Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Fantômes et Vivants/Chapitre VI
’ai fait à diverses reprises de longs séjours à Hauteville-House, la maison grise et triste que Victor Hugo habita pendant son exil à Guernesey. Le premier de ces séjours fut dans
l’été de 1885, quelques semaines après la mort du poète. Les
moindres détails m’en sont demeurés présents et je nous vois,
Georges Hugo, Payelle et moi-même, feuilletant avec respect
les livres dépareillés et annotés de la petite bibliothèque du dernier étage ou look out. Une grande présence flottait encore
parmi ces vestiges illustres. La voix forte et lugubre du vent
semblait chargée de plaintes, mêlées à un tumulte glorieux. Les
fantômes de la douleur et de la mélancolie, du travail acharné
et de la colère, de l’amour et de la méfiance, montaient et descendaient en tapinois les escaliers amortis et masqués par de
lourdes tapisseries en lambeaux. Le vieillard au cœur sec, au
verbe étincelant, à l’hypocrisie grandiloquente et raffinée, au
désir sans cesse renaissant, hantait encore ces lieux qui avaient
reçu ses confidences, ses bâillements de lion en cage, ses rugissements. On y percevait, à ses côtés, le morose asservissement
de son entourage : sa femme qu’avait désespérée au début le
voisinage de Juliette Drouet, qui s’y était habituée peu à peu
— car Hugo tablait sur l’accoutumance ; sa fille Adèle, entrée,
par la porte héréditaire et le désespoir d’amour, dans la folie
précoce et durable. La malheureuse, née en 1830 a aujourd’hui quatre-vingt-quatre ans et elle vit internée depuis plus
de cinquante ans ! Ses deux fils Charles et François, de caractère fort différent, également bons et intelligents et soumis aux
volontés et à l’avarice de leur terrible bénisseur de père. Imaginez l’existence en commun de ces quatre personnages, vivant
chichement même quand sonna l’heure de la prospérité, soumis
aux humeurs d’une maîtresse belle et despotique, invisible,
mais présente à quelques pas, femme de théâtre et de ruse et
qu’on imagine reprochant sans cesse sa solitude à son cher
auteur.
Le roman de cette mort lente de toute une famille, soumise au génie et empoisonnée par lui, eût été certes plus intéressant que les Travailleurs de la mer, sorte de Robinson manqué, où se trouvent cependant de beaux paysages, que l’Homme qui rit, œuvre hasardeuse et à demi démentielle, ou que les Misérables, ce répertoire moral du romantisme. L’histoire vraie de l’exil de Hugo, telle que j’ai pu la reconstituer à travers les récits de l’entourage, notamment ceux de la touchante Mme Chenay, belle-sœur du maître, serait quelque chose de tragique et de comique à la fois. Hugo était un tyran domestique, un égoïste forcené, mêlé d’Harpagon et de Tartuffe, recouvrant toujours d’un beau prétexte sa dureté ou sa sensualité. Un trait le peint : il tenait vers la fin de sa vie un carnet de toutes ses dépenses. Sur ce registre, le chiffre de 40 francs, inscrit en face du mot bienfait, à intervalles périodiques, attira notre attention. Or ce genre de « bienfait », information prise, témoignait simplement d’une rare verdeur de tempérament, conservée jusqu’à la fin par l’étrange bonhomme. C’est parfait, mais par quel besoin intime de cabotinage sentimental inscrivait-il cette fonction à la colonne du cœur ?
Voici comment m’apparut Hauteville-House en juillet 1885 :
Au rez-de-chaussée, la salle à manger, tapissée de faïences rares et belles qui se groupaient en un H gigantesque, au-dessus de la cheminée. Un fauteuil, fermé par une chaîne de fer, représentait « le siège des ancêtres ». Une Sainte Vierge tenant dans ses bras l’Enfant Jésus était transformée en Liberté par les vers suivants :
Le peuple est petit, mais il sera grand
Dans tes bras sains, ô mère féconde,
O Liberté sainte au pas conquérant.
Tu portes l’enfant qui porte le monde.
C’est là une forme très typique de la sottise de Hugo. De même qu’il démolissait de beaux meubles anciens, dénichés habilement par lui chez les bric-à-brac, pour en composer des meubles extravagants, de même il détournait les objets, les symboles, les formules de leur destination traditionnelle et les adaptait à sa situation, à son cas, à sa personne, avec une tranquille impudeur. À Hauteville-House, au lendemain de sa mort, sa vision du monde était ainsi très apparente : un Dieu vague, planant dans l’espace. Au-dessous, la terre, mue par quelques hommes de génie, bons en tant qu’écrivains, ou méchants en tant que conquérants. Au centre des premiers, les dépassant tous, lui, Hugo. Au-dessous encore, les peuples, masse auguste et sage, mais martyrisée par les rois, les empereurs et les prêtres. Le jeu consistait pour Hugo, représentant des génies et délégué de Dieu, à briser les entraves des peuples. Il s’en acquittait verbalement chaque jour, de cinq heures du matin à midi, sans débrider.
Au rez-de-chaussée encore, une salle de billard ; un salon dit des « tapisseries », orné de tableaux de famille par Louis Boulanger — notamment une Mme Hugo au grand front, aux yeux placides ; une petite pièce renfermant une peinture de diableries flamandes, dans le genre de Breughel le Vieux, qui nous frappait vivement, Georges et moi, alors jeunes gens.
Au premier étage, deux luxueux salons : l’un rouge, orné d’admirables broderies de jais, représentant des fables, et d’un baldaquin en lampas frangé d’or, soutenu par six esclaves grandeur nature, qui de l’autre main supportent des torchères. Le second salon, bleu, d’un style plus simple, prolongé par une terrasse donnant sur la mer.
Au deuxième étage : la galerie de chêne, toute en bois sculpté et travaillé, attenant à une « chambre de Garibaldi » où Garibaldi n’a jamais couché, et pour cause.
Au troisième étage, le look out vitré ; trois pièces exiguës, étouffantes en été, glaciales en hiver, ornées de panneaux peints représentant la légende du beau Pécopin, où Hugo couchait et travaillait sur un matelas au ras du sol. Car il vivait dans une inspiration perpétuelle, assailli par tous les démons du rythme, de la métaphore, de la syntaxe, se délivrant d’eux sur des bouts de papier de toutes formes et de toutes couleurs, à l’aide de l’écriture et du dessin. Sa méthode de dessinateur, très conforme à sa méthode de poète, consistait à jeter de l’encre sur du papier, puis à modeler, et développer le hasard de la tache, en y laissant jouer la lumière par les blancs. Il avait le pâté sublime. Néanmoins ce procédé le contraignait à représenter invariablement des burgs au clair de lune, des pendus également au clair de lune, ou des grotesques à longue barbe, tels que « son ami de cœur, nommé Goulatromba. »
Homme de qui jamais un juron ne tomba.
Cette demeure déjà hétéroclite par sa composition et l’assemblage des styles, était en outre remplie de devises, quelques-unes formant calembour. Une d’elles, adressée à Vacquerie, était ainsi conçue :
Ora, i, clama.
C’est-à-dire : Prie, Va, Crie… horrible ! D’ailleurs si Vacquerie eût adressé au ciel une prière, c’eût été sans doute pour lui demander de le débarrasser, par les voies les plus rapides, du rayonnement de la gloire de Hugo. Ne pouvant l’effacer, cette gloire, il s’était collé à elle ; mais j’ai toujours pensé — et je n’étais pas le seul — que cette fameuse amitié n’avait été qu’une haine de près.
Un grand nombre de portraits de Hugo et des siens, la plupart sur verre, dits daguerréotypes, nous apparaissaient à mesure que nous faisions, en nous émerveillant, l’inventaire de la coquille phénoménale du plésiosaure de Guernesey. La plupart le représentaient, lui, dans le plein de sa force et de sa tension, fort différent du patriarche, attendri entre ses petits-enfants, qu’a conservé et transmis la légende démocratique. Imaginez un front immense et bombé d’hérédo ; suspendue à ce front, une face dure et glabre aux lèvres minces, tenant du mauvais prêtre et du cabotin ; entre ce globe et ce masque, les conjoignant, deux yeux implacables et bleus, visionnaires froids de la réalité. Là-dessous un corps trapu mais petit, fait pour porter des poids considérables, y compris celui des années. Tel était, avant l’heure sénile et adoucie, le puissant individu que le gouvernement impérial condamnait à la solitude et au repliement sur soi-même. Je le définirais un animal verbal, chez qui l’instinct comprimé s’échappait en périodes et en images, sans aucune reprise de ces jets impétueux par la raison. Autour de lui, dans ces mêmes photos, les siens : sa malheureuse femme, ses fils engourdis par l’exil, sa fille Adèle, héritière du front et du masque. Tous semblaient dominés, écrasés, aplatis, réduits au rôle de subalternes, de souffre-génie. On sent bien, devant ces images, que, sans Juliette Drouet à sa porte, il aurait certainement éclaté.
De larges enveloppes, scellées à la cire noire de son cachet bague en forme de griffon, contenant des lettres secrètes, étaient remises par nous consciencieusement à qui de droit. Le vieillard avait tenu un compte exact et méticuleux de toute sa vie, étiqueté, numéroté en vue de cette postérité, qu’il se représentait comme un tribunal devant lequel il s’agissait d’être beau. Quelques brèves inscriptions, compréhensibles pour lui seul, rappelaient le contenu des enveloppes. Perdu entre le ciel et la mer pendant dix-sept ans, sous cette calotte de verre de son look out, il avait dû énormément ruminer et écrire. Ainsi s’explique le flot de ses ouvrages posthumes, dont quelques-uns, non appuyés sur le réel, remâchent à vide, dont quelques autres, faits de « choses vues », sont très intéressants.
Entre les bibliothèques basses et les murs, sous les tables, dans les armoires de la paroi, c’était un éparpillement de feuilles volantes, pages de livres arrachées, vieilles enveloppes, couvertes en tous sens de maximes, de notes, de remarques, d’une écriture large et sensuelle, comparable à une course de faunes nus, débridés et gambadant : une débauche d’imagination. On en recueillait le plus qu’on pouvait, mais il y en avait toujours. Chaque matin, Georges et moi découvrions une cachette nouvelle, remplie de documents ficelés : « À Toto… à Dédèle… Pour Vacquerie. » Ces captifs habitant sous le même toit, se boudant, se fâchant, se réconciliant à la mode française, s’écrivaient sans doute du matin au soir et échangeaient aussi des billets avec leurs hôtes et visiteurs. Je me demande néanmoins à quoi correspondaient les paquets de lettres adressées par Hugo à Vacquerie, pendant les séjours de celui-ci à Guernesey, et ce que pouvaient avoir encore à se dire, par surcroît, en dehors de leurs tête-à-tête, ces deux hommes rivés l’un à l’autre à la façon des « mariages nantais » du sinistre Carrier. Il est vrai que Hugo était un prédicateur laïque constamment en chaire et un intarissable raconteur de son propre caractère. Avec tout cela, pas une seule fois dans sa longue vie, il ne semble s’être posé cette question : « Comment suis-je fait et qui suis-je au fond ? » Son état constant d’euphorie égotiste était de se répéter : « Combien je suis extraordinaire ! » Je pense que sa richesse verbale, en l’émerveillant à chaque instant de ses propres trouvailles, l’entretenait dans cette vénération de soi.
Écrivant et dessinant sans cesse, ce monstre — au sens latin du mot — lisait peu. Il possédait une bibliothèque de volumes rares ou insignifiants, surtout dépareillés, qu’il ouvrait, annotait, puis refermait, puis rouvrait et utilisait à l’occasion. Un après-midi, nous déterrions ainsi d’un amas de poussière quelques tomes d’une histoire de la chouannerie de je ne sais plus quel auteur, où il était rapporté que les conjurés abattaient des arbres, afin d’aménager à leurs réunions des clairières artificielles. Cela avait séduit Hugo, qui écrivait en marge les vers célèbres :
Dieu, quel sinistre bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !
Ou bien c’étaient des ouvrages de voyages, de géographie, de statistique, où il puisait des chiffres, des renseignements typiques, surtout des noms d’aspect étrange et barbare. Car il adorait les consonnances imprévues, les rencontres et oppositions baroques de termes analogues de forme, différents quant à la signification.
Parfois, derrière le bouquin, sous la cendre du temps, nous apparaissait une canne, une savate ou un chapeau, ornés d’une inscription : « Canne avec laquelle — à telle date — je suis allé chez monsieur Dupin ». — Pantoufle de mon premier voyage en Belgique. — Chapeau sous lequel je suis revenu de Cobo en compagnie de Pelleport. Il attachait à ses moindres faits et gestes une importance qui, de là, s’étendait aux pièces de son vêtement. Même en tenant compte de Chateaubriand, Hugo fut le plus vaste Moi du XIXe siècle.
Ces pêches miraculeuses nous absorbaient presque entièrement. Nous étions submergés de reliques. Dès cette époque, me venait par l’ambiance l’idée ambitieuse d’une monographie d’un homme de génie, dans son cadre et dans son milieu, avec réactions sur l’entourage. Néanmoins je ne devais écrire l’Astre noir que huit ans plus tard, en 1893, dans cette même maison où m’étaient apparus, en 1885 les restes, miettes et débris de la grosse tête de Hugo. Bien que je me fusse appliqué à déformer la réalité autant que possible, il en était resté quelque chose, et la lecture des épreuves de l’Astre noir par Lockroy — lequel d’ailleurs détestait Hugo et était détesté de lui — fut l’occasion d’un joli drame. Hauteville-House est prédestinée aux scènes, et c’eût été là un fameux décor pour le remarquable livre d’Édouard Estaunié : les Choses parlent.
Bien entendu, nous récoltions par monceaux les cahiers menus où étaient relatées les soirées de spiritisme passées autour du fameux petit guéridon de Mme de Girardin, ou des tables rondes du salon bleu et du salon rouge. La naïveté des « expérimentateurs » était grande, ainsi qu’il est d’usage, car le « cher esprit » s’exprimait tantôt comme Charles Hugo, tantôt comme Vacquerie, tantôt comme Hugo lui-même, sans qu’il fût possible de s’y tromper. La tricherie inconsciente apparaissait là dans sa splendeur, et cette tricherie est comme on le sait, la base de la « Science de l’au-delà ». Le spiritisme m’est toujours apparu comme un état d’aberration, ou, si vous préférez, de semi-aberration en commun, où il entre un tiers d’aveuglement spontané ou provoqué, un tiers de ruse et un tiers de sexualité confuse. C’est, à mon avis, un chapitre de la psychopathie et c’est aussi un jeu très dangereux, où le diable trouve son compte ; car il mène aisément soit à la folie déclarée, soit aux détraquements de tous genres. Il y aurait un volume exact et pathétique à écrire sur les méfaits des tables tournantes chez ceux qui s’y adonnent.
Vu la quantité de « communications » recueillies, il semblait bien qu’à Hauteville-House la prétendue évocation des morts eut été, pendant des mois et des mois, la principale distraction des longues soirées de l’hiver insulaire. Ces pauvres gens devaient tant s’ennuyer ! Hugo avait le dérèglement méthodique. Il consacrait à sa bonne amie tant d’heures, à sa famille tant d’heures, tant au travail, tant à la promenade. J’ai dit que la maison de Juliette Drouet était à vingt pas au-dessous d’Hauteville-House, dans la même rue. Il l’avait meublée et truquée dans le même style moyen-âgeux, de sorte que, changeant d’habitacle, il ne changeait pas d’atmosphère. Zola qui, du fond de sa fosse d’aisances, a copié Hugo en tout, et dressé sa pyramide d’excréments selon les règles et canons romantiques, avait vers la fin organisé son existence d’une façon analogue. On peut ainsi se demander si cette hypocrite dualité sentimentale et extra-conjugale n’est pas une condition ou une conséquence de l’amour verbal de l’humanité et de la justice, si elle n’est pas reliée, par des canaux mystérieux, au burlesque évangile de la démocratie.
Les relations de Hugo « arbre déraciné » avec « la France où je suis né » étaient nombreuses pendant la belle saison, beaucoup plus rares pendant la mauvaise ; car la traversée est rude et les bateaux, en 1860, étaient moins bien aménagés qu’aujourd’hui. Il lui venait des amis, des admirateurs et partisans, des raseurs, qu’il arrosait copieusement de sentences encore plus ennuyeuses que leurs personnes, et des tapeurs qu’il éconduisait. Il entretenait une correspondance régulière avec un certain nombre de politiciens, et chaque fois qu’on lui envoyait un livre ou une plaquette de vers, il remerciait par un billet grandiloquent. Ainsi nourrissait-il sa gloire. Les autres proscrits étaient sa plaie, à cause des demandes d’argent qu’il ne pouvait pas toujours éluder et qui le crucifiaient. Mais il payait royalement en vocable.
Dans l’île même, les soixante familles qui composent l’aristocratie guernesiaise autochtone tenaient à l’écart le « great old man ». Son genre de vie, promptement divulgué, les dégoûtait. Son républicanisme les effarouchait. Il devait ressentir vivement cette atmosphère de réprobation, lui qui rêvait titres, blason, toison d’or et à qui son père avait légué le nom et les armes problématiques de comte de Cogoluedo. Il eût voulu au fond posséder rang et privilèges, pour les sacrifier théâtralement dans une nuit du Quatre Août à soi tout seul, ou pour cracher dessus publiquement, comme son extravagant Gwymplaine. Il était un peu raide que ces petits hobereaux anglo-normands fermassent au génie leurs intérieurs ! Il se rattrapait de ces dédains en conviant les enfants pauvres du voisinage à de touchantes fêtes de famille, où on leur distribuait des jouets et des vêtements. Car, au milieu de toutes ces comédies et diableries, il aima sincèrement les petits et il est un des rares auteurs français qui aient su les peindre au naturel, qui n’en aient pas fait, comme les artistes du XVIIe et du XVIIIe siècles, des grandes personnes rapetissées.
Il aimait aussi les éditeurs, mais bien cuits, en ogre véritable. L’infortuné Lacroix en sut quelque chose, qui se ruina avec le triomphe des Misérables. Le maître lui avait fabriqué un traité qui assurait audit Lacroix le manque de pain pour ses vieux jours. Les grands philanthropes laïques ont toujours excellé dans la défense enragée de leurs intérêts. La revanche de leurs nuées, c’est leur bas de laine.
Dans ce premier séjour à Guernesey, nous accompagnait un parent de Hugo, du nom de « monsieur Trébuchet », lequel faisait partie du conseil de famille. « Monsieur Trébuchet » était un brave homme, petit, grisonnant, aux yeux divergents, toujours vêtu d’un ample paletot à pèlerine, dans lequel il disparaissait, à qui la mer faisait un mal atroce et une peur effroyable. Nous l’avions qualifié tout de suite d’ « éminemment impropre à la navigation », et la plaisanterie consistait à lui proposer quotidiennement une promenade en bateau. Il la refusait d’un geste épouvanté. Ses naïfs étonnements devant les devises de Hauteville nous amusaient fort. Jamais personne plus ordinaire n’habita logis plus original.
Le secrétaire de Lockroy était, à l’époque, Georges Payelle, aujourd’hui premier président de la Cour des Comptes : « Payelle, ou la plus belle carrière administrative de la République ». C’était et c’est sans doute encore un grand et jovial garçon, aussi farceur que nous, — ce qui n’était pas peu dire, — féru de littérature et de poésie, et qui savait par cœur des centaines de vers de tous les romantiques et de tous les parnassiens. Pour nous reposer d’inventorier la maison magique, nous faisions de grandes courses à travers l’île, où abondent les points de vue, les baies pittoresques, les rochers dramatiques. Nous suivions les traces de Gilliatt en interrogeant les naturels, braves pêcheurs au large visage encadré d’une barbe rousse ou blanche, qui parlaient encore une sorte de patois normand, où flottaient des archaïsmes français. Souvent Lockroy nous accompagnait, tout blanc déjà, une provision d’une douzaine de petits cigares dans ses poches, mais gai comme pinson, débarrassé du poids formidable que devait être la présence de Hugo en chair et en os, et curieux de toutes choses.
Depuis, j’ai parcouru ces mêmes chemins encaissés, visité ces mêmes sites, respiré ce même air du large en compagnie de gens très divers, depuis Armand Gouzien, le musicien aux airs innombrables, qui mourut là, et Marcel Schwob, jusqu’à Forain et à Caran d’Ache. Cependant Guernesey et Hauteville-House sont demeurés pour moi tels qu’ils m’apparurent la première fois, agrandis, sublimisés par l’immense souvenir encore chaud, avant les limbes froids de l’Histoire.
J’ai parlé de Mme Julie Chenay, sœur de Mme Victor Hugo, femme du graveur Paul Chenay et qui, elle aussi, avait été le « témoin de la vie » du poète. Elle lui avait même servi, pendant des années et des années de secrétaire. Imaginez une vieille petite personne, de traits réguliers, proprette, timide et agile, coiffée plat, parlant d’une voix menue et précipitée. Elle appelait le grand homme « mon cher beau-frère, » et elle ne prononçait pas son nom, cinq ans après sa mort, sans une sorte de crainte. Très croyante, inoffensive et modeste, elle avait entendu, subi, pendant un grand quart de siècle, toutes les railleries et tous les blasphèmes de l’anticléricalisme romantique, sans en avoir été le moins du monde troublée, sinon affectée. En parlant avec elle, je m’aperçus qu’elle considérait ces extravagances comme une sorte de rançon du génie, et elle n’en gardait point rancune au vitupérateur. C’était une de ces discrètes personnes qui ont tant et tant vu de choses de leur logette que tout leur paraît possible et excusable. Elle n’avait jamais un mot de reproche ni d’amertume pour son mari, qui l’avait délaissée, ni pour qui que ce fût au monde. Si Hugo, au lieu de manier ses foudres de carton doré et ses éclairs en papier de chocolat, s’était penché sur cette bête à bon Dieu, il aurait pu prendre d’elle une profitable leçon d’humilité et de charité. Je ne songe pas sans attendrissement à cette petite vérité et simplicité en robe de laine noire, nichée dans un coin de l’énorme et illustre mensonge.
Ce qui m’est apparu ou revenu des deux fils de Hugo me les a toujours montrés fort sympathiques, chacun dans son genre. François était un érudit, d’apparence flegmatique, sentimental au fond. Pour tromper l’ennui de l’exil, il avait entrepris une besogne de bénédictin, cette traduction de Shakespeare qu’il mena à bonne fin, avec un plein succès, grâce à sa vive intelligence et à sa connaissance parfaite de la langue anglaise. Charles Hugo était un bon vivant, ardent et batailleur, que l’inactivité assoupit et tua, et qui ne put donner toute sa mesure. Il a laissé des livres spirituels, comme la Bohême dorée et la Chaise de paille. Au dire de tous ses contemporains, il apparaissait supérieur à son œuvre. Leur père remplit au-dessus d’eux la fonction d’une cloche pneumatique. Il leur retira l’air respirable. Sa grande préoccupation était, en outre, de ne rien débourser pour leur entretien.
Au sujet de l’économie légendaire de Hugo, Mme Edmond Adam qui, elle, est la générosité même, raconte une anecdote très typique. Après la guerre, les républicains avaient trouvé le moyen de faire évader Rochefort de la Nouvelle-Calédonie. Mais il fallait une somme de vingt mille francs. Edmond Adam en versa dix mille. Mme Adam fit la quête parmi les amis, pour compléter. Elle arriva chez Hugo, lui exposa la situation. Il écouta gravement, puis, ouvrant le tiroir de sa table : « Ma chère amie, voyez vous-même. Je n’ai pas le sou.
— Ici, sans doute. Mais ailleurs ?
— Ailleurs, c’est la même chose.
Il fallut une heure de supplications pour lui faire comprendre que son abstention, en une telle circonstance, serait un scandale. Il finit, en geignant et maugréant, par remettre un billet de mille francs à sa visiteuse. Comme Rochefort adorait et admirait Hugo, Mme Adam ne lui conta jamais cette édifiante histoire.
Était-il brave ? Ce qui, à mon avis, constitue la qualité maîtresse de l’homme. Je ne le crois pas. Son Histoire d’un crime, par exemple, le montre très empressé à exhorter les autres, à faire la mouche héroïque du coche, à courir de Schœlcher à Charras, et de l’ouvrier Charamol aux nouvelles, mais aussi très prompt à se défiler quand il croit que ça va chauffer pour de bon. Il y a là dedans un homme du peuple, armé d’un flingot, qui murmure un « le représentant du peuple a son écharpe, le travailleur a son fusil, tout va bien » très révélateur. Ce devait être la conscience du citoyen Hugo, cet homme du peuple. À un autre endroit, on lui demande où on pourra le retrouver. Il répond fièrement, mais vaguement : « Partout où je serai ». Son immense désarroi, ses terreurs sont manifestes à chaque ligne de cette burlesque épopée où l’auteur forge, de toutes pièces, une résistance et des massacres qui, en réalité, n’ont pas existé. Entendons-nous : je ne dis pas qu’il était lâche, mais il n’aimait pas le risque, mais il n’avait rien d’un chef. Les seules alertes de son existence furent, on le sait, amoureuses. C’était là, dans le caractère, avec le personnalisme et l’avarice, son troisième trou sérieux.
Ce qui a manqué à ses critiques, apologistes ou détracteurs, c’est de tenir suffisamment compte de l’écart énorme, anormal, tératologique, entre ses facultés sensuelles et verbales et son jugement, son régime d’idées : celles-là presque infinies dans leur ardeur et leur diversité. Ceux-ci quasi atrophiés, d’une puérilité déconcertante. Il a masqué sa misère intellectuelle du plus somptueux manteau lyrique qu’il soit possible d’imaginer. On croirait que ses combats de nains et de géants, de difformes et d’harmonieux athlètes, ne sont que la projection de ce déséquilibre moral, de cette antithèse intérieure. Par l’influence énorme qu’il a exercée, par son prestige et ses imitateurs, ses disciples et même ses adversaires, sa tare psychomorale se trouve être devenue la tare même du romantisme, avorton oratoire qui a induit en délire politique deux générations et demie de Français. Car il est à remarquer que les victimes des Châtiments, Napoléon III et ses ministres, participaient exactement aux mêmes erreurs que ceux qui les combattaient et qu’ils proscrivaient. L’homme de l’unité italienne, de l’unité allemande, de Sedan, était un romantique couronné, et Émile Ollivier a joué auprès de lui le rôle d’une espèce de Vacquerie. La période qui va de 1850 à 1870 est le triomphe d’une même absurdité, à la fois littéraire et politique.
Guernesey n’est pas loin de Londres. Aussi, avant même d’entrer même pour peu de temps dans la famille de Victor Hugo, ai-je eu l’occasion de visiter, soit à l’aller, soit au retour, la capitale de l’Angleterre, par le crochet de Southampton et du Havre. J’ai lu de bonne heure avec délices Dickens, Quincey et Stevenson, qui ont rendu comme personne l’impression tragique et familière de l’immense fourmilière aux brouillards ocreux, aux fumées noires et rouges. C’était une ivresse que de découvrir Oxford Street « marâtre au cœur de pierre », telle que nous l’a peinte l’érudit et sagace mangeur d’opium, que de chercher, sur chaque visage de passante, l’expression de la petite prostituée Anne, qui verse au poète défaillant un verre de porto épicé, de l’émouvante Florence Dombey, ou de cette malheureuse Nancy assassinée par l’effroyable Sikes, que de conjecturer, dans chaque cottage, la diabolique métamorphose du cher Dr Jekyll en criminel Monsieur Hyde. À peine débarqué pour la première fois à Charing-Cross — c’était en compagnie de Lockroy — par un après-midi bas et jaune, je reconnaissais les maisons, les tournants de rue, jusqu’aux réverbères, et je serais allé, je crois les yeux fermés, à l’emplacement du Théâtre du Globe, où jouaient Shakespeare et ses amis. Les savants ont donné à ce phénomène, à cette sensation du déjà vu dans un premier contact, le nom prétentieux de paramnésie. Je soutiens, pour l’avoir éprouvé à maintes reprises, que les grands évocateurs comme Shakespeare, Dickens, Stevenson et Quincey, sans même nous décrire les endroits, les sites ni l’ambiance, nous les suggèrent par l’intensité du récit, l’éclairage et l’inclinaison du dialogue. Leurs analyses de la conscience humaine ont la couleur du jour et le reflet de l’heure. Dans une réplique, dans une exclamation, ils font exploser toute la circonstance. La petite maison de César m’apparaît en ses moindres détails, quand le héros déclare qu’il peut y lire une dépêche à la lueur des météores. Le chant plaintif de Desdémone, quelques minutes avant le coup de l’oreiller, m’avait livré la situation de son palais sur le grand canal et les enjolivements douloureux de sa façade, bien avant mon premier passage à Venise. Je connais le château de Macbeth par le gîte des martinets aux angles de son toit, comme si j’y avais été en villégiature. La vision de l’Elseneur réel, par un crépuscule gelé de grand hiver, d’Elseneur reflété dans le miroir morose et figé du Sund, ne m’a rien appris qui ne fût dans Hamlet, dans les terreurs nocturnes de ses compagnons, dans les équivoques du prince détraqué, et que l’inversion guette au tournant de l’esprit de famille et de vengeance. Bref, et sans forcer la note, les grands poèmes sont pleins de mirages exacts, topographiques ; ils portent en inclusion les aspects vrais des choses.
Au cours de ce petit voyage, Lockroy, qui ne se gênait pas avec le jeune homme que j’étais, vida son cœur quant à Hugo. Nous nous rendions en hansom à une exposition indienne qui attirait — c’était au mois d’août — beaucoup de visiteurs de toutes les nations assujetties à la couronne anglaise. Lockroy manquait d’attention et de culture, ayant été élevé en enfant de la balle, au va comme je te pousse des relations de théâtre et de presse. Mais il ne manquait pas d’intelligence ni d’esprit. Sa conclusion, entre quelques mâchonnements de cigare, c’était que le fameux patriarche de la démocratie, avait été « un mauvais homme et un homme dur », qu’il « avait fait systématiquement le malheur des siens », mais qu’il était un poète étonnamment doué « bien qu’inférieur à Lamartine » et « un prodigieux ébéniste ». Tout n’était pas injuste dans ces remarques. Néanmoins, les comparant à l’accablement tragique dont Lockroy avait fait étalage, au moment de la mort et pendant les funérailles de son ennemi intime, je songeais que, suivant la formule de Taine, la vie est une chose compliquée. Elle l’était encore bien davantage certes que je ne pouvais l’imaginer. L’important est que cette constatation, une fois faite, n’entame jamais la bonne humeur.
Forain a coutume de dire : « Qu’est-ce que vous voulez f… sans la cordialité ! »
Je dis, moi : « Comment réussir n’importe quoi sans la bonne humeur ? » Que les débutants en croient mon expérience ; elle est la première condition du succès. Mon père appelait, dans ses meilleurs rêves, le marchand de bonheur. J’appelle le professeur de bonne humeur. Quelqu’un qui me touche de près, et que j’admire, répète aussi : « Les pauvres eux-mêmes devraient demander l’aumône en plaisantant, afin de ne pas attrister les riches. Ils feraient des recettes beaucoup plus belles. »
Quelques mois plus tard, je devais passer plusieurs semaines à Londres, toujours en compagnie de Lockroy et de la famille de Victor Hugo. Nous étions descendus à Alexandra Hôtel, en face d’Hyde Park. Charles Floquet vint nous rejoindre en compagnie de son secrétaire Pascal, petit monsieur insignifiant qu’il traitait comme un domestique. Floquet était un imbécile sans méchanceté, tenu pour tel dans tout son milieu, et d’une prétention comique. Il portait beau sa tête de notaire de comédie, qu’il prenait pour le masque de Robespierre. Lockroy et lui venaient d’arriver en tête de la liste de Paris, aux élections législatives. Celles-ci en effet se faisaient alors au scrutin de liste. Je dois rappeler à ce propos que cette année-là, pour je ne sais quelle raison, les conservateurs avaient eu des succès électoraux qui avaient surpris, mais non inquiété les milieux républicains. On s’était contenté de dire : « Ça n’a pas d’importance, nous les invaliderons. Ce sont des idiots. Ils se laisseront faire. » Plus tard, quand je me suis jeté dans le nationalisme et dans la politique militante, je me suis rappelé ces propos et d’autres de même farine et je suis devenu sceptique quant au résultat des efforts en vue des bonnes élections. L’illusion des conservateurs et des libéraux sur la possibilité de vaincre leurs adversaires à l’aide de « la consultation nationale » est comparable à celle de la poire qui espère toujours gagner au bonneteau. Le gouvernement, tenant les cartes, ne peut pas plus être battu que le bonneteur. Certains vieillards, entêtés dans leur sottise et les balançoires républicaines, parviennent jusqu’à l’âge le plus avancé sans avoir compris cette vérité, cependant élémentaire. Le « jeu légal de nos institutions » est une farce.
Donc Lockroy et Floquet se considéraient comme les maîtres de l’heure. Ils avaient conclu une sorte de pacte politique, auquel ils faisaient des allusions fréquentes en clignant de l’œil malicieusement. Lord Roseberry, ministre en fonctions, les ayant conviés à une soirée de gala, ainsi que « les personnes de leur suite », nous nous y rendîmes, avec empressement. J’ai le souvenir d’un hôtel somptueux, de messieurs chamarrés, d’Indiens en grand costume, d’uniformes de toutes couleurs, de « haou dou… and you… », « haou dou… and you… » répétés des centaines de fois, sur des tons différents, par des hommes longs et minces et des dames plates, à tête d’anges ou de vieilles acrobates. En culottes courtes, glabre et souriant, le ministre, bien que d’âge respectable, avait l’air d’un tout jeune homme. Il ne paraissait pas très bien savoir qui étaient ses hôtes français et il dut prendre Lockroy et Floquet pour les deux fils de Victor Hugo, car il leur exprima à plusieurs reprises, en leur serrant affectueusement les deux mains à la fois, ses vives condoléances. Les deux compères saluaient, resaluaient, prenaient des mines confites et peinées, si bien que d’autres membres du cabinet vinrent s’associer à leur affliction. Quand tout ce monde poli eut pris son parti du décès déjà ancien de Hugo, ça alla beaucoup mieux. On nous conduisit au buffet. Quelques dames d’une taille insolite y mangeaient debout, avec un appétit brutal, en faisant claquer leurs mâchoires. On nous expliqua en riant que c’étaient des personnes de l’ambassade allemande… « Haou dou wie geht es ?… And you… » Mais tenant d’une patte robuste leurs petites assiettes chargées de victuailles, la fourchette entre l’index et le médius, elles distribuaient, de l’autre, des poignées de main à vous luxer l’épaule. Nous considérions avec amusement ces guerrières.
Entre temps, Floquet et Lockroy avaient demandé au chef de la police de leur faire faire la tournée des grands-ducs à travers les bouges et classes dangereuses de Londres. Scotland Yard nous dépêcha trois policiers, trois colosses guides et censés protecteurs, du nom de Cook, Bob et Fred, accompagnés d’un inspecteur aux yeux malins. J’étais de la partie, ainsi que Georges Hugo et Payelle. L’agrément de la soirée, d’ailleurs assez banale — car on ne nous fit visiter bien entendu, que des bandits de tout repos — fut la venette extrême de Charles Floquet. Il avait soin de faire passer son petit secrétaire Pascal tantôt devant, tantôt derrière lui, selon la position des « mines patibulaires ». Cet enfant promis au poignard serrait les jambes de façon comique, mais n’osait désobéir au patron. On nous mena de la sorte chez divers Père Lunette aussi truqués que le nôtre, où nos cornacs échangeaient des signes d’intelligence avec les pick-pockets assermentés et les « Jack the Riper » de fantaisie, qui guettaient la distribution des shellings. Néanmoins j’ai gardé le souvenir d’une hospitalité de nuit à l’usage des matelots, aménagée comme un bateau, avec trois mâts au centre, sur les cordages desquels séchait du linge, et cabines latérales, du plus original aspect. C’était le cas de répéter le fameux « L’Angleterre est une île » et Lockroy n’y manqua pas. Déjà soucieux du budget et du portefeuille de la marine, il interrogea, par le moyen de l’interprète, quelques-uns des mathurins qui couchaient là ; il recevait leurs réponses avec de gros yeux écarquillés, comme si elles lui livraient la clé de la fortune maritime de l’Angleterre. Il mêlait, avec beaucoup d’habileté, la comédie à la vie réelle. C’était, ainsi que plusieurs de ses pareils, un m’as-tu-vu manqué.
M’as-tu-vu réussi, le célèbre acteur Henry Irving jouait alors le Méphistophélès de Faust aux côtés d’Ellen Terry en Marguerite. Les décors et la mise en scène étaient magnifiques et nous impressionnaient vivement. Quant à Irving, je ne l’ai jamais approché, mais tout ce qu’on raconte de lui semble d’une assez pauvre imagination et d’une prétention ridicule. C’était le comédien qui se croit grand seigneur. Il nous parut un Méphistophélès de séance de prestidigitation, extrêmement poncif, en drap rouge, boitillant comme dans les dessins de Delacroix et sans grandeur. Le public anglais, dans son ensemble, est puéril. Il se contente de l’extérieur des choses et des personnages et ne va pas au delà. Nous avions autrefois à Paris, avant l’enjuivement systématique du théâtre et l’invasion cosmopolite, des auditoires beaucoup plus intelligents et mûris.
Une lettre du professeur Charcot m’introduisait auprès de son illustre confrère et ami Sir James Paget. Celui-ci nous reçut à déjeuner, Georges Hugo et moi, dans sa demeure confortable et classiquement londonienne, en compagnie de deux de ses élèves et de quelques vieilles demoiselles, qui composaient sa famille. C’était un grand vieillard sec, d’abord cordial, aux yeux intelligents et chauds. Il nous dit comme nous nous mettions à table : « À ces places se sont assis bien souvent Darwin et Huxley. » L’auteur de l’Origine des Espèces et celui de l’Écrevisse étaient en effet de ses intimes. Il fit monter, en notre honneur, une bouteille d’un très vieux bordeaux absolument passé, que l’on nous servit comme c’est l’usage là-bas, ainsi qu’un vomitif, dans de tous petits verres à liqueurs. Chacun se taisait poliment, car personne n’avait rien à dire, et nous avions l’impression que des myriades de lieues nous séparaient de cette gloire chirurgicale et aussi, par endroits, médicale. Je ne pouvais pas cependant lui demander des renseignements complémentaires sur la nécrose progressive des os ou « Pagets disease »!… L’illustre savant nous convia à son hôpital pour le lendemain.
Il faisait sa leçon sans apprêt, justement sur la « Charcots disease », dans une petite salle claire où ses élèves attentifs prenaient des notes. Il parlait lentement, avec des gestes précis de ses longs doigts satinés, et nous ne comprenions pas un mot de son discours. Quand il touchait la rotule ou le coude du malade couché devant lui, sur une table d’opération, chacun des assistants venait à son tour palper, au même endroit, la chair flasque et grise. J’étais enthousiaste de cette séance, en ma qualité de carabin de première année. Georges Hugo, plus artiste, préférait déjà les frises du Parthénon du British Muséum. Depuis, je me suis rangé à son avis et je ne me dérangerais plus pour aucune sclérose latérale amyotrophique, même maniée par le grand James Paget. Les points de vue changent avec le temps.
Lockroy avait dans Londres, ainsi qu’au Monomotapa, un ami véritable, M. E… qui donnait des leçons de français, depuis de longues années, aux insulaires. Il s’était complètement anglicisé lui-même, à tel point que chacun des détails, que lui fournissait son vieux copain sur la vie politique française, était pour lui comme une révélation. Il applaudissait, ainsi qu’au théâtre, à tous ces progrès de la démocratie, dont ses hôtes n’avaient aucune idée, ce qui prouvait leur irrémédiable infériorité par rapport aux institutions françaises. Cependant il avait adopté leurs habitudes, leur langage, jusqu’à leur façon de rire en long et de s’étonner en levant la tête, les deux mains à plat sur la nappe. Cette contradiction nous choquait.
E… raconta que l’essor prodigieux du mobilier anglais — Maple commençait à faire des siennes — tenait à ceci qu’après la Commune beaucoup d’ouvriers ébénistes du faubourg Saint-Antoine, compromis dans le mouvement, avaient émigré à Londres. L’excellence de cette main-d’œuvre, concordant avec les théories esthétiques de William Morris et de son groupe, avait donné lieu à une espèce de Renaissance. Je ne sais si l’explication est exacte. Alors elle parut séduisante. Depuis 1886 nous avons traversé l’engouement pour l’ameublement esthétique et l’on revient aujourd’hui à une conception plus saine du confortable, en matière de chaises, de tables et de bahuts.
Le départ de Floquet, rappelé à Paris par je ne sais quel devoir civique, nous fit l’effet d’une délivrance. Il y a des imbéciles légers et supportables. Celui-là pesait d’une manière atroce. Je ne devais plus l’approcher que six ans plus tard, au moment du Panama, quand toute sa morgue se défit en compote, et quand il s’affaissa entre ses favoris dégommés, pareil à un pantin dont on a coupé les ficelles.
Ici se termine la première partie de mes souvenirs de jeunesse, alors que les gens et les choses nous apparaissent dans une demi-brume, qui tient aux mirages du début. Je vais entrer maintenant dans une période qui sera encore de formation et, par les études et fréquentations médicales et littéraires, de formation précoce, mais où cependant certaines figures et certains événements ont pris à mes yeux leurs contours définitifs. Je m’efforcerai d’apporter à ces prochains récits, que je garantis rigoureusement authentiques et qui d’ailleurs ont eu de nombreux témoins, une absolue sincérité.