ne me tiraillait pas, si je ne songeais simultanément à une belle tranche d’un rostbeaf saignant, entouré de quelques pommes vapeur, le tout arrosé d’un loyal claret.
La campagne anglaise, d’un vert profond, est chargée de toute la nostalgie des marins et des voyageurs. Mais il faut prendre un train à Saint-Pancrace, remonter jusqu’à Édimbourg, Glascow et au delà, et jouir du contraste extraordinaire des pays des lacs et des charbonnages. Certes, ce n’est pas gai, surtout quand on est seul et alors que des bandes obliques de pluie rayent implacablement le paysage, comme des pages d’écriture à l’usage des enfants. Certes, ce n’est pas gai, quand, au pied du pont sur la Clyde, dans l’auberge dont le cocher a l’habitude on ne trouve que des œufs au jambon et un maussade soda and whisky. Pourtant, de cette mélancolie même, de cette mouillure, de cette intense verdure, frangée de noir et d’ocre, il demeure une hallucination délicieuse, une valse des moustiques les plus piquants de l’esprit. C’est l’état de compréhension par le frottement des paysages, et non plus par le frôlement des humains. C’est la nature naturée de Spinoza suscitant la nature naturante. Le déplacement n’est qu’un prétexte à métempsychose.
Plus fréquemment encore que celui de Londres, j’ai fait, il y a une vingtaine d’années, le voyage d’Amsterdam et de la Hollande. Ce pays, resserré mais significatif, m’est familier sous tous ses aspects et en toutes saisons. Sans méconnaître le charme exquis des damiers fleuris de toutes couleurs, jacinthes et tulipes, que le printemps dispose autour de Harlem, je préfère la Hollande en hiver, classique, avec ses patineurs et ses canaux, ses soleils froids entre les silhouettes brunes ou bleues des moulins. Je revenais d’Enkhuisen à Amsterdam en traîneau. Le ciel était ouaté de blanc. Il flottait une poussière de neige. Parallèlement à la route, il y avait le canal, semblable à une lame de sabre, et ses coureurs penchés en avant, comme allant à la rencontre de leur propre chute, puis la voie ferrée. Un train passa surmonté d’un panache de fumée jaune. Une détonation. Une autre plus sèche. Le train stoppa. Les patineurs suspendirent leur course. Je fis arrêter ma voiture. D’un wagon de première classe déjà éclairé, les employés emportaient un gros homme à barbe blonde, flasque comme un paquet de linge noir, qui venait de se tuer d’un coup de revolver.
Le poisson tel quel, cuit à point, avec une sauce au beurre sans plus, est incomparable chez Van Laar, à Amsterdam. Il est aussi une damnation, car vous le recherchez en vain à tous les restaurants de l’Europe. Mais le patron du café Riche, toujours à Amsterdam, M. Lelorrain, était bien aimable et connaissait sa cave sur le bout de la langue. Quand il vous disait : « Allez-y », il fallait l’écouter. Georges Hugo, qui est fastueux, ne reculait devant aucun Château-Margaux ; à quoi Mariéton, se frottant le crâne : « Garçon, je vois ici le chiffre quinze. C’est des floflorins ou des francs ? Aussitôt Georges : « Bois-le d’abord. Ensuite tu déploreras son prix ». Une autre fois, chez un vieux libraire de Kalverstrasse, allemand, Dieu me pardonne, Mariéton cherchait une édition rare de Descartes. Le libraire, juché sur une échelle et turlupiné par notre chancelier du félibrige, tomba tout à coup sur le plancher, au milieu d’un vacarme épouvantable. Six enfants de taille différente apparurent, s’écriant en boche : « Ah ! doch, papa wird gefallen !… Ah ! papa est tombé ! » Il fallut ramasser, épousseter, consoler le bonhomme et sa marmaille. Le Descartes, payé vingt florins, se trouva par la suite être un bouquin sans valeur, une édition extrêmement banale.
C’est au musée d’Amsterdam, et notamment devant les toiles de Vermeer et Delft, que je suis devenu amoureux de la Hollande. Rembrandt enrichit l’esprit d’une seconde vision des êtres et de la lumière. Hals a peint à la fois la force et la décrépitude. Schwob avait découvert Scorel, qui est secondaire mais intéressant. Il ne voulait voir que les toiles de Scorel, auquel il prêtait une profondeur d’apocalypse et je dus une fois l’emporter à bras, sous les yeux des gardiens stupéfaits, pour l’arracher à la contemplation de ce petit maître. Il y a aussi Jean Steen, qui n’est pas négligeable — sa Jeune malade est un chef-d’œuvre, on n’a jamais mieux rendu les yeux de la fièvre, — Pierre de Hoog et même Terburg. Mais une visite préalable à Byvanck s’impose, si l’on veut interpréter l’histoire et la vie de la Hollande à travers la peinture hollandaise.
Byvanck, mon très cher ami et un grand ami de la France, est conservateur de la Bibliothèque de la Haye, et directeur de la revue Gids. On le trouve là, lisant et méditant dans son beau cabinet du premier étage, dont les fenêtres donnent sur la Lange Voorhout. Il y a vingt ans, il était très brun, avec des yeux noirs et perçants d’asiatique, dans un visage à la fois débonnaire et railleur. La voix est ferme, appuyée et par moments même martelée. Le geste est sobre, mais d’un artiste. Il désigne, dévoile et n’insiste pas.
Byvanck est un esprit vaste, lumineux et précis. Sa critique construit, agglomère, synthétise, tout en demeurant passionnée et vivante à l’extrême. Derrière l’œuvre, il recherche l’homme tel qu’il est, non tel qu’il se montre. Il fait preuve, dans cette poursuite originale, d’une ingéniosité sans seconde. Il est idéoplastique comme un platonicien. Imaginez un méditerranéen repris par la Réforme, luttant contre elle et transposant ce débat intérieur dans sa vision des lettres et des arts, et vous aurez une notion approchée de ce très important cerveau. Il connaît à fond quatre littératures, la hollandaise, la française, l’anglaise et l’allemande, sans compter la possession complète de l’antiquité romaine et grecque. Cet appareil, ce soutènement d’érudition lui sert, mais demeure invisible. Comme un corsaire à l’avant du bateau, il jouit du spectacle changeant du monde, en attendant que le soleil se couche. Il y a beaucoup à apprendre dans sa fréquentation.
Sa force satirique est grande. Il la refoule, parce qu’il préfère le dessin à la caricature, mais, quand il s’y laisse aller, c’est un délice. Souvent je lui ai demandé non seulement de me montrer, mais d’interpréter pour moi, les manuscrits en miniatures, dont il est le gardien jaloux. Chaque planche devient alors un prétexte aux remarques tragiques ou plaisantes. Il y a aussi dans Byvanck, comme dans les passionnés qui se dominent, un puissant dramaturge endormi. Il animerait la feuille morte, la pierre froide et l’imbécile content de soi.
Une de ses têtes de turc préférées était le pauvre Van Hamel, excellent homme, de belles manières, mais critique médiocre, fort répandu dans les milieux universitaires hollandais et dans les salons parisiens. Byvanck ne blaguait pas directement Van Hamel, il est trop courtois, trop subtil pour cela. Il se contentait de l’amener tout doucement à déployer, comme un gentil paon, les trésors de son innocente fatuité. Le maximum de la roue coloriée de Van Hamel était aussi l’apogée du contentement de Byvanck et la malice de son œil noir devenait infinie. Ce grand enfant gâté de Van Hamel se croyait fort supérieur à son émule, et il se plaisait à le renseigner sur des textes et des auteurs que l’autre connaissait vingt fois mieux que lui. Au moment de la guerre des Boers, il s’improvisa le barnum à Paris du président Krüger, et il me demanda de le présenter en cette qualité aux directeurs du Journal, à MM. Letellier. Je le présentai à mon cher Auguste Marin, qui voulut bien prendre, en cette occasion, le rôle du papa Letellier et de Nez-Henry. Ce fut une audience solennelle et joyeuse. Auguste Marin promit à Van Hamel qu’une page entière du Journal, avec photographie et biographie, lui serait consacrée. Van Hamel invita Marin à venir le voir en Hollande. Marin remercia chaleureusement. D’ailleurs, il n’aimait que Marseille et sa Provence. Les brumes du nord le rebutaient. Au bout de huit jours, Van Hamel ne voyant rien venir, flaira une mystification, fit son enquête et nos relations furent interrompues. Que me pardonnent les mânes du président Krüger et de son secrétaire improvisé !
Sur la terrasse de Scheveningue, retentissante du fracas de la mer, dans les bois merveilleux de la Haye, dans les dunes sablonneuses creusées en cercle, comme les monts de la Lune, j’ai passé de belles heures en compagnie de Byvanck. Par quelle étonnante adaptation cesse-t-il d’être un étranger, est-il des nôtres, nous a-t-il révélé sur Villon des documents ignorés, des sources fraîches, cependant qu’il apportait aux Anglais des vues nouvelles sur Shakespeare et Hamlet, aux Allemands une psychologie originale de Gœthe et de son milieu ! Sa mémoire est fidèle et prompte. Il cite un beau vers, une noble pensée, le regard perdu vers l’horizon, puis d’un ton inimitable ajoute : « Oui, oui, cela est bon. Cela se tient. Mais votre Charles d’Orléans aussi… » Il connaît par cœur nos poètes les plus rares, et il devine ou conjecture les circonstances morales qui leur ont donné, à tel tournant de leur vie, tels accents. Quel étonnant professeur de littérature comparée au Collège de France il ferait !
Tel est ce sage, au masque puissant et railleur, grand dans un petit peuple, spectateur attentif des mouvements de la littérature et de la pensée européennes. À côté de lui, Georges Brandès, le juif danois, l’homme des Principaux courants… est un pauvre homme.
C’est que Byvanck, le bon tourmenteur, derrière les textes, cherche les âmes, puis les visages et les corps, puis les groupements et leurs réactions… et c’est par là qu’il s’apparente aux maîtres peintres de son pays.
C’est il y a vingt ans que Georges Hugo, mon frère Lucien et moi, enthousiasmés par l’hiver hollandais, décidâmes de pousser jusqu’à Elseneur, afin de nous rendre compte si la glace, le fantôme et la bise y étaient d’aussi excellente qualité qu’à Amsterdam et à Harlem. Il faut vous dire que nous avions traversé le Zuyderzée en traîneau, au coucher du soleil, et que la féerie nous en avait mis hors de nous-mêmes. On résolut, séance tenante, de compléter cette forte notion incendiaire et septentrionale. Un télégramme à nos familles respectives nous valut cette réponse étonnante : « Impossible Elseneur. Trop froid, trop loin, trop inquiets. » Combien la désobéissance nous parut douce !
Aucun de nous n’a oublié la gare d’Osnabrück, sous son linceul blanc, à trois heures du matin, où nous attendions l’Harmonica qui devait nous conduire à Hambourg. Pourquoi ce train rapide s’appelait-il ainsi, je l’ignore. Mais le vieil Hambourg, sous la neige, combinait à la fois les estampes de Whistler, d’Hokousaï et de Rembrandt. J’étais seul à connaître l’allemand. Mes compagnons me turlupinaient : « Demande-lui une autre bouteille… Dis-lui de faire réchauffer les pommes de terre… qu’il monte de l’Apollinaris dans nos chambres ». Quelquefois un mot usuel me manquait et tous en chœur : « C’est malheureux, après quinze ans d’études ! » Au sortir de Hambourg, Copenhague et sa « langelinie » nous parurent plutôt fades. Le Danemark n’était qu’un tapis de neige, immense, interrompu çà et là de traces singulières, queues de renards, pattes de corbeaux, telle une image illustrant le bon La Fontaine. Cependant le passage des Belts, sur un bateau brise-glace, et l’aspect d’Elseneur nous donnèrent exactement la sensation surintense, le frisson du sublime que nous espérions depuis Amsterdam. Il est bien rare que l’action devienne ainsi, en dépit de Baudelaire, la sœur du rêve. C’était à la chute du jour, c’est-à-dire en ces climats, en cette saison, vers les trois heures après midi. Le château légendaire et sa terrasse émergeaient d’une brume d’argent, basse et comme vénéneuse. Une allée d’arbres à frimas longeait l’eau solide, qui la reflétait vaguement. Vous eussiez cherché en vain le vestige des petits pieds d’Ophélie, les appuis lourds de Polonius, ou l’empreinte du prince danois. Mais tout était demeuré dans la position, dans la stupeur du duel fatal, où la fiole compléta l’épée, et l’on croyait entendre, dans l’air ouaté, la lointaine alarme de Fortinbras. C’est de cette hallucination réelle que naquit le Voyage de Shakespeare. Là je compris aussi que Shakespeare avait sûrement vu Elseneur, avec les yeux du corps ou ceux du songe. Quand nous arrivâmes à Körsör, la nuit venait, opaque et tragique, semblable à l’oubli, à la mort et à la désaffection.
— Et maintenant, s’écria Georges, à Stockholm !
Malheureux que nous étions ! Nous avions oublié le banquet en l’honneur de M. de Goncourt, remis par suite de la mort de Vacquerie et auquel il eût été sacrilège de ne point assister ; car nous aimions et admirions de toutes nos forces l’auteur de Germinie Lacerteux et de la Faustin. Un nouveau télégramme nous rappela cette circonstance aggravante, en même temps que le directeur des postes et télégraphes de l’Empire nous faisait savoir qu’une assez forte somme, destinée à notre ravitaillement, était « accrochée » à Hambourg. Tout cela fit que nous disposions juste de quarante-huit heures pour faire la connaissance de Stockholm, de ses environs, de l’aimable ministre plénipotentiaire M. Rouvier, et du romancier historien de Marie-Antoinette et de Fersen, le sympathique Heidenstamm. Ce bref délai fut bien employé ; visite à Drottingholm par une tourmente de neige, course en traîneau, promenade à travers la ville, dîner, présentations. Puis en route ! Quatre-vingts heures plus tard, ainsi que dans une pièce de Jules Verne, nous débarquions en habit et rasés de frais au Grand Hôtel, où quatre à cinq cents personnes de la première société, comme on dit à Londres, fêtaient le bon parrain de ma jeune sœur.
Il était bien content, le parrain. Il riait aux anges, à Ajalbert, à Geffroy, à Rosny, à Mirbeau, à Georges, à Lucien, et notre tour de force en quatre-vingts heures le laissait tout à fait indifférent. Mon père, au lieu de prononcer un discours, adressa quelques paroles d’une émotion tendre, au « vieux compagnon qui lui avait été bien bon dans des heures douloureuses », et chacun eut la gorge serrée, les yeux humides. L’allocution de Raymond Poincaré fut délicatement nuancée, parfaite en tous points. Celle de Clemenceau, bien intentionnée, mais trop verbeuse. Renonçant momentanément à la politique, à ses pompes et à ses œuvres, et piochant le plan de les plus Forts, Clemenceau avait hâte de montrer à tous qu’il était du bâtiment, qu’il connaissait les bons auteurs, que la composition romanesque et l’art dramatique n’avaient point de secret pour lui. Mais l’important était que Goncourt fût enchanté et il le fut, car il appuya sa joue tremblante contre la pommette dure de Clemenceau. En sortant de là, comme il faisait grand’soif, je proposai à une demi-douzaine de nos amis une tournée d’un Champagne demi-doux, non glacé, mais frais, qui fut acceptée avec enthousiasme. Goncourt a raconté depuis qu’il avait forte envie de nous accompagner, mais qu’il avait craint de troubler la fête par la présence d’un vieux monsieur. Je me reprocherai toujours de n’avoir pas osé l’inviter, car, pas un instant de sa verte vieillesse, il n’eut l’air, ni les manières d’un empêcheur de trinquer en rond.
Peu de temps après, éclata le scandale attendu du malheureux Oscar Wilde. Je dis attendu, car sa folie morale était notoire, et il est notoire aussi que l’Angleterre ne badine pas avec ce genre de débauche. Comme quoi on peut avoir des parties de grand artiste et, faute de caractère, finir en « observation » dans un recueil de psychopathie. Schwob et Sherard, qui admiraient Wilde et qui avaient de la sympathie pour sa personne, firent mille démarches, d’abord pour le tirer d’affaire, ensuite pour obtenir une atténuation de sa peine. Ils se brisèrent contre l’indignation de la société londonienne, irritée surtout d’avoir mis au pinacle un gentleman aussi « bad form ». Il n’est pas douteux que le persiflage qui lui était naturel aggrava le cas de Wilde et indisposa ses juges à l’extrême. Alas, alas, poor Oscar ! Lui aussi était de souffle court. Lui aussi avait une grosse figure bouffie. Lui aussi traînait un mauvais rêve. Mais sa fin, tout aussi tragique, fut beaucoup plus morne que celle de son confrère en hérédité chargée. Il était fait, non pour le château, plutôt pour le sanatorium d’Elseneur.
L’année suivante nous vit en Espagne, Georges et moi. Mais c’était l’automne finissant, presque l’hiver, et je ne devais comprendre Grenade, Séville, Cordoue, que huit ans plus tard dans le plein embrasement et rissolement de l’été maure. Stockholm en janvier, Grenade en août, telle est la vérité. Comme Elseneur m’avait fait écrire le Voyage de Shakespeare, la rencontre de la vision de Tolède et d’une douloureuse histoire, qui courait alors Paris, me fit écrire Suzanne. Le premier de ces deux livres parut dans la Nouvelle Revue. Le second au Journal… « J’vous r’mercie bien, j’vous d’mande pardon », comme disait Xau. Mon roman suivant, la Flamme et l’ombre sortit tout armé de ma première rencontre avec Venise. J’y aperçus de loin Guillaume II, dit des Boches, en visite étincelante, et une douzaine d’huîtres empoisonnées m’y infligea la typhoïde, cependant qu’une autre douzaine rendait très malade Alphonse Daudet. Ne vous figurez pas que mon fanatisme vénitien en ait été diminué le moins du monde. Au contraire, comme Barrès l’a très justement noté, la fièvre commençante est un bon état de sensibilité émotive pour ces promenades en gondole, où la pierre, l’eau, le passé composent une hallucination paradisiaque. Demandez plutôt à Musset. La vraie lecture à faire au coucher du soleil sur le grand canal, alors que l’onde est telle qu’une huile lourde aux glacis d’or, et qu’il pleut partout une cendre violette, la vraie lecture c’est celle des Amants de Venise de Maurras. Maître poème, où le grand politique français au XXe siècle a déversé toute sa force lyrique et analytique. Quand je l’ouvre, j’entends, prolongé par l’élément liquide, le cri nostalgique des rameurs, j’ai dans le nez cette odeur mêlée d’aromates, de coquillages, de croupissure qui est l’atmosphère de la lagune, je vois, par transparence, des marches de marbre sous le clapotis d’une eau vénérable.
En revanche, jamais je n’ai pensé là une minute à Chateaubriand ni à Byron. Cependant j’ai su par cœur des pages entières des Mémoires d’outre-tombe, j’ai un goût très vif pour le mystère de Manfred et la puissance métaphorique de l’illustre boiteux de Missolonghi. Ni l’un ni l’autre ne m’évoquent Venise, ni ne me sont évoqués par Venise. Expliquez cela.
Bien plus fort : il n’y a rien qui me paraisse plus loin de Venise que Ruskin et ses Pierres de Venise. Ce cher insupportable Ruskin sollicite le marbre, comme d’autres sollicitent les textes. Il se donne un mal infini pour découvrir des analogies inexistantes. Son esthétique est, chose horrible, celle d’un pasteur émancipé. Quand je pense à lui, j’évoque le dimanche de la campagne anglaise, un monsieur en lévite sombre qui joue de l’accordéon sur une prairie trop verte, pour faire danser les petits enfants. Je n’ai jamais été de ces petits enfants qu’a fait danser le bonhomme Ruskin. Voyez comme, de ses ouvrages, de ses disciples, de son école, tout charme, toute magie, ont disparu. Quel suintement grisâtre, quelle symbolique de pacotille ! Ils étaient consciencieux et appliqués, je le veux bien, mais c’est l’étonnant Whistler qui l’a dit : « L’application en art est une nécessité, non une vertu ». Et, toujours pour citer Whistler, jamais chez eux le travail n’a su effacer les traces du travail. La vérité, je crois, est que l’œuvre d’art commence par une émotion spontanée, non par une interprétation, et que les sublimes énigmatiques ne mettent point l’énigme en avant.
Celle-ci sort d’une lente contemplation de leurs œuvres. Lors de ce séjour à Venise, nous habitions, dans un palais transformé en hôtel, l’ancien appartement de Richard Wagner. Cependant ni Brangoine, ni Kurwenaal ne vinrent jamais me tirer les pieds.
L’apothéose véritable de Wagner eut lieu l’année suivante à l’Opéra, avec la répétition générale de la Walkyrie. Dans ce rôle adapté à sa voix et à son physique. Mlle Lucienne Bréval, la première artiste lyrique de notre temps, fut incomparable. Après elle, Delmas, en Wotan, recueillit des applaudissements mérités. Mais un autre drame se jouait dans la salle, et dont la signification échappa à la plupart des spectateurs français. La colonie allemande et juive-allemande au grand complet occupait l’Opéra et semblait dire : « Cette fois, ça y est, nous tenons Paris ». Je reconnaissais à la lorgnette les habitués de Territet-Montreux, de Vevey et de Clarens, les boucs, les dromadaires, les puants kamerates des salons Dreyfus, Lazard, Meyer, Seligmann, etc., chacun ayant amené son Berlinois, son Francfortois, son Francforto-Viennois, son Berlino-Triestois, son Boche à nom de ville boche. Tout ce monde communiait en Wagner, et, pendant les entr’actes, discutait en allemand les cours de la Bourse. Les correspondants des journaux prussiens et viennois parcouraient les corridors, chauffaient l’enthousiasme, prenaient des notes sur leurs calepins. Sous le couvert de la poésie, de la musique, du dieu du feu et du thème du sommeil, l’invasion germanique s’installait et très exactement aux premières loges. Il y a de cela une vingtaine d’années, mais j’en eus le sentiment si vif que je le retrouve intact. Au plaisir indiscutable que nous prenions, se mêlait le sentiment d’un danger. Ces gens étrangers et ennemis n’avaient pas encore l’air pleinement satisfaits. Cette soirée semblait être pour eux, non un aboutissement, mais un point de départ. Elle l’était, en effet. Pendant que nous regardions Fricka, Mime et Alberich forgeaient déjà contre nous des munitions chez Krupp et Ehrardt. Issu légendairement de la guerre et de la conquête, l’esprit wagnérien demeure chargé de la rage de guerre et de conquête. Il attire et concentre nettement l’ennemi. Contre cette indiscutable réalité, tous les beaux esprits du journalisme et des salons ne feront rien. Le marmiton de Lohengrin avait raison et les beaux esprits avaient tort. Il y a des engouements suicidaires. La wagnéromanie est de ceux-là. À bas Wagner !
Je termine, sur cette constatation et sur ce cri, la troisième série de mes souvenirs. Avec le quatrième volume, nous entrerons dans une période beaucoup plus troublée, celle de l’avant-guerre, que les terribles événements actuels éclairent de façon saisissante. Je tâcherai d’y apporter le même esprit de sincérité absolue, quant aux hommes, amis ou ennemis personnels, de partialité quant à la France.