Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/L’Entre-deux-guerres/Chapitre I
a grande crise qui vient de fondre sur l’Europe, et notamment sur la France, ne changera en rien l’inclinaison de
ces modestes souvenirs. Mais il me paraît que ce titre, l’Entre-deux-guerres, caractérise bien la morne période qui va de 1890
à 1904, de l’échec du boulangisme à la fin de la ligue de la Patrie française. Nous sommes à vingt ans de distance du
désastre de 70-71. La France jouit d’une prospérité et d’une
paix apparentes, qui recouvrent un fond général d’anarchie et
de somnolence dans les esprits. Le sens politique paraît complètement obnubilé chez la plupart de nos compatriotes. La
chose publique est la proie des plus médiocres, des plus brouillons, des plus cupides. Le roman naturaliste, le théâtre naturaliste, la rédaction symbolique ou blafardement idéaliste des
petites revues ou des cénacles, remplissent de leurs sottes
querelles le monde et la ville. Zola trône et pontifie sur son
fumier. Il va publier la Débâcle, produit de sa lâcheté naturelle
et de sa haine de l’uniforme. Mon père et Goncourt, qui maintenant le connaissent à fond, s’écartent de lui silencieusement,
mais, en raison d’une amitié ancienne et trop scrupuleuse,
évitent de se prononcer sur son compte. Lui cherche et flaire
de son nez bifide, en zézayant, l’occasion unique, « la puiffante secouffe publique, mon bon ami », qui lui permettra de jouer
les Hugo à la fange, de vaticiner à la guernesiaise du haut de son îlot d’excréments. La grande popularité, telle est sa truffe
convoitée, et il la quête partout en grognant.
L’art dramatique est encore inondé par les laissés-pour-compte de Sardou, les vaudevilles chers à Sarcey et les lavasses du malheureux Ohnet, sans compter les horribles adaptations, par le juif Busnach, de la scatologie de Médan. Au poncif fade des Pailleron, des Delpit, aux inventions bavardes et biscornues de Dumas fils, s’oppose le poncif brutal du Théâtre libre, où André Antoine galvaude son merveilleux talent à monter et interpréter des niaiseries truculentes. C’est le temps de la fausse hardiesse, de ce qu’on appelle « le coup de gueule », succédant aux « tranches de vie » et au « document humain ». Le jargon sentimental et esthétique se mêle à l’argot. Le sens de la langue et de la syntaxe française s’obscurcit, en même temps que le sens de la grandeur française. On est fier de marcher à quatre pattes, d’étiqueter les scories de la société, et de faire un sort aux mauvaises odeurs.
Lemaître et Bourget mis à part, la critique littéraire a complètement disparu. Car Brunetière ne songe qu’à composer un personnage original, selon la recette académique, en collectionnant les contradictions ; et Faguet, sans discernement, distribue l’éloge ou le blâme, comme un tonneau d’arrosage plein d’encre, conduit en zigzags par un charretier ivre. La renommée de Taine est au zénith, inondant d’une lumière crue des détails ou des constructions théoriques artificielles, laissant dans l’ombre les lignes principales. Ses attaques contre la Révolution font le régal des conservateurs, mais conduites avec une légèreté pesante, elles négligent les arguments de fond et se contentent de vulgariser Barruel, Mallet du Pan, Mortimer-Ternaux, en y ajoutant le topo scientifique et moralisateur exigé vers 1890. Le grand Fustel de Coulanges est profondément inconnu du public, et nul en dehors des spécialistes ne fait attention aux admirables travaux de Luchaire.
L’aventurier levantin, Alfred Edwards, en fondant le Matin, et Xau, en fondant le Journal, inaugurent une presse, dite de grande information, dont la caractéristique est précisément de donner le pas au fait-divers et à la vulgarité sur toute question importante. Ce tam-tam est le plus habile des assourdissements. Cette divulgation frénétique assure le secret à la centaine de forbans chargés par le gouvernement allemand de préparer en France la guerre prochaine, la guerre de rapine, d’exaction, d’expropriation. L’avenir enregistrera ce fait indéniable que la prétendue liberté de la presse n’aura servi qu’à enchaîner les journaux aux manieurs d’argent. Cela se fait de mille manières, et notamment par la publicité. Les grandes sociétés de crédit organisent à frais communs un bureau dit « de la presse », qui subordonne celle-ci à la finance. Or, depuis le traité de Francfort, les ficelles de la finance internationale sont précisément à Francfort, à Berlin et à Vienne. On voit d’ici les conséquences.
De quelque côté que l’on se tourne, on remarque à la fois une abondante floraison d’intelligences diverses, de talents réels, et le mauvais emploi de ces intelligences et de ces talents. Le réseau social français a subi une sorte de glissement, de déplacement, qui fait que personne n’est à son poste et que les capacités n’ont pas d’emploi. Ce déplacement a une cause politique. Un jeune homme de génie le sait déjà : Charles Maurras. Mais il est inconnu, il vit isolé, ne fréquentant que quelques poètes, sans influence et sans organe, porteur d’une vérité essentielle qui n’éclatera que vingt ans plus tard, au milieu d’un enthousiasme et de difficultés inouïs, à la veille d’une conflagration européenne sans précédent.
L’anarchie, qui est dans les institutions depuis le Quatre-Septembre et au delà, a passé en vingt ans dans les esprits et dans les mœurs. Tous les jeunes gens en sont plus ou moins imprégnés, surtout dans le monde des Facultés et des Écoles. C’est le développement naturel du libéralisme de nos pères, de l’individualisme démocratique, du personnalisme huguenot et de la centralisation à outrance. Du cerveau des écrivains romantiques, l’anarchie descend dans la rue. Ravachol, Émile Henry, Vaillant, Caserio, les protagonistes de la bombe et du surin, ont l’air d’être sortis des pages des Misérables, en passant par le cours de chimie à l’école du soir et la boutique du coutelier.
Ravachol était une sorte de vagabond, théoricien et anticlérical, qui commença par dévaliser et assassiner un ermite. Il pensait, comme Hugo, Eugène Sue, Michelet et Zola, que les Jésuites étaient la cause de l’obscurantisme et que, pour libérer l’univers, il fallait « couper les curés en deux ». Il avait établi un plan d’alimentation uniforme de la société, d’après lequel chaque citoyen avait droit, chaque jour, à une certaine quantité de macaroni et de beurre. Il proscrivait le vin, l’alcool et la viande et prônait la dynamite et le vol, qualifié bien entendu de « reprise sociale ». C’était en somme un primaire exaspéré par de mauvaises lectures et de pires fréquentations.
Émile Henry appartenait à un milieu plus relevé. Il avait une éducation moyenne, un visage frêle de jeune fille chlorotique et quelque instruction. Il lança sur la terrasse du café Terminus une bombe qui fit plusieurs victimes.
Vaillant, le moins antipathique des trois, était un ouvrier candide qui avait pris au sérieux les promesses de la démocratie révolutionnaire. Déçu dans ses illusions politiques, il jeta sa bombe en pleine séance de la Chambre des députés, où elle blessa légèrement plusieurs parlementaires et fit la réputation du président Dupuy, grâce au mot célèbre : « La séance continue… » Hélas ! oui, elle a continué.
Si ces trois révoltés, au lieu de passer inconsidérément aux actes, s’étaient contentés de développer des thèmes violents dans les réunions publiques, s’ils avaient suivi la filière habituelle, qui va de la casquette à pont et des espadrilles au journalisme, en passant par la police correctionnelle, une belle carrière s’ouvrait devant eux. À chaque embranchement, ils eussent changé de tailleurs et de chaussettes ; de nouveaux groupes de conservateurs se fussent ébahis de leur conversion et eussent recherché leur appui avec leur amitié.
Tous trois furent guillotinés, entre 1892 et 1894, comme de simples ci-devant l’avaient été cent ans plus tôt. Ceux dont les doctrines politiques les avaient engendrés, aussi sûrement que la poule produit l’œuf, ou le gland le chêne, allaient répétant : « Ils sont très intéressants, mais la société doit se défendre ».
« Pardon, pardon, — ripostaient de jeunes logiciens, parmi lesquels Maurice Barrès, Marcel Schwob, Édouard Julia et celui qui écrit ces lignes. — Ces anarchistes font une application un peu hardie des Droits de l’Homme dont vous vivez, messieurs leurs bourreaux, et voilà tout. » Mais on ne nous écoutait guère, pas plus qu’on n’écoutait Drumont, lequel venait de fonder la Libre Parole et écrivait là-dessus de superbes articles, farcis d’histoire, dans cette tonalité sombre et or qui relève ses meilleures pages.
Les discussions devinrent encore plus vives et plus falotes au moment de l’assassinat du président Carnot par Caserio. Caran d’Ache a immortalisé l’aspect ligneux et verni du pauvre président Carnot, qui eut cette destinée inouïe de trépasser entre les bras de Charles Formentin, un des hommes les plus impropres à cette fonction héroïque et émouvante. Je sais bien que je préférerais le couteau de l’anthropophage à la suprême vision, pendant mon agonie, de Charles Formentin. Mais le président Carnot n’eut pas le choix. Je lui avais rendu visite deux ans auparavant à l’Élysée, en compagnie de ce fourbe de Lockroy, dans une circonstance solennelle. Il m’avait fait l’effet d’un homme simple, timide et bon. Rien en lui ne présageait qu’il dût mourir comme Henri IV ou César. C’est pourtant ce qui est arrivé.
Le lendemain de ce meurtre invraisemblable, une quinzaine de personnes se trouvaient réunies autour de la table hospitalière de Champrosay. Les uns s’indignaient. Les autres tiraient des conclusions philosophiques. Deux ou trois, de la jeune génération, gardaient le silence. Mon père les interrogea. Il lui fut répondu qu’à une fonction exceptionnelle correspondent des risques exceptionnels et que le grand aïeul Carnot en avait fait à Lyon de bien plus dures que Caserio. Ce fut le signal d’une discussion, longue et orageuse, dont les méandres me sont demeurés très présents, et qui exprimait à merveille le désarroi intellectuel de cette bizarre époque. Parmi ces écrivains d’âges divers, aucune pensée directrice, aucun argument politique solide. C’était le pur gâchis de l’idéologie dans le vide, ou des impressions personnelles. Coppée citait les Évangiles, Mariéton citait Shakespeare, Schwob citait Kropotkine, un quatrième Stirner, un cinquième les Reclus. Quelle cacophonie ! On admirait l’orgueil de l’assassin songeant, quelques minutes avant le crime, devant les illuminations de la ville de Lyon : « Tout à l’heure, j’éteindrai tout cela ». Goncourt déclara dans un silence : « Que d’affreux monuments, que de mauvaise sculpture au bout d’un semblable événement ! Si Caserio eût été un artiste, cette perspective eût retenu son bras ». Cette réflexion détendit les humeurs.
On commenta aussi contradictoirement, ce même soir, la frousse intense que ces bruyants exploits de l’anarchie inspiraient à la société parisienne. Cet état de panique dura environ dix-huit mois, avec des phases d’atténuation et d’autres de recrudescence. C’était à qui déménagerait des immeubles pestiférés où logeait quelqu’un des magistrats ou des jurés siégeant dans les procès des compagnons de la boîte à sardine et de l’acide picrique. Les concierges, grelottant d’effroi dans leurs loges, n’osaient plus tirer le cordon, de peur qu’il n’aboutît à une mèche dissimulée. Les habitants des somptueux immeubles du centre de Paris et de la plaine Monceau partirent quatre mois plus tôt pour leurs fastidieuses villégiatures, préférant la crevaison d’ennui au fond d’un château à la crevaison par explosion. Les petits bourgeois, menacés par des lettres anonymes de fournisseurs et de débiteurs, écrivaient à leurs journaux, afin d’imposer aux pouvoirs publics de terribles mesures de répression, l’échafaud en permanence, le massacre de tous les galvaudeux. À tour de bras, les parlementaires édictaient des lois d’exception, qui d’ailleurs ne furent jamais appliquées. Les directeurs des feuilles bien pensantes demandaient à leurs collaborateurs de ne pas injurier les redoutables et mystérieux bandits, que l’on supposait avides de venger la guillotinade de leurs copains. Il fallait flétrir sans spécifier, besogne ingrate. Je ne sais plus quel président d’assises, soulevant sa toque rouge, dit avec déférence à un émule de Ravachol : « Monsieur, veuillez vous lever », au lieu de : « Accusé, levez-vous ». Le substitut Bulot passa pour un héros, parce que, ayant salé un compagnon et reçu en châtiment une bombe dans son escalier, il ne se confondit pas en excuses publiques aux pieds de la nouvelle Sainte-Vehme.
Par contre, quelques purotins, nés malins, exploitèrent cet état d’angoisse et de crainte. On les vit, la sébille et la casquette à la main, grimper les escaliers des personnalités bien parisiennes, faire passer bourgeoisement des cartes portant cette mention : « Un tel, libertaire ». Aussitôt introduits, ils expliquaient avec volubilité à la bonne poire, blette de terreur, qu’ils étaient anarchos, mais en théorie seulement, en relations étroites avec les plus redoutables chefs de la secte, et capables, moyennant un ou deux louis, d’apaiser l’ire sociale de ces derniers. L’un de ces fumistes étant allé chez Francisque Sarcey, rue de Douai, l’oncle lui expliqua, pendant deux heures d’horloge, en roulant les r, la supériorité « d’l’altrrruisme sur l’égotisme et les d’savantages du m’tier de horrs la loi ». Un académicien connu eut une attaque. Un autre, une colique de sept jours. La préfecture de police était sur les dents, et je crois bien que le souvenir de cette période agitée donna plus tard au préfet Lépine l’idée d’organiser, de concert avec Clemenceau, la mirobolante comédie de Croque-bourgeois du 1er mai 1906.
L’anarchie donc était à la mode. Maurice Barrès publiait à l’Écho de Paris son Ennemi des lois, Marcel Schwob son Livre de Monelle et Jules Renard ce Poil de carotte que nous appelions « Poil de Vallès », parce qu’il est une réminiscence, d’ailleurs amusante et savoureuse, du célèbre réfractaire. Il faut que je vous présente ces trois écrivains, tels qu’ils s’offraient alors à l’observateur.
Maurice Barrès venait d’avoir un vif succès littéraire avec le Jardin de Bérénice. Il était long, mince, d’une souveraine élégance intellectuelle, avide de gloire et plein d’esprit. Il parlait d’une forte voix grave, avec un accent lorrain prononcé, assis, les jambes croisées l’une sur l’autre, relevant de temps en temps la mèche noire qui retombait sur son large front. Quel beau regard, doux à l’occasion, chargé de finesse et d’ironie, éclairé de reflets d’un bleu de prune : déjà à cette époque il manquait de vénération pour les imbéciles ou les coquins en place. Déjà à cette époque, en dépit de sa métaphysique du moi, — relief de la classe de Burdeau — il célébrait les vertus du sol et la puissance des caractéristiques françaises héréditaires. Sa première rencontre avec Mistral fut empreinte d’une émotion contenue, qui séduisit l’auteur de Mireille. Barrès, dédaigneux de sa nature et se fichant de mécontenter, fut jalousé et dénigré, dès ses débuts, par un certain nombre de poux littéraires, qui l’ont poursuivi plus tard de leurs débiles rancunes. Il se contentait de les ridiculiser par un de ces silences, de ces soulignements discrets d’une bévue, de ces sourires rapides, où il excelle. Sa promptitude psychologique lui permet, en cinq minutes de conversation, de classer son interlocuteur, qui cesse en général de l’intéresser à partir de là et qu’il approuvera désormais sans l’écouter, en répétant distraitement : « Ah ! oui, ah ! oui, comme c’est curieux, comme c’est incroyable ! » D’ailleurs rarement homme reconnut plus rapidement le vrai mérite. Ces qualités, le piquant de ses remarques et de son attitude, sa prodigieuse compréhension ouverte ou tacite, le rendaient cher à mon père et à Goncourt, qui en étaient très vite arrivés à ne plus pouvoir se passer de lui. Je partageais leur opinion. Nous avons fait alors, en compagnie de Barrès, de bonnes parties de rire, comme des collégiens en vacances, et le souvenir m’en revient chaque fois que je le retrouve, après tant d’années écoulées. À peine au sortir des Taches d’encre, qui furent ses débuts littéraires, il ambitionnait l’Académie, et comme je m’en étonnais : « C’est que vous êtes né à Paris. Si vous aviez vécu jeune dans les milieux de province, vous jugeriez différemment ».
Nous aimions tous deux à faire rencontrer à l’improviste les gens les plus divers, pour voir ce que cela donnerait. C’est ainsi que furent convoqués un soir au Café anglais, Hanotaux, alors simple directeur au quai d’Orsay, Richepin, Francis Chevassu, Aurélien Scholl et un autre dont le nom m’échappe. À l’entrée de Chevassu il y eut un froid, car il avait pris Hanotaux pour Larroumet, qu’il détestait, et marqué son désir de ne pas lui être présenté. Au bout d’une demi-heure seulement d’une conversation gênée, le quiproquo fut dissipé. Le fait est que Hanotaux et Larroumet avaient un faux air de ressemblance dans le débit péremptoire, et dans le rire sous le lorgnon. Scholl, vieilli, de teint cireux et fatigué par quarante ans d’anecdotes à répétition, fut lamentable. De sorte que notre improvisation fut ratée. Dans une autre circonstance, je nous vois, chez Paillard cette fois, avec Georges Hugo, Rodenbach, Mallarmé et Whibley, le beau-frère de Whistler. Le contact s’établit et Barrès fut étourdissant. Mallarmé lui donnait la réplique, en transposant ses réflexions dans ce royaume imaginaire, mi-abstrait, mi-concret, dont il était le subtil et délicieux souverain. À force de faire alterner le Champagne doux et le Champagne sec, histoire de comparer leurs pointes brillantes, nous étions arrivés à une grande béatitude, à une conception presque musicale — ou du moins nous paraissant telle — de l’univers et de la destinée. On se sépara avec mélancolie entre deux et trois heures du matin.
Ce Barrès, gai, fantaisiste, prenant le bon de la vie ainsi qu’un gai flâneur de Calderon ou de Cervantes, est moins connu que le Barrès sérieux des grandes séances académiques ou que le Barrès combatif des couloirs de la Chambre et du renouveau national. C’est pourquoi je vous montre ici cet aspect d’une nature souple et riche, aux plissements soyeux comme son style. C’est quand il est en confiance, avec des camarades éprouvés, qu’il est le plus à son avantage.
Enfin j’aime sa bravoure naturelle, allant jusqu’à la témérité froide, et son art de fronder les sots. Mon père disait de lui qu’il serait dans l’avenir une des grandes ressources de son pays. Il ne s’était pas trompé. Maurice Barrès a donné aux ennemis de la France un fameux fil à retordre.
Marcel Schwob était un juif de tempérament anarchique et qui croyait avoir horreur de sa race, jusqu’au jour où elle le prit aux entrailles avec l’affaire Dreyfus. Avant cela, le contact de ses compatriotes lui était insupportable. Se trouvant à Guernesey chez Lockroy, en compagnie de l’avocat hébreu Ignace, personnage bavard et sot, qui avait l’air, à l’époque, d’un grand pantin d’Orient désarticulé en bois verni noir, Schwob me confiait : « Il me donne envie de vomir. Comment le tuer sans qu’on s’en doute ? » Car il était de naturel pacifique, mais délicieusement excessif dans ses propos. Quand Ignace, qui parle vite en bredouillant et secouant la tête, lui adressait la parole, il évitait de lui répondre autrement que par un haussement d’épaules, en soufflant avec force en signe de mépris. Un explorateur du nom de Dutreuil de Rheims, ami de Schwob — détail qu’ignorait Ignace, — ayant été tué par les indigènes, Ignace, gaffeur héroïque, tourna cette mort en plaisanterie. « Il est bien regrettable, lui dit Schwob, que vous n’ayez pas pris sa place au départ. Mais les anthropophages vous trouveraient coriace ». Le soir, quand nous étions seuls dans sa chambre, il me confiait : « Il y a chez nous deux tribus, les Cahen, qui sont les maîtres, et les Lévy, qui sont les esclaves. Cet Ignace est un sous-Lévy ».
Pour comble de déveine, débarqua à Guernesey un autre juif, tout à fait inoffensif celui-là et de tendances mondaines, du nom de René Heymann. Schwob, bien qu’invité lui-même, voulait le mettre à la porte. Le dialogue suivant s’engagea, à propos de chasses à courre :
Schwob (ironique). — Évidemment, monsieur, vous montez à cheval ?
Heymann (candide). — Non, à mon grand regret, je n’ai jamais pu monter à cheval. (Confidentiellement, après un regard circulaire.) C’est que j’ai les cuisses rondes.
Ici, Schwob éclata d’un rire si bruyant, accompagné de tels grondements de colère sous-jacente, que René Heymann me confia : — Mon petit vieux, ce Schwob est joliment mal élevé.
— Oui, mais il est très intelligent.
C’était vrai. Schwob avait une intelligence minutieuse, fragmentaire, notatrice, qui n’atteignait jamais un ensemble, mais qui prêtait à toutes choses, notamment aux textes et aux auteurs, une puissante saveur de reviviscence. Il connaissait à fond quatre littératures, la française, l’anglaise, l’allemande, la juive, qu’il goûtait et pratiquait couramment, établissant entre elles des rapprochements imprévus, ou des oppositions judicieuses. Il fallait l’entendre lire Daniel de Foe — dont il traduisait à l’époque Moll Flanders, histoire d’une voleuse dans Londres, — ou telle pièce de Cyrille Tourneur, la Tragédie de l’athée, par exemple, ou de Ford : C’est dommage que ce soit une prostituée, ou de tel autre contemporain de Shakespeare. Il avait la voix sombre et veloutée, mystérieuse et pénétrante, accompagnée d’un regard aigu et vert comme le dernier rayon sur les flots. Son extrême laideur ethnique, boursouflée, aux grosses lèvres de jambon, entièrement glabre, qui tenait du sorcier, de l’acteur sémite et de la vieille de ghetto, sa laideur dramatique en était atténuée. Je dis dramatique, car il avait la manie, le pauvre, de tomber instantanément amoureux de toute personne jeune, agréable et aimable — il n’en manquait point dans notre milieu — qui lui manifestait la moindre sympathie. Extrêmement fat avec cela, il interprétait comme une inclination sentimentale à son endroit la plus banale formule de politesse et bâtissait là-dessus un roman de chevalerie du plus haut comique. C’était à Georges Hugo et à moi que revenait la tâche ingrate de le détromper et de le faire rentrer en lui-même.
— À ton tour, me disait Georges en riant. Voilà Schwob qui flambe encore. Jette-lui de l’eau.
Ce n’était pas commode. Néanmoins, avec bien de la peine et des objurgations, j’y parvenais. À partir de là, Schwob boudait. On le voyait, de la rue Hauteville, assis à sa table devant la fenêtre, penché sur un dictionnaire et rageant. Trois jours après, il recommençait. Nous connaissions le signe prémonitoire de ses emballements unilatéraux. Plus que négligé d’habitude dans sa tenue, il arborait alors l’habit noir dès cinq heures après midi, la chemise demi-deuil et fichait dans sa cravate noire une touchante petite épingle de perle. Ajoutez à cela une paire de bottines jaunes étincelantes. Dans le camp des dames et des demoiselles, on se demandait en tremblant : « Au tour de laquelle, cette fois ? » Mais comme on admirait son esprit, on le traitait avec les plus grands ménagements « ainsi qu’un collégien qui se trompe de porte dans un hôtel », me disait une de ses illusoires Dulcinées.
Appelé à Nantes pour affaires, il imagina de revenir incognito à Guernesey sur un bateau charbonnier, transformé par son mirage en un dangereux corsaire, et il escomptait notre surprise à tous. Or, il advint que l’apparition au large de ce sabot noir et insolite inquiéta le capitaine du port, qui lui donna ordre de stopper et s’informa incivilement de ce qu’il avait à bord. Le charbonnier répondit : « Un journaliste français célèbre, du nom de Schwaba ». Ce signalement aussitôt connu souleva l’hilarité générale, laquelle durait encore quand Schwob parut, habillé en loup de mer, comme un personnage de son cher Stevenson. Furieux de notre gaîté, il voulait repartir immédiatement, et cette fois ce fut Georges Hugo qui, pris d’attendrissement, se suspendit à ses basques de toile goudronnée.
Ce déguisement, d’ailleurs, lui plaisait. Au cours d’un voyage que nous faisions tous deux en Hollande, il l’avait déjà arboré pour faire la traversée de Hook von Holland à Harwick. L’apparition de ce singulier passager, ainsi costumé en mousse de fantaisie, dans la salle à manger des premières, excita une curiosité à demi hostile. Un maître d’hôtel vint en anglais prier le cher garçon de sortir et de ne revenir que correct. Ce fut encore une scène bien amusante.
À Londres même, Schwob avait une joie d’enfant à retrouver les lieux décrits par Dickens et par Quincey, notamment Oxford Street, la « marâtre au cœur de pierre » des Confessions d’un mangeur d’opium. Dans un modeste concert où nous entrâmes, il remarqua une maigre chanteuse au profil angélique, aux yeux d’aigues-marines. Il fallut l’attendre à la sortie, et je vois encore Schwob, sous un bec électrique, faisant à cette « dancing girl » stupéfaite une déclaration où il la comparait à l’inoubliable petite Anne et qui ne fut pas agréée. À la réflexion, il y avait, dans ce sémite érudit et bohème, pas mal de la veine de Don Quichotte. C’était un de ses charmes, en même temps que son infinie bonté à l’égard des purotins et des traîne-la-savate, auxquels il distribuait sans compter ses quatre sous. Je crois bien que c’est ce dernier trait qui nous avait surtout attachés à lui, mon père, Georges Hugo et moi. Nous l’aimions pour sa générosité.
Je rencontrais parfois chez lui, à son deuxième et demi du 2 de la rue de l’Université, qui était une espèce de capharnaüm rempli de livres et de pipes, le poète dramaturge et dandy, Oscar Wilde. Voilà une physionomie singulière, un mélange de bon et de mauvais, de grossier et de raffiné, de vicieux et de spiritualisé, de sincérité et de pose, comme en ont rarement produit une littérature et un pays. Cet homme tant adulé, tant admiré, tant encensé, puis tant décrié et honni, avait en lui et sur son masque quelque chose de noble, combattu par quelque chose d’ignoble. Il attirait et il repoussait. Il contait délicieusement bien, et sa conversation fatiguait vite. Il émanait de lui un malaise que je n’hésitai pas du tout à lui avouer, quand il me demanda, à notre troisième rencontre, de son ton confidentiel : « Que pensez-vous de moâ, monsieur Léon Daudet ? »
Il ne me répondit rien ; mais, le lendemain, je reçus une longue lettre tortillarde, au bas de laquelle était sa signature gladiolée, et où il m’affirmait que je le jugeais mal, qu’il était une personne des plus simples, des plus candides, « pareil à un tout petit enfant ». En même temps, il m’adressait un exemplaire de cette Salomé, pastichée de Flaubert et de Maeterlinck, que le Boche Strauss a mise en musique. Je dois avoir encore dans mes archives cette explication de caractère, que je ne sollicitais pas, mais où les stigmates psychopathiques étaient nombreux et manifestes. Wilde appartenait à cette catégorie d’êtres pour la fréquentation desquels il faudrait deux existences : l’une normale, l’autre qu’on leur consacrerait exclusivement. Dans l’espace de six ans, il s’était brouillé, puis raccommodé une douzaine de fois avec Schwob.
Voici un de ses récits, qu’il faisait à une table de restaurant, d’une voix pâle et grasse à la fois, sortant de son affreuse bouche molle, à la façon d’un phylactère de rébus. Je crois l’entendre encore : « Il était ioune fois un garçon, un pêcheur, comme sont souvent ces garçons de rien, très menteur, et qui, chaque soar, racontait, avec force détails, en venant de la plage, qu’il avait viou ioune sirène ». — Au mot de sirène, Wilde levait la main gauche et la rapprochait lentement de l’autre main, tenant la cigarette, en soufflant sur la fumée intermédiaire. — « Or, un soâr, il vit, en effet, cette sirène, et, ce soâr-là, il ne conta absolument rien du tout. »
Ici un silence, pour permettre aux auditeurs de développer mentalement la symbolique de l’anecdote. Puis Wilde pouffait d’un rire de grosse commère satisfaite et commandait à haute voix au garçon un breuvage compliqué.
Le lien intellectuel entre Schwob et Wilde était leur commune admiration pour Villon, sur lequel Schwob a écrit mainte page remarquable, leur commun attrait pour les classes dangereuses, le pittoresque des malfaiteurs, pirates, coupeurs de bourses, et pour leur argot. L’un et l’autre connaissaient à fond le slang, qui est le « jars » londonien, et l’« entravaient » avec une égale facilité. Mais Schwob avait une âme distinguée, exempte de toute tare secrète, et une sentimentalité judaïquement morale, au lieu qu’une source invisible distillait en Wilde des gouttelettes de poison, mêlées au flot de sa fantaisie. Il rappelait étrangement ce personnage double de Stevenson, tantôt excellent et bienfaisant sous les traits du Dr Jekyll, tantôt implacable et bestial sous le masque de master Hyde. C’était, en somme, un hérédo type, chargé d’un poids ancestral trop lourd pour un moignon de volonté. Physiquement, il était à la fois lourd et flasque, hideux par le bas du visage et presque majestueux par le front, l’enchâssement de l’œil et les temporaux. Quelqu’un l’avait assez exactement défini : un mélange d’Apollon et d’Albert Wolff. Il faut avoir connu l’épouvantable Wolff, cauchemar ambulant, pour comprendre la vérité de cette comparaison.
Bavard et cancanier comme tous les infortunés de son tiroir antiphysique, Wilde ne cessait de dénigrer l’un et l’autre, ou de prétendre qu’il avait été calomnié, et de colporter sa propre justification, mêlée à des calomnies nouvelles. De sorte que je priai Schwob de ne plus me faire rencontrer avec un aussi fatigant coco. En lisant, quelques années plus tard, les sordides circonstances de son procès et de son malheur, je pus constater l’exactitude de mon diagnostic.
Schwob fut avec moi un des premiers à prôner la vigoureuse originalité de Paul Claudel, qui venait de publier Tête d’or et la Ville, et préparait une traduction de l’Agamemnon. Je vous ai déjà présenté, dans un précédent volume, notre dernier consul à Francfort, mon ancien condisciple de Louis-le-Grand, dramaturge au masque de Romain, au parler bref, dont l’autorité est grande aujourd’hui sur beaucoup de jeunes gens. Le talent de Claudel est comparable à un vin violent, d’un goût de terroir unique, âpre, qui n’est pas encore entièrement décanté. Je veux dire qu’il n’y a chez lui aucun intervalle sentimental, aucune zone d’apaisement moral, aucun répit entre la sensibilité la plus ardente et la mystique la plus sévère. C’est le contact, sans transition, du feu et de la glace, aussi bien dans la conception que dans le vocabulaire. Ce qui fait que les inattentifs le rangent parmi les auteurs difficiles, dont on dit en général : « J’y renonce, c’est trop fort pour moi ».
La sœur de Paul, Camille Claudel, est une artiste de génie. Elle sculpte et dessine comme son frère écrit, avec une spontanéité mêlée de science qui déroute, puis séduit, puis ravit encore et ne laisse jamais indifférent. Doué comme un artisan du moyen âge, Paul Claudel est un être d’élite, un consciencieux, dont la droiture va jusqu’à la raideur et la phrase jusqu’à l’extrême tension. Mais je le préfère dans ses œuvres claires ou phosphorescentes, comme par exemple Connaissance de l’est, dont la lecture nous transplante en Chine, ou dans ce mystère d’une Nuit de Noël de 1914 aux armées, pareil à un vitrail sublime du XIIe siècle, qu’il publiait récemment au Correspondant. Sa conversation est forte, haletante, sibylline, heurtée comme son style. Il dira de Shakespeare : « Ce qu’il y a de plus beau en lui ce sont les voix ». Parole qui vaut un volume de haute critique. La bêtise et la vulgarité d’autrui le font rougir, offensent son sentiment de l’humain, œuvre de Dieu. Il traite le fini comme un infini. Maître de plusieurs hallucinations successives qui se déroulent logiquement dans son esprit, il réagence et redistribue le réel selon son rêve. Aucun de nos contemporains n’a trouvé de si belles métaphores, musclées à la façon du coureur antique, inondées de la sueur du vrai.
De notre groupe faisait encore partie Édouard Julia, lettré des plus aigus, compagnon délicieux et sûr, aujourd’hui accaparé par la médecine et la politique, et Maurice Pottecher, qui venait de publier la Peine de l’esprit, où il y avait quelques promesses, et qui devait être absorbé par le prêchi-prêcha du théâtre moralisateur. Le juif Mullem disait assez justement que la Puissance des ténèbres de Tolstoï avait engendré beaucoup de pièces dont le titre exact serait l’Impuissance des lumières. Je range le Diable marchand de goutte de Pottecher dans cette catégorie.
Barrès, quand on lui parlait de Jules Renard, répondait : « Laissez-moi tranquille avec ce jardinier ». Il y a du vrai dans cette définition, si l’on ajoute que le jardin de Renard produisait à la fois des choux, des pommes de terre, des poireaux de brave et loyale saveur française, et du mancenillier, du curare,
du strychnos nux vomica. Avec cela un besoin de franchise soudain et irrésistible qui lui faisait avouer à mon père, fort accueillant et aimable pour lui : « Je ne sais pas si je vous aime ou si je vous déteste, mon cher maître.
— Odi et amo », lui répondait Alphonse Daudet, sans s’émouvoir. Il me demandait ensuite : « Tu vois Renard plus fréquemment que moi. Qu’en penses-tu ?
— Que c’est un cryptogramme rustique, un de ces signes de ralliement, dessinés à la main par les chemineaux sur les portes des granges et des maisons et que le passant non initié
ne déchiffre pas. »
Renard avait un très joli talent descriptif, cela est certain. Je ne l’ai jamais autant goûté que le fait mon cher ami Byvanck, par exemple, célèbre critique hollandais, quand il l’égale à La Bruyère ou à La Fontaine. Mais il ne semblait à l’aise ni dans son œuvre ni dans sa peau. Fendeur de cheveux en quatre, il aspirait à la puissance et à la fécondité lyrique. Biographe des existences opprimées, tourmentées ou manquées, — Poil de carotte, le Pain de ménage, l’Écornifleur, il déclarait ne pouvoir supporter que les gens tout d’une pièce et déterminés. Le bruit court qu’il a laissé des cahiers de notes d’une grande crudité, où sont ses impressions au jour le jour sur les uns et les autres. Voilà une collection qui serait bien intéressante à consulter. Je présume que ce recueil ne doit pas être exceptionnellement tendre ni indulgent. Mais qui sait ce qui se passait au juste derrière le haut front bombé et les yeux froids de Jules Renard ? Il n’a livré son secret à personne, pas même à Byvanck.
Un jour, au cours d’une conversation littéraire qui n’avançait pas, — car nous nous inhibions tous les deux, étant séparés par plusieurs précipices, — je découvris avec amusement, dans Renard, un anticlérical à la Homais. Il réfutait aigrement le bon Dieu, à l’aide de la chimie, de la physique et même de l’histoire naturelle. Comme je riais, il faillit se fâcher, lui placide d’ordinaire, et me déclara tout de go qu’il haïssait : 1° les nobles, 2° les curés, 3° les riches, et qu’il voudrait les voir tous à la lanterne. Il devint ainsi, pendant une bonne demi-heure, un personnage de ses Philippe et je le regardais maintenant avec une certaine stupeur. C’est ce qui lui fit écrire rageusement, à je ne sais plus quel endroit, que « la République est solide et Léon Daudet perd son encre ».
Il racontait qu’il avait eu une jeunesse très malheureuse et qu’il avait beaucoup souffert. Je me suis demandé depuis si sa souffrance ne lui venait pas de la contradiction profonde qui existait entre ses aspirations intellectuelles et ses moyens d’expression, assez courts, s’il ne se piquait pas, et cruellement, à son propre dard. Il aurait voulu, disait-il quelquefois, être directeur de conscience et chef d’école d’un grand nombre de jeunes gens. Il faut pour cela une personnalité forte, riche, expansive. Renard était une personnalité pauvre, griffue, sans générosité, et qui s’en rendait compte. Il ne faisait grâce à son plus intime ami ni d’un faux pas, ni d’un petit travers, et il supposait toujours, chez autrui, la mauvaise pensée. Quel sombre, sombre pessimiste ! Quand je pense qu’il y a eu des serins pour le ranger parmi les auteurs gais ! Je rêve d’un pastiche de son cher La Bruyère : « On voit des hommes, dans les campagnes, peinant sur des miniatures de bêtes et de gens. » Ce bon écrivain, cet esprit faible est demeuré à mes yeux le prototype des êtres tordus psychologiquement, sans que l’on puisse bien démêler le sens du pli de leur torsion. Le goût de la syntaxe, la sobriété dans le trait ne sont pas tout. Je conclurai en me demandant, d’après ses histoires naturelles : « Était-il une abeille ou une guêpe ? » J’ai bien peur qu’il ne fût une guêpe.
Comme il produisait relativement peu, à la fois par manque de fécondité et par scrupule littéraire, ses confrères et la critique lui témoignaient une indulgence relative. On lui savait gré de ne pas tenir trop de place. Mais, lui, démêlant leur mobile, ne leur rendait pas la pareille, ah, bigre non ! À une époque, il faisait des armes avec assiduité, dans l’intention, disait-il avec un sourire pincé, « d’en supprimer un ». Il ne spécifiait pas lequel. Chacun pouvait ainsi se croire privilégié. Au sortir de l’assaut, il avalait avec satisfaction un grand verre de vin blanc, à la paysanne, et soupirait : « Quel art difficile, — un temps, — mais indispensable ! » Il expédiait souvent sa pensée toute crue, afin qu’on la prît pour un paradoxe.
Il est mort jeune, après une maladie cruelle, où il montra un magnifique courage. En général, les bons écrivains, comme les bons soldats, savent mourir. Au lieu que les politiciens et les médecins ont peur de la mort. Chacun, en regardant autour de soi, pourra corroborer cette remarque, qui comporte, bien entendu, des exceptions.
J’arrive à un cas littéraire, social et politique qui met à nu l’invidia démocratique : celui de Georges Hugo. Nous avons été, pendant de longues années, amis intimes, et je parlerai de lui avec une liberté d’autant plus grande que des circonstances, extérieures à lui et à moi, nous ont séparés. Mais quand le hasard nous fait nous rencontrer, ici ou là, j’ai toujours un petit pincement dans la région cardiaque. Nous sommes l’un à l’autre notre jeunesse.
Georges Hugo est un prince du sang, un artiste né. Fils d’un père et d’une mère dont le charme et la beauté furent célèbres, petit-fils d’un vieillard illustre comme Homère, il joignait, dès son adolescence, aux avantages physiques, les plus rares qualités du cœur et de l’esprit. Aucune morgue, chose extraordinaire chez un enfant qui vivait au milieu d’une cour et d’une adulation perpétuelles, qui avait vu tout Paris défiler sous les fenêtres de sa maison. Une droiture et une loyauté qui ne se sont pas démenties. Une grande pondération dans le jugement. Une bravoure tranquille et modeste. Disposant, dès l’âge de dix-huit ans, d’une influence et d’une fortune considérables, il rendait à tort et à travers, avec une sorte d’enthousiasme, tous les services possibles à tous ceux qui passaient dans son voisinage. Ils l’en ont joliment récompensé ! Notre intimité vint de ceci que, ne pouvant le suivre dans son existence fastueuse, car je ne disposais que du modeste budget d’un étudiant en médecine, je refusais systématiquement de connaître ceux ou celles qui cherchaient à l’exploiter. Ainsi, un jour sur trois, je l’attirais sur la rive gauche et dans des restaurants à bon marché, comme la pension Laveur, où il trouvait d’ailleurs le moyen de corser l’addition de tante Rose. Les autres jours, il allait se faire saler par les maîtres d’hôtel du Café anglais ou de la Maison d’or. Nous lui disions, mon père et moi : « Pourquoi t’amuses-tu à jouer les poires, puisque tu n’es pas une poire ? » Il répondait en riant ; « Que voulez-vous, monsieur Daudet, quand j’aurai tout dépensé, je travaillerai.
— On croit ça, ripostait Alphonse Daudet, en secouant sa petite pipe ; mais tu ferais mieux, avec ton talent, de t’y mettre tout de suite. »
En effet, Georges a eu, héréditairement, le don du style personnel, en littérature comme en peinture. Mais il se disait qu’il ne soulèverait jamais le lourd pavé de gloire posé par son grand-père sur son berceau. Les mêmes légions d’abrutis, qui lui reprochaient de ne rien faire et de dépenser son argent avec des demoiselles, — chose qui, en somme, ne regardait que lui, — s’esclaffèrent quand il publia ses originaux Souvenirs d’un malelot. Avoir le toupet d’écrire quand on est le petit-fils de Hugo, quelle outrecuidance ! Que de fois ai-je dû remiser le crétin mondain, ou de bibliothèque, ou de faculté, qui ressassait devant moi le facile poncif d’un Georges Hugo, dissipateur et bon à rien ! À propos de la mort d’Adèle Hugo, je trouvais encore, il n’y a pas six mois, dans le supplément d’un journal américain, l’écho injurieux de ces calomnies, prouvant la ténacité de certaines basses haines. Georges n’avait pas vingt ans que le Temps, journal d’Adrien Hébrard, excellent homme, mais qui n’avait certes rien d’un censeur austère ni d’un ascète, attachait déjà le grelot, à l’instigation de ce fourbe de Lockroy, en charabia protestant. Pendant vingt ans, avec des hauts et des bas, la légende imbécile a continué, soigneusement entretenue par la racaille de presse, de ghetto, de chantage et de mauvais lieu, qui constitue ce qu’on appelle euphémiquement le Tout-Paris. Georges a malheureusement le dédain des coquins trop facile et n’a pas employé assez souvent ce quadruple moyen de la plume, du bâton, de l’épée et de l’assignation, selon les cas, qui finit par calmer les chiens à deux pattes. Excellent observateur de la nature humaine, il se contente de murmurer : « Quel salaud, tout de même !… » et il passe. Il encourage ainsi la meute immonde.
À seize ans, — il avait cet âge quand nous nous sommes liés — Georges savait recevoir, dire à chacun un mot aimable et tourner un compliment aux dames. Il possédait une mémoire auditive et visuelle étonnantes, ne commettait jamais de gaffes, savait s’ennuyer poliment et distribuait aux pauvres des pièces de cent sous. Une crise de rhumatisme cardiaque précoce amena à son chevet Germain Sée et Charcot, qu’il étonna par son sang-froid et, afin de tranquilliser sa mère, il répétait, tout en étouffant, avec un pauvre petit sourire : « Ça n’est rien du tout, maman, ça va passer ». Il soignait sa tenue par tradition de famille, sans dandysme ni affectation d’aucun ordre, et rien ne lui était désagréable comme d’être traité autrement que les autres, favorisé au détriment des autres, appelé en tête des cortèges. À la mort de mon père, qui l’aimait comme un fils, mon frère Lucien et moi dûmes exiger de lui qu’il marchât avec nous derrière le char funèbre. Sa tendance naturelle a toujours été de céder le pas au voisin, de ne pas revendiquer son droit, de s’effacer. Il est exactement le contraire d’un mufle et cela explique l’hostilité qu’éprouva toujours à son endroit le peuple des mufles.
Georges sait pratiquer l’hospitalité. À Hauteville, à la villa de la Marcherie à Guernesey, rue de la Faisanderie, à Paris, il accueillait ses invités de telle façon qu’ils dussent se croire aussi libres que chez eux, à l’abri de ces mille petites contraintes qui gâtent les séjours et les villégiatures. Je prétendais, pour le faire monter à l’arbre, qu’il avait hérité du style noble de son grand-père : « Et maintenant, messieurs, nous allons passer dans la salle à manger. Veuillez offrir vos bras galamment aux dames. » Il a toujours peur — suivant la meilleure tradition française :
1o Qu’il n’y ait pas assez de bouteilles de vin sur la table ;
2o Qu’il ne soit pas assez rafraîchi — Château-Yquem et vin de Moselle — ni suffisamment chambré — bordeaux rouge ;
3o Que le rôti ne soit pas à point, que le melon ne soit pas mûr ;
4o Que les convives ne s’occupent pas de leurs voisines de table.
Seulement il apporte à ces nobles préoccupations une discrétion qui les rend invisibles.
Il a gardé le culte de son père Charles Hugo, qui mourut étouffé sous la cloche pneumatique de l’égoïsme de Victor Hugo. Il avait songé, jadis, à une réédition de la Chaise de paille et de la Bohème dorée, où il y a tant de délicate et prime-sautière fantaisie. Mais il n’a pas dû trouver d’éditeur, et il en trouvera moins que jamais maintenant. Les Hugo ont toujours eu, c’est à leur éloge, un sentiment de famille très fort et très tenace. On s’en rendra compte en lisant les pages délicieuses et d’un goût parfait que Georges a consacrées à son grand-père intime et qui forment une petite plaquette. Lui seul pourrait écrire l’histoire anecdotique et vraie de cette maison célèbre qui a produit un vaillant soldat, un homme de génie, d’excellents écrivains, un érudit de premier ordre et pas mal d’originaux, qui a souffert comme pas une des erreurs et des intrusions de cette démocratie dont elle est devenue comme l’enseigne. S’il y mettait sa finesse, son goût de la réalité lyrique et comique, sa sincérité naturelle, ce « livre de raison » serait un chef-d’œuvre et un document unique pour l’avenir. Mais je le connais. Il murmurera, en fumant une petite cigarette blonde : « Bonne idée… Je vais y réfléchir », et par scrupule, nonchalance, amour de la non-divulgation, il ne l’écrira pas. Cet éloge public, que je restreins autant que possible, de ses étonnantes aptitudes et de son humanité au sens où le prenait Térence, va certes lui faire mal aux dents. Tant pis, je l’avais sur le cœur depuis notre dernière entrevue, à Cherbourg, voici une jolie pièce de dix-sept années.