Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/L’Entre-deux-guerres/Chapitre IV
’ai débuté dans le journalisme au Figaro de Francis Magnard, et je vous ai conté ces débuts. Cette forme de
l’activité littéraire m’a toujours vivement attiré. Dans la
bataille des idées, le journal quotidien représente l’artillerie.
Si son tir est dirigé efficacement, il doit rendre intenables les
positions ennemies. Je parle ici du journal de doctrine. Car le
journal d’information amuse et distrait la masse, mais n’agit pas
sur elle. Étant facilement vulnérables, ces mastodontes sont peu
redoutables.
Aussi, quand notre vieil ami Gonzague Privat vint m’annoncer qu’il prenait le secrétariat de la rédaction de Germinal, nouvellement fondé par le député radical Maujan, et qu’il me demandait deux articles par semaine, je fus enchanté. Songez donc : j’avais vingt-cinq ans, je venais de me marier ; j’avais déjà été morigéné par Mme Séverine pour m’être battu avec les sergents de ville, traité par d’autres d’incapable et de fils à papa, parce que j’étais entré dans la famille de Victor Hugo, accusé d’avoir fait écrire mes deux premiers livres, Germe et poussière et Hœrès par mon père et ma mère, et je me rendais compte que si l’on me croyait un bon petit jeune homme inoffensif, on prendrait la douce habitude de s’essuyer les pieds sur moi. En outre, la polémique m’attirait. Je le dis à Maujan, un bon gros homme, d’allures militaires, pas très malin, mais très loyal. Il m’affirma qu’il me laisserait m’exprimer librement, et il tint parole. Des troubles au Quartier latin, le meurtre — causé par le jet d’un pyrophore, — d’un étudiant nommé Nuger, me permirent de traiter le préfet de police d’alors, M. Lozé, sans aucune espèce de ménagement. Cet animal de Lockroy, qui avait besoin de Lozé pour ses triquamardages électoraux du XIe arrondissement, en conçut une violente hargne. Je l’envoyai vertement coucher. Ce fut le début d’une haine implacable, dont les divers épisodes sont aujourd’hui sans intérêt.
Paschal Grousset, l’ancien ministre des relations extérieures de la Commune, — avec plus d’extérieur que de relations, disait Rochefort, — était rédacteur en chef de Germinal. Affable et fleuri, il rédigeait, sous un pseudonyme, des ouvrages pour la jeunesse. Faisait ses débuts en même temps que moi, un jeune et svelte informateur, du nom de Gérault-Richard, dirigé par le chef du grand reportage Eugène Clisson, un juif débrouillard. Ce dernier avait été rédacteur à l’Événement, sous une invraisemblable fripouille du nom d’Edmond Magnier. Il racontait, de son ancien patron, cent mille atrocités joviales, à faire dresser les cheveux sur la tête. Gonzague Privat en savait aussi. Quant à Gérault-Richard, il témoignait déjà d’une aimable familiarité et d’un laisser-aller plein de promesses. Nul ne prévoyait qu’il serait, quelques années plus tard, un des piliers de la Sociale. Je ne me doutais pas davantage que nous nous alignerions un jour, l’un contre l’autre, au Parc des Princes, pour les beaux yeux de Jean Jaurès.
Pour la fondation de Germinal — qui ne vécut pas beaucoup plus longtemps que la fille de Du Périer — un dîner eut lieu chez un restaurateur des boulevards. Au dessert, Maujan jura que nous allions « faire claquer largement au vent le drapeau des revendications républicaines et sociales ». Il me demanda, comme début, d’exposer aux lecteurs un projet d’impôt de son invention, qu’il m’expliqua dans un coin et auquel je ne compris pas un mot. Ce qui ne m’empêcha pas d’en faire, le surlendemain, une analyse dont mon directeur politique se montra fort satisfait. Je répète ici mon refrain : on est cornichon quand on est jeune. Quelque temps après, fête, bal, souper au Grand Hôtel à l’occasion du lancement et de la première centaine d’abonnés. Clovis Hugues, excellent homme, poète déplorable, politique tonitruant, qui avait un masque chevelu de lion couturé de petite vérole, déclama une poésie de sa composition, puis un, deux, trois, quatre, cinq poèmes de Victor Hugo, les ïambes de Barbier, et finit par chanter la Marseillaise. Maujan répondit le verre à la main. Paschal Grousset y alla de son petit topo. En avant les violons ! Tout à coup, patatras ! puis imprécations, cris de fureur. Un danseur âgé et maladroit avait précipité sur le parquet trop ciré une dame de cent kilos et celle-ci le couvrait d’invectives, en agitant deux énormes jambons qu’on reconnut bientôt être ses bras décolletés. Elle conclut par une paire de gifles, qui claquèrent aussi fort, sur les joues de l’infortuné, que le drapeau des revendications républicaines et sociales de Maujan. Comme disait feu le brave Sarcey, nous n’avons jamais autant ri.
Germinal était situé au premier étage, en rotonde d’une haute maison qui fait le coin de la rue Montmartre et d’une rue menant à la Bourse. Il y venait, à partir de cinq heures du soir, un grand nombre d’hommes politiques radicaux, qui discutaillaient comme à la Chambre. L’un d’eux, taillé en colosse, lâchait de formidables renvois au vin. Comme je m’en plaignais à Maujan, il me répondit avec un bon sourire : « Vous en verrez bien d’autres quand nous aurons fait de vous un député. » Voilà qui n’était guère engageant.
Puis, au bout de quelques mois. Germinal se mit à dépérir. Le caissier n’était jamais là quand il fallait payer les appointements des collaborateurs. Mauvais signe. Paschal Grousset se fit irrégulier. Clisson disparut. Seuls Gonzague Privat, Gérault-Richard et moi, tînmes bon jusqu’au bout, sur ce radeau de papier que Privat, en riant, proposait de débaptiser et d’appeler la Méduse. Enfin, un jour, Maujan nous prévint paternellement qu’il mettait la clé sous la porte. Cy finit la geste de Germinal.
Pour faire plaisir sans doute à la famille Hugo, Gaston Bérardi m’avait demandé d’écrire deux filets par semaine à l’Indépendance belge. Gaston Bérardi, qui a blanchi depuis, était blond, avec une barbe magnifique, des yeux clignotants et un débit précipité. Il a dans la société parisienne un rôle effacé, mais très durable, d’utilité, que je comparerai à celui de Falconnier à la Comédie-Française. Il est de toutes les répétitions générales, de presque tous les mariages, de tous les enterrements, et, quand vient l’été, d’un grand nombre de pique-niques. Il a de l’esprit naturel, mais il ne le manifeste que tous les cinq ans environ, par un mot qu’on répète pendant six mois. Ce qui fait périodiquement autour de lui quatre ans et demi d’ombre et de silence. Il est le fils du fondateur de l’Indépendance belge et il a connu Frédérix, le critique littéraire de cet organe, jadis important, lequel ressemblait à Coquelin aîné et qu’il ne faut, à aucun prix, confondre avec Frédéric, l’ex-patron de la Tour d’argent.
Gaston Bérardi donne périodiquement des petites fêtes où des actrices récitent des vers, où des cantatrices poussent la note, comme on dit à Toulouse et à Montpellier. J’ai été à deux ou trois de ces mornes petites fêtes. On y voyait Vacquerie, qui sortait peu, toute la famille Meurice, des personnalités très diverses, car Bérardi, étant répandu, se ramasse en d’innombrables relations. Il a fini par ressembler à « l’homme de neige » de Mme Sand ; mais s’il fait le compte, avant de disparaître, des mains qu’il a serrées dans sa vie, il arrivera facilement à quelques millions. Je livre cette statistique au vicomte d’Avenel, le célèbre compteur de carottes, marchand de cidre frelaté et rédacteur à la Revue des Deux Mondes.
Ma brève collaboration à l’Indépendance belge cessa sur un article consacré au scandale naissant du Panama, article que Bérardi jugea dangereux, ininsérable, susceptible d’attirer des procès. L’idée de diminuer l’étendue de ses relations et le peuple de ses poignées de mains lui était insupportable. J’en conclus qu’un directeur de journal ne doit fréquenter que ses amis, s’il veut conserver sa liberté d’allures, et ne jamais accepter d’invitation à dîner chez des gens qu’il ne connaît pas depuis dix ans au moins. C’est aussi le meilleur moyen d’éviter ce que les gastronomes appellent tragiquement un coup de fusil.
Fernand Xau était un type actif, rond en affaires, bambocheur, trapu, de petite taille, toujours enroué, fort laid, bon garçon, et d’une extrême politesse. Il parlait avec volubilité, comme un marchand en plein vent, intercalant dans chacune de ses phrases ces deux humbles formules : « J’vous r’mercie bien, j’vous d’mande pardon ». Parti de bas, sans aucune culture, avec un sens aiguisé du reportage et de l’information, il respectait les lettres et les écrivains. Je me le rappelle, enquêtant pour l’Écho de Paris ou le Gil Blas, avec un paletot à pèlerine qui lui donnait l’air d’un moujik de roman russe. Mon père l’accueillait avec sympathie et disait de lui : « Ce n’est pas du tout une mauvaise tripe d’homme ».
Vers le temps du Panama, au cours d’une villégiature au bord de la mer, Xau, qui végétait dans un journalisme sans envergure, rencontra l’entrepreneur Eugène Letellier, père de Henri Letellier alors tout jeune, mais déjà précédé du nez extraordinaire qui a fait sa réputation. Eugène Letellier, aussi entreprenant qu’entrepreneur, était à l’époque un solide personnage, soigné dans sa tenue, peigné, coiffé, barbifié, calamistré de main de maître, logé dans de confortables complets, doué d’une voix de basse, caverneuse et comique et qui jouait, dans les affaires, le genre américain, peu regardant, péremptoire et pressé. On venait de voir passer à l’horizon la silhouette menaçante du gendarme, menottant corrompus et corrupteurs. Xau l’entortilla, lui montra les immenses avantages qu’il pourrait trouver au point de vue de ses affaires de travaux publics, de forts de la Meuse et autres, aussi de sa sécurité personnelle, dans la possession d’un grand journal à Paris. Il lui fit miroiter les avantages mondains et sociaux, sans compter les places de théâtre, les petites actrices, etc. Bref le papa Letellier se laissa faire, opéra la mise de fonds nécessaire, plaça à l’administration du futur organe son frère Léon Letellier, excellent garçon, celui-là, le plus distingué, le mieux élevé de la famille, mais dans la dépendance étroite de son aîné. Il n’y avait plus qu’à recruter des collaborateurs littéraires, ce qui n’était pas difficile. Le bruit courait déjà, soigneusement entretenu par Xau, qu’un flot de millions allait couler rue de Richelieu.
Le sergent recruteur fut Catulle Mendès. Douze ans auparavant, il avait équipé de la même manière le Gil Blas, où crépitait Armand Silvestre, où lui-même faisait dialoguer Jo et Lo. Très roublard, sous ses dehors romantiques, cet hébreu de villes maudites était à l’affût de toutes les combinaisons de presse nouvelles. Il débutait régulièrement par un solide « tapage » à la caisse à peine installée, ce qui médusait les directeurs. Xau représenta au papa Letellier que Mendès amenait, à toute feuille où il collaborait, sa clientèle de saligauds, c’est-à-dire une petite armée. Par ailleurs, Mendès excellait à capter en l’éblouissant, en l’esbrouffant, n’importe quel homme d’affaires devant lequel il déballait son érudition à tiroirs et qu’il prenait à témoin, par un bouton de sa jaquette, de la splendeur de Wagner et de Hugo, de l’excellence de Jean-Paul Richter, de la subtilité de Henri Heine et de sa supériorité sur Gœthe. L’entrepreneur Letellier, n’ayant oncques entendu parler de ces jeunes prodiges, voyait déjà en eux de futurs rédacteurs de sa feuille et n’osait point encore lésiner avec un poète chevelu, à odeur d’éther, qui avait de si magnifiques relations. Mendès se chargea de recruter des éphèbes, comme il disait. Justement un petit juif, parfaitement hideux et sordide, nommé ou surnommé Lajeunesse[1], venait de publier un recueil de balbutiements bordés de bave, qui auraient voulu être acerbes et injurieux. Il passait dans le jet de l’actualité, comme un Caliban du ghetto. On l’embaucha.
Xau, de son côté, ne restait pas inactif. Il s’adressait à Armand Gouzien pour la critique musicale, à Coppée, à Barrès, à Mme Séverine, à Alexandre Hepp, pour des chroniques hebdomadaires. Il demandait des articles, des romans à Mirbeau, à Paul Arène, à Courteline, à Alphonse Allais, à Georges d’Esparbès. Je lui donnai Suzanne et un peu plus tard Sébastien Gouvès. Il prenait comme secrétaire de rédaction un journaliste de métier, Alexis Lauze. Celui-ci avait à côté de lui, pour le seconder, mon bien cher ami, Auguste Marin, aujourd’hui disparu, hélas ! Provençal de race ayant l’amour de son pays, et qui a écrit en français un délicat chef-d’œuvre, la Belle d’août, en langue d’oc des chants et sirventes de toute beauté. Parmi ces chansons, deux ou trois ont eu le très grand honneur de devenir populaires, sur le terroir même du poète qui les avait conçues.
La formule du Journal — comme répétait volontiers Xau — plut tout de suite au public. Les articles de Coppée et de Barrès notamment étaient lus avec avidité. Le père Letellier, se rengorgeant, déclarait : « Mes amis m’en parlent », ce qui ouvrait une perspective d’entrepreneurs cossus, mais éclairés, penchés sur les magnifiques raccourcis de Barrès et sur la bonhomie ironique de Coppée. Léon Letellier, plus mécène que son frère et aussi plus civilisé, donnait des dîners littéraires et des soirées dans son petit hôtel de la rue Alphonse-de-Neuville, qui abrita ensuite Edmond Rostand et le carton à chapeau de son auréole neurasthénique. Je n’ai jamais oublié une de ces agapes, à laquelle avaient été conviées six petites danseuses alors à la mode, appelées les sœurs Barrisson. Les personnes graves, ou supposées telles, et mariées, soupaient dans les salons du bas et se régalaient à contempler des académiciens comme Coppée et de futurs académiciens comme Hanotaux, au son de la musique tzigane. Les jeunes gens et les célibataires, mieux partagés, soupaient en compagnie des sœurs Barrisson et de leur manager, auquel Marin versait sans arrêt des pleins verres de Champagne. D’Esparbès, qui a le cœur compatissant et que le Moët et Chandon attendrissait encore, me prenait à témoin des inconvénients qui pouvaient en résulter : « Oh ! mon vieux, c’est pas chouette ! Si ce type est trop saoul, il ne pourra plus raccompagner ces jeunes filles, et alors qu’est-ce qui va leur arriver, dis, mon pauvre vieux, à l’aube, comme ça seules dans Paris !
— Tu les guideras, tu les protégeras, tu les préserveras des mauvaises rencontres… tu leur réciteras des légendes de l’Aigle. »
Ces légendes, d’ailleurs fort pittoresques et truculentes, avaient un gros succès. C’était le temps des napoléoneries, des massonades, de la redingote grise et du petit chapeau, défroque aujourd’hui lointaine et périmée. Coppée, pris d’enthousiasme et qui donnait dans le Mémorial, avait chanté sur la plus haute corde la gloire naissante de d’Esparbès. Celui-ci n’en était pas plus fier pour ça et il allait de groupe en groupe, déplorant la faculté d’absorption du pâle manager des petites danseuses.
Imprudent Léon Letellier ! Il excita, par ses réceptions et sa popularité auprès des collaborateurs du Journal, la jaune envie du nez de son neveu Henri. Quelques années après, ce nez féroce, devenu prépondérant, lui faisait la vie dure, le contraignait à quitter l’administration. Un peu plus tard, ce nez homicide et sournois s’est attaqué à Fernand Xau. Il ne l’a pas matériellement trucidé, à la façon d’un kriss malais, mais il l’a tourmenté et il a hâté sa mort. Auparavant, il avait foncé, cartilage en avant, sur Marin, qui dut lui aussi céder la place, abandonner la maison au succès de laquelle il avait contribué. Par la suite, Hanotaux et Heredia, l’un portant l’autre, et traînant de Régnier, crurent qu’en flattant ce redoutable appendice, en le comblant de sucreries, en le couvrant de baisers, ils l’amadoueraient et le mèneraient en laisse. Erreur grave ! Le nez leur échappa, se retourna contre eux et leur fit, en les chassant, de cruelles meurtrissures.
Mais il faut que je vous conte l’étonnante et navrante histoire du roman feuilleton d’Émile Bergerat.
Gendre de Théophile Gautier, du « parfait magicien ès lettres françaises », Émile Bergerat a cent qualités littéraires et un terrible défaut : une fantaisie qui s’emberlificote, s’embrouille, tourne sur elle-même, devient rapidement incompréhensible. Ses drames, ses comédies, ses contes, ses récits commencent bien et finissent mal. Il est tour à tour épique et vaseux. Mendès avait persuadé à Xau que Bergerat était in-dis-pen-sa-ble à un journal hautement littéraire. Xau l’avait répété au père Letellier, qui avait répondu, de son creux inimitable : « C’est bon, c’est bon, il faut commander à ce M. Bergerat un roman, au meilleur compte possible. » Les choses se passaient ainsi : le rédacteur postulant, appelé dans le cabinet de Xau, faisait son prix, mettons six mille francs : « Mais comment donc, mon cher ami, mais comment donc, j’vous remercie bien, j’vous d’mande pardon, » déclarait Xau. Là-dessus il passait dans le cabinet du patron, généralement flanqué du nez filial. Retour de Xau : « Mon cher ami, mon cher ami, je suis fort embarrassé. On ne vous accorde que cinq mille francs. » Si l’auteur acceptait sans regimber cette diminution, le pauvre Xau ajoutait aussitôt : « J’vous remercie bien… Je vais tout de suite faire signer votre traité par ces messieurs. » Nouveau conciliabule. Au bout d’un quart d’heure : « J’vous demande pardon, je suis navré, mon cher ami, ces messieurs ont réfléchi. Ils ne vous accordent plus que quatre mille francs. Mais, cette fois, le traité est signé. »
Par la suite, le père Letellier et Nez Letellier ayant subi quelques avanies du fait de ce maquignonnage, qu’ils n’imposaient d’ailleurs qu’à leurs collaborateurs supposés plus patients, ou moins fortunés, ce furent Hanotaux et Heredia qui se chargèrent de ces pénibles transactions. Heredia, naturellement bègue, mettait dix minutes à prononcer le mot de « diminution ». Di… di… di… di… di… mi… mi… mi… puis, dans un grand effort, comme s’il éternuait, « nution ». Le bruit courait qu’il y apportait un zèle infini, afin d’arrondir, par compensation, le gâteau d’Henri de Régnier. Mais je crois plus simplement que le pauvre homme, descendu du Parnasse vers les difficultés de la vie académico-génée, voulait ménager sa propre tartelette. À côté de lui, Hanotaux, l’ange Gabriel, appuyait avec force : « Nous vous demandons une diminution dans votre intérêt même, mon cher ami, afin de pouvoir vous publier plus souvent ». Les gens sortaient de ce laminoir la rage au cœur, maudissant Cuba, patrie d’Heredia, et Richelieu, patron de Hanotaux, se promettant de leur manger le foie tout cru à la première occasion. Hanotaux est un médiocre historien, mais c’est en revanche un fichu psychologue. On racontait qu’il avait accepté et même sollicité cette besogne pour dix mille francs par an. C’est dire qu’il n’était pas attaché par les Letellier avec des saucisses.
Donc, voilà mon Bergerat nanti, rogné, content. Il offre le Champagne à Xau et à quelques autres, dans le fameux bar que l’on venait d’inaugurer. Le roman, — composé d’un nombre indéterminé de feuilletons, l’auteur s’étant figuré d’abord naïvement qu’on le payerait à la ligne, — devait s’appeler le Cruel Va-t-en-guerre. Mendès, peignant de la griffe droite sa toison raréfiée, affirmait que c’était un immortel chef-d’œuvre, d’un invraisemblable comique et d’une déconcertante amertume. Marin, qui avait entr’aperçu le commencement du manuscrit, se méfiait et riait sur sa pipe, me disant : « Tiens-toi bien, Léon, nous allons publier l’Iliade ». Une affiche mirobolante avait été commandée à Caran d’Ache. Elle représentait le cruel Va-t-en-guerre dans l’exercice de ses fonctions. « C’est d’lole, ça t’sais. » Caran d’ailleurs ne connaissait pas un mot du livre. C’était Bergerat qui lui avait donné le motif de son dessin. On couvrit de cette affiche les murs de Paris et de la France entière.
Le premier feuilleton paraît. C’était, autant que je me rappelle, l’énumération des troupes d’un des belligérants, les Pantagouriches. Le public s’étonne. Le deuxième feuilleton paraît : énumération des Botonglouzes, adversaires des Pantagouriches. Le public murmure et s’irrite. Au troisième feuilleton, incompréhensible celui-là, il entre en fureur. Le nez d’Henri Letellier passe du jaune au cramoisi. Par grappes, les lecteurs se prennent la tête à deux mains, se désespèrent, se désabonnent. Au quatrième feuilleton, le cruel Va-t-en-guerre était brutalement interrompu. Convoqué dans l’antre des Letellier, l’infortuné Xau, victime de sa bonhomie et de son respect des littérateurs en général et du gendre de Gautier, « parfait magicien, etc. » en particulier, en ressortait, au bout d’une heure de lessivage, défait, livide, rogné lui-même, quant à ses appointements, de la somme attribuée par traité à Bergerat.
Pendant trois mois, on ne s’aborda plus au Journal que par ces mots :
— Ça va, mon vieux Pantagouriche ?
— Pas mal, et toi, vieux Botonglouze ?
Au mur du bar, l’affiche de Caran demeura pendant plusieurs semaines, ainsi qu’un témoin ironique du manque de jugement de Bergerat, de Xau et de Mendès.
Ce bar du Journal, affecté par la suite à d’autres emplois, fut, pendant trois ou quatre ans, un des plus singuliers endroits de Paris. Il était fréquenté à la fois par des journalistes, des hommes d’affaires plus ou moins véreux, des amis de Henri Letellier, qui transportait rue de Richelieu la clientèle de Cornuchet et de Maxim’s, des placiers en charcuterie, en eaux gazeuses, en spécialités pharmaceutiques, des coulissiers, des parasites, des acteurs, des souteneurs, les petites amies de ces messieurs, des maquignons attirés par Pierre Letellier, des êtres vagues, mal définis, sans profession, intermédiaires entre la pègre, le chantage, la Bourse, la grivèlerie, ou art de manger sans payer, et le stellionat, lequel est la vente d’une marchandise qui ne vous appartient point. Groupés autour du billard-réclame, assis à de petites tables, sur de hauts tabourets, devant le bar, tous ces types de l’aquarium humain, de l’écurie, de la finance, de la publicité, se montraient les hommes de lettres connus, qui grimpaient ou descendaient l’escalier, apportant leur copie et venant aux nouvelles.
— Tiens, là-bas, çui-là ; c’est Mirbeau.
— Pige-moi Mendès, c’qu’il a vieilli !
— Viens, que j’te présente à m’sieur Henri.
Car le nez s’appelait « m’sieur Henri ». Ce possesseur de plusieurs millions a des accès de timidité. Il demeure alors droit sur ses pattes, dans une attitude docile et fâchée, son piton de faucon incliné sur le parement du veston ou de l’habit, attendant que son interlocuteur ait fini. Combien de fois me suis-je demandé : « Qu’y a-t-il dans cette bobine-là ? À quoi diable peut-il penser, quand il est seul avec lui-même ? Il n’a jamais eu autour de lui que les exemples les plus sordides, que la cupidité, que la flagornerie, que la peur. Il doit croire que le monde est un composé de colique et d’argent, selon l’esthétique de Zola ». Mais n’est-ce pas une chose prodigieuse que ce résidu humain et son père, que ce nez-palace et cette voix de rogomme aient disposé de six cent mille lecteurs, c’est-à-dire d’une partie de l’opinion, pendant vingt ans ! Une pareille idée rend malade.
J’ai vu, de mes yeux vu, des ambassadeurs, des gens du monde, des académiciens, des manieurs d’argent s’incliner devant Henri Letellier comme devant un monsieur, lui adresser la parole comme à un monsieur, lui demander, chose pharamineuse, son avis ! J’ai vu, de mes yeux vu, Henri Letellier surveiller l’imprimerie, lire les morasses, lui qui ne sait pas si chapeau s’écrit ainsi ou chapo, qui se demande si Voltaire n’était pas le neveu de Victor Hugo et qui voulait renvoyer Stendhal dont une page, reproduite dans sa feuille, lui avait déplu !
J’ai entendu Mendès réciter à ce veau de lune, afin de l’amadouer, une pièce de Ronsard, et Hanotaux, les lèvres en cul-de-poule, lui expliquer la querelle des Guelfes et des Gibelins. Son collaborateur disparu, m’sieur Henri, tournant vers un whisky and soda le gouvernail de son nez, murmurait : « C’qu’il est rasoir ! » Toute son esthétique tient dans cette formule.
Quant au malheureux petit Pierre Letellier, mort depuis dans un accident d’automobile, il était sportif, toujours botté et ne s’exprimait qu’en argot. Il semblait plus vif que son aîné, inéducable, imperfectible, surprenant échantillon de la non-action du milieu sur l’individu, aussi dépaysé parmi les hommes de lettres qu’un charcutier ou un garçon de bain.
Entre deux séjours à Nice ou à Cannes, Jean Duval, dit Lorrain, apportait au bar du Journal la poupée cambrée de son propre individu, ses yeux écarquillés, son crachotement glaireux, son bavardage essoufflé de fille publique. Je ne lui adressais pas la parole : « Aie pitié de lui, — implorait le bon Marin — il n’en a plus pour longtemps.
— En effet, il est soigné par Pozzi, mais ce n’est tout de même pas une excuse. »
Allais était un être délicieux, apparenté physiquement à Pierrot, de visage long, blême, mélancolique, qu’éclairait un regard rêveur et étonné. Il n’était pas adapté à la vie, qui l’égratignait et le déchirait en passant, mais il convertissait son chagrin ou sa nostalgie en ondes ironiques, dont quelques-unes vibreront longtemps dans les mémoires. À côté de lui, Courteline, son énorme serviette sous le bras, racontait d’étourdissantes histoires que Georges Auriol écoutait sans rire et ponctuait de remarques cocasses. On voyait arriver Tristan Bernard, perdu dans sa barbe noire, nasillant, proférant sous ses yeux de velours noir quelque malicieuse sentence. Il n’avait pas encore publié en volume ce Jeune homme rangé qui a fait sa réputation, mais il le parlait et il parlait aussi ses futures pièces, notamment l’étourdissant Triplepatte ; ou plutôt il les murmurait derrière son buisson noir. Il avait le physique d’un conspirateur d’opéra-comique et quand le père Letellier lui reprochait d’écrire des contes moraux, il répondait : « Hunnnn… Je suis tellement amoral que j’écris des contes moraux sans m’en apercevoir… Hunnnn. » Ce Juif, ardemment Juif, comme on le vit au moment de l’Affaire, est doué d’un tact bien rare chez ses compatriotes. Il n’interroge jamais. Il ne met jamais sa personnalité en avant. C’est un contemplatif, qui projette tout autour de lui une vision maussade au dedans et joyeuse au dehors. Placide comme un de ces Pharaons qu’on voit sur les images, il ne fait presque pas de gestes, il ne tient aucun propos inutile. Cependant, il a la passion des sports et notamment de la boxe anglaise et il a beaucoup contribué à l’introduire chez nous. Quel amusant et singulier bonhomme, fermé, muré, laqué dans ses goûts, ses sympathies, ses préférences, quel Oriental transplanté dans la blague de Paris, quel personnage des Mille et une nuits !
Entraîné par Marin et par moi, Mirbeau venait de temps en temps au bar, tout en déclarant que ce milieu lui donnait envie de vomir ou de tuer. Les Letellier, père et fils, avaient peur de lui ; non qu’ils eussent la moindre idée de sa verve polémique ou de la qualité de son talent ; mais il les traitait comme des pieds et Xau les avait mis en garde contre sa virulente sincérité. Aussi, dès que le papa Nama, comme nous l’appelions, ou Nez-Henri, apercevaient la silhouette de leur redoutable collaborateur, ils se faisaient petits, petits, et rentraient dans le mur. Cette circonstance, connue de tous, était exploitée par les rédacteurs modestes qui entraient dans la grande salle en criant :« Octave Mirbeau me suit… Il paraît d’humeur peu commode ». L’entrée du débonnaire Croquemitaine — qui s’est contenté de croquer les Letellier dans les Affaires sont les affaires — apportait une atmosphère de cordialité et de sympathie.
Mirbeau raconte avec entrain, avec éloquence, en se rongeant les ongles jusqu’à la pulpe, comme en proie au démon de la sincérité. De temps en temps, un petit arrêt dans le débit lui permet de repartir avec plus de force. Son sentiment dominant est la pitié qui, chez lui, obscurcit tout jugement. Par là, il se rapproche de Tolstoï. Il n’a pas encore admis, à son âge et malgré sa longue expérience, que le paysan soit rapace, le mondain généralement vide, que la bonne cuisinière fasse danser l’anse, que l’ouvrier en bâtiment cherche à en faire le moins possible, que le comte d’Haussonville, le juif Bernstein, Marcel Prévost, romancier, et quelques centaines d’autres soient sur terre et y fassent figure de vivants. Je n’ai connu personne de plus impressionnable, ni de plus influençable par ceux qu’il aime.
Mendès détestait Mirbeau, mais éprouvait le besoin de lui faire sa cour. Il tirait devant lui tous ses feux d’artifice, piaffant, humant l’air, secouant sa crinière et les ailes de son paletot jaune. Mirbeau, fixé sur les sentiments vrais de Mendès, écoutait sans interrompre, avec un imperceptible frémissement de ses prunelles claires étoilées d’or. Quand le Karagueuz du Parnasse avait fini, il concluait : « Vous êtes un gosse, un vrai gosse, mon pauvre Mendès. »
Je lui glissais dans l’oreille : « Mais, quel sale gosse ! »
Plongé dans son col haut cravaté, important et puéril, Paul Adam s’attardait peu. Il tenait au Journal l’emploi de penseur et il pensait, en effet, sur tous les sujets, absolument au hasard, sans qu’aucune de ses profondes remarques correspondît jamais à aucune espèce de réalité. C’est un homme de génie pour primaires ou Iroquois. Il est né séparé du vrai. Juste ciel, quel mauvais écrivain ! On ne peut parcourir dix lignes de lui sans rencontrer un caillou, une ronce, un mot pas à sa place, pris dans un faux sens, une locution prétentieuse ou bâtarde. Son originalité consiste à retourner les poncifs, à coiffer le banal d’un bonnet à grelots. On m’objecte qu’il est un acharné travailleur, qu’il a publié cinquante volumes. J’aurais préféré, pour sa gloire, qu’il ne fît rien et regardât simplement couler l’eau. Un pareil amas de scories est un lourd bagage d’outre-tombe. Puis a-t-on le droit d’infliger ainsi le Purgatoire à ses lecteurs ?
Je n’ai jamais adressé la parole à Paul Adam. Il ne m’a jamais adressé la parole. Nous ne nous connaissons que de vue. Cela vaut mieux ainsi. Je n’aurais pu m’empêcher de lui dire l’épouvante que m’inspirent son affreux style, le massacre qu’il fait de la langue française et le gâchipatafouillis de sa pauvre cervelle. Ce néant de bibliothèque m’est aussi odieux que le néant salonnard d’un Prévost. Cette eau de méninges vaut ces eaux de toilette. J’applaudis aux vers de Tristan Bernard :
Nous lirons le Mystère des foules
De notre ami Paul Adam,
Quand les poules, poules, poules,
Quand les poules auront des dents.
En ce temps-là, le bruit courait que Paul Adam, ayant déniché un milliardaire américain passionné de littérature, allait fonder un grand journal quotidien. Mendès déjà s’en inquiétait, racontait, avec des hennissements de concupiscence, que l’article de tête serait payé mille francs et que l’heureux critique dramatique toucherait trente mille francs par an. Je sais, parbleu, que l’Amérique produit des fruits forcés extraordinaires ; néanmoins, la possibilité d’une poire de cette grosseur me laissait incrédule. Il n’empêche qu’une grande considération en rejaillit, pendant plusieurs mois, sur Paul Adam et sur son beau-frère Lucien Mühlfeld. Ce dernier écrivait alors, avec une plume chargée d’une eau grisâtre, des chroniques qui auraient voulu être sévères et qui n’étaient même pas lisibles. Sorti du ghetto des frères Natanson, à la Revue blanche, c’était un pédant pour petites revues et il est demeuré tel jusqu’au bout, le pauvre garçon.
Il faut croire que le milliardaire se retira ou qu’il fut détourné par Hanotaux, spécialiste en morganeries et carnegiades, car le mirobolant journal de Paul Adam ne vit jamais la lumière. En revanche, Paul Adam continua à accumuler, à vapeur et à verse, les batailles d’Uhde sur les enfants d’Austerlitz. Comme Frédéric Masson et quelques autres, il excelle à aplatir les épopées en s’asseyant dessus.
Parmi les innombrables chroniques qu’a publiées le Journal au temps de Xau, il faut distinguer celles de Mme Marni, notamment les séries Veuves et Fiacres. Elles sont d’un tour désenchanté, douloureux, très particulier. Elles rendent le son d’une âme blessée. Mme Marni avait appartenu au théâtre, puis elle s’était retirée de tout et vivait huit mois de l’année à la campagne. Elle traversait les salles de rédaction d’un pas furtif. Son visage, demeuré jeune sous les cheveux blancs, exprimait la bienveillance et la mélancolie. Chose rarissime chez les femmes qui écrivent, elle était sans bavardage, elle ne s’absorbait pas dans son moi. C’était quelqu’un. Il est dommage qu’elle soit partie si tôt.
La politique étrangère était tenue par « Monsieur Saissy », ami personnel de Xau, brave et honnête figure encadrée d’une barbe blanche, et qui prenait les rédacteurs par un bouton de leur habit, pour leur déclarer mystérieusement : « Ça se gâte ». Les questions militaires étaient traitées par le bon Barthélémy, le plus doux des hommes, qui avait une trogne congestionnée de reître, le nez coupé en deux, l’allure martiale, et bougonnait du matin au soir. Je demandais à Marin comment il pouvait supporter ses perpétuelles sorties : « Ça me fait un ronron, ça me berce », me répondait cet optimiste.
Parfois, une discussion éclatait au bar et s’achevait en bagarre. On entendait le fausset suraigu de Lajeunesse[2], un bruit de vaisselle cassée, des voix raisonnables qui s’interposaient. Ou bien un grave événement amenait au Journal un peuple de badauds, plus ou moins liés avec les collaborateurs de la maison. C’étaient les beaux jours de l’information, laquelle se fait en général au café, où l’un de ces messieurs apporte à ses confrères la nouvelle qui fera ensuite le tour de la presse, avec la déformation obligatoire.
Article premier. — Il n’y a plus, comme on se l’imagine, de journaux de grande information, du moins à Paris. Tous les journaux, à la même heure, reçoivent exactement les mêmes nouvelles, qui leur sont transmises par les agences ou les services publics. Préfecture de la Seine, Préfecture de police, etc.
Article 2. — Quelques essais de reportage ont eu lieu entre 1885 et 1890. Ils n’ont pas été continués, car ils occasionnaient trop de frais à l’administration et se soldaient par des déboires. Le public n’aime pas la vérité crue, il ne peut pas la tolérer. Il faut que cette vérité soit cuite ou, mieux, cuisinée.
Il y eut bien jadis Hugues Le Roux, qui prétendit avoir reçu les confidences du prince de Bismarck. Mais Hugues Le Roux est un inventeur, et la plupart des événements qu’il croit s’être passés dans son existence se sont passés réellement entre les parois de son crâne.
La nouvelle de l’incendie du Bazar de la Charité fut apportée au Journal par Mariéton. Aucun des informateurs ne voulait y croire. En vain Mariéton multipliait-il les détails pathétiques, en bégayant d’une façon épouvantable : « Je…je…je… viens du co… co… Cours-la-Reine. J’ai vu… vu… vu apporter les cadada… da… da… vres. — As-tu fini, farceur, lui disait-on. Si une pareille chose était arrivée, nous avons ici cinq téléphones et un service admirablement installé ; nous serions prévenus ». Cette incrédulité et ces blagues finirent par exaspérer notre Paul Mariéton, qui partit en claquant les portes. Mais bientôt, une édition spéciale de l’Intransigeant et les aboiements des camelots firent qu’on dut se rendre à l’évidence. Xau bondissait, vociférait, prenait à témoin le ciel et la terre de la paresse, de l’incurie de ses collaborateurs. Un quart d’heure après, cinquante reporters étaient censés courir la ville, en quête de documents impressionnants. Mais trente d’entre eux s’arrêtèrent au café Cardinal, les autres s’égaillèrent dans des brasseries-billards du voisinage et ils eurent, ma foi, bien raison, car le journal se fit tout de même.
J’incline à croire qu’en Amérique, patrie de l’interview et du document vécu, les choses doivent se passer exactement de la même façon. Je n’ai connu qu’un homme qui ait véritablement fait des enquêtes sur place : mon pauvre camarade Jules Huret. Les autres l’accusaient de gâcher le métier.
Par contre, la mort soudaine de Félix Faure, dont la nouvelle parvint au Journal d’assez bonne heure, donna lieu aux déformations les plus fantaisistes. Chacun avait son récit authentique. Pour les uns, il s’était suicidé, d’un coup de revolver, en avalant du poison, en se jetant par la fenêtre. Ici, deux versions : par la fenêtre de l’Élysée, par une fenêtre d’hôtel meublé, avenue d’Iéna. Pour les autres, il avait été assassiné, par une femme, par un homme, par un homme et une femme, par deux femmes, par des conspirateurs masqués, par un domestique, par un agent de la sûreté, par un Allemand. Des malins entre les malins prétendaient qu’il s’était enfui, afin d’échapper à un gros scandale, et qu’il avait pris le bateau pour l’Amérique.
— Mais le corps est à l’Élysée !
— C’est un sosie. C’est un truquage. Je tiens le fait d’un ministre.
Chaque arrivant déballait une nouvelle histoire, une explication différente, un détail inédit. Tel le philosophe de Couture, Lauze, qui a tout vu et que rien n’émeut, écoutait ces récits placidement et tirait des bouffées de sa pipe : « Ce sont de ces choses qui ne se débrouillent que vers les onze heures, minuit, ou cinquante ans plus tard. En attendant, au travail. » Toute la besogne reposait sur lui. Il revoyait minutieusement le journal, et s’il n’avait pas été là, je me demande comment les Letellier et Xau lui-même s’en seraient tirés. Un quotidien dépend, en fait, de son secrétaire de la rédaction.
À la mort de Francis Magnard, Gaston Calmette tenait cet emploi au Figaro. C’était un confrère excellent, affable, fin, feutré, d’une grande douceur, poussant l’amitié et même la camaraderie jusqu’à l’abnégation. Nous avons failli être très liés, malgré la différence de nos natures, et ce qui nous a tenus séparés, ç’a été mon peu de sympathie pour le chirurgien Poirier, Emmanuel Arène et quelques autres, auxquels Calmette portait une véritable affection. Ce prodige de courtoisie, qui devait avoir une fin si tragique, ne pouvait arriver à dire non, à refuser quoi que ce fût. Sa formule ordinaire était un « mais absolument… mais comment donc, mon cher ami », qu’il prononçait en baissant les yeux. Le nombre de ceux qu’il a obligés de toutes les manières, et avec un tact infini, est immense. Il tenait de Magnard une certaine affectation de scepticisme, qu’avaient affermie trente années de vie parisienne en un bon poste d’observation. Mais le fond de sa nature était la confiance, poussée jusqu’à une invraisemblable candeur, quoiqu’il fût averti sur toutes et sur tous. Il avait, dans l’intimité, infiniment d’esprit, et il fallait tendre l’oreille, car il abusait du mezza voce. Il accueillait, avec une égale aménité apparente, les millionnaires et les purotins, les mondains, les politiciens et les gens de lettres, les agents de publicité et les académiciens ; néanmoins, il faisait des différences et les marquait de façon imperceptible. En tout il aimait la nuance plus que la couleur tranchée.
Merveilleux arrangeur d’affaires et d’histoires, il excellait à dissiper les malentendus, à réconcilier, à amadouer. La mésentente de ceux qui l’entouraient lui était insupportable, et il se mettait en quatre pour la faire cesser : « Mais non, vous n’y êtes pas. Vous êtes trop sévère. Ce n’est pas un garçon indélicat. C’est un imprudent, je le connais, je vous assure ». Il atténuait avec tant de gentillesse qu’on acceptait son point de vue, pour lui faire plaisir. Combien je l’ai rendu malheureux avec mes articles anti-impérialistes, notamment avec ce « Victor Sedan » qu’il ne parvenait pas à digérer. Nous en parlions encore à notre dernière rencontre, peu de semaines avant sa mort.
— Je comprends toutes les critiques, mon cher Daudet, mais cela, ce « Victor Sedan », oh ! oh ! oh !
— Sans doute, cher ami, je me rends compte que cela doit vous horripiler. Néanmoins, c’est une désignation commode, juste en somme, à laquelle mes lecteurs sont habitués, et que je ne puis, avec la meilleure volonté du monde, sacrifier à vos sentiments napoléoniens.
Calmette souriait tristement en secouant la tête. Je souffrais de lui faire ce chagrin, de passer, à ses yeux, pour un cannibale.
Quand Magnard disparut, la situation de Calmette devint mal commode. Il était pris entre deux ennemis déclarés, qui juraient d’avoir la peau l’un de l’autre : Fernand de Rodays, ex-administrateur passé à la direction littéraire, et Antonin Périvier.
Fernand de Rodays était à l’époque un petit monsieur vif, pétulant, fort aimable, — je n’ai eu personnellement qu’à me louer de lui, — et d’une extraordinaire légèreté… une cervelle d’oiseau. Avec cela autoritaire et tracassier, ronflon, comme on dit dans le Midi, colaslinger, comme on dit dans le Centre, verdillon, comme on dit à Paris. Ayant dirigé la Vie parisienne, il se croyait très Parisien et prétendait, en cinq minutes, trancher toute espèce de difficulté.
Antonin Périvier avait exactement les mêmes prétentions, la même confiance en soi et les mêmes pouvoirs que Fernand de Rodays. Sa seule différence était d’être d’un blond tirant sur le roux, alors que Rodays était brun, et d’être parsemé de quelques taches de rousseur. Il disait, en parlant de Rodays : « Ce crétin !… » Rodays disait, en parlant de Périvier : « Cet abruti !… »
À six heures du soir, Rodays donnait l’ordre à Calmette de mettre en tête du journal un article de Barrès, pour lequel il avait de l’amitié.
À sept heures, Périvier, qui en voulait à Barrès de je ne sais quoi, ordonnait à Calmette de retirer l’article de Barrès.
À dix heures, Rodays, méfiant, revenait au Figaro, demandait la feuille, saboulait Calmette pour lui avoir désobéi et faisait passer l’article de Barrès.
Il en était de même pour tout. Naguère si un, si rassemblé et si fort, le Figaro était devenu une invraisemblable pétaudière, où Calmette essayait, mais en vain, de mettre un peu d’ordre. Il ne se plaignait pas ; une seule fois, je l’entendis murmurer, en parlant de ses deux directeurs ennemis : « Sont-ils embêtants ! »
Le bureau de Rodays était à l’entrée d’un couloir, au bout duquel se trouvait le bureau de Périvier. Toute personne sortant de chez Rodays était aussitôt happée par Périvier, qui commençait un débinage en règle de son associé. Inversement, les visiteurs de Périvier, guettés par Rodays, entraînés par lui dans son antre, y subissaient la longue complainte des méfaits et manquements du bel Antonin. Ayant fait un article de tête au Figaro sur je ne sais quoi, je reçus le lendemain matin, par le même courrier, deux lettres de félicitation, l’une de Périvier, l’autre de Rodays, renfermant chacune une pointe pour le camarade.
Une pâte d’homme, du nom de Louis Depret, qui publiait des « Pensées » à l’Illustration, sous le pseudonyme de Valtour, et qui venait quotidiennement depuis vingt-cinq ans, depuis Villemessant, faire la causette au Figaro, entreprit de réconcilier les codirecteurs. Le souvenir de cet épisode enchantait Calmette. Depret entra chez Rodays : « Cher ami, il faut absolument que vous serriez la main de Périvier. Il y va de la fortune de la maison, que vos déchirements sont en train de ruiner. Il n’y a d’ailleurs entre vous que des malentendus. Attendez-moi ici un moment. Je vous ferai signe. Vous vous croiserez dans le corridor ; ce sera simple comme bonjour. »
Même démarche chez Périvier. Une, deux, trois : Rodays et Périvier sortent ensemble de leurs boîtes, s’avancent l’un vers l’autre, — Depret, ravi, les larmes aux yeux, entre eux deux, — se jettent un regard foudroyant et se tournent le dos. Ce soir-là, ils parlèrent de s’envoyer des témoins, avec des conditions à faire frémir : dix balles au commandement et à dix pas.
Il fut décidé que le Figaro paraîtrait désormais sur six pages. Les machines étant achetées, les compositeurs à leurs postes, Calmette eut l’idée d’une petite fête commémorative de cet heureux événement. Rodays, par je ne sais quelle fantaisie sadique, voulut que l’on distribuât des boîtes de dragées. En apprenant cela, Périvier bondit : « C’est grotesque ! Cet animal va nous couvrir de ridicule. Pas un sou, vous m’entendez, Calmette, pas un sou pour ces dragées ». Calmette, levant les bras au ciel, soupirait : « Comment vais-je sortir de là ? » Un rhume béni enchifrena Périvier, le retint chez lui, et Rodays, qui consultait fiévreusement les statuts, eut licence de commander ses dragées. Périvier est d’ailleurs un homme changeant. Je l’ai entendu, de mes oreilles, solliciter l’appui de la Patrie française pour les élections de 1902, où il devait se présenter comme député nationaliste, et, quelques mois plus tard, il soutenait, dans le Gil Blas, la politique de Combes et de Pelletan. Si ces lignes tombent sous les yeux de Fernand de Rodays, elles lui feront un sensible plaisir. Il s’écriera : « Je l’avais bien dit ! »
Finalement, après bien des secousses, bien des querelles et bien des bouleversements, ce fut le doux et tranquille Calmette qui évinça ses deux tourmenteurs et devint directeur effectif de ce Figaro qu’il aimait tant. Nous le retrouverons au moment de l’Affaire.
Vers l’époque des démêlés épiques entre Rodays et Périvier, se place un scandale de presse, connu sous le nom d’affaire Lebaudy. Ce fut l’effondrement d’un redoutable personnage qui avait obtenu, de l’aveuglement obstiné de Magnard, la rubrique de la politique extérieure au Figaro, Rosenthal, dit Jacques Saint-Cère. Imaginez un colosse noir, barbu, lippu, aux yeux de jais, mélange hideux de Turc et d’Hébreu, qui marchait la main en avant : cupidité et cordialité. Il avait la voix caressante, chose horrible, et des grâces de pédicure bavarois. Bien qu’il ne fût pas né en Allemagne, il était dans la politique allemande jusqu’au cou, féru de Bismarck, et l’on parlait couramment de son entente certaine avec Lothar Bucher et Lindau, les deux chiens de presse du vieux de Varzin. Il ne manquait pas de tour de main, ni de ruse. Il desservait la France à la douce, poursuivant de sa raillerie et de ses calomnies, dans un journal conservateur comme le Figaro, les diplomates et hommes d’État susceptibles de la renseigner. Il était aussi le féal du ministre germanophile Witte et par conséquent l’ennemi de l’alliance franco-russe, qu’il avait charge de miner, sinon de détruire. Renseigné de première main sur tous les dessous diplomatiques, il excellait à soulever des difficultés, d’un air innocent, à compromettre des tiers, en un mot à servir la Wilhelmstrasse. Au quai d’Orsay, je l’ai su de bonne source, il était classé comme « très dangereux ». Averti de tous les côtés sur les risques d’une telle collaboration, Francis Magnard n’avait rien voulu entendre. Rosenthal l’amusait comme échantillon de pourriture, comme spécimen de la dégradation humaine.
Jacques Saint-Cère était un juif prodigue et ostentatoire. Il tenait table ouverte — une excellente table — entretenait simultanément deux ou trois concubines, qu’il convient de plaindre plus que de blâmer, et offrait à ses invités, sur un plateau, une trentaine de rarissimes liqueurs. Je connais ces détails par ouï-dire, n’ayant jamais fréquenté chez cet épouvantable individu. Chaque fois que je publiais un article au Figaro, il m’accablait d’ailleurs des compliments hyperboliques habituels aux gens de sa race. Il était plongé dans un nombre sans cesse croissant d’affaires de Bourse et de chantage, car ses appointements, cependant élevés, du Figaro, ne suffisaient pas à sa dépense, ni surtout à son besoin d’épater. La biographie de Jacques Saint-Cère a alimenté cinq ou six « romeins » et autant de pièces de son ingrat petit commensal Abel Hermant. Quand des journalistes attablés n’avaient plus de sujet de conversation, ils se rabattaient sur le cas Saint-Cère. Malheureusement pour lui, il savait mal tenir sa langue et c’est, je crois, ce qui le perdit.
Accusé d’avoir voulu extorquer de l’argent au jeune Lebaudy, garçon riche, maladif, généreux et sans défense, à l’occasion de son service militaire, Rosenthal dit Saint-Cère fut mis en état d’arrestation en compagnie de quelques autres types peu recommandables, parmi lesquels un certain Cesti. Quel patapouf ! Je me trouvais au Figaro dans l’instant où la nouvelle fut connue. Calmette était navré, à cause de la maison, bien qu’il fût de longue date fixé sur Saint-Cère. Forain, son carton à dessin sur les genoux, répétait de sa voix des grands jours, avec l’accent de Paris, en insistant sur l’s : « Quel salaud… non, mais quel salaud ! » Barrès déclarait sentencieusement : « Évidemment, voilà qui va changer son train de maison ». Hermant dirigeait de tous côtés ses petits yeux de chat en jade et tordait sa petite moustache blonde, en rassemblant des petits « documeins ». Grosclaude, qui a de l’esprit comme Chamfort et Rivarol réunis, avait déjà fait, de son ton uni et paisible, une dizaine de ces mots impayables où nul ne saurait l’égaler. Capus s’écriait : « Quelles mœurs ! » L’événement au fond ne surprenait personne. Chacun riait à la pensée qu’un pareil forban était pincé sur une affaire de peu d’importance, par rapport à tant d’autres manigances de fraude, de stupre, de trahison. — «… Pour une berquinade, une bergerie, hein, mais quoi donc… ah ! là là ! » s’exclamait Forain. Fernand de Rodays me prit à part : « Mon cher Daudet, nous jetons du lest. Vous aviez horreur de ce juif de Saint-Cère. Faites tout de suite, et pour demain matin, un article soigné sur ce misérable ». Il ajouta héroïquement : « Un homme à la mer. Le bateau continue sa route ».
— Que vous a-t-il demandé ? — me dit à voix basse Antonin Périvier. — Un article sur Saint-Cère, je parie. J’allais vous faire la même proposition. Le Figaro doit immédiatement se désolidariser d’avec ce maître chanteur.
Pour la première fois les codirecteurs étaient d’accord. J’éprouvai un vrai plaisir à exécuter cette canaille de Rosenthal, à la place même où il avait tant de fois dupé son public et nui à mon pays. Il y a tout de même, dans l’existence, de bons moments.
Autres bons moments, les audiences du procès Lebaudy à la police correctionnelle. Le magistrat qui dirigeait les débats, avec fermeté et équité, était visiblement au courant de tous les dessous de cette affaire très ramifiée et désireux de procéder à un bon et complet nettoyage. Il avait, en même temps, du coup d’œil, beaucoup de tact et le sentiment des distinctions à établir entre les inculpés. Il fut indulgent pour un comparse, un bon gros garçon du journalisme et du roman-feuilleton, compromis dans cette sinistre aventure par imprudence et qui comparut avec des yeux embués de larmes, la sincère expression du repentir. Il ne fut pas sévère pour un pauvre diable encore jeune, sanglé dans sa redingote, qui avait des antécédents assez honorables et un nom jusqu’alors sans tache. Il fut impitoyable pour Cesti et Saint-Cère. Le premier, une de ces bêtes de l’ombre comme il en rôde à travers la société, avait un masque d’oiseau de proie, le regard louche et la voix fausse. Il n’eût fichtre pas été agréable de le rencontrer au coin d’un bois à partir de neuf heures du soir, si l’on avait oublié d’emporter son revolver. J’ignore ce que ce gaillard-là est devenu depuis, mais il faisait peur. Quant à Rosenthal dit Saint-Cère, il jouait la comédie classique de l’innocent persécuté, appuyé sur une canne-béquille, effondré physiquement, mais gardant l’œil féroce et la volonté de compromettre le plus de gens possible, d’emporter cinq ou six copains dans le tourbillon de sa noyade. Ce qui frappait le plus en lui, c’était sa faculté de mensonge. Il mentait comme le taureau fonce, sans se soucier du vraisemblable, ni du possible, ni des dénégations qui pleuvaient sur lui de tous les côtés. Il avait conservé son geste professionnel de la main en avant, comme s’il eût cherché celle du président, qui lui mettait le nez dans ses blagues.
— Avouez, Rosenthal, vous ferez mieux. Avouez que vous faisiez chanter le jeune Lebaudy pour lui extorquer de l’argent.
— Ayez pitié de moi, monsieur le président. Je n’ai plus la force… Je ne me souviens plus… Je suis malade.
— Vous n’avez pas eu pitié du jeune Lebaudy et lui aussi était malade. Allons, il en est temps encore, avouez.
Tout alentour, les auditeurs haletaient. La plupart avaient connu Saint-Cère au temps de sa splendeur et de son arrogance, c’est-à-dire un mois auparavant. Quelques-uns avaient encore, dans un repli de l’estomac, quelques reliefs de ces coulis d’écrevisses qu’il exécutait dans la perfection, les manches retroussées, passant de l’espionnage à la cuisine, ou bien un filet d’une de ses trente liqueurs de choix. Le bandit pincé secouait la tête et roulait ces regards, étonnés à faux, des truqueurs saisis pendant leur truc.
Un intermède comique fut la déposition de Fernand Xau, au nom du Journal vaguement compromis. L’appareil de la justice en imposait à ce brave Xau au point de lui retirer la salive, en même temps que la présence d’esprit. Il confondait tout, embrouillait les noms et les dates, se faisait rafraîchir la mémoire par le président, cela au milieu d’une pluie de : « J’vous remercie bien. J’vous d’mande pardon ». Le tutoiement ignoble, dont le poursuivait un des accusés, ajoutait sa menace à cette scène bouffe.
— Enfin, mon vieux Xau, tu te rappelles bien que c’est toi qui avais commandé cet article.
Xau évitait de répondre directement, afin de n’employer ni le vous ni le tu : — C’est-à-dire que l’honorable contra… que mon honorable témoin, j’vous remercie bien, a cru, s’est imaginé, s’est figuré de très bonne foi, j’vous d’mande pardon, que je lui avais commandé… D’ailleurs, monsieur le président, je ne commande pas… j’vous remercie bien… Ce n’est pas dans ma manière, j’vous demande pardon.
— Enfin, oui ou non, Xau, avez-vous payé cet article, ou avez-vous reçu de l’argent pour la publication de cet article ?
— J’ai reçu de l’argent, mais pour le journal, pour la caisse du journal, j’vous remercie bien, monsieur le président.
— Vous n’allez pas me raconter que c’est l’habitude d’être payé pour la publication d’un article, quand on est directeur d’un journal.
— C’est l’habitude de la publicité, j’vous d’mande pardon, monsieur le…
— Allons, voyons, vieux, avoue donc que tu as reçu de la galette. C’est beaucoup plus simple.
Fernand Xau revint s’asseoir à sa place, trempé de sueur. Son innocence en cette affaire fut finalement à peu près établie, mais il avait eu joliment chaud. Quelle secouée !
Rosenthal-Saint-Cère, après ce scandale, d’où il sortit acquitté mais déshonoré, végéta encore quelque temps dans d’obscures besognes et de petites revues sémites, puis creva. Quelques foulées des passants de Paris sur ce nid de vipères soudainement révélé et il n’y parut plus. Selon le mot de ce zozo de Rodays, le bateau continuait sa route.