Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Fantômes et Vivants/Chapitre II
andis que Zola ajustait ses tuyaux entre le romantisme et un réalisme conforme aux exigences de son odorat, un phénomène de reviviscence dotait la branche d’oc de la littérature
française d’un certain nombre d’admirables œuvres. À l’origine
de toute reviviscence, il y a un homme de génie et son effort.
Vous nommez déjà Frédéric Mistral. Auprès de lui, Roumanille
et Aubanel, le premier chargé comme une abeille des diverses
essences de son terroir, le second, un des plus beaux et des plus
amers lyriques de l’amour. Alphonse Daudet était l’ami, le fidèle
compagnon de Mistral. Tout jeune, il m’apprit à l’admirer et à
l’aimer. Ce groupe enchanté des écrivains provençaux est lié à
mes plus chers et joyeux souvenirs. L’Arlésienne fait partie du
cycle, ainsi que les Contes de mon moulin. J’y rangerais aussi
Jean des Figues et la Gueuse parfumée de Paul Arène, homme
grincheux, prosateur exquis, dont les subtils accès de mauvaise
humeur et les trouvailles en matière de jouets parisiens ont tour
à tour stupéfié mon enfance. J’ai chanté le Bâtiment vient de
Majorque et Jean de Gonfaron des « Îles d’Or » en même temps
que Malborough et la Tour prends garde. J’ai, tout petit,
mangé des olives et des figues fraîches, bu du châteauneuf-du-pape
aux jours de fête, et ce mot « la Provence » a toujours
évoqué pour moi, si loin que je regarde en arrière, des routes
blanches entre les cyprès, des refrains, des rires, un amusement
fou.
— Eh ! laisse-le courir, Alphonse, ton bonhomme. Il retrouvera bien son chemin tout seul.
— Madame, un petit oiseau de plus n’a jamais, de mémoire d’homme, donné une indigestion à un enfant.
— Mon brave Léon, regarde ce pont. Il avait été construit par le grand saint Benézet… Réponse : « Oh ! tout ça, monsieur Mistral, je sais bien que c’est de la légende. »
Aussi j’ai toujours ri, et de bon cœur, en entendant des imbéciles déclarer que l’œuvre de Mistral et de ses amis était toute de bibliothèque, fermée au profane, une expérience en vase clos, une invention de cénacle. Jamais poèmes, jamais épopées, jamais hymnes de passion ou de nostalgie, jamais récits tendrement ironiques, frangés de lumière, ne furent plus directement mêlés à la vie ambiante, empruntés plus spontanément à la circonstance qu’ils magnifiaient, à la minute d’or et d’argent qu’ils rendaient éternelle. Il était là, le réalisme vrai, le réalisme de chez nous, porté par quelques bonnes et solides têtes qui connaissaient la nomenclature de tous les instruments des métiers champêtres, les noms des sites et des moindres cours d’eau, et qui ne séparaient pas de la couleur et de l’odeur du pain le fin visage ambré ou pâli de la boulangère. Le contact des félibres majoraux, fondateurs et mainteneurs de la grande œuvre qui rend un peuple à ses traditions, c’était l’école de la beauté. À rebours du jacobinisme et du nivellement démocratique, à rebours de la laideur naturaliste, ces poètes inspirés travaillaient pour la grande patrie en travaillant pour la petite. Mais il aura fallu un demi-siècle pour que leur admirable labeur fût compris à fond, pour que son sens réactionnaire apparût. Du point de vue de l’Ordre, en effet, reviviscence c’est Restauration.
Mistral d’abord, et c’est justice… J’ai connu l’ancienne maison où mourut sa mère, proche de celle qu’il habite aujourd’hui avec son incomparable compagne. Sur la cheminée du salon il y avait une petite tarasque, dont la tête mobile se balançait d’effrayante façon. L’arrivée de mon père était aussitôt le signal du répit, des promenades aux Baux, en Avignon, en Arles, à Vaucluse, à travers une région historique et légendaire dont les moindres pierres tirent leur gloire d’une strophe ou d’une allusion de Mireille, de Calendal, de Nerte, de la Reine Jeanne, du Poème du Rhône. C’est au cours de ces parties, je crois bien, que j’ai pris le goût des auberges du chemin, fertiles en surprises amusantes, en rencontres pittoresques et où la nourriture est souvent exquise. Mais qu’en faisaient-ils en quelques minutes, juste ciel, les « beaux diseurs », de l’accueillante auberge envahie par eux !… Un concert de chansons et de récits, auquel se joignaient bientôt, attirés par la sympathie irrésistible de la race, de la jeunesse et du langage, le patron, la patronne, les autres consommateurs, les filles de service. Aucune familiarité, aucune trivialité. Pour entendre Mistral réciter ses vers, de sa voix si nette et harmonieuse, la cuisinière, la poêle à la main, manquait de rater l’omelette, le verseur de Tavel s’arrêtait, sa bouteille de rubis en l’air. Chez toi, Provence, la fraternité n’est pas un vain mot, grâce à ces cadres sociaux, à ces usages familiaux maintenus par une longue tradition ensoleillée !
Il m’est impossible de passer par Saint-Rémy, ou de suivre la route qui va des Baux à Fontvieille, sans revoir aussitôt cette petite troupe glorieuse, aujourd’hui décimée par la mort. Les années ont passé sur Mistral sans modifier son regard ni sa voix, son port si noble ni son sourire. N’ayant jamais quitté Maillane, il est dans le fameux village comme dans sa maison ; toutes les pierres et tous les tournants y sont en quelque sorte humanisés par sa présence. Son ombre projetée est partout. On l’a comparé souvent à Gœthe. Il est lui-même. Ce qui frappe le plus, dans ses propos, c’est l’harmonie des plans, la perspective qu’il a dans l’esprit, comme un descendant d’aïeux qui ont longtemps contemplé le ciel étoilé et la plaine. Tel il était il y a trente ans, et plus loin encore dans mon souvenir, jugeant équitablement les hommes et les choses, célébrant son pays et poursuivant avec méthode son plan de reconstruction provinciale, dont ses amis eux-mêmes n’apercevaient peut-être pas toute l’ampleur. Il est clair, limpide comme la source, mais profond, et sa bonhomie n’exclut pas la méfiance.
À Paris on le discutait, on harcelait mon père : « Pourquoi n’écrit-il pas en français, votre Mistral ? Relever la langue d’oc, un patois, c’est une chimère, c’est un rêve… Daudet, votre amitié vous aveugle sur l’importance de ce mouvement. » On a vu depuis qu’au contraire l’œuvre de Mistral était et est des moins chimériques, des plus utiles qui soient. Le maître de Maillane est pour la moitié dans la superbe résistance de l’Alsace-Lorraine. C’est aux armes forgées par lui, à ses méthodes, à ses principes qu’ont eu recours les mainteneurs malgré tout de l’âme héroïque de l’Alsace, de ses coutumes, de ses aspirations. Poète et le plus doué de tous, Hugo compris, sans comparaison possible, Mistral connaît en outre les secrets de la cité et ceux du verbe, les moyens d’étayer la cité par le verbe et réciproquement. C’est un sorcier, au sens étymologique du mot, un trouveur d’ondes jaillissantes. Il ne frappe pas en vain le roc stérile. Si vous voulez mon avis, Mistral est bien grand, mais l’avenir le fera plus grand encore. Dans les abris posés et chantés par lui, les nations opprimées iront, au cours des âges, chercher un refuge contre la force brutale. Dictionnaire, poèmes, drames, propagande, fêtes commémoratives, costumes, allocutions, exemple de la longue vie passée au même endroit, tombeau, tout cela se complète et défie le temps et l’oubli.
Aubanel était petit, d’aspect socratique, mais éclairé par la flamme étrange qu’il portait en lui. Récitant ses poèmes de la Miougrano et des Filles d’Avignon à la Barthelasse, au jour tombant, chez l’hôtelière Mme Satragno, devant la ville dorée et fière, il transportait ses auditeurs. Jamais peut-être l’amour physique déchirant, passionné, puis se perdant en ondes nostalgiques, n’a eu un interprète pareil à ce catholique pratiquant, de qui l’ardeur lyrique n’allait pas sans scrupules, sans remords. À ceux qui ne l’ont pas lu et entendu demeurera fermée la volupté de ces paysages méridionaux, cadres prêts pour les silhouettes de femmes, inoubliables passantes à la courbe nerveuse, aux yeux noirs ainsi que des raisins. Cette odeur de thym et de miel qui flotte autour des jolies Provençales, quand elles ont dansé et couru, elle est dans les poèmes d’Aubanel. On y retrouve les mouvements des bras nus portant la cruche ainsi qu’une amphore et la tendre crispation des pieds blancs qu’ont les danseuses de Botticelli. Mêlés aux jeux de la lumière, la possession puis l’arrachement gardent quelque chose de grave et de doux, comme un chant de pâtre au crépuscule. La beauté qui cède, puis se reprend, hante et plie les cœurs à jamais. La nuit descendait sur les Doms, sur Villeneuve et sur les remparts d’Avignon. Le cours du Rhône semblait plus rapide, manteau d’argent jeté sur la fuite de l’heure.
— Encore une, mon Théodore, encore une !
Alphonse Daudet frémissait de plaisir, le visage tourné vers Aubanel, qui récitait maintenant : le Bal, « le Diable rit dans le hallier », ou les sublimes Forgerons, ou la pièce déchirante :
D’en haut alors, d’en haut j’ai dévalé
Le long de la mer et des grandes ondes,
Et j’ai couru comme un déconsolé,
Et par son nom tout un jour l’ai criée.
On apportait une dernière bouteille, la vraie, la bonne, celle dont il était question depuis le matin, car il faut parler de choses excellentes et la vigne aussi a sa noblesse. Maintenant Mistral se levait :
Elle descend, les yeux baissés, les escaliers de Saint-Trophime ou le Tambour d’Arcole, ou la Renaissance, l’appel à toutes les provinces du Midi, suivant la mère Provence qui a battu l’aubade, et le hardi refrain :
Nous en plein jour
Voulons parler toujours
La langue du « Miéjour »,
Voilà le Félibrige.
Nous en plein jour
Voulons parler toujours
La langue du « Miéjour ».
Ça, c’est le droit majeur !
Je remarquais bien qu’à Paris les amis littéraires se déchiraient souvent les uns les autres, au lieu qu’ici, sauf les bisbilles traditionnelles entre Roumanille et Aubanel et les sorties non moins traditionnelles de Paul Arène, il y avait entre ces poètes une affection vraie. Roumanille était un beau et charmant vieillard, d’une grande et pénétrante finesse, d’une bonté égale, et l’idée qu’il était fâché avec Aubanel et qu’Aubanel était fâché avec lui me chagrinait tellement que je n’écoutais pas quand l’un ou l’autre exposait ses griefs à mon père. Destiné à des polémiques plutôt rudes et à des guerres sans merci, j’ai toujours eu horreur des disputes, surtout entre gens qui s’aiment bien. La vie est si brève, la colère si insignifiante et la rancune un fardeau si vain.
C’est ainsi qu’Arène, avec ses rats, a navré bien des fins de repas de mon enfance. Ses humeurs le prenaient comme une colique, mais une colique sans prodromes, en plein dessert à propos de tout et de rien, de l’affirmation de celui-ci, d’un sourire de celui-là. Quelquefois il jetait sa serviette, filait et il fallait qu’on courût le rattraper dans l’escalier. Un autre jour, assis sur le strapontin, dans une voiture découverte, par une fin de jour d’été parfaite, je vois Arène qui se blesse de je ne sais quelle innocente plaisanterie de mon père, qui devient pâle, profère des sons rauques, si bien qu’Alphonse Daudet ordonne au cocher d’arrêter : « Tiens, tu m’embêtes trop. J’emmène Léon. Bonsoir. Quand tu seras calmé, tu reviendras. » Ce fut fait le soir même, et Arène en riant me demanda si je m’étais bien amusé sur mon strapontin, pendant son petit accès de fureur.
À ces agapes félibréennes participaient encore, mais au second plan, Félix Gras, Anselme Mathieu, le peintre Grivolas et un Russe original installé au Chêne-Vert, du nom de Séménoff.
Les poèmes de Félix Gras ne manquaient ni d’inspiration, ni de mouvement, et le chant le Roi Don Pierre monte à cheval avait de l’allure, surtout repris en chœur sur le « à cheval ». Anselme Mathieu possédait un long nez dans une figure immobile et une voix triste ; mais il faisait des vers très délicats, et nous emmenait, de temps en temps, à Châteauneuf-du-Pape. À un moment, il géra, en Avignon, un hôtel où nous descendions pour lui faire plaisir. Grand Dieu, quelle négligence ! Qu’on se rassure, je n’en ferai pas la description. Aussi, comment voulez-vous qu’un poète apporte son attention à maint détail hygiénique ou confortable ! Dès cette époque, Avignon, à cause de Stuart Mill, attirait les Anglais. J’espère qu’aucun d’eux n’est descendu jamais dans le site infernal, négligé par le cher et touchant Anselme Mathieu. Il en eût tiré des conclusions fâcheuses quant à l’incurie des Français.
Au cinquième d’une haute maison dans une longue rue très animée, Grivolas peignait des fleurs et des paysages. De son atelier, on avait vue sur le beffroi d’une église voisine. Il était modeste et timide, et ne s’animait un peu que sous l’impulsion de Mistral et de Daudet. Quant à Séménoff, avec sa voix nasillarde et ses longs récits embrouillés, il servait de tête de Turc à Paul Arène, qui lui montait de formidables bateaux.
Je me souviens d’un mot de Mistral qui fit rire toute la tablée, alors qu’une aubergiste fort démunie hésitait à plumer un poulet, attendu que c’était un vendredi et qu’elle avait affaire à de bons catholiques : « Calmez vos scrupules, ma brave femme. Nous sommes des poètes. C’est nous autres qui faisons les psaumes. » Mais il y faudrait la langue, l’accent et le geste.
« Luise tout ce qui est beau ! Que tout ce qui est laid se cache ! » C’était exactement le contraire de la formule naturaliste.
Un autre milieu provençal, moins illustre, mais d’un grand caractère, était celui des Ambroy, au château de Fontvieille. Ils étaient quatre frères, dissemblables de tempérament et de goûts, que réunissait et conciliait leur mère, vieille bourgeoise du Midi, de haute allure, pleine de sagesse et de dignité. À sa mort, la discorde se mit définitivement entre les fils. Mon père prit parti pour Timoléon Ambroy, et leur solide amitié s’en trouva encore resserrée. Homme d’initiative et de vive intelligence, on l’appelait dans la famille « Maître Bon Sens ». Timoléon fut un des premiers à inonder ses vignes pour les sauver du phylloxéra. C’est dans un des moulins de Fontvieille qu’Alphonse Daudet écrivit ses fameuses lettres. Ils subsistent encore, privés de leurs ailes, témoins d’un passé glorieux, dominant le village qu’envahit maintenant l’exploitation des carrières de pierre meulière.
Fontvieille était une spacieuse demeure meublée à l’ancienne, avec des pièces hautes et larges. La chambre d’angle du premier étage subissait les assauts d’un mistral si furieux, qu’on la laissait inhabitée. On l’appelait la chambre du vent. Le parc, planté de pins et garni de « cagnards » ou abris contre la bourrasque et le froid, était immense et sans clôture, vallonné, coupé de petits murs de pierres éboulées et, de-ci, de-là, de claies de roseaux. Il se perdait, de façon indéterminée, dans la campagne environnante, jusqu’aux premiers contreforts des Alpilles. Enfant, puis jeune homme, j’ai joui là d’une liberté sans limites, buvant l’air et la lumière, écoutant le chant des cigales, les clochettes des troupeaux qui rentrent, et sentant autour de moi le frémissement du passé et de l’histoire, mais léger, mêlé à la vie champêtre, dépouillé de tout attribut funèbre. Ces paysages méridionaux sont une leçon d’équilibre moral et de sérénité.
Timoléon Ambroy me représentait le type achevé du Méridional pondéré, privé d’emballement, et qui pèse le pour et le contre. Il reconnaissait le génie de Mistral en tant que poète, mais il considérait le félibrige ainsi qu’une imagination toute pure et une doctrine sans lendemain. La tête droite, une brave tête large et grasse de proconsul, les mains dans les poches, son éternel petit cigare au coin des lèvres, il me répétait : « Ton père voit là-dessus autrement que le vieux Tim, — c’est-à-dire que lui-même. — Mais ce qui est mort est bien mort. Les coutumes de ce village ne sont déjà plus celles de ma jeunesse. Les hommes de mon âge ne parlent plus correctement provençal, et comprennent difficilement Mireille ou Calendal. Bref, il y a là quelque chose qui m’échappe, et je crains que vous ne soyez tous plus ou moins victimes d’un mirage. »
Au fond, l’excellent homme gardait sourdement quelque rancune aux félibres, qui le privaient trop souvent de la compagnie de son cher Alphonse… « Sans compter que, dans sa jeunesse, ces déambulations trop fréquentes et ces agapes sans trêve ni mesure nuisaient à son travail et à sa santé. Que de fois lui ai-je conseillé de rester tranquille dans son moulin entre son encrier et sa pipe ! Mais baste, il suffisait d’un mot de Mistral ou d’Aubanel pour qu’il plantât tout là et me faussât compagnie. En général, il revenait le lendemain. Parfois, seulement au bout de trois ou quatre jours, l’estomac à l’envers, bien entendu, après toutes ces nourritures de charretier et de batelier. Mais il était content, je t’assure, de retrouver les petits plats d’Audiberte. »
Audiberte était le nom de la cuisinière, et Timoléon, du matin au soir, la harcelait de recommandations : « Diberte !… avez-vous bien pensé au moins à faire égoutter les feuilles d’épinards ? Les dernières étaient aqueuses… Diberte !… tâchez d’avoir un bon poisson et de réussir l’aïoli pour M. Daudet. » Le fait est que, sauf chez ma tante et belle-mère, qui a le bonheur inestimable de posséder, depuis une trentaine d’années, la première cuisinière de France, d’origine comtoise, à qui elle a appris toutes les recettes du Midi, je n’ai jamais mangé aussi royalement que chez Timoléon, ni entendu commander les bons plats de Provence avec un pareil détail et une semblable autorité. On savourait ainsi ces chefs-d’œuvre deux fois, l’une par l’esprit, pendant la confection du plat, l’autre à table. En Arles, Timoléon habitait rue Barrême, à deux pas de la place du Forum, une vaste maison, ancienne et noire, où j’ai connu aussi de bonnes heures. Le tour d’esprit du bon Tim, si parfaitement contraire à tout ce que l’on raconte des exagérations méridionales, m’enchantait. Jamais je n’ai connu ami plus fervent du juste milieu, censeur plus vigilant de toutes les outrances, quelles qu’elles fussent. J’avais ses confidences. Il ne mordit jamais ni aux livres de Zola, ni à ceux de Goncourt, ni à ceux de Flaubert, ce qui alors me semblait sacrilège. De Zola, il disait : « Autant vaut rester toute la journée enfermé dans ses cabinets, en s’y faisant même porter ses repas.
— Mais, Tim, il a le sens des masses.
— Le cochon aussi a le sens des masses, mon brave enfant. Regarde-le dévorer, le nez dans son baquet.
— Écoute, l’Assommoir, c’est épatant.
— Tu trouves ça drôle, l’histoire d’un pochard qui finit par tomber d’un toit, et d’une blanchisseuse qui se prostitue ? À Paris, il est possible que ces saletés fassent les délices de la société instruite et cultivée. Ici, à Arles, ça nous répugne. »
Il trouvait Goncourt un fort aimable homme, d’une éducation parfaite, « mais, ajoutait-il, ses histoires de clowns et de bonnes, les frères Zemganno et Germinie Lacerteux, me laissent froid. Ne le raconte pas à ton père, surtout ; c’est entre nous.
— Mais Flaubert ?…
— Flaubert, je l’ai vu chez Alphonse. C’était un grand et solide gaillard qui aurait dû prendre garde à la congestion… Quant à ses livres, ils sentent le moisi, le renfermé. Ça non plus, je ne l’avouerai pas à ton père. Il croit me faire plaisir en m’invitant avec tous ces gaillards dont s’occupent les journaux. Je ne veux pas lui enlever ses illusions. Cette école nouvelle consiste, en somme, à faire un sort aux principaux embêtements de l’existence. Eh bien, je préfère autre chose. »
Il n’en démordait pas. Les caprices de la mode intellectuelle n’avaient sur lui aucune influence. Jamais je n’ai connu homme plus soustrait à ce qui n’était pas son impression directe ou le fruit de sa propre réflexion. De même, quand il visitait sa propriété, Fontvieille, ou le Mas-Blanc, il se faisait conduire aux dégâts qu’on lui signalait et les examinait silencieusement, méticuleusement, inattentif au bavardage, aux explications de ses fermiers. Ensuite, il concluait : « Vous ferez ça et ça. » Il était indulgent en paroles et en actes, sévère dans ses constatations. Depuis, j’ai fréquenté bien des êtres. Je n’ai jamais retrouvé ce tour d’esprit. Maintenant que l’on connaît un peu Timoléon, je le ramènerai de temps en temps dans ces souvenirs, comme un témoin toujours équitable, éloigné de toutes les appréciations excessives.
Mais il faut que je vous parle maintenant de Saint-Estève, près Cavaillon, et de la famille Parrocel.
Le chef de famille, descendant des fameux peintres marseillais Parrocel, lesquels excellaient dans les tableaux de bataille, était, vers 1885, un magnifique vieillard, féru d’histoire et de poésie. Il avait fait sa fortune par un travail acharné. Sa compagne, son associée, sa confidente, la délicieuse Mme Parrocel, et lui avaient le génie de l’hospitalité. Accoutumés aux mœurs des gens de lettres qui mêlent leur travail à la contemplation, ils n’insistaient jamais pour ces promenades en commun qui sont le fléau des villégiatures. Celui-ci aimait rêver dans la campagne. On lui composait un panier de provisions, on lui attelait une petite voiture, pour qu’il pût satisfaire sa fantaisie de l’aube au crépuscule, sur les bords de la Durance ou du côté du Luberon. Comme me disait un paysan d’Apt : « Ce n’est pas rien, le Luberon. » Imaginez les Alpes réduites, humanisées, ramenées aux courbes et proportions des tableaux florentins. Cet autre avait le goût de la chasse. Zou, un fusil, un chien bien dressé, le hardi Sultan de l’oncle Tourel, et en avant pour la poursuite de la caille et du roi de caille ! Il y avait ceux qui restaient à la maison, à se promener en devisant le long des allées et des roubines, ceux qui s’intéressaient à l’approvisionnement — douze ou quinze convives à chaque repas, s’il vous plaît — et fréquentaient les pittoresques marchés de Cabane, du Plan-d’Orgon et d’Orgon, où les melons croulent les uns par-dessus les autres, où luisent les aubergines vernissées à côté des rutilantes pommes d’amour ; ceux qui lisaient ; ceux qui préparaient, dans un profond mystère, les charades et divertissements de la soirée.
Deux boute-en-train et de quelle qualité ! Alphonse Daudet, rendu par sa Provence à toute l’exubérance de sa jeunesse ; Félix Baret, qui fut longtemps maire de Marseille, gendre des Parrocel, Félix Baret, qui sauva au 16 mai la vie de Gambetta, lors de la fameuse enlevée de Cavaillon, Félix Baret, avocat d’une formidable éloquence, pilier de la République dans le Midi, à côté de qui les gens les plus allants et les plus gais ont l’air de sombres et tristes protestants. Mais attention ! Derrière cette surabondance de vie expansive guette et veille une science juridique de premier ordre, toujours au service de la vue politique et de l’amitié. Conseil et guide de la plupart des hommes de son parti dans la génération qui fut aux affaires de 1875 à 1900, Baret eût pu, s’il l’avait voulu, être ministre une douzaine de fois, comme les camarades. Il préféra le municipe et le barreau, laissant passer les autres avec une bonhomie qui n’allait pas toujours sans quelque mépris. Si celui-là a écrit ses mémoires !… Il aura tenu, avant toutes choses, dans l’existence, à quelques affections immuables, en première ligne à celle de Mme Edmond Adam, dont le nom fait partie de Saint-Estève. Quand on prononce en plein air le nom de Mme Adam devant Baret, il se découvre sans affectation. C’est qu’il est le seul à savoir les sacrifices de tout genre, et principalement d’argent, que, seule de son milieu, cette admirable femme a faits pour la cause de la France. Si Baret n’avait pas été là, avec sa connaissance des affaires et une incomparable autorité, son amour de la Patrie eût ruiné Mme Adam.
On imagine ce qu’était un repas animé par Baret et Daudet et si les bouteilles de Tavel, d’Hermitage et de Côtes Rôties filaient avec rapidité, sous le prétexte fallacieux que l’une ou l’autre était éventée.
— Mais alors, ne le buvez pas… imploraient les dames, « qui ne comprennent pas du tout les boissons » selon le mot d’un ivrogne bien sympathique rencontré par moi, un dimanche soir, dans une gare de banlieue.
— Nous les buvons pour qu’elles ne se gâtent pas davantage, répondaient ces maris incorrigibles. Les caves de Saint-Estève étaient inépuisables et l’amphitryon vigilant avait soin de les regarnir chaque année, en prévision de l’année suivante.
Physiquement, Baret à l’époque avait le physique d’un beau « Teur » ou Turc. L’œil ardent et railleur, le cheveu noir, barbu, agile et solennel quand il le voulait, il exerçait une fascination. Il doit sans doute l’exercer encore. Ces dons-là ne se perdent pas. Quand une plaidoirie l’appelait à Marseille, il nous revenait chargé de paquets, de victuailles, de pâtés, de fioles, qu’il puisait avec un soin émouvant dans les coffres de la voiture : « Tiens le cheval, hein, mais d’une main ferme, comme s’il s’agissait du char de l’État. »
Les visiteurs affluaient à Saint-Estève. Mon père y amena Edmond de Goncourt, qui semblait s’y plaire beaucoup, précisément à cause du contraste entre sa Lorraine et ce coin de Provence. Nous connaîtrons, par son journal posthume, ses impressions sur ce séjour, où tant de choses et de gens devaient le surprendre de prime abord. On se mettait en quatre pour lui plaire, car on le savait difficile et je me souviens d’une conversation culinaire où Baret convint tout de suite, avec une courtoisie qui l’honore, de la supériorité de la matelote sur la bouillabaisse. Pieux mensonge dont j’espère que Goncourt, fanatique des écrevisses authentiques de la Meuse, lui aura su gré. La vérité historique m’oblige néanmoins à consigner ici que, dans le même moment, maître Baret clignait de l’œil imperceptiblement dans ma direction comme pour dire : « Rassure-toi, Léon, je ne suis pas un renégat. Ce que j’en fais, c’est pour plaire à cet illustre représentant des régions de l’Est. » Le fait est que la meilleure des matelotes semble, à côté de la soupe d’or, un paysage de brume et de pluie en face d’un coucher de soleil, qu’embellit encore le parfum de l’ail.
Aubanel arrive. La maison est en rumeur. On lui fait fête et Baret plus que tous, car j’oubliais de vous dire que sa vaste mémoire est celle de France qui a retenu le plus de beaux vers. Il parle le provençal avec autant d’aisance, de verve et de pureté que le français. À la fin du déjeuner, ce n’est qu’un cri : « La Vénus d’Arles… La Vénus d’Arles ! — Non, pas ici, dit Alphonse Daudet, dehors, devant l’air et le ciel. » La journée tourne, comme un disque bleu, autour de l’orbe enflammé du soleil. Nous nous transportons devant le perron. Le poème prend ainsi toute son ampleur et sa concordance avec la chaude harmonie ambiante. Embrasement par le verbe et l’azur.
Les apparitions de Jean Aicard ne produisaient pas le même effet, avec quelque soin que ce cabotin de petite ville les aménageât. Toujours frappé de quelque nouvelle ténébreuse calamité, comme Manfred, riant avec un grincement de damné « par-dessus sa douleur », ce raseur à masque tourmenté avait le toupet, après Aubanel, de tirer son pauvre mirliton. Quand il avait achevé, de sa trop belle voix de velours sombre, ces vers d’une atroce niaiserie, il quêtait les compliments dans la sébile grinçante d’un rire faux. Un jour qu’il avait agacé Mistral par je ne sais quelle sotte raillerie sur la taille et le teint des Arlésiennes, le maître de Maillane lui riposta : « Je te conseille de parler de beauté ; tu as l’air d’une vieille pierre ponce trouvée au fond du Rhône. » Il y a vingt-cinq ans de cela. Depuis, la vieille pierre ponce, habillée de vert par l’Académie, a dû amasser de la mousse.
Déjà il trimbalait dans sa valise une première mouture du Père Lebonnard, destiné selon lui à compenser le récent désastre de Smilis à la Comédie-Française, et où il laissait entendre qu’un terrible et atroce secret de famille était contenu. Il mourait d’envie de nous lire son scénario. Mais nous ne le lui demandions pas, afin de le faire un peu rager. Régulièrement, au bout de quarante-huit heures, il annonçait son prochain départ pour le lendemain dès l’aube, histoire de se faire pleurer. Régulièrement, il reculait ce départ à la dernière minute, la voiture étant attelée, sans s’apercevoir de notre désappointement, à nous les jeunes, que ses façons à la fois dramatiques et charlatanesques irritaient. Pour employer une expression vulgaire, mais si juste en l’occurrence, ce « foudroyé » nous bassinait, comme si nous avions payé un fauteuil de balcon afin d’assister à ses contorsions. Aicard posait jusque pour la femme de chambre, cependant d’âge canonique, qui faisait son lit et lui montait l’eau chaude. Il est de ces incorrigibles vaniteux qui croient que Satan s’occupe exclusivement de leur personne et leur réserve des tentations exceptionnelles.
Une autre fois nous débarqua, couvert de poussière, coiffé d’un haut de forme noir devenu gris et vêtu d’une ample redingote, le large et trapu petit Gassier, auteur dramatique souvent malheureux. Il portait une énorme serviette renfermant un ours en cinq actes. Impossible d’échapper à la corvée de cette lecture, tant il insista, sachant ce qu’il faisait, auprès de la charitable Mme Parrocel. Voilà donc notre Gassier installé à un guéridon, devant ses paquets de feuilles manuscrites, un verre d’eau à côté de lui. Nous, les auditeurs, vieux et jeunes, occupions des chaises et des fauteuils. La chaleur d’août étant terrible, on avait fermé les volets, laissé juste un filet de lumière qui tombait sur l’opérateur. Dans ce cas il n’est plus qu’un recours : compter approximativement les pages, à mesure que les tourne un pouce fébrile, et se dire, chaque fois que la scène change : « encore une ! » On commença par dormir tant bien que mal au ronron, coupé de brusques éclats, de la voix de Gassier. Puis on se réveilla. Il n’en était qu’au deuxième acte, car il avait fait bonne mesure et chacun des quarante personnages de son drame byzantin avait de copieuses confidences à nous faire. Au début du troisième acte, nous avions des fourmis dans les jambes, des courbatures dans les reins et les tempes bourdonnantes ; ce pendant que l’action se corsait et que l’inexorable petit homme, d’un accent de tonnerre, dévidait ses alexandrins. Mais voilà qu’au quatrième acte, il introduisait dans sa tragédie des figurants bizarres, qualifiés par lui de « buccélères ». Pourquoi ce terme barbare fut-il comme la soupape de la vapeur d’ennui accumulée, comme la détente d’une longue compression ? Je fus pris de fou rire. Pierre Parrocel suivit, puis Baret, puis ma mère, cependant si indulgente aux poètes incompris, puis Mme Baret, puis tous les assistants. Le compteur de buccélères, impassible, s’obstinait à rugir et à roucouler, à mimer le tyran, le héros, la captive et le grand eunuque. Jamais délirant vaudeville, jamais pantomime des Hanlon Lee ou des Martinetti n’eurent un pareil succès d’inextinguible hilarité. Cela dura encore deux bonnes heures. Nous étouffions, puis nous éclations. Le soir venait quand l’auteur de Julien — c’était, je crois, le titre de ce vaste ténia — eut enfin épuisé ses buccélères et consentit à s’arrêter. Il ruisselait de sueur. Nous aussi, pour des motifs différents. Mon père, par contenance, lui conseilla vivement de couper quelques longueurs ici et là…
— Vous me les indiquerez, mon cher maître.
— Non, non, le directeur qui vous jouera fera cela bien mieux que moi…, riposta Alphonse Daudet avec une terreur comique.
Je crois que Julien ne fut jamais représenté. Mais je compris, ce jour-là, l’extraordinaire aveuglement des infortunés dramaturges et l’inutilité de l’épreuve préalable à laquelle ils soumettent leurs amis, sous prétexte de chercher un bon conseil. Le seul qu’il eût convenu de donner à ce brave petit Gassier eût été de détruire son Julien et de ne jamais plus écrire un seul vers. Qui donc en aurait eu le courage.
C’est à Saint-Estève qu’Alphonse Daudet me dicta le drame déchirant, tiré par lui de son roman Sapho. Adolphe Belot, bon petit homme au teint de brique rouge, aux yeux clignotants, peu intelligent, appartenant à la race brillante, sympathique, frivole et disparue des romanciers du boulevard — en compagnie de Feydeau, Delpit, Boisgobey et quelques autres — Adolphe Belot avait écrit, d’après un scénario fait en commun, une pièce qui ne plaisait pas à mon père. Il la refit de la première à la dernière ligne. Je le vois encore, sous le grand arbre qui nous servait de cabinet de travail, sa pipe aux lèvres, un doigt sur sa pipe, essayant, puis rejetant, puis reprenant les phrases de Fanny, de Jean Gaussin, de Caoudal. Rien de plus curieux que de suivre le travail de cette pensée toujours frémissante, toujours appuyée sur le réel et qui avait ses repères dans l’émotion. J’attendais, avant d’écrire, que l’imagination paternelle se fût décidée et « le fils de l’auteur de Sapho » — comme m’appelaient alors mes camarades — se trouvait ainsi initié aux difficultés du métier, plus agréablement que « le pauvre Guy » à Croisset. Quand nous avions bien travaillé, une bouteille de vermouth Noilly Prat, clair et sec comme une aube de chasse, constituait notre récompense. Nous la laissions à rafraîchir au bout d’une ficelle, dans un petit bassin voisin, cachions notre verre commun et prenions des airs innocents lorsque ma mère, Mme Baret ou Mme Parrocel venaient faire un tour de notre côté. Cet ingénieux stratagème, que je recommande aux amateurs de vermouth, est ainsi consigné au début du quatrième acte de Sapho et attribué à l’oncle Césaire. Chaque fois que j’assiste à la représentation, je suis transporté aux matins radieux de Saint-Estève.
À Nîmes, où les parents ne nous manquaient pas, une vieille et profonde affection liait mon père à André Montégut, son cousin, qui tenait, place Curaterie, une pharmacie fort achalandée. Ses trois fils, Louis, Gustave, et Alphonse, dont les deux premiers sont morts, hélas ! furent mes compagnons de jeunesse. Gustave Montégut, emporté tout jeune par une fièvre maligne, avait le don précoce des lettres et le sens poétique. Alphonse Montégut s’est fait une belle place dans le journalisme et a été pendant de longues années le collaborateur de Rochefort. Quant à Louis, c’était une nature de joie et de lumière, un personnage des féeries de Shakespeare. Joli garçon, blond et fin, insouciant des succès que lui valait très rapidement sa bonne mine, dessinateur, peintre et musicien, il a traversé la vie en chantant, d’une voix merveilleusement juste, en prodiguant autour de lui les soudains trésors d’une fantaisie ailée. Que de parties de rire dans son atelier de la rue des Beaux-Arts, au café d’en face, où il descendait quelquefois prendre ses repas en guerrier japonais, drapé d’une robe de Samouraï aux ramages étincelants, à Champrosay où lui et son ami Duret exécutaient à deux voix, sur la pelouse, une fois la nuit venue, des duos de Béatrice et Benedict, des chœurs de la Damnation de Faust ou des Troyens ou de Lohengrin, mieux conduits que par la baguette de maint chef d’orchestre.
Habituellement, cette gracieuse frénésie est en surface, cette faculté de métamorphose auditive et visuelle, cette gaieté se trouvent chez des natures cursives et mal fixées. Louis Montégut était en profondeur. En lui veillait et grandissait une foi catholique ardente, qui lui fit une fin exemplaire et sereine. Il était de ceux qui cherchent l’allégresse et rencontrent le grave, qui poursuivent la beauté sensible et atteignent la beauté morale. Ces dessous voilés de sa destinée donnaient par avance à ses expansions quelque chose de doux et d’harmonieux qu’on ne s’expliqua bien que plus tard. Il y avait en lui du Mercutio. Il était une fleur de courage qui poussait vite, en donnant ses parfums, devant un tombeau déjà ouvert.
Au troisième étage de la pharmacie, aménagé pour notre séjour, Alphonse, Louis, mon père et moi couchions dans quatre lits d’une même grande chambre et chacun devait raconter une histoire. Quand celle-ci devenait pathétique, Louis l’accompagnait d’un trémolo digne de l’Ambigu. Quand elle était comique et comportait ces locutions bizarres que sont les provincialismes de la langue d’oc transportés directement en français, nous ne pouvions plus nous arrêter de rire. En vain André Montégut, pour nous faire taire, tapait-il de sa canne au plafond, Louis nous contait les interminables récits de M. de Ginestous, riche propriétaire de Remoulins, et de son chien, lequel avait par mégarde mordu au mollet l’épicière de la localité. Chaque soir un épisode nouveau s’ajoutait à ce fait divers, qui comportait des chœurs et un solo de basse, car M. de Ginestous devait peser, nu, cent trente kilos.
Je ne rapporterais pas ces chers enfantillages, qui n’ont de prix qu’à ma mémoire, si mon père n’avait puisé là l’idée d’un ouvrage que la maladie ne lui laissa pas le temps d’écrire. Il s’agissait d’une clinique de maladies des yeux, où des pensionnaires réunis, ignorant qui ils étaient dans le monde, ne se voyant pas, ne devant plus se retrouver, pouvaient se raconter entre eux leurs derniers secrets, se confier librement le fond de leurs âmes. J’ai connu le plan général et quelques détails de ce projet. Il eût été un des chefs-d’œuvre les plus aigus, les plus poignants d’Alphonse Daudet.
Louis Montégut est un des très rares artistes que j’ai vu prendre l’art pour ce qu’il est : un divertissement magnifique. Il ne l’encombrait pas de ces discussions philosophiques qui finissent par encapuchonner les belles choses comme des housses. Il avait le goût sûr et direct. Un des premiers, il célébra le génie d’exécutant d’Édouard Risler, auquel le lia bientôt une étroite amitié, et la force créatrice de Reynaldo Hahn, dont la précocité fut effarante et qui a toujours été en se développant. Mais il disparut trop tôt pour connaître et célébrer cette page unique qu’est le Bal de Béatrice d’Este. Par la fréquentation de Louis, on sentait que la peinture, la sculpture, la musique et l’architecture sont les fragments d’une grande et lucide ivresse, les épisodes disjoints et les échos d’une fête donnée quelque part loin de nous, à laquelle la science et l’amour des corps, charnels ou glorieux, et de ce qui émane des esprits, nous permettent parfois de participer. Précieuses parcelles d’un flamboyant ensemble !
Sevré de sa Provence, Alphonse Daudet se donnait l’illusion d’y passer encore quelques minutes chaque semaine en m’emmenant chez Creste et Roudil, qui tenaient rue Turbigo une boutique de comestibles à l’enseigne : Aux Produits du Midi. On trouvait là de la bonne huile, de la vraie, — qui n’a rien de commun avec l’horrible fabrication vendue sous ce nom dans la plupart des épiceries, — et, suivant la saison, des primeurs, des pois chiches, des petits artichauts tendres, ou des melons, ou des pêches alberges, même du menu gibier. Séparé du monde par une cloison de verre, le terrible cacha, fromage frénétique, conservé entre des feuilles de vigne ou de mûrier, concentrait en lui-même ses arômes délectables et redoutés. Les fruits confits d’Apt alternaient sur les étagères avec les calissons d’Aix et les berlingots de Carpentras. À époques espacées, cette gourmandise des amis de la mer, la poutargue des Martigues, conglomérat d’œufs de mulet, plus rare comme saveur immédiate et horizon du goût que le caviar, selon mon humble avis, faisait son apparition. Encouragé par ses compatriotes, — étaient-ce les Creste ou les Roudil ? avec les associés on ne sait jamais — mon père emplissait ses poches et les miennes d’une foule de petits paquets. Il ne savait pas répondre : « Non, merci, j’en ai assez. » Moi j’ai appris à le dire, mais avec mécontentement et même colère, ce qui fait sursauter le marchand, tandis que les acheteurs experts savent refuser dans un sourire. Nous rentrions à la maison chargés de provisions inutiles, mais si fiers de nos achats qu’il était impossible de nous gronder.
En revenant, nous passions par les Halles, pavillon du poisson et des coquillages, où il était bien malaisé de résister aux invitations si pittoresques des marchandes qui pataugent en galoches dans l’eau et les épluchures : « Vous n’aimez pas les huîtres, eh ! le monsieur qui a un monocle : en voilà des fraîches et puis des belles… Et du bouquet pour votre jeune homme. Regardez-moi si c’est limpide, mon garçon. » De nouveau nous nous laissions faire, comblés cette fois de sacs de papier jaune et gris, d’où montait une odeur de marée. Inutile d’ajouter que souvent on nous colloquait des horreurs, des laissés pour compte de la veille ou de l’avant-veille. On abusait de ma candeur et de la myopie paternelle. Il fallait prendre un fiacre.
En route, on s’arrêtait généralement passage Choiseul, à la librairie d’Alphonse Lemerre. Quel charmant souvenir j’ai gardé de ce bruyant ami du Parnasse, de son robuste visage barbu, de son large rire aux grandes dents et des conversations ou discussions qui se menaient autour de lui, dans cette vaste pièce remplie de livres d’où montaient, vers l’étage supérieur, des petits escaliers en colimaçon ! Désiré Lemerre, mon vieux camarade, habite encore là, mais je n’y vais jamais, de crainte d’y retrouver trop de chers souvenirs et de me mettre à pleurer, comme un imbécile, devant la fameuse vignette de « l’homme qui bêche ». Il en a creusé des tombes, l’animal, depuis qu’il travaille, infatigable, au seuil de la célèbre maison !
Certains écrivains, et non des moindres, ont eu des démêlés avec leurs éditeurs. Ce cas n’était pas celui de mon père, ami de Charpentier, de Lemerre, de Fasquelle, d’Arthème Fayard, très lié avec Marpon, Flammarion et Dentu. Il n’est pas le mien davantage. Les luttes et divergences politiques n’ont jamais altéré mes affectueux rapports avec Eugène Fasquelle, chez qui j’ai publié dix-neuf volumes, sans autre traité qu’une convention verbale qui dure entre nous depuis vingt-deux ans. Arthème Fayard, vulgarisateur de la bonne littérature, est mon plus ancien condisciple. Nous éprouvons un plaisir mélancolique à parler ensemble de jadis, et j’espère bien que nos fils seront liés aussi durablement que l’ont été leurs pères. Car cela fait au moins, sans nous flatter, une jolie pièce de trente ans, mon cher Arthème… Enfin Georges Valois, qui publie ces souvenirs, est pour moi non seulement un confrère, et de marque, mais encore un compagnon d’armes. S’il n’eût été là, qui donc aurait osé prendre la responsabilité d’éditer un ouvrage comme l’Avant-Guerre ?
Donc, on était presque sûr de rencontrer chez Lemerre quelques-uns de ceux que voici :
José-Maria de Heredia, pâle et noir, splendide et velu jusqu’aux yeux. Je n’ai jamais entendu bégayer avec autant de force et d’autorité Mariéton lui-même, qui disait de Heredia : « Ce n’est qu’un M..... Ma..... Mariéton de Cuba », Mariéton n’avait pas sur la dernière syllabe du mot cette puissance explosive. En outre, José-Maria utilisait ce défaut pour mettre en valeur le trait final et sublime — au sens prosodique — de ses célèbres sonnets, légèrement imités de ceux de Nerval :
Et de ce m.m.m..arbre mort on fait un Dieu vivant.
Qu’il soit en.c.c.c.c.courtiné de beb.r.r.rocard ou de serge.
Ces vers trop fameux et qui semblent aujourd’hui, tels de vieux coquillages, avoir perdu leur écho, n’étaient pas encore réunis en volume. Ils jouissaient d’une grande réputation. Dès que Heredia, naturellement flâneur et fumeur de cigares énormes et exquis, avait composé un sonnet, il le promenait et le récitait par la ville, de sorte que chaque auditeur ou groupe d’auditeurs se croyait ainsi privilégié. La légèreté de son bagage a été pour beaucoup dans sa renommée. Il fut homme non seulement unius libri, mais encore unius libelli. Ainsi paraissait-il, à la gent irritable des confrères envieux, moins redoutable que s’il eût été à la tête d’une dizaine de volumes ou de pièces en vers. Il lui était beaucoup pardonné, parce qu’il avait peu écrit. Par ailleurs, il traduisait une Véridique Histoire de la conquête de la Nouvelle Espagne, dont il citait volontiers des phrases retentissantes, accompagnées d’un fulgurant regard. Enfin, il avait toujours à l’horizon un Don Quichotte, exactement transporté de l’original en français, qui eût été l’image fidèle du chef-d’œuvre de Cervantes. Il est bien malheureux que ce travail n’ait pas vu le jour. Ancien chartiste, érudit autant que poète, grand admirateur de Quicherat, de Morel-Fatio et de Mérimée, Heredia était d’un contact agréable. Mais il manquait totalement de caractère. Barbey d’Aurevilly disait de lui : « C’est un nègre, mossieur… » Après de si brillants débuts et l’apogée académique, la suite de son existence littéraire devint, comme nous le verrons, mélancolique. Le temps de Lemerre fut son beau moment.
Nous aurons ainsi à constater, chemin faisant, les hauts et les bas de bien des réputations littéraires. Tel, qui eut un départ lumineux, rentra dans l’ombre assez vite. Tel, au contraire, peina longtemps et obscurément, puis arriva soudain à la gloire. Il est assez rare qu’un écrivain se maintienne toute sa vie sur la ligne de faîte.
J’ai prononcé le nom de Barbey d’Aurevilly. Le public a été deux fois injuste envers lui : d’abord en ne lui accordant pas la considérable place à laquelle il avait certainement droit ; ensuite en grossissant sa légende de dandy ridicule, au détriment de son singulier génie.
Quoi qu’on ait raconté sur ses origines, Barbey d’Aurevilly, au temps de Lemerre, avait une héroïque noblesse, une allure, un ton et des mots inoubliables. Pauvre et fier comme Artaban, illusionné de la Manche française comme l’autre de la Manche espagnole, mais d’un à-pic extraordinaire dans quelques-uns de ses jugements, ferme en ses opinions et croyances, à une époque où tout vacillait dans l’épaisse sottise démocratique, éloquent et spirituel à la façon d’un Rivarol, aéré comme Chateaubriand, bien plus logique que lui, visionnaire des paysages de son Cotentin comme un vieil aigle, le maître du Chevalier des Touches et de Vieille Maîtresse inspirait au gamin que j’étais une profonde admiration. Il avait la tête dans les cieux. Il ne ressemblait pas aux autres hommes de lettres. Ses aphorismes, ses condamnations, ses éloges tombaient de haut.
Un jour d’hiver, par un froid sec, mon père l’emmena, de chez Lemerre, jusqu’à un restaurant des Champs-Élysées, encore ouvert et bien chauffé, dont je ne me rappelle plus le nom. Tous deux parlaient vivement de Flaubert, que défendait avec passion Alphonse Daudet, qu’attaquait avec passion Barbey d’Aurevilly. Je marchais à côté d’eux, très attentif et intéressé, car Flaubert, chez nous, était roi.
Une fois installés : « Que prenez-vous ?… »
« Du Champagne », répondit d’Aurevilly comme il aurait dit : « De l’hydromel. »
Vieux guerrier édenté, au verbe sifflant et irrésistible, il avala coup sur coup quatre, cinq verres de cet argent liquide et mousseux. Puis il se mit à parler, si fort et si bien, que la caissière émue ne le quittait pas du regard. Mon père lui donnait la réplique. Le soir venait. On alluma le gaz et, au bout d’une heure environ, étant derechef altéré, ce démon de Barbey redemanda : « Une seconde bouteille de Champagne, madame, je vous prie. » J’étais émerveillé. Il portait ce jour-là, pour cette prouesse improvisée, un grand manteau noir flottant, doublé de blanc, et le fond de son chapeau haut de forme était de satin écarlate. Mais qui donc aurait eu envie de rire en entendant de pareils accents !
Sa voix ajoutait au prestige. Il l’enflait, puis la baissait harmonieusement. Il eût fait un orateur consommé. Perpétuellement tourné vers ce qui est grand, généreux et original, il possédait un répertoire d’exploits galants et militaires, où le farouche le disputait au précieux dans un excellent dosage très français. Imaginez une interpolation des Vies des Dames galantes de Brantôme avec les Vies des grands Capitaines. Son horreur de la vulgarité s’affirmait, quand il disait à mon père : « Votre Zôla », comme s’il y avait eu sur l’o plusieurs accents circonflexes et dépréciateurs.
Je l’ai montré grand et beau buveur. Un soir à Champrosay, le domestique, se trompant, versa à la ronde, au lieu de vin blanc, une antique eau-de-vie de prunes, dépouillée certes, mais encore vigoureuse. D’Aurevilly se faisait toujours servir au ras bord. Avant qu’on n’eût eu le temps de l’avertir de la méprise, il avait déjà tout englouti d’une lampée, sans nul émoi, comme si cette rasade eût été naturelle.
Il avait en horreur certains contemporains, pour la mollesse de leur style ou la vulgarité de leurs idées. D’où son mot célèbre, au sujet du plus prolixe d’entre eux : « Ses parents, mossieur, vendaient de la porcelaine. Lui, c’est un plat. » Mais il était tout indulgence et bonté envers les petits confrères laborieux et miteux, qui font péniblement leur chemin dans le journalisme. Il citait volontiers Byron et les lakistes, Shakespeare, les Pères de l’Église et les grands classiques. Somme toute, une admirable personnalité, un diamant que rien ne pouvait rayer, sinon un autre diamant de même taille et de même clivage. On l’eût vainement cherché parmi ceux de sa génération.
Tout autre était Leconte de Lisle. Il avait certes un beau masque glabre, âpre et railleur sous le monocle, mais il sentait le rond de cuir. C’était un fauve de bibliothèque, une sorte de fonctionnaire venu des Îles, aigri, mécontent, et qui faisait des mots sur ses chefs. Le peuple de statues qui se pressent dans ses Poèmes barbares a conquis, je le sais, de nombreux, d’ardents suffrages. Il m’a toujours laissé insensible, et ce tailleur de marbre, armé de son ciseau et de son marteau, ne m’a jamais été sympathique. Le plus bizarre de sa destinée, c’est qu’il n’ait point lâché en liberté le satiriste et le polémiste qui existaient certainement en lui, et qui se traduisaient par cette définition de Hugo : « bête comme l’Himalaya », ou de Zola : « le porc épique ». Nous avons, dans ses vers, une partie de sa nature, la contemplative, comparable aux somptueux dessins du givre sur la vitre. Il nous manque la combative, à laquelle ne supplée pas la mémoire de ses habitués. Je le range parmi les très rares vedettes qui ont traversé ce monde sans se livrer, qui ont emporté leur secret psychologique dans la tombe. Il avait l’air de quelqu’un que sa poésie ne délivre pas du tout, — en dépit de Gœthe, — et qui porte en soi un damné. Mais il est bien certain que nous n’aurons jamais la clef de cette énigme, étouffée sous l’eurythmie.
Je le rencontrais, hors de chez Lemerre ou de la maison paternelle, se promenant dans les allées du Luxembourg, avec ses joues de bébé féroce, sous un de ces vastes et luisants chapeaux tromblons que Mallarmé appelle « un météore ténébreux ». On m’avait appris à le vénérer. Mais je le vénérais avec inquiétude. Il semblait quelqu’un qui déambule en souhaitant la mort et la peste à ses contemporains… et ce visage scellé comme une dalle ! Quant à ses ouvrages, ils me font l’effet d’une grotte de glace où pendent des stalactites en forme de trompe d’éléphant et de bonnet de fakir. Il a trouvé le moyen, l’éminent frappeur de carafes et marteleur d’alexandrins, de congeler l’Illiade et l’Odyssée. Sous sa traduction, les combats de l’Illiade ont l’air de morgues, et les aventures d’Ulysse de chambres de réfrigération à bord d’un paquebot. Il est de ces auteurs impeccables qu’il conviendrait de lire entre deux draps chauds, avec une boule aux pieds. J’ajoute, à ma honte, que, même ainsi muni, je dormirais bien vite.
Particularité qu’il faut noter. Mme Leconte de Lisle, femme d’aspect doux et timide, telle qu’une libellule épouvantée, qui avait dû être gracieuse, accompagnait chez nous son illustre mari. Jamais je ne lui ai entendu dire un seul mot… je le jure… pas un seul. Les vers du maître l’avaient pétrifiée.
On racontait que, faisant partie de l’opposition à l’Empire, il touchait une pension de l’Empire. Mais ceci ne suffisait pas à expliquer le malaise qui émanait de lui et qui tenait, je pense, à une prodigieuse faculté de haine sans issue. Elle le rendait semblable à un bourreau en villégiature, qui a oublié son couperet. Il en conservait le reflet dans l’œil.
Quelle différence avec Sully Prudhomme, l’ami des mathématiques et du genre humain ! Je ne l’ai connu qu’empâté, mais d’une grâce charmante, souriant et aimable, confidentiel, tel qu’un chef-d’œuvre dans la pénombre. À contre-jour, il avait l’air peint non par Rembrandt, mais par un très bon élève de Rembrandt. C’était un scrupuleux, qui répétait volontiers : « Je vais y réfléchir… Je vais y penser… J’ai songé à ce que vous m’avez dit… » Sa conscience philosophique, littéraire et même grammaticale était presque maladive. Il traitait les jeunes gens en hommes faits. Sachant que j’étais un bon élève, il me donna rendez-vous un matin chez lui faubourg Saint-Honoré, pour me lire du latin et du français. Je ne comprenais pas tout le latin, qui était de Lucrèce et difficile, mais je répétais « oui, monsieur… certainement monsieur » et il avait la gentillesse de ne pas me pousser, de faire comme si j’avais été Turnèbe ou Pic de la Mirandole.
— Vous vous destinez à la médecine, et pourtant vous avez, je le vois, de fortes dispositions littéraires.
— Monsieur, j’aime beaucoup les lettres.
— Il faut cultiver cela. Même en science, les humanités sont utiles. Écoutez ceci, qui est de Pascal.
Il atteignit le livre et me lut, en les soulignant avec conviction et lenteur, quelques passages. J’aurais voulu lui montrer que je l’admirais et que je connaissais un grand nombre de vers de lui. Mais il paraissait considérer cette partie de son œuvre comme négligeable. Il était tout occupé de philosophie de l’esthétique et, ayant refermé Pascal, il se lança dans de longues explications, qui me parurent ingénieuses mais arbitraires, et que bientôt je n’écoutai plus du tout. Il me fit promettre de retourner le voir souvent. Ce fut plus tard, à la publication de mon premier livre, suite de dialogues métaphysiques et, pour le coup, fort ennuyeux. Cet excellent Sully Prudhomme avait eu la patience d’en analyser un ligne à ligne et il me proposa ses objections. Que j’étais confus et heureux ! À ce moment, il observait le régime lacté et il buvait à la tasse par petites lampées, comme un chat, en me poursuivant sur mon objectivisme, qui n’était pas de moi, mais bien plutôt de Lachelier et de Boutroux. Son beau visage était devenu cireux et immobile. Son strict et mélodieux lyrisme, comme emprunté à un rêve de Pythagore, était mort en lui. Il ne s’intéressait plus qu’à la sagesse et à sa demi-sœur la science. Son âme donnait l’impression d’une onde pure où se reflétait, par moments, un tableau noir.
François Coppée, amusant, prime-sautier, avec son œil gris de Parisien malicieux, dans un profil de médaille romaine, était l’âme de la librairie Lemerre. Il ne quittait pas plus sa cigarette que Banville la sienne et il parlait un peu comme Banville, en serrant les dents, mais sans déblayer. Son geste favori consistait à tirer ses manchettes. Son timbre de voix accentuait les r, par exemple dans le mot « prrrodigieux », et il riait lui-même, de bon cœur, des inventions comiques qui se succédaient sur le guignol charmant de son imagination. Tant de finesse s’alliait chez lui à la plus naturelle indulgence, à un sens littéraire très sûr. C’était un ami parfait. Je l’ai vu de près, et de plus en plus près, depuis ma prime jeunesse jusqu’à sa mort, car mon père le fréquentait avec délices. Cette petite phrase « Nous avons Coppée » signifiait que le dîner et la soirée seraient un enchantement. Au temps de Lemerre, on eût bien étonné le poète du Passant, de Severo Torelli et des Intimités en lui annonçant qu’il s’occuperait un jour de politique. Néanmoins son scepticisme n’avait rien de choquant ni de voulu. C’était plutôt le je-m’en-fichisme d’un poète élevé à la dure, et qui jouissait de l’aisance et du succès comme un collégien de ses vacances. Il disait déjà « le grrand Empereur » en parlant de Napoléon ; il aimait les récits de batailles, ce mélange héroïque et familier que Hugo a symbolisé dans un chapitre des Misérables, sous ce titre : L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis. Comme Alphonse Daudet, il animait tous les sujets et transmuait volontiers le plomb en or. Les humeurs et la négligence physique de Léon Cladel — il prétendait que ses poux sautaient à travers le passage Choiseul, reconnaissables entre mille, — étaient une de ses plaisanteries favorites. Quelqu’un ayant publié un livre intitulé Léon Cladel et sa kyrielle de chiens, ce titre devint aussitôt, dans la bouche de Coppée, Léon Cladel et sa kyrielle de poux. Il appelait Ompdrailles « le tombeau des lecteurs », au lieu de « le tombeau des lutteurs », et Montauban, tu ne le sauras pas « Léon, tu nous embêtes et tu ne l’ignoreras pas ». Il avait fait les vers suivants, que je gaze et modifie un peu, à cause des dames :
Cladel vit refuser son roman « Poil du nez »,
Que le Rappel donna de Ventôse à Frimaire,
Par Charpentier, Hetzel et Marpon étonnés.
Où peut-on être mieux qu’au sein du bon Lemerre !
Les inventions effroyables de Cladel, qu’il appelait « la commère tragique » transportaient de joie François Coppée et il le poussait à les détailler, à les corser, à ajouter d’horribles détails, fœtus bouillis et dépecés, enfants trucidés par des confrères, scélératesses et perversités sans nom :
« Alors vous êtes certain, Cladel, qu’ils avaient étouffé le pauvre petit être dans un tiroir… ?
— Certaing, tout à fait certaing, j’ai vu le tiroir rempli d’os et de sangue… » répondait Cladel, les yeux écarquillés, peignant ses longs cheveux de ses grands doigts aux ongles noirs.
Une autre fois, Cladel racontait qu’un directeur de journal était venu lui proposer une collaboration, « avec de l’or plein un chapeau ».
— Vous êtes sûr — demanda Coppée — que ce n’était pas plein un pot de chambre ?
D’ailleurs ce lyrique des petites gens, excellent, simple et savoureux comme le pain, se mettait en quatre pour obliger ses confrères malheureux, placer les manuscrits, obtenir des avances d’argent, des prix académiques, des décorations. Sa conversion fut le parachèvement d’une existence toute de douceur et d’angélique charité. Il fallait le voir donner à un pauvre dans la rue, ou dans sa petite antichambre rue Oudinot. Si naturellement noble et fier, il était de plain-pied avec tout le monde. Il racontait les belles actions d’autrui avec une émotion fraternelle et son œil railleur se mouillait quand il parlait du sublime dévouement de Mlle Read auprès de Barbey d’Aurevilly. Nul plus que lui n’avait horreur du cabotinage. Nul ne chérissait davantage les travers des cabotins, leurs habitudes, leurs manies, cette veine inépuisable de comique.
Arène et Mendès étaient aussi des familiers d’Alphonse Lemerre et, parmi tant de divergences, Coppée et Mendès demeuraient liés. Quand on signalait à Coppée cette bizarrerie, il répondait : « Que voulez-vous ?… deux vieux chevaux de retour du Parnasse… » Car, dès la quarantaine, il s’étiqueta vieux, malgré la jeunesse de son rire et la persistante fraîcheur de ses sentiments.
Venaient encore assidûment au passage Choiseul : Valade et Mérat, deux poètes inséparables, que l’on appelait Malade et Vérat ; le brave petit André Lemoyne, aimable et sautillant, qui mâchonnait ses vers comme un lapin fait d’une feuille de chou ; Léon Dierx, raisonnable, luisant et immobile ainsi qu’une boule d’escalier. Le docteur Cazalis enfin, qui signait Jean Lahor, débordait de confraternité et d’enthousiasme, citait à tout bout de champ du Marc-Aurèle et du Confucius, de l’Épictète et du Ramayana, du Shelley, du Byron et du Keats. Sa conversation était un pot-pourri d’extraits sublimes, coupé de « tonnant, tonnant » de « ft’étonnant », car il zozotait et, tout en s’émerveillant, tripotait les mains, les épaules ou la cravate de son interlocuteur. Il me détachait régulièrement mon bouton de col, puis, satisfait de son travail, courait aussitôt à un autre, en vociférant un fragment de ses Indiens, une strophe de Li-taï-pé ou de Thou-fou. C’était un cher bonhomme, certes, terriblement ennuyeux quand on était pressé, mais sans cesse féru d’une nouvelle marotte, protection des paysages, certificat physiologique de mariage, maison esthétique à l’usage des classes pauvres, et toujours trépidant, et toujours convaincu, et toujours sous vapeur. J’espère, pour ses voisins des Champs-Élysées, qu’il s’est un peu calmé depuis sa mort.
Mendès affichait, vis-à-vis de Dierx, un immense respect, une quasi-vénération. J’ai toujours soupçonné qu’il entrait là dedans quelque comédie. Il se servait de Dierx pour en écraser d’autres et embêter Villiers de l’Isle-Adam.
Cependant vivait à l’écart, écrivant à la Liberté des articles de critique remarquables et remarqués, fréquentant chez quelques amis intimes, dont mon père et Albert Duruy, un homme jeune encore, barbu, mince et solide, à la chevelure de jais, abondante, aplatie et rejetée en arrière, aux yeux brillants, que l’on appelait Édouard Drumont. Nous l’aimions beaucoup. Personnellement, j’éprouvais une vive sympathie pour lui, car il savait parler aux jeunes gens, il avait en toutes choses et en littérature une opinion solidement motivée, et il donnait une impression de rare énergie, de sécurité. Il y a ceux qui diminuent les choses et les gens, les milieux où ils fréquentent, qui sont marqués du signe algébrique « moins ». Édouard Drumont était marqué du signe « plus ». On avait plaisir à le voir arriver et, dès qu’il ouvrait la bouche, à être de son avis. Il faisait des armes avec furie, de la façon la plus dangereuse pour lui comme pour son adversaire, en risque-tout. Mon père disait : « Drumont a raison de s’entraîner, car le livre qu’il est en train de préparer ne sera pas une petite affaire. »
Quel était ce livre ? Je n’interrogeais pas là-dessus, ayant toujours eu horreur des questions indiscrètes. Mais quand nous tirions, Drumont, Alphonse Daudet et moi, dans notre petite salle d’armes du rez-de-chaussée, avenue de l’Observatoire, on ramassait, à chaque séance, une demi-douzaine de fleurets cassés.
À cette époque lointaine, en effet, les règles de l’épée étaient inconnues, les maîtres Ayat et Baudry n’avaient pas encore bouleversé la technique des armes et du duel.