Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Devant la douleur/Chapitre VIII
ans le temps où l'Action française chassait le juif déserteur
Henry Bernstein de la Comédie-Française, une
vieille petite dame sémite, ivre de rage, proclamait à sa table,
devant une vingtaine de salonnards : « Mais Léon Daudet, lui
aussi, a déserté ; je le sais, j’en suis certaine. » Un de mes amis
présent lui répondit : « Non, madame, ça se saurait. »
En effet, ainsi qu’en témoigne mon livret militaire, — classe 1886 — j’ai accompli, sans encourir une seule punition, une année de volontariat au 46e régiment de ligne, rue de Babylone à Paris, en qualité de médecin auxiliaire. J’ai fait ensuite mes trois périodes réglementaires de réserve et de territoriale au 28e bataillon de chasseurs alpins à Grenoble et au fort de Vulmis dans la Tarentaise. Ce sont là pour moi d’excellents souvenirs, traversés d’épisodes joyeux. À Babylone, j’avais comme compagnon Jean Charcot, qui depuis s’est fait un nom d’explorateur au pôle Sud, Edmond Fournier, dont j’ai dit précédemment les remarquables travaux, Henry Meige, Paul Noguès, devenus deux lumières de la médecine et de la chirurgie, Georges d’Esparbès et Georges Vanor, ce dernier enlevé trop tôt à notre amitié. Je ne dirai pas que la servitude de la caserne nous enchantait tous les jours, que la visite à l’infirmerie le matin nous était un délice, mais nous accomplissions tous notre besogne de notre mieux, en esquivant le plus possible les corvées supplémentaires.
Notre procédé, d’ailleurs classique, consistait à faire la bête. Partagés entre l’hôpital, les cours aux infirmiers et les malades du quartier, — blessés, fiévreux, vénériens, disaient les pancartes, — nous savions nous rendre insaisissables.
— Daudet, m’accompagnerez-vous à la marche cet après-midi ?
— Mon lieutenant, je ne demanderais pas mieux. Malheureusement, nous avons le cours du 102e de ligne, boulevard de Port-Royal.
— Vous ne pouvez pas le remettre ?
— Impossible, mon lieutenant. Ordre du colonel.
— Et demain matin ? Venez-vous à la leçon d’équitation de l’École militaire ?
— Nous allons au Val-de-Grâce, mon lieutenant.
Au bout d’un mois, tous nos supérieurs avaient renoncé même à réclamer de nous des explications. De temps en temps, le colonel Alessandri, excellent chef au visage sévère, débonnaire dans le fond, nous questionnait pour savoir où nous en étions, si nous nous mettions au pas.
— Mais sûrement, mon colonel.
— Et vous n’avez rien à me demander ?
— Rien du tout, mon colonel.
— Ça va bien, vous pouvez disposer. — Puis, nous montrant à ses officiers, il murmurait avec orgueil : « Ces jeunes gens… » Jamais il ne complétait sa phrase.
Une fois il y eut alerte. C’était en été. Depuis quelques jours je découchais, grâce à des trésors de diplomatie et à une entente préalable avec mon sergent-major. Or, le dimanche, mon père invita son vieux camarade Alessandri à venir dîner à Champrosay. Au retour, dans le train, mon colonel prononça cette phrase qui me glaça le sang : « Je vous autorise ce soir à rentrer chez vous. Je vais en passant prévenir le poste. »
J’aperçus aussitôt les conséquences de cette mesure inusitée, la réponse du sergent de garde : « Mais, mon colonel, le médecin Daudet ne couche pas à la caserne en ce moment… », le branle-bas, la découverte du pot-aux-roses. J’affirmai froidement que je préférais rentrer au quartier, n’étant pas attendu à mon domicile rue de Bellechasse.
— C’est bon. Alors je vais vous accompagner.
Il me fallut ainsi rentrer, traverser la cour, gagner la chambrée où tout le monde ronflait déjà, où il n’y avait pas de lit disponible, le mien étant occupé. Je n’hésitai pas. J’allai secouer mon ami d’Esparbès.
— Hein, quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
— Mon vieux, je reviens de la campagne avec le colo. Il veut te parler en bas tout de suite.
D’Esparbès est un si brave type qu’il ne suppose jamais qu’on puisse lui faire une blague. J’entends encore sa voix étonnée : « Oh ! mon vieux, non, c’est vrai…, qu’est-ce qu’il peut me vouloir à cette heure-ci, le colo ?… C’est peut-être qu’on va me changer encore de régiment. » Il faut vous dire que la protection du général Boulanger, rencontré un soir au Chat-Noir, l’avait arraché à une garnison lointaine et fastidieuse, pour le rapatrier à Paris. Il vivait dans la terreur de repartir.
Je répondis évasivement : « C’est possible ». D’Esparbès se leva maugréant, enfila son pantalon, sa capote, disparut dans l’obscurité, tandis que je prenais sa place encore chaude. Au poste, bien entendu, on l’envoya promener, en lui demandant s’il n’était pas saoul. Cinq minutes après, il revenait, me trouvait couché et ronflant. Ici commença une scène digne du Lidoire de Courteline, lui m’adjurant de lui rendre son plumard, moi le priant avec solennité de me laisser dormir. Finalement, je l’expédiai à l’infirmerie où il trouva, sur une chaise, asile chez les blessés. C’est ainsi que le dîner à Champrosay du colonel Alessandri fut cause que Georges d’Esparbès passa à la caserne une nuit blanche.
Au commencement, nous faisions du zèle et des pansements compliqués selon les formules ultra-modernes de nos hôpitaux. Mais bientôt la routine de l’infirmerie et le scepticisme de notre bon major — dont j’ai compris depuis la haute sagesse — nous ramenèrent à l’ipéca, au sulfate de soude et au bain de pieds à la moutarde, ainsi qu’à l’ouverture des panaris en cinq secs.
— Vous allez-t-il me faire mal, m’sieur le major ?
— Mais non, mon garçon, assieds-toi là et ferme les yeux.
Crouc, un bon coup de bistouri bien appliqué et ça y était. Le soldat se tordait de douleur sur sa chaise, ce pendant que, pour le consoler, nous lui tenions les habituels propos : « Eh bien ! tu en verras de plus rudes, à la guerre… Tu es un homme, sacrebleu ! » et autres fariboles délurées. Le panaris des autres semble toujours insignifiant.
La seule complication qui nous ait donné vraiment du fil à retordre fut une rage de dents d’un sergent, un dimanche, à la caserne de la Nouvelle-France, faubourg Poissonnière. Je ne me rappelle plus qui était de garde avec moi. Ce sergent souffrait tellement qu’il me fit pitié. En l’absence du major, nous décidâmes de le débarrasser de sa prémolaire, qu’entourait une gencive rouge, enflammée. Après avoir frotté celle-ci d’un coton imbibé d’éther, je saisis un davier, empoignai le chicot et tirai. Malgré tous mes efforts, impossible d’avoir cette maudite dent. Je passai l’instrument à mon camarade : « Essaie, toi, moi j’y renonce ». Un craquement sourd indiqua enfin que l’alvéole cédait. La prémolaire se mit de champ sur le maxillaire, mais à partir de là s’obstina et ne bougea plus, tel un obusier incliné sur un rempart sanglant. Nous étions en nage. Quant au sergent, je n’essaierai pas de vous décrire son manque infini de satisfaction, ni ses « M’sieur le major, ah ! m’sieur le major ! », ni ses hurlements qui remplissaient la cour du quartier. Car c’était l’été et la fenêtre, par hygiène, demeurait ouverte.
En fin de compte, il fallut faire venir un fiacre, y pousser le pauvre garçon et nous mettre à la recherche d’une clinique dentaire ouverte en dépit du dimanche. Nous en découvrîmes une, rue de Rivoli. L’homme de l’art, en un tourne-main, extirpa, non sans un sourire de commisération, la scélérate qui nous avait donné tant de mal. Le sergent, se tenant la joue, le remercia, nous remercia, emporta précieusement son bourreau dans un bout de papier et, chose admirable, ne douta pas une minute de notre science : « J’ai bien compris, m’sieur le major, qu’vous n’aviez pas au quartier l’fauteuil qu’il fallait pour ça. » Ce qui l’avait le plus épaté, c’était, en effet, le luxe du mobilier du dentiste. Il répétait avec admiration : « Y en a, sûr, pour un billet de mille francs ».
Le prestige de la médecine auprès des simples tout court est presque aussi grand que celui qu’elle exerce auprès des simples des salons. Les uns et les autres s’imaginent qu’un diplôme et des examens confèrent la science infuse. La vérité est que nous connaissions un grand nombre de cas chirurgicaux et médicaux mais que la pratique nous manquait. Dans le doute, admis à l’examen d’un cas difficile, nous faisions la moue professionnelle qui n’engage à rien, qui signifie : « Diable ! c’est à voir… » ou bien un léger sifflement indiquant que l’affaire nous paraissait sérieuse. D’où grande allégresse chez notre patient.
— Du moment que j’suis retenu à la chambre, j’aimerais bien un congé, m’sieur le major.
— On en parlera à votre capitaine. Quelle compagnie ?
— Deuxième du trois. Merci, m’sieur le major.
Le malade se retournait, en soupirant de joie, dans son lit. J’ajoute que nous avions la main large, que cela se savait et que la moitié des troupes casernées à Babylone et à la Nouvelle-France a pris copieusement l’air cette année-là. De temps en temps d’Esparbès nous disait : « Mon vieux, j’ai une rougeur dans le cou ; si ça tournait au furoncle, hein, tu me signerais une petite escampette ? Chouette alors ! »
Nous lui répondions : « Ton cas est différent. Tu es poète. Tu dois donner l’exemple de l’assiduité. On n’est que trop porté, dans l’armée, à considérer les poètes comme peu sérieux.
— Oh ! la la, quelle blague, mon vieux, quel sale type ! Eh bien, je vous retiens, les élèves médecins. »
Autre scène comique. Un soldat en uniforme de notre régiment avait, en chemin de fer, flanqué une terrible pile à un civil, qui se trouvait être un personnage important de je ne sais quel ministère. Tous les présents au quartier reçurent l’ordre de descendre dans la cour, où le civil parut bientôt, avec une tête comme un melon, un œil poché et trois dents cassées. C’était évidemment un joli travail. Nous avions essayé de persuader à d’Esparbès que le civil le reconnaîtrait.
— Mais puisque j’ai couché au quartier cette nuit-là.
— Ça ne fait rien. Tu es poète, donc tu attires l’attention. Cet imbécile, atteint évidemment de paramnésie, s’imaginera qu’il t’a déjà vu.
— De para quoi ?
— De paramnésie, illusion qui fait croire, à l’observateur d’une circonstance, qu’il s’est déjà trouvé dans une circonstance analogue.
— Oh ! mon vieux, je suis frais ! Mais c’est encore une blague. Si, si, c’est une blague, puisque vous rigolez.
D’ailleurs le civil fut de bonne foi et ne reconnut pas d’Esparbès. À quoi tient la destinée ! S’il avait menti et reconnu d’Esparbès, celui-ci ne serait pas devenu administrateur du musée de Fontainebleau.
En ce temps-là, il n’y avait pas d’antimilitarisme dans les casernes de Paris. Chacun y accomplissait son service ponctuellement, sans aigreur. Notre colonel, étant Corse, avait attiré un grand nombre de ses compatriotes, adjudants, sergents-majors, simples soldats, que leurs camarades traitaient quelquefois de « corsicos » et de « mangeurs de châtaignes » sans qu’il en résultât de fâcheuses querelles. Soit qu’ils fussent particulièrement douillets, soit que la médecine les intéressât, ces insulaires gradés nous prenaient tout le temps des consultations sur les bobos, rhumatismes, saignements de nez qui les tourmentaient.
« Élève médecin, je ne puis pas faire ça. » L’homme tentait d’accomplir un mouvement compliqué, puis y renonçait avec une grimace.
— Eh bien ! sergent, ne le faites pas.
— Mais à quoi ça tient, élève médecin ?
— À la nature peccante de vos humeurs.
Meige ayant eu la faiblesse de s’intéresser à l’anthrax d’un sergent-major, dut le panser pendant quinze jours de suite. L’autre s’informait sans cesse de l’état du « germe », demandait si le « germe » était parti, s’il n’allait pas revenir. En attendant, c’était Meige qui revenait au quartier, mais sans plaisir, je vous en réponds.
Il n’y avait pas encore d’antimilitarisme dans les casernes de Paris et cependant le ferment existait. Trois ouvrages en témoignent : le Cavalier Miserey, d’Abel Hermant, le plus nocif et le plus sournois, où la haine du petit mandarin de normale contre le chef militaire est très virulente. C’est le seul ouvrage d’Hermant qui ait de l’accent, de la sincérité, qui ne soit pas un truquage, ni une interversion, ni une transposition hallucinatoire, ni un cauchemar gelé. Sous-Offs, de Lucien Descaves, livre amer, vigoureux, pessimiste, conçu selon la formule du naturalisme d’alors. On y devine un sentiment du devoir, obscurcî, aigri par les corvées inévitables de la caserne en temps de paix. Biribi enfin, de Georges Darien, le plus chargé de colère, où passe le souffle révolutionnaire de Vallès, accompagné d’un furieux siroco en plein soleil. C’est de ces trois volumes que sont sortis Gustave Hervé première manière et les égarements que l’on sait. Ils ont eu un retentissement profond dans beaucoup de tempéraments quinteux et bilieux, rebelles à la discipline et que rebiffait sourdement — sans qu’ils se rendissent bien compte des motifs de leur aversion — l’obligation du service militaire. J’ai vu cet ensemencement se faire sous mes yeux, comme une expérience de laboratoire. C’est le plus souvent sur les coteaux littéraires que s’allument les incendies sociaux. Les écrits, dans un pays rapide et intelligent comme le nôtre, ont une importance de premier rang. Ainsi que dans l’incendie de Troie, proximus ardet Ucalegon.
Axiome : Les maux qu’engendre la littérature ne peuvent être guéris que par la littérature.
Corollaire : Un volume erroné se réfute, non par une brochure accessible à tous, sommaire ou primaire, du genre « bon pour le peuple », mais par un autre volume allant à la racine du fléau, ou par une longue série d’actions fortement pensées et solidement déduites.
N’oublions jamais que ce sont les encyclopédistes qui ont préparé la Révolution. Ces erreurs meurtrières ne pouvaient être détruites que par un corps de doctrine approfondie, que par une propagande intellectuelle de niveau supérieur. Dans toute affection du système nerveux central, il faut soigner le cerveau et la moelle, non les nerfs.
Totalement méconnues de la plupart des réactionnaires jusqu’à l’apparition des travaux du grand Maurras, ces vérités sont encore aujourd’hui ignorées des pâles conservateurs. Ils s’imaginent qu’on peut se débarrasser de l’antimilitarisme avec des arguments sentimentaux, à l’aide d’images d’Épinal, ou en traitant de crétins les instituteurs non patriotes. Ils prêtent à leurs adversaires leur manque de sérieux.
Or, il y a vingt-cinq ans, personne, tout au moins chez les hommes de lettres, ne soupçonnait que les romans précités et la Débâcle de Zola préparaient un redoutable scepticisme quant au devoir militaire. Ces cris de révolte, ces blasphèmes semblaient des impulsions isolées, sporadiques, des bizarreries dont il eût été ridicule de s’inquiéter. Ceux qui, comme Sarcey, protestaient dans la presse, le faisaient de la façon la plus lourde, la plus maladroite, la plus déplaisante, en appelant d’abord les juges et les gendarmes à la rescousse, au lieu de recourir à des raisons, en maudissant au lieu de réfuter. Ainsi, vers 1889, s’amoncelait peu à peu en silence, dans la pénombre des cénacles littéraires et sorbonicoles, le sinistre orage qui devait éclater huit ans plus tard.
Le matin, sauf exception, nous allions au Val-de-Grâce, alors admirablement tenu, hôpital modèle entre tous, où professaient des maîtres de premier ordre parmi lesquels je citerai un Villemin, un Kelsch, un du Cazal.
Le professeur Kelsch était petit, d’aspect timide, avec deux yeux pénétrants dans un visage étroit et pileux. Il parlait comme Potain, à voix presque basse, et comme Potain il joignait à l’instinct médical irrésistible la plus haute culture scientifique. Sa bonté, sa douceur étaient extrêmes, sauf quant aux nécessités du service. J’ai passé en sa compagnie des heures délicieuses, car chaque malade devenait pour lui l’occasion d’une substantielle causerie, où il nous transmettait le meilleur de son expérience. Il allait trottinant le long des escaliers, traversant les immenses cours, les multiples salles qui relevaient de sa juridiction clinique, revêtu de la longue blouse grise qui lui donnait l’air d’un modeste peintre en bâtiment, son képi, d’où les galons se détachaient, sur la tête, suivi du sergent Brochet, qui prenait note des régimes et des observations culinaires. Ensuite, de son même pas égal, il faisait le tour des chambres d’officiers. Partout il portait la consolation, l’encouragement, le conseil amical et tendre. Partout il écoutait avec patience les plaintes et les pressants appels de l’humanité souffrante, qui tendait les bras vers lui comme vers la suprême espérance. Car tous connaissaient sa maîtrise et tous songeaient : « Si celui-là ne peut rien pour moi, c’est que mon mal est incurable ».
— Allons, mon capitaine, un peu de patience. Vous en sortirez, je vous le promets.
— Sans opération, monsieur le principal ?
— Avec une petite opération que nous ferons, si vous le voulez bien, demain matin.
Celui-là, affligé d’un cancer de l’intestin, répandait une effroyable odeur. M. Kelsch nous disait : « Restez à la porte, c’est vraiment suffocant ». Lui entrait et demeurait là une demi-heure, essayant de distraire et de consoler le condamné à mort. Il lui interdisait ceci ou cela, comme aliment ou comme hygiène. Sur mon étonnement, il me dit : « C’est un homme fort intelligent. Si je lui permettais tout, il comprendrait ».
L’héroïsme simple était dans sa manière. Un matin débarqua au Val-de-Grâce, à cheval, en pantalon d’uniforme et en habit de soirée, un général connu, qui avait occupé un poste éminent à l’École de guerre. Un fiacre suivait avec sa cantine. Le général demanda à voir le médecin chef. En l’absence de celui-ci, on le conduisit, avec tous les signes extérieurs du respect, au professeur Kelsch. Le dialogue suivant s’engagea :
— Docteur, je sens que je deviens fou. D’ailleurs, ma tenue excentrique le prouve suffisamment. Veuillez, je vous prie, m’interner dans une chambre à part.
— Mais certainement, mon général.
— Soyez convenable et prenez une attitude plus militaire. Je suis votre supérieur.
— Oui, mon général.
Et M. le principal Kelsch, voyant à quel genre de dément il avait affaire, rectifia humblement sa position.
— Avant d’entrer en cellule, je désire qu’il soit bien entendu que j’aurai chaque matin un plat d’épinards.
— Oui, mon général.
— Et que ma décoration — c’était la cravate de commandeur, qui brinqueballait sur le frac — sera accrochée à la tête de mon lit.
— C’est entendu, mon général.
Or l’infortuné, à peine arrivé dans sa chambre spéciale, commença à donner ces signes d’agitation qui précèdent de peu l’accès de fureur. On n’avait pas eu le temps de lui passer la camisole de force et il avait conservé sa boîte à rasoirs. Il s’agissait de reprendre celle-ci.
Deux élèves du Val-de-Grâce réclamèrent l’honneur de cette mission plus que dangereuse. Kelsch les écarta doucement : « Non point, messieurs, cela me regarde. » Sans hésiter, il entra dans la pièce où le fou commençait à bondir. Il l’écarta de sa petite main, marcha vers la cantine ouverte, prit la boîte aux rasoirs et sortit sans hâte. Nous l’aurions embrassé ! D’un visage impassible, il continua sa visite, comme si rien d’anormal ne s’était produit. Seulement, à la fin, se tournant vers nous, il murmura : « Je crains bien que ce pauvre général ne savoure pas longtemps ses épinards. » Car il avait le pronostic infaillible, comme un rebouteux de campagne.
Le nom du médecin en chef Villemin est célèbre pour ses remarquables travaux sur la contagion de la tuberculose. C’était un savant en tous points admirable. Il habitait dans la même maison que nous, 31, rue de Bellechasse, et j’ai eu le bonheur d’être soigné par lui à la suite d’un choc violent sur le crâne. J’ai pu me convaincre de la supériorité des médecins militaires de premier plan sur un grand nombre de médecins civils fort réputés et à la mode. Le corps du service de santé de nos armées de terre et de mer a été trop souvent calomnié et rabaissé. Il y a là une élite désintéressée, d’un courage et d’une énergie à toute épreuve, qui a beaucoup fait pour la science, où le scrupule, la discrétion, l’honneur n’ont jamais fléchi. Le cours du professeur du Cazal sur les devoirs de notre métier était une merveille et d’une psychologie plus pénétrante que celle de M. Ribot, à coup sûr. Je garde une profonde reconnaissance à ces maîtres si dévoués et si sages, qui vivaient à l’écart de la brigue de Faculté, sans ambition malsaine, dans l’unique joie du devoir accompli. Au milieu de l’affaissement général des caractères, — affaissement qui tient au régime seul, — ils demeurent une des grandes ressources du pays.
Jusqu’ici, au cours de ces souvenirs, j’ai négligé les épisodes personnels, qui n’ont en général qu’un intérêt fort limité. Cependant, il faut que je mentionne une petite histoire qui fit couler beaucoup d’encre et dont, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais eu l’explication complète. Les étudiants en médecine sont tapageurs. Ils prennent souvent dans la rue et aux dépens de la paix publique — comme disent les instructions des sergents de ville — leurs revanches des tristesses de l’hôpital et de l’amphithéâtre. Un soir, au cours d’une bagarre un peu vive avec des passants susceptibles, je fus conduit au poste en compagnie de Jean Charcot, de Georges Hugo et de Philippe Berthelot. L’affaire n’eut d’ailleurs aucune suite, car les torts étaient réciproques, mais, en raison des noms des délinquants, elle s’ébruita. Le grave Temps en fit un récit exagéré et sévère, où était déploré, en termes prudhommesques, le mauvais exemple que donnaient les benjamins de la République. Mme Séverine, qui ne badine pas sur le chapitre de la morale, nous traita de « fils à papa », de « petits choses » qui ne songeaient pas à devenir « quelqu’un ». La saison étant vide d’événements, cette gaminerie prit en quelques heures des proportions épiques, ainsi que dans un conte de Courteline. On ne nous ménagea ni les admonestations, ni les remontrances, ni la tirade sur les avortons dégénérés de familles glorieuses et laborieuses, qui galvaudent l’héritage paternel ou grand-paternel. On alla interviewer Alphonse Daudet, Marcellin Berthelot, le Dr Charcot, Edouard Lockroy et une dizaine de professeurs de Faculté. La note fît le tour des journaux allemands, anglais, belges, italiens, russes. Six mois après, il nous en revenait encore des échos de l’Amérique du Sud et de l’Indo-Chine. Jamais nous n’aurions pu supposer qu’un coup de torchon au coin de la rue Racine et du boulevard Saint-Michel occuperait ainsi l’opinion mondiale.
Mon père n’avait pas pris la chose au tragique. Mais il écrivit à son vieux camarade Adrien Hébrard une lettre figue et raisin, pour lui annoncer que, dans ces conditions, il ne donnerait pas au Temps le roman promis, que ledit roman demeurerait sa Quiquengrogne. Lockroy au contraire feignit un violent désespoir à la pensée que la gloire de Hugo, qui lui était si chère et profitable, risquait de sombrer dans cette aventure, en même temps que le prestige de la démocratie. Comme ce ridicule hourvari servait indirectement ses ténébreux desseins, je l’ai toujours soupçonné d’avoir mis de l’huile sur le feu et favorisé en sous-main le scandale.
Depuis j’ai revu maintes et maintes fois Adrien Hébrard et toujours avec une grande sympathie et un très vif plaisir. H m’est arrivé forcément de lui déplaire par mon attitude politique, par telle ou telle campagne de presse. Il en était quitte pour s’écrier alors, avec cet accent indigné qui avait tant de saveur dans sa bouche : « Léon, oh ! quel imbécile ! » Mais je suis sûr que tout au fond il ne m’en voulait pas et que le souvenir d’Alphonse Daudet venait toujours effacer ce mouvement d’humeur passagère. Du plus loin que je me rappelle, je vois, à la table familiale, l’assistance déridée, soulevée, exaltée, par l’esprit magnifique et prime-sautier de ce grand observateur de choses et de gens. Si jamais celui-là a écrit ses souvenirs, ce sera pour les lecteurs de l’avenir un enchantement. Ils verront revivre toute une époque, avec ses travers, ses ridicules, ses erreurs et jusqu’à ses tics. La mémoire infaillible du directeur du Temps clichait les éléments comiques d’un personnage, petit ou grand, avec une précision et une sûreté à la Daumier. Il avait naturellement le trait à la fois vif et philosophique et son mot, tel le javelot antique, vibrait encore, une fois fixé dans la chair de sa victime. Mais cela sans nulle méchanceté, ainsi que dans un jeu ou un tournois.
Ce petit homme, pétri de malice et qui avait couvert de fameux brigands, n’avait jamais fait, volontairement, de mal à personne. Il avait vu des gens de toute sorte et quelquefois les pires gredins, monter et descendre l’escalier de la fortune en se bousculant et en s’injuriant. Il avait vu les ambitieux jouant des coudes sur le palier parlementaire, les voleurs vidant les poches de leurs voisins, les traîtres palpant leurs deniers, les roublards changeant de camp et de programme, les vicieux perdus par leur tare secrète. Il avait tout compris, tout deviné, tout flairé. Il n’était pas un de ses contemporains, des types de son bateau, dont il n’eût pesé le fort et le faible. Il avait été flatté, adulé, léché, renié, reflatté, réadulé, selon les hauts et les bas de sa carrière, comme personne, attendu que son pouvoir fut stable et son journal indispensable au régime. Il n’avait conservé, de tant d’avatars et de tant de mécomptes, nulle aigreur, soit qu’il fût né sans illusions, soit que la chute de ses illusions ne l’eût jamais fait souffrir, soit qu’il préférât son amusement à la rancune. Combien certes il avait raison !
On remplirait deux, trois volumes des formules ingénieuses et souvent profondes qu’il a trouvées, des récits qu’il a dispersés au milieu d’un rire communicatif, d’un rire d’enfant heureux au plein soleil, des sentences qu’il a édictées avec une fausse solennité, pour les détruire presque aussitôt. Mais ces volumes, non écrits, non colligés par lui, perdraient leur saveur, leur arôme, leur bouquet. Car il était grisant et vif comme un vin de terroir, où passaient tous les parfums de toutes les radicelles du sol français. En outre, il était abrégé, elliptique, pressé d’en finir avec ce qu’il racontait, au rebours des raseurs comme Sardou, qui préparaient, avec une lenteur de vieux jardinier, un feu d’artifice minuscule.
Quand on demandait à mon père quel auteur il emporterait dans l’île déserte, il répondait souvent : « J’emporterai Adrien Hébrard ». Chose miraculeuse, le directeur du Temps avait précisément échappé au temps. Il était demeuré, jusqu’au moment où j’écrivais ceci, tel qu’il était, il y a trente ans, quand il entrait chez nous derrière la délicieuse Mme Adrien Hébrard, blonde et belle comme une fée peinte par le Titien et dont la voix avait la douceur d’un chant de tourterelle. L’union du charme féminin et de l’esprit viril est à mes yeux une des fêtes d’ici-bas. Nul, devant le ménage Hébrard, n’échappait à cette impression. Mes yeux d’enfant la reçurent si vive qu’elle n’est point encore dissipée.
Une certaine vision ironique conserve-t-elle les individus, ou cette vision est-elle le signe d’une bonne santé foncière, permettant de franchir les étapes morbides ? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est que l’injure des ans s’attaque moins à des gaillards comme Adrien Hébrard ou Georges Clemenceau qu’à d’autres, d’aspect plus robuste et durable. Se fichant de presque tout et de tout le monde, ces privilégiés de la durée n’attachent plus à leur santé ni à la fuite des heures ce prix excessif qui engendre la mélancolie et met les tissus organiques en dépression. Selon Alphonse Daudet, l’ironie est le grand antiseptique et je pense que cette comparaison va très loin. Plus que l’Académie française, le rire confère, dès ici-bas, l’immortalité conditionnelle.
Je clos, sur cette constatation agréable et rassurante, un volume où j’ai dû, bien à regret, accumuler des aspects douloureux ou tragiques. Cet exposé était indispensable, du moment que j’avais promis d’être sincère et complet. Il me reste à vous conter maintenant comment le jeune homme que j’étais au début de mes études de médecine a réagi contre la double étreinte du matérialisme de l’École et du milieu républicain où il était plongé jusqu’au cou, et s’en est arraché violemment. Ce sera le sujet de la prochaine série de mes souvenirs.