Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Devant la douleur/Chapitre IV
eposons-nous un moment de la médecine et des bons docteurs,
en revenant à la littérature, au théâtre, à la politique,
pendant cette époque trouble que traversa le courant du
boulangisme. Dans notre monde déjà antiparlementaire, mais
complètement aveugle sur la nocivité essentielle du régime
républicain, deux événements produisaient une impression
considérable : l’amaigrissement méthodique, systématique
d’Emile Zola, la folie commençante de Guy de Maupassant.
Seuls, ceux qui ont fréquenté assidûment le groupe des écrivains
et des journalistes — entre 1885 et 1892 — peuvent se
rendre compte de l’importance extraordinaire qu’on attacha à
ces épisodes. Je ne puis y songer sans sourire.
À distance, cette modification dans l’état physiologique de l’écrivain le plus dégoûtant, sans contredit, du XIXe siècle, prend quelque chose de comique. Alors on en parlait — et surtout Zola lui-même — gravement. Comme il le répétait d’une voix rageuse, en fixant Aurélien Scholl aux aguets derrière son monocle : « Que voulez-vous, ve n’ai pas d’esprit… Les peintres des maffes n’ont pas d’esprit ».
C’était le temps en effet où, sous prétexte de peindre « des masses » et de dresser le plan en relief et en odeur de ses Rougon, Macquart, Saccard et Cie, il dévorait indistinctement des manuels, des résumés scientifiques ou prétendus tels, sur l’hérédité, les tares, les foules, l’individu résumé de l’espèce, et toutes les calembredaines de l’évolutionnisme à la mode. Il se faisait inviter à des soirées de riches industriels, à seule fin de se documenter. On l’apercevait, replet et sombre, tel un philosophe de Couture, dans un coin du buffet, examinant l’assistance, meublant sa mémoire grossissante de silhouettes découpées et rapides que son imagination maladive associait ensuite en drames et orgies de chair et de sang. Alentour, les gens murmuraient : « C’est Zola. Il est ici pour prendre des notes ». Il avait une réputation de badigeonneur belliqueux, d’implacable charcutier, qui l’enorgueillissait, à laquelle il tenait beaucoup ; et périodiquement dans le Figaro de Magnard, il expliquait avec brutalité ses vues hilarantes et ses théories de primaire congestionné. La plupart de ces articles ont été réunis en volume. On ne s’ennuie pas une minute en les relisant. Les jugements critiques de Zola sont invariablement portés par rapport à son « moi ». Ayant découvert cette chose falote baptisée falotement par lui « naturalisme », c’est-à-dire la prédominance de l’appareil digestif et procréateur sur l’esprit, il accueillait arbitrairement, dans ses casiers stercoraires, tel écrivain et rejetait tel autre, le tout avec une ignorance, un contentement de soi magnifiques : « Ça, c’est de la vie, ça a le souffle large, éperdu, de la vie. Ça n’a rien d’étriqué. C’est lumineux et direct. Je le prends, je m’en empare. Confrère, tu es mon élève. Je te colloque dans ma grande lignée, à la suite de mes Rougon. »
En effet, l’animal avait à peu près inventé et certainement popularisé cette phraséologie littéraire et artistique, tombée depuis dans le domaine courant, où reviennent les termes « vie, large, libéré, émancipé, détendu, débridé », etc., etc. Ce qu’on en a « débridé », à l’époque, de plaies sociales ! Pour le naturalisme tout était convention, préjugé, mensonge : la toilette des femmes, la bonne tenue à table, le non-emploi de gros mots dans la conversation. Ouvrez les romans de Zola et de ses imitateurs. Selon le vers de Baudelaire, « on s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux ». Les millionnaires, d’une lubricité folle, passent leur existence dans les pires débauches, rouent de coups leurs femmes légitimes, lesquelles sont ou des empoisonneuses ou des voleuses, ou des anges d’une incomparable pureté. Les domestiques ronflent sous les tables, à côté des bouteilles vidées. Ce pendant qu’un peuple hâve, mais inculte, le vengeur de demain, montre le poing à ces fenêtres orgiaques, avant de se rendre à son dur travail. Parmi ces forçats de l’or et du pain circulent quelques Savants (avec un grand S), — ils ont tous le fameux front en tour et plissé de Zola, — lesquels répandent leur grand cœur en paroles, annoncent que cet excès de misère va finir, montent sur des promontoires montmartrois et s’attendrissent devant le soleil se couchant « dans sa gloire». Conception des choses, des gens et des « vaftes problèmes contemporains, mon bon », extrêmement courte et sommaire, mais que le « géant » vaseux de Médan délaya et redélaya dans trente volumes de huit cents pages, représentants et garants, devant l’étranger, de la société française au XIXe siècle.
C’est néanmoins dans la peinture de ceux qu’il appelait des « nobles », des « fins de race » que l’égoutier de Médan s’est surpassé, reprenant à son compte toutes les balançoires des journaux républicains, après l’échec du 16 Mai. Il faut voir cela dans le texte, les mœurs et habitudes qu’il prête à ses modèles, tous efflanqués et malingres, traînant une existence oisive et désolée au milieu des « superstitions d’un autre âge ». C’est le cortège des malheureux qui tournent le dos à leur siècle, à Darwin, à Spencer, à Claude Bernard. Car pour Zola, comme d’ailleurs pour Clemenceau, qui en est demeuré à cette éthique, il est inadmissible qu’un « noble » ait jamais lu Darwin ni Claude Bernard, ni même Letourneau ou Ernest Haeckel. Un monsieur qui a un titre a été forcément élevé chez les Jésuites et chacun sait que, chez les Jésuites, on n’étudie ni l’histoire, ni les sciences, ni la sociologie. On en demeure à ces auteurs réactionnaires, à ces suppôts de l’obscurantisme qui sont Homère, Virgile et Racine.
Car Zola, ai-je besoin de le dire, détestait et maudissait les humanités. Les abeilles qu’est-ce que c’est que ça ? Des aristocrates du monde des insectes. Elles ont des reines, Dieu me pardonne ! Parlez-moi des mouches de water-closets, qui tournent comme de bonnes démocrates, dans l’atmosphère des conduites de plomb — voir Pot-Bouille — et qui participent au large mouvement d’assainissement de la société. Pour Zola, plus une chose est sale, plus elle est saine. Il a les larmes aux yeux quand il décrit le fumier, cette genèse ; il se lave dans l’égout avec délices et considère comme d’infâmes hypocrites et des saligauds tous ceux qui préfèrent d’autres ablutions. Un peu plus, il les rangerait parmi les « nobles ». Son œuvre est la glorification de l’immondice, cette chose auguste. Il est vrai que, quand il a voulu nous la faire à la pureté, il a écrit le Rêve, ouvrage affreux, d’une blancheur chimique, où la candeur semble obtenue par la distillation des pires engrais, où l’orgue est installé au milieu des champs d’épandage, et où les vidangeurs habituels à l’écrivain sont costumés en premiers communiants. Le malheureux, avant de se mettre à ce pâle cauchemar, avait pioché des ouvrages mystiques ! Il s’imaginait pouvoir fabriquer cela comme le reste, en badigeonnant d’azur son groin.
Subitement, sous je ne sais quelle influence, Zola eut l’idée de se faire maigrir suivant la recette ordinaire : suppression de la boisson pendant les repas, thé chaud, légumes à discrétion, pas de pain. Déjà les médecins conseillaient ces régimes qui font, par leurs alternatives, le désespoir de l’estomac. Zola maigrit rapidement. Il se sentit alerte, rajeuni. Il abordait mes camarades : « Quel âge avez-vous ?… Vingt ans !… Dire qu’on a vingt ans, mon bon ami !… Ah ! si j’avais encore mes vingt ans !… la Veuneffe, la Veuneffe, il n’y a que ça de vrai… Vivez, feunes gens, vivez, tandis que nous philosophons. » Puis c’étaient des hymnes sur l’amour, comme dans les scénarios de Gustave Charpentier : « Aimez, feunes gens, dites-vous bien que feul l’amour vaut la peine de vivre. L’amour, c’est la seule liberté, le grand rachat. » Mes condisciples de l’École de médecine me disaient : «Il est gentil, mais il devient un peu raseur, ton Zola. C’était mieux quand il nous interrogeait sur Claude Bernard. » Le maître de Médan découvrit simultanément « les vraies jeunes filles », — comme il disait, avec une mine gourmande et grave à la fois, — et aussi, par une étrange association, la beauté morale de la vérité et le rayonnement de la justice. Il se représentait cette dernière ainsi que dans les chromos, en vraie jeune fille, décolletée, un glaive à la main. Seulement le glaive, survivance militaire, devait être remplacé par une plume trempée dans l’encre.
L’amaigrissement de Zola coïncida avec la dislocation de ce qu’on appelait, à cause des Soirées de Médan, l’école de Médan. Dans la première page de Là-Bas, Huysmans, qui de longue date en avait assez, rompit carrément les amarres avec « le ponton » et « son vocabulaire », ce pendant que Céard tirait de son côté et écrivait pour le théâtre et le roman, dans une formule indépendante, fort éloignée de celle du prétendu maître. Vers le même temps, paraissait en tête du Figaro un manifeste antizoliste, connu, dans l’histoire anecdotique et littéraire, sous le nom de « manifeste des Cinq » et signé de cinq écrivains de la génération montante : Bonnetain, Rosny aîné, Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches, qui dénonçaient, eux aussi, les erreurs du naturalisme. À la suite de quoi, un illettré aux pieds de plomb, du nom de Henri Bauer, qui pontifiait à l’Écho de Paris, écrivit un article des plus comiques, pataud et courroucé, où il interpellait successivement mon père, Maupassant — est-ce toi, Guy ? — et quelques autres leur demandant lequel avait monté la tête aux cinq et provoqué ce mouvement de révolte. Il finissait, dans une phrase où il était question d’« écran japonais », par désigner clairement Edmond de Goncourt, lequel n’aimait pas plus Zola que Zola ne l’aimait, mais était d’une admirable droiture et incapable certes d’une manœuvre oblique. Quant à Maupassant, en proie à la plus tragique des luttes intérieures avec les prodromes de la paralysie générale, il se tenait assez à l’écart de ces débats littéraires ; mais depuis longtemps déjà il suivait sa voie personnelle, bien plus dans le sillon de Flaubert que dans celui de Zola.
Pour se consoler de ces défections, Zola, délesté d’une partie de son lard et de ses disciples, découvrit la musique dans la personne de son fidèle Bruneau, prédestiné de toute éternité à cette collaboration cacophonique, par une lointaine ressemblance physique avec le maître. Jusqu’alors Zola, dénué de tout sens du rythme, ce qui apparaît assez dans sa prose, et désireux d’imiter sur ce point Victor Hugo, dont il enviait la popularité, déclarait volontiers qu’à part Beethoven — « un très grand homme et d’une belle silhouette broussailleuse, mon ami », — les assembleurs de sons ne valaient pas tripette. Quand, à la maison, Massenet, Pugno, ou un autre se mettait au piano, Zola se renfrognait et commençait à agiter fébrilement le pied droit, tout en secouant son oreille droite de son petit doigt boudiné. C’était chez lui le signe de l’énervement et de l’impatience.
Du moment que ce brave Bruneau s’offrit à mettre en sonorités les bruits divers de l’épopée naturaliste, tout changea. Zola, frappé par la révélation de la gamme ascendante et descendante entrevit tout de suite une musique nouvelle, comme, avec l’aide de l’épouvantable juif de crasse et de mélodrame William Busnach, il avait entrevu un théâtre nouveau.
Chaque fois que la damnation du destin me fait entendre une de ces dégringolades de piles d’assiettes dans un tub de zinc auxquelles excelle le maître Bruneau, orchestrant de Médan et de ses pompes, j’évoque les pivoines épanouies en chromatiques du « grand vardin enchanté » de la Faute de l’abbé Mouret !
L’importance de la jeunesse, de l’amour, des jeunes filles et de la musique lui étant ainsi apparue, Zola amalgamant le tout avec la science, — qu’il ne s’agissait pas de laisser en route, ah ! fichtre non ! — écrivit le Docteur Pascal. Cette œuvre, réjouissante en tant qu’hymne à la vie et apothéose du laboratoire chastement tourmenté, est intéressante en ceci qu’on y trouve ces tendances à l’apostolat qui devaient fleurir en l’honneur de la nation juive, quelques années plus tard. Alors que, dans les Rougon-Macquart antérieurs, tous les personnages du peuple de la bourgeoisie et de la noblesse (!) sont en proie à des tares sans nom, à l’alcool, à la débauche, à l’appétit du meurtre, au satyriasis perpétuel, nous voyons apparaître maintenant, au milieu de la ronde des singes et des boucs, quelques « géants » de bonté, de magnanimité, de douceur qui rachètent l’humanité à tous ses niveaux. Dans ces romans de la deuxième manière, le vertueux que tourmentent « les moiffons dorées de l’avenir » est invariablement un colosse, très souvent blond (pourquoi ?), qui pardonne à jet continu des fautes de toute couleur, quelques-unes même sur lesquelles il n’aurait pas à se prononcer. Ces hercules, mouillés de pitié et de fraternité, sont des transpositions reconnaissables de Zola en personne. L’auteur a soin de leur prêter tantôt le vaste front plissé, tantôt le nez « largement ouvert, sensitif, flairant la grande réconciliation humaine » qu’il pouvait distinguer, tout en écrivant, dans son miroir. D’ailleurs ils tueraient un bœuf d’une chiquenaude, mais, tout occupés de leur microscope ou de leur épure ou de leur système économique, ils ne feraient pas de mal à une mouche. Politiquement ces « véants » sont fermement républicains, saupoudrés de radicalisme, de socialisme, d’antimilitarisme, et, à l’aube comme au crépuscule, ils montrent le poing à un monument de l’obscurantisme, qui est tantôt Lourdes, tantôt le Sacré-Cœur, tantôt, faute de construction symbolique, une simple école de village. Tout aussitôt ils se rassurent, en songeant que l’école laïque arrangera tout cela.
Ici encore l’influence de Hugo est visible, avec cette différence que le Sacré-Cœur a remplacé Notre-Dame de Paris et que les figurants ont délaissé le pourpoint moyen-âge pour la bonne blouse, comme dirait Arthur Meyer. Rapprochez Coupeau dans l’Assommoir et un des géants blonds de Paris, de Travail ou de Fécondité, et vous verrez comment Zola, cherchant à atteindre le monde des travailleurs, « de l’âpre prolétariat qui sue et qui peine dans d’obscurs labeurs », a remplacé ses fantoches souillants et puants du début par d’autres fantoches aussi arbitraires, mais lavés, brossés, peignés, désalcoolisés, capables de devenir, du jour au lendemain, des sous-secrétaires d’État dans un cabinet radical.
Le Zola gras jouait les personnages austères, les moralistes, les « chaftes ». Le Zola maigre se laissa aller, et bientôt le dérèglement, d’ailleurs morne et plat, de sa vie d’intérieur fut la fable de nos milieux. Je n’insiste pas, ayant horreur des anecdotes et indiscrétions scandaleuses. Je relèverai seulement que, là comme ailleurs, le souvenir de Victor Hugo et de ses deux ménages ne cessa pas de le hanter. Il y avait, dans le prétendu novateur fécal, un instinct d’imitation fort curieux. Quel « hérédo » lui aussi, et quel malaise mental dans son énorme, dans son vain, dans son sale fatras !
Le cas du pauvre Guy « maupassa » — si l’on peut dire — par une série de transitions, du comique au tragique. Bien que ne le voyant qu’à de rares intervalles, — car il avait peur et horreur des notations toujours imminentes d’Edmond de Goncourt, intime de notre maison, — j’étais renseigné sur son compte, à la fois par les écrivains ses confrères et par les médecins, mes maîtres ou mes camarades, qu’il consultait du matin au soir. Il m’intéressait vivement : je pensais et je pense encore qu’il ferait le sujet d’une monographie exemplaire, où les hommes de lettres apprendraient, par l’épouvantail, tous les pièges qu’il convient d’éviter.
Maupassant commença par le piège mondain. Un beau jour, on apprit qu’il s’était commandé trois douzaines de caleçons roses, deux douzaines de chaussures claquées vernies, des complets de toutes les couleurs, qu’il interrogeait gravement les chemisiers à la mode et leur découvrait une intelligence remarquable. Dans le même temps, il recherchait avec avidité les personnes titrées ou simplement répandues dans les cercles, les salons, les boudoirs de courtisanes huppées et intellectuelles, — car il y avait encore des courtisanes intellectuelles, espèce aujourd’hui disparue ; — il sollicitait leur avis et y conformait sa personne extérieure, ses façons jusque-là balourdes de manger, de se vêtir, de marcher et de monter à cheval. À ses camarades, qui le blaguaient sur ces changements et son snobisme, il répondait : «J’en ai assez d’être un paria… J’opère mon ascension sociale… Si jamais je fais un enfant, je désire qu’il soit un homme du monde… Je préfère un oisif bien élevé à un mufle de génie », et autres calembredaines dont on s’esclaffait, tout en le plaignant. Car le contraste de ses faiblesses et de son talent rude, énervé et sommaire lui attirait des sympathies.
Il fréquentait, bien entendu, chez la princesse Mathilde, où foisonnaient les salonnards et les juives le plus capables de le faire tourner en bourrique. Oisifs et oisives, alors acharnés sur le philosophe Caro, — qui valait certes Bergson, — découvrirent avec plaisir cette nouvelle tête de turc normand, passionné et congestif, féru de canotage et d’exhibition musculaire, auquel on s’amusa à monter les pires bateaux. Tantôt on lui conseillait l’habit rouge pour une soirée nullement costumée, et on jouissait de sa déconvenue, alors qu’il tombait en perroquet au milieu du deuil des habits noirs. Tantôt une belle lui donnait de faux rendez-vous, où il découvrait, sous chaque meuble, une dame ou un monsieur se tordant de rire. Une autre lui écrivait des lettres pâmées, qu’elle faisait signer par sa femme de chambre. On l’invitait, on le décommandait, on le soumettait à des usages absurdes, à des formalités inexistantes.
Il acceptait ces mystifications sans bonne humeur, mais avec patience, considérant ces familiarités comme autant d’épreuves, qui le rapprochaient néanmoins de ses augustes modèles. Puis il avait de brusques réveils, envoyait coucher tout le monde, allait lui-même coucher rageusement avec des bonnes ou des personnes de mauvaise vie, s’en vantait auprès de ses Dulcinées de la Haute, espérant ainsi les secouer et les émouvoir. Elles ne s’amusaient de lui qu’avec plus d’entrain, ne le pillaient que davantage et vite il leur revenait repentant, sollicitant avec humilité son pardon et la reprise du joug parfumé. On trouve le reflet estompé de ces alternatives dans Fort comme la mort surtout dans Notre cœur ; mais il a passé, bien entendu, à côté de son plus beau livre qui eût été sa propre histoire.
Bientôt on signala quelques excentricités du pauvre Guy, mises sur le compte de ses déboires sentimentaux. Je ne citerai ici que les plus convenables. Elles ne sont tout de même pas édifiantes.
C’est ainsi qu’il alla solliciter d’un médecin naturaliste fort connu, possesseur d’une bibliothèque de livres obscènes, — ce qui, entre parenthèses, est toujours inquiétant, — une édition illustrée du marquis de Sade : « Il s’agit — dit-il d’un air dégagé — de parfaire l’éducation d’une jeune cuisinière, qui a de grandes aptitudes à la débauche.
— Vous feriez mieux — répondit gravement le docteur en question — de lui acheter un livre de cuisine. »
Une autre fois, par un beau jour d’été, il avait organisé une partie de plaisir à la campagne. Le rendez-vous était gare Saint-Lazare. À chaque arrivant, Maupassant déclarait sa confidence : « Je vous préviens que nous déjeunerons nus. C’est une condition indispensable. » Il fut scandalisé de voir ses invités, gens posés, assez mal fichus, quelques-uns même appartenant aux Sciences morales, se défiler poliment. Il allait répétant : « Quelle hypocrisie ! »
Invité à dîner, comme dans la Tour de Nesle, par une dame du plus grand monde — du moins il le croyait — dont il poursuivait la conquête, il lui proposait gravement, après le potage, de courir en chemise et à quatre pattes autour de la table et il s’en allait avant le dessert, suffoqué par le refus épouvanté de la belle personne.
Entre temps, il commençait à se plaindre du bruit, de la lumière, des conversations. Il allait trouver des confrères qu’il connaissait peu, pour leur raconter ses démêlés avec son propriétaire à la suite de l’histoire suivante : un boulanger, habitant le rez-de-chaussée, attirait des cafards dans la maison. Maupassant déclarait avec feu : « Je ne puis pas supporter les cafards. N’est-ce pas que c’est épouvantable ? Que feriez-vous à ma place ? Donnez-moi un conseil.
— Déménagez.
— Impossible, j’ai un bail. Ce serait ruineux.
— Supprimez les cafards. Il y a des moyens pour cela.
— Oui, mais il faudrait employer des poisons violents et je ne le veux à aucun prix.
— Faites déguerpir le boulanger.
— Il a, lui aussi, un bail bien en règle. Mon propriétaire tient à lui. Je perdrais mon procès. »
La consultation se prolongeait ainsi pendant une heure, et l’interlocuteur énervé se demandait : « Quand ce raseur va-t-il me ficher la paix ? »
Comme il arrive, ses amis et ses relations mirent du temps à s’apercevoir qu’il déménageait. On disait : « C’est un fantaisiste, un être de caprice et de rêve, comme tous les poètes. » Ou bien : « Il est amoureux. Ça passera. » Les docteurs, harcelés et bassinés par lui, conseillaient les eaux, l’hydrothérapie, l’électricité, le bromure, le chloral, le voyage et tous les régimes connus : la suppression du tabac, des liqueurs, du vin, des femmes, du travail. Le pauvre Guy s’engouait pendant huit jours du professeur un tel, puis passait à un autre, puis à un autre. Un seul, dès 1886, avait vu clair dans son cas, nettement diagnostiqué la paralysie générale : le savant oculiste Landolt. Il avait gardé pour lui cet horrible secret, mais il ne conservait aucun doute sur l’inutilité de tous les traitements et sur l’issue fatale. Les salonnards et leurs dignes compagnes ne se doutaient guère qu’en jouant avec la sensibilité surexaltée du pauvre Guy, ils et elles jouaient avec le feu. J’ai toujours regretté, pour ma part, qu’avant de donner enfin le repos à son implacable tréponème, le malheureux garçon n’ait pas légèrement tordu le cou à deux ou trois de ses tourmenteurs et tourmenteuses. C’eût été là une salutaire leçon. Mais il préféra adapter au théâtre Musotte, en collaboration avec Jacques Normand.
De toute son œuvre, ce que je préfère c’est Sur l’eau, poème acre et brûlant, d’un pessimisme tendu, où s’entrevoit un paysage d’âme comparable à un mur blanc, hérissé de tessons de bouteilles en plein soleil. Comme il a dû souffrir, le malheureux qui promenait cette conception de l’univers à travers la société parisienne, en même temps qu’une naïveté d’enfant, qu’une concupiscence de muletier ivre ! Bien souvent, devant ces volumes de contes proprement écrits, vulgairement construits, sans prolongements, secs et brutaux, ou, vers la fin, pareils à des cauchemars, j’ai pleuré sur cette destinée farouche, autour de laquelle bourdonnèrent tous les frelons d’une morne époque et qui attira, avec toutes les mauvaises fées, le peuple effrayant des imbéciles à la mode.
Un jeudi soir, jour de réception chez Alphonse Daudet, comme je raccompagnais des amis dans l’antichambre, je vis entrer Guy de Maupassant. Il avait les prunelles dilatées et l’air sombre. Il demanda : « Goncourt n’est pas là ?
— Non, monsieur, il a la grippe.
— C’est bien ce qu’on m’avait dit. »
Il entra dans le cabinet de travail, où mon père aussitôt lui fit fête : « Ah ! c’est vous, le monsieur qu’on ne voit jamais. Vous avez bonne figure. Asseyez-vous et prenez un verre de bière. » Maupassant expliqua brièvement que la bière, toxique redoutable, lui détraquait l’estomac. Il me regardait comme pour dire : « Votre fils, qui fait ses études de médecine, sait cela. » Ensuite il tomba dans un profond mutisme, répondant par monosyllabes aux plaisanteries de ses copains, Léon Hennique entre autres, qui étaient présents. Il demeura ainsi, taciturne et pâle au fond de son fauteuil, dont il frottait les bras de ses mains courtes, et sa présence avait fini par jeter dans notre jeudi, si gai d’ordinaire, un froid terrible. Quand minuit sonna, tel un revenant qui n’a pas la permission de une heure du matin, il se leva et cérémonieusement prit congé. Lui parti, je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Il aurait tué de ses mains la petite Roque — c’est le titre d’un de ses meilleurs contes — qu’il ne serait pas plus accablé. Quelle soirée de Médan il nous a fait passer ! »
Alphonse Daudet secoua sa pipette blanche émaillée, legs de Flaubert, maître lui-même du pauvre Guy : « Le fait est que son silence avait l’air traversé de visions sinistres… Brr !… Allons, Pugno, un peu de piano, je ne veux pas aller me coucher sur cette impression-là. »
Nous ne devions plus revoir Maupassant.
Comment le bruit se répandit-il qu’un employé gazier du nom d’Antoine allait révolutionner le théâtre en jouant à sa façon, sur une toute petite scène du passage de l’Elysée-des-Beaux-Arts, des pièces réalistes, notamment Jacques Damour tiré d’une nouvelle de Zola, Eslher Brandès, de Léon Hennique et Sœur Philomène, d’après le roman de Goncourt ? Je ne sais. Ce qui est sûr, c’est que, du jour au lendemain, le nom d’Antoine fut connu, imprimé dans les journaux. La curiosité s’attacha à ce garçon résolu, laborieux, de visage intelligent, débrouillard comme pas un, qui avait seulement la manie de parler bas et de jouer de biais ou de dos, de telle façon qu’on n’entendait de ses rôles que les n. de d… et autres jurons à la mode. Car c’était le plein des « tranches de vie », des brutalités portées sur les tréteaux et le « géant » de Médan — comme il se qualifiait lui-même — trépignait de désespoir à l’idée que le naturalisme n’avait pas encore un théâtre à lui, destiné à ses pompes et à ses œuvres. Je me hâte d’ajouter que Hennique était déjà émancipé, préparait son magnifique Duc d’Enghien et que Goncourt souffrait vivement de tout rapprochement entre son éthique et celle de « ce cochon de Zola », ainsi qu’il l’appelait dans l’intimité. La confusion qui s’est établie à ce sujet dans l’esprit du public, par la ruse de l’auteur des Rougon, est à la fois comique et lamentable. Cet écrivain de sang italien, barbouilleur à la détrempe, orgueilleux et fourbe, a toujours excellé à englober et compromettre autrui, à faire groupe et à offrir comme cibles ses amis aux coups de ses propres adversaires. Le tout sous des apparences de bonhomme, de rustaud candide et très sain.
Quand Alphonse Daudet et Edmond de Goncourt eurent compris son jeu, il était trop tard pour réagir. La légende du cacographe, chef d’école, était installée.
En toute réussite, il y a deux éléments : l’une qui tient à celui qui entreprend ; l’autre aux circonstances de l’entreprise. Le moment choisi par Antoine pour lancer son Théâtre libre était favorable. Les auteurs dramatiques en vogue étaient vides ou vidés. La critique — Jules Lemaître à part — tâtonnait et ne donnait au public que des indications banales, baroques, ou vénales. C’était, sous une autre forme, à peu près la même situation qu’aujourd’hui, avec cette différence que le cinématographe n’était pas là pour guetter la succession du théâtre véritable et que les habitudes juives n’avaient pas encore envahi et transformé en Bourse, en marché aux pièces, les principales scènes de Paris.
Sardou occupait une situation analogie à celle que tient actuellement Edmond Rostand, avec la neurasthénie et la petite famille en moins. Son Arnaga s’appelait Marly-le-Roi et il remplaçait la calvitie, bordée de longs poils, par un béret. J’ai déjà dit quel raseur il était et combien les dîners en ville étaient attristés par son écrasant, son anecdotique bavardage.
Dumas fils, que j’ai rencontré seulement six ou sept fois dans des maisons amies, où on l’encensait avec excès, avait pris le rôle du censeur moraliste, du clinicien ergoteur pour crises d’âmes exceptionnelles : « J’aime mon mari, je ne puis me défaire de mon amant et j’ai une cousine, ma meilleure amie, qui aime à la fois mon mari et mon amant. Elle-même est mariée. Que me conseillez-vous ? » Ces problèmes et d’autres analogues semblaient le préoccuper vivement. Il leur trouvait des solutions arbitraires, formulées à la hussarde sous sa moustache blanche, devant lesquelles ses zélateurs des deux sexes se pâmaient. Cela allait si loin qu’une admiratrice fanatique, excellente personne d’ailleurs, Mme Aubernon, arbora à une soirée chez elle, dans sa coiffure, un petit buste du maître et récita quelques vers se terminant ainsi :
Déjà en 1887 ces pièces fameuses comme le Demi-Monde, Monsieur Alphonse, Diane de Lys, avaient terriblement vieilli. Ceux de ma génération les écoutaient avec lassitude, sans comprendre où était cette veine amère et brillante dont on leur parlait. Exception faite pour la Visite de noces, un court chef-d’œuvre. L’Étrangère, notamment, où Coquelin aîné en habit, au cours d’une soirée invraisemblable, claironnait la tirade des vibrions, l’Étrangère semblait tout à fait irréelle et privée de sens commun. La Femme de Claude, où il y a de la haine et de la force, est d’une sauvagerie un peu lunatique. C’est bien dans Denise que pérore un « bon ouvrier » si comique. On peut dire de Dumas fils qu’il a traversé l’existence sans la voir autrement qu’à travers le code, les traités de médecine de son temps et une paire de lunettes dont un verre s’appelle poncif, l’autre paradoxe. La naïveté et l’impulsion du nègre, quant aux femmes, sont en lui. Je préfère son effervescent papa, pondeur de truculente copie, qui, à travers mille insanités historiques, eut au moins le sentiment très vif des auberges et des routes de France.
Avec le même ébahissement que la plupart de ses contemporains, Dumas fils fréquentait les médecins. Au besoin il en inventait, prêtait du génie à un vague Polonais féru de régimes, à un rebouteux, à un obscur dentiste. Le seul savant sérieux de son intimité fut le bon et perspicace Dr Fabre. Vous trouverez encore des personnages pour vous soutenir qu’il était très séduisant. Après sa mort, ses familiers imaginèrent de perpétuer un dîner en son honneur, sous son égide. Idée fâcheuse, qui fait du repas rituel une corvée funèbre — si l’on se contraint à parler du mort — et, si on oublie le mort, une parade indécente. J’ignore si ce dîner persiste. Il finira par n’avoir plus comme unique convive que Louis Ganderax, le débonnaire, le barbu Louis Ganderax, lequel, tout en n’étant pas de l’Académie, est, comme chacun sait, immortel.
Cela commence ainsi que dans une fable : « Louis Ganderax adorait Meilhac. » Il adorait aussi Dumas fils, la princesse Mathilde, Popelin et une ou deux centaines de personnes en vue. Ganderax est le conseiller, le confident, l’assidu aux mariages et aux enterrements, que l’on aperçoit au fond des sacristies, tel le donateur en un coin du tableau, joyeux du bonheur ou triste du malheur d’autrui, l’œil noir et fin, soufflant d’une seule narine dans sa gigantesque barbasse où pourrait gîter un nid de sarcelles. À force de chérir ses contemporains, Ganderax en était arrivé à serrer sur son cœur les frères Calmann-Lévy, hideux petits juifs mondains et trifouilleurs, nourris des boyaux des écrivains français, éditeurs de la Revue de Paris, maîtres de la librairie qui porte leur nom. Ceux-ci confièrent à Ganderax la direction littéraire de leur périodique. Moment lumineux de la vie de Ganderax, — mon Dieu, que ce nom sonore et hérissé est donc agréable à répéter, — dès le début de laquelle Ganderax acquit très vite une extraordinaire réputation de correcteur et de pet-de-loup. Il renvoyait aux auteurs leurs épreuves couvertes, raturées de notes innombrables, où il leur proposait le changement de telle conjonction, de telle locution, de tel verbe, de tel substantif, de tel adverbe, de tel signe de ponctuation. J’ai précieusement conservé les morasses de mon livre Alphonse Daudet, surchargées ainsi de la minuscule et nerveuse écriture de Louis Ganderax, en long, en travers, dans la marge, entre les lignes, comme si une voiture d’arrosage pleine d’encre s’était promenée le long de ma prose. J’ajoute, et c’est là le plus surprenant, que les corrections de Ganderax étaient généralement sensées, opportunes et telles que l’auteur, jeune ou âgé, pouvait en tirer profit. Il y a comme cela de vieux professeurs de rhétorique que l’on a le tort de ne pas écouter et qui savent leur langue sur le bout du doigt. Je n’ai trouvé que René Boylesve pour partager mon avis quant à l’excellence de ces exercices d’assouplissement ganderaxotechniques, auxquels était soumis tout collaborateur de la Revue de Calmann — Paris[1]. Les autres le maudissaient, le vouaient aux dieux infernaux, pestaient, rageaient, s’emportaient, ou gardaient dans leur vésicule biliaire l’acre jus d’une vindicte recuite. Il y a encore, dans de lointaines provinces, des gens de lettres aigris qui ne cessent d’envoûter de petites statuettes de cire à l’effigie de notre cher barbu.
Or, par un phénomène assez fréquent, Ganderax, bon juge de la copie d’autrui, est mauvais juge de sa propre copie et ses produits furent, sont, seront, plutôt faiblards. Mais, étant immortel, il a le temps pour lui.
Je m’aperçois qu’au lieu de vous parler de Meilhac j’ai dépensé toute mon encre sur Louis Ganderax. Ça n’a pas d’importance. Car si Meilhac est connu pour sa collaboration avec Halévy, il est, en tant que Meilhac seul, aussi passé de mode que Dumas et que Sardou. On cite toujours la petite marquise comme un chef-d’œuvre. Je l’ai entendue. J’y ai bâillé ferme. Sa meilleure trouvaille, c’est l’actrice Réjane, qu’il a créée, fait débuter et paternellement guidée vers le talent et le succès. Au physique, Meilhac était un bourru bienfaisant, moustachu à la féroce, dans une face bronzée d’enfant inquiet, et qui parcourait le boulevard en tous sens, comme un vieil habitué de Tortoni et de la Maison-d’Or qu’il était. On le disait « parisien » jusqu’au bout des ongles et rempli des plus amusants sarcasmes. Mais les mots qu’on répétait de lui sentaient le rance et la lampe éteinte.
Si Henri Becque était assommant avec son juteux « hein ? quoi quoi ? » et sa conviction d’être un tortionnaire, un fléau des mauvais auteurs, il avait écrit en revanche deux des pièces les plus durables de cette maussade fin du XIXe siècle : la Parisienne et les Corbeaux. J’assistais à une des peu nombreuses représentations de ce drame sombre, aux reflets mordorés. Le public dérouté murmurait, se fâchait, s’en allait. Ce fut un four aussi complet que la Princesse de Bagdad de Dumas fils, où il y avait un « or vierge » assez réjouissant, et que la Bûcheronne de Charles Edmond, où il était trop question de la transfusion du sang. Les autres drames de Becque ont disparu. La Parisienne et les Corbeaux demeurent.
Or Antoine partait de cette idée pas bête que, derrière la troupe fatiguée des auteurs dramatiques célèbres, connus ou représentés, devaient s’en trouver d’autres, plus jeunes ou moins notoires, que l’on ne jouait pas et qui pouvaient être intéressants. Intuitif et jusqu’au génie, d’une activité prodigieuse, mais forcément peu cultivé, il crut d’abord à l’avenir du naturalisme et cette erreur initiale a pesé sur toute sa carrière. Il lui a manqué un guide — qui n’eût pas un manuscrit dans sa poche — éclairé et éclairant, un conseiller supérieur, capable de lui éviter les béjaunes et les faux pas. Il prit ainsi, dans le commencement, la brutalité pour la force, l’obscurité pour la complexité et toute pièce privée de jurons pour une fadaise. C’est ce qui explique le désarroi et l’enfantillage truculent de certains des premiers spectacles du Théâtre libre. C’était bien savoureux. Je revois, dans ses moindres détails, une des répétitions de Sœur Philomène où j’étais avec mon père, convoqué en ma qualité de carabin, afin de donner mon avis sur l’exactitude des tableaux d’hôpital et de la mise en scène. C’est là que je me suis pris, pour les dons prodigieux d’Antoine recomposant la réalité, d’une admiration qui n’a jamais défailli. D’un bout de bois ou de toile mis en place, d’un geste à peine indiqué, d’un personnage campé ici ou là, il tire des effets auxquels n’atteignit jamais Irving avec ses somptueuses dépenses. Ce mélange de magicien et de Gavroche possède une faculté de mimétisme qui lui permet de s’adapter aux milieux les plus divers, aux circonstances les plus disparates, avec l’intonation juste, le reflet dans l’œil, le mouvement, qui arrachent au spectateur un : « Comme c’est ça ! » Certes il a progressé depuis le passage de l’Elysée-des-Beaux-Arts et la Gaîté-Montparnasse ; mais il avait déjà tous ses dons. Il a ses défauts, parbleu ! Qui n’a les siens ? Néanmoins il est demeuré sincère et sans cabotinage après trente ans de théâtre et, quand je le croise dans un corridor ou dans un café, je remarque toujours avec plaisir, sur sa figure narquoise et bon enfant, sur son masque de Parigot indécrottable, cet amour de la vie et de l’intelligence, ce ressort invincible qui l’accompagneront jusqu’au suprême théâtre de son tombeau.
Jamais homme n’eut plus qu’Antoine l’horreur des embêtements et l’aptitude à en sortir. Son procédé consiste à se rendre invisible. Celui qui le poursuit sur la foi d’un traité ou d’une promesse orale — car il aime bien à dire « voui, mon vieux » — ne le trouvera plus ni chez lui, ni à son théâtre, ni dans la rue, ni au café, ni ailleurs. C’est un phénomène merveilleux, qui a enragé bien des auteurs, ses anciens camarades, et qui s’explique justement par sa malléabilité fantastique. Il se loge alors dans la peau glissante du monsieur que l’on ne peut plus jamais saisir. Il se fait, ainsi que dans les contes, l’eau qui fuit, le nuage qui danse et l’anguille de nulle part.
Mon très cher Santiago Rusiñol, peintre de paysage admirable, le Cervantès de la littérature catalane et espagnole contemporaine avait, il y a quelques années, promesse formelle d’Antoine que son noble drame les Mystiques serait joué à l’Odéon. Les Mystiques deux années de suite, furent affichés sur le programme de la saison et Santiago à Barcelone se réjouissait, et, tout en tirant sur son éternel cigare, répétait avec une moue joyeuse : « J’ai la parole d’Antoine. » Je lui disais : « Garde-la bien. Elle s’envole facilement. » Au bout de quatre ans de correspondance sans réponse, Santiago, venant à Paris, prit la résolution d’aborder Antoine coûte que coûte. Il y consacra six heures par jour pendant un mois. Il allait guetter l’insaisissable à la petite porte de la rue de Vaugirard sous les galeries de l’Odéon, au Weber où Antoine soupait fréquemment, devant un tailleur, un bottier, un chapelier qu’il savait être les fournisseurs d’Antoine. Or, suivant ma prédiction, il ne parvint pas à le rencontrer une seule fois. Antoine, averti par son instinct qu’un dramaturge catalan mécontent le recherchait, s’était complètement évaporé. En remontant dans le train, Santiago Rusiñol me déclarait avec un désespoir comique : « Personne ne voudra croire à Barcelone, figure-toi, Léon, qu’en un mois de Paris, j’aie pas pu mettre la main sur cet Antoine. »
Combien de fois ai-je entendu les aigres doléances de tel ou tel, qu’Antoine devait jouer sans retard, puis qu’il avait noyé, comme un poisson, dans le flot de ses atermoiements innombrables ! Ayant toujours vécu au milieu d’une cohue de camarades auteurs, dont quelques-uns sont fort tenaces, il n’a jamais fait que ce qui lui chantait. Cet enfant du faubourg est un néronien.
Sœur Philomène, où il jouait l’étudiant Barnier, fut un des premiers spectacles qui lui permit de lancer un n. de d… retentissant, conforme à l’esthétique de 1885. Interrogé sur le point de savoir si on disait toujours n. de d… dans les salles de garde, j’affirmai que oui, que cette mode n’avait pas disparu. Le fait est que ce terme et un autre encore, plus connu et plus naturaliste, revenaient dans toutes nos conversations. Après avoir longtemps hésité et consulté ses auteurs, pour savoir s’il proférerait son n. de d… debout ou à plat ventre sur une table, Antoine adopta la deuxième attitude. Le petit scandale en fut très goûté. Je ne distingue plus très bien les figures ni de Vidal, ni de Byl, qui avaient adapté à la scène le roman des Goncourt. Je sais seulement que l’un d’eux était maigre, creux, noir, avec les yeux cernés d’un poitrinaire. Le pauvre garçon est mort à l’heure qu’il est.
Sauf l’illettré Henri Bauer — dont les éloges, portant à faux, étant autant de coups de massue — et Catulle Mendès, qui avait dans ses tiroirs, parmi les flacons d’éther, quelques ours en prose ou en vers à caser, la critique fut plutôt malveillante pour les commencements du Théâtre libre. Sarcey répétait obstinément : « J’comprends pas », bien que les pièces représentées au début fussent plutôt faciles à comprendre. L’on prétendait que sa pruderie hebdomadaire n’était que le masque de ses petites noces et bambochades de vieillard salace, mais tout rond. La vérité est qu’appartenant à la génération du second Empire, il n’aimait guère que le vaudeville et le drame à tiroirs, les Surprises du divorce, les âneries de Sardou et de Gandillot, ou les pièces, comme il disait, « bien ficelées, solidement cousues » de Dumas fils ou d’Augier. Je lui ai entendu exposer sa candide esthétique en long et en large, à un dîner chez Lockroy, 140, avenue Victor-Hugo, où il rencontrait Renan pour la première fois. À ce repas assistaient également l’ambassadeur de Chine, — dont j’ai oublié le nom, — magot presque muet, François Arago, fils de l’ambassadeur à Berne, barbe blonde d’une rare niaiserie, surnommé par nous « Fandango » ou « le plus bête de la Carrière », son père Emmanuel Arago, bonne pâte de démoc 48, plaisantin septuagénaire au nez énorme et violet, le politicien bossu et ergoteur Deluns-Montaud, Gustave Larroumet, directeur des Beaux-Arts et quelques autres.
On attendait beaucoup du frottement de Sarcey et de Renan, lequel approuvait, les yeux mi-clos à la pachyderme, en s’empiffrant d’énormes morceaux. Renan commença par assurer Sarcey de sa profonde et dévote admiration pour sa personne « si notoire, si excellemment notoire » et pour le théâtre en général. Quelque temps auparavant, il avait fait représenter, à la Comédie-Française, un à-propos en prose assez burlesque en l’honneur de Victor Hugo, un 1802, accompagné de coups de canon et d’un couronnement de statue, dont il était le seul à avoir gardé un radieux souvenir. Sarcey, les yeux luisants derrière une vaste paire de lunettes, l’en complimenta. Larroumet intervint, en souriant de toutes ses palettes dentaires, stimula l’un et l’autre des « cherrmaîtrres », si bien que, dès le rôti, la discussion était engagée à fond. Ce fut une scène comique, bien qu’un peu apprêtée, qu’interrompaient de temps en temps les hennissements et les piaffements enthousiastes de François Arago. Je ne sais comment la causerie effleura le Paradoxe sur le comédien de Diderot. Le papa Sarcey, chaste en paroles, traita Diderot de pornographe, ce qui lui valut un mouvement effrayé des mains couenneuses d’Ernest Renan, oralement indisponible à cause de sa bouche pleine, et une tirade indignée, proencyclopédique, de Deluns-Montaud. Ce dernier, tassé et courtaud, semblait avoir sa propre tête servie sur son assiette. Joute, passe d’armes, tournoi, éclats joviaux. Dans un silence. Fandango déclara : « Voilà certes un régal littéraire d’un très haut ragoût », puis affirma, en caressant sa barbe de fleuve allégorique, que seul un sien ami du nom de Gavarry, diplomate étonnant de verve et de culture, manquait à pareille fête : «Ah ! vraiment… Gavarry, monsieur Gavarry», fit Renan, ruisselant de condescendance et de sauce. Sur ce, Sarcey tourné vers le Céleste, et levant alternativement et en cadence ses deux index boudinés, en souvenir du Voyage en Chine : « Comment se fait-il que vous ne nous rrrégaliez pas d’un p’tit couplet d’vot’ façon, monsieur l’ambassadeur ? » L’homme jaune, avec un regard bridé, mais féroce, où perçait le regret de ne pouvoir faire instantanément trancher au ras cette grosse boule blanche insolente, s’excusa sur son ignorance de cet usage prétendu chinois. Le bonhomme Sarcey pouffa d’un rire épais, qui lui secouait le plastron par les tripes. J’ignore pourquoi il affectait de parler paysan, à la façon des villageois d’opéra-comique.
Après le dîner, on installa Renan dans le salon du bas, au milieu d’un confortable fauteuil, où il se transforma instantanément en idole de la Libre Pensée. Les parlementaires amis de Lockroy, les Barbe, les Freycinet, les Antonin Proust, les Allain-Targé venaient respectueusement rendre hommage à la digestion de l’éléphant du doute. Il secouait débonnairement, de droite à gauche, sa trogne malicieuse et couvrait de compliments effrayants le moindre abruti à portefeuille dont Lockroy, trembloteur et ricanier, lui mâchonnait le nom à l’oreille. On n’entendait que ceci : « Comme vous avez raison !… Combien cette réflexion est juste ! » À une remarque insignifiante et frileuse du petit seigneur ivoirin Freycinet, l’auteur de la Vie de Jésus, comme vaincu par un trait de génie, leva les bras en l’air puis les redéposa lentement sur ceux de son siège. Il se fichait avec délices de tout ce monde qu’il méprisait, mais où il trouvait, avec l’encens, le boire et le couvert.
Lui parti, Lockroy raconta qu’en Syrie, où il était son secrétaire, Renan, jeune encore, couchait avec sa femme dans un lit à sonnettes. Aussitôt que celles-ci tintaient, Mlle Henriette Renan, qui veillait jalousement à côté, criait à son frère : « Ernest, surtout ne prends pas froid et remets ton gilet de flanelle. » Cette anecdote écarquilla d’allégresse Sarcey, Larroumet et François Arago, lequel se mit aussitôt à s’ébrouer : « Ah ! ah ! pfétement, c’t'exquis, admirable, ah ! ah ! trait de mœurs ! Si Gavarry entendait ça ! » Quant à l’ambassadeur de Chine, il demanda des explications avec une politesse onctueuse : « N’ssayez pas d’comprrrendre, — lui jeta Sarcey dans un énorme renvoi, — ces m’sieurs parlent parisien. »
J’emmenai notre feuilletoniste dramatique national au buffet et lui fis boire successivement une demi-douzaine de chopes de la boisson dite « cerises au kirsch ». À la troisième, il m’assurait qu’il adorait Alphonse Daudet, en dépit de l’Arlésienne, « pas trrrès bien ficelée ». À la cinquième, il avait de grosses larmes dans les yeux et regrettait amèrement sa jeunesse et « les p’tites femmes ». Je crois bien qu’il finit par m’embrasser et me promettre, récompense suprême de mon zèle à abreuver les vieillards, « une bonne loge pour la Comédie-Frrrrançaise ». — « Tu ne vas tout de même pas adopter le père Sarcey à cette heure-ci », me dit Georges Hugo en m’entraînant.
Bien qu’ami des nouveautés, Francis Magnard, directeur du Figaro, se prononça nettement, lui aussi, contre les brutalités du Théâtre libre. Avec quelle fureur il se leva, empoigna son paletot, quitta sa loge pendant une représentation de la Puissance des ténèbres où l’on pilait à la cantonade les os d’un enfant nouveau-né ! Maître omnipotent d’un journal conservateur et bien pensant, spirituel et quinteux, passionné comme un démon de quatre heures, — il touchait alors à la soixantaine, — dégoûté des gens et des choses, et cependant favorable aux débutants, Francis Magnard est un des êtres les plus originaux que j’aie rencontrés. C’était le temps où l’on se penchait anxieusement sur l’adolescence, pour y découvrir l’avenir du pays. J’avais adressé au Figaro une lettre signée Un jeune homme moderne, qui fut publiée aussitôt. J’allai remercier Magnard de cette publication. Un peu dépité tout d’abord de trouver, dans le jeune homme moderne, un garçon qu’il connaissait, le satrape de la rue Drouot se montra vite très aimable, me questionna sur mes tendances et celles de mes camarades. Habitué à cet exercice, je répondais posément, sans me troubler. Je restai dans ce cabinet une bonne heure, enchanté d’un accueil où ma qualité de fils de l’auteur de Sapho n’était pour rien.
À un moment, la porte s’ouvrit. Le garçon de bureau remit sur la table une fiche-visite, sur laquelle était écrit le nom d’un ecclésiastique influent. Magnard impatienté fit : « Qu’il attende », puis s’adressant à moi : « Est-ce que vous donnez dans les ratichons ? »
Ce langage irrespectueux, sur les lèvres du directeur du Figaro, m’étonnait. Il rit de ma naïveté : « Je n’aime pas les prêtres mondains : ce sont les plus dociles auxiliaires des ministres de la République. »
J’appris par la suite qu’il avait un vieux pli anticlérical, acquis en Belgique, dont il ne s’était jamais défait. Il me conseilla vivement de poursuivre la carrière médicale, à ses yeux la plus intéressante de toutes, et de ne jamais verser dans le journalisme, « cette galère ». Il ne se doutait pas qu’au même moment j’enviais sa liberté, son allure dégagée, l’air propret de son bureau, les volutes bleues de son cigare et jusqu’à la situation de son secrétaire Gaston Calmette, aussi aimable, aussi à son aise que le patron : « Quel malheur d’avoir choisi la médecine, les concours, et les malades et les cadavres, au lieu de ce vivant métier ! Que ne donnerais-je pas pour être un jour directeur de journal et mener l’opinion de mes contemporains ! » Ainsi songeais-je, tandis que Magnard me demandait de lui adresser périodiquement un article sur un sujet scientifique ou littéraire, mais traité scientifiquement.
— Alors, vous allez faire de moi un journaliste ?
— Peuh ! les avertissements ne servent pas. Vous devez avoir en vous un filon paternel. Après tout, suivez votre pente, exploitez ce filon, sans lâcher l’autre.
Nous étions devenus presque amis, en dépit de la différence d’âge. Non seulement il accueillait avec bienveillance tous les « papiers » que je lui adressais, mais encore il m’écrivait de petits billets pour me demander d’aller bavarder un moment avec lui. Il m’interrogeait surtout sur mon intimité intellectuelle avec mon père, laquelle paraissait l’étonner ; il s’exprimait sur ses collaborateurs, sur nos relations communes, avec une sorte de verdeur énervée : « Zola n’est qu’un vaniteux. Il ne sait rien, rien, rien. Une machine à écrire, sans plus. Goncourt est un collectionneur, un maniaque de l’épithète rare… » Ici je me rebiffais, car j’avais une profonde affection pour Edmond de Goncourt, si méconnu, traité avec tant d’injustice. Mais cette gale de Robert de Bonnières avait monté la tête à l’inflammable Francis Magnard et je me heurtais à des exclamations ironiques. Quant au naturalisme, au Théâtre libre, aux outrances écrites ou scéniques : « C’est une blague, une atroce blague et une saleté. Vous verrez, vous verrez, en vieillissant, comme la brutalité est une défaite et une faiblesse. Ah ! ce que le public en a assez de leurs coups de bâton à la crotte ! »
Il arrivait aussi, surtout vers la fin, que, me recevant, il demeurât quelques minutes silencieux, puis, sa main sur la mienne : « Mon petit Daudet, je ne suis pas entrain aujourd’hui. Je ne veux pas vous mêler à mon noir. Revenez demain. » La perspective de la vieillesse lui était une chose intolérable. Il m’avoua une fois : « J’ai longtemps détesté votre père parce qu’il était beau, d’une beauté insolente. Un de mes premiers actes directoriaux a été de commander un éreintement de lui à son ennemi intime Poupard-Davyl. Mais, depuis qu’il est malade, j’ai au contraire de l’attraction pour lui.
— Eh bien ! venez le voir, il n’a pas de rancune.
— Oh non, il se demanderait ce qu’il y a derrière ma visite ! Il a l’habitude d’écouter des confessions, de les attendre, de les provoquer. C’est insupportable. »
Quel étrange sourire derrière ce mouvement d’irritation !
Ou encore : « Je me demande comment Alphonse Daudet supporte la compagnie d’Albert Wolff. Sa tête seule me donne envie de vomir. C’est un animal grossier et stupide, ce Wolff. Dès que je l’aperçois au bout de mon couloir, je me sauve. Il ferait avorter une femme en couches. Quanta Philippe Gille… » Ici, il réfléchissait un moment.
— C’est un gosse, mais c’est un gosse qui ne me pardonne pas d’être directeur du Figaro.
C’était inexact. Philippe Cille était excellent, superficiel en effet, mais incapable d’une mauvaise pensée. Je prenais sa défense.
— Oui, oui, il me ménage devant vous, petit Daudet, parce qu’il sait que vous me fréquentez. Mais quand il est sûr de son public…
L’humanité lui apparaissait ainsi qu’un champ planté de rosses et de sauvages. Il répétait volontiers : « Je collectionne, les cas de platitude. Je suis comme un horticulteur qui ramasse des spécimens de plus en plus beaux. »
La vérité est que ses collaborateurs tremblaient toujours devant ses humeurs soudaines et ses coups de boutoir. Cependant, je le répète, il savait être bon, compatissant et, à l’occasion, généreux. Mais il détestait les simagrées, les salamalecs et les bénisseurs. Bonnières avait dû le séduire par ses plaintes, son air perpétuellement nauséeux et aussi par sa difficulté à écrire. Quand Maupassant tomba dans ses horreurs tragiques, il se mit à chérir Maupassant, à le recommander à des docteurs et à des doucheurs. Je n’ai jamais compris comment il avait pu si souvent s’accommoder de ma gaîté et de mon entrain à la vie. Au physique, il était court, trapu, très propre, vigilant, la barbe grise en collier, le parler bref, jouant toujours avec un coupe-papier, une paire de ciseaux, un crayon, et détestant d’être interrompu par un importun ou un indiscret. Je me suis expliqué, par un certain goût du faisandage moral, sa tolérance excessive pour le hideux juif, présumé espion, qui signait au Figaro Jacques Saint-Cère et s’appelait Rosenthal. Quand je l’interrogeais timidement là-dessus, Magnard riait et parlait d’autre chose.
Les éreintements de Sarcey et du Figaro n’empêchèrent nullement le Théâtre libre de prospérer et d’accaparer très rapidement l’attention publique. Par la suite, d’ailleurs, Magnard s’amadoua et reconnut les qualités surprenantes d’André Antoine.
Le Théâtre libre a révélé, on peut le dire, le premier des dramaturges contemporains, François de Curel, dramaturge né, chez qui les caractères se présentent toujours en mouvement, en dialogue, et aboutissent, par leurs oppositions, à des crises presque inéluctables. Il a fait connaître Brieux, ce qui est moins méritoire. Car Brieux est avant tout un « primaire », un de ces « avancés » pour conservateurs libéraux, à la façon des Denys Cochin ou des d’Haussonville, et je ne suis nullement étonné que ces prétentieux nigauds, ces pères La Gaffe l’aient fait entrer à l’Académie. Placé derrière M. d’Haussonville à un buffet, au cours d’une soirée, j’admirais la petitesse de son crâne, cervelle d’oiseau qui pépie mais ne chante pas. Parlant de je ne sais quel auteur, il disait à un vieillard émerveillé, prostré, béat : « C’est hardi, certes, et bien loin de ce que nous pouvons admettre. Mais ce n’en est que plus attrayant. » Ainsi sans doute ce « libéral impénitent » juge-t-il Brieux, qui a trouvé le moyen de gâcher et de doter d’une appellation imbécile, — tellement imbécile que je ne la reproduirai pas ici, — le plus âpre, le plus beau et le moins théâtral sujet pathologique du monde.
Il y a, dans ce qu’a donné jusqu’à présent François de Curel, notamment dans la nouvelle Idole, les éléments épars d’un chef-d’œuvre. Il ne lui manque que le sens de la perspective.
Le Théâtre libre a représenté, outre les Fossiles, la mort du Duc d’Enghien de Léon Hennique, et Boubouroche de Courteline. Ce sont, dans des genres différents, de fort belles choses. Pendant une répétition de la mort du Duc d’Enghien, Antoine, qui furetait en grommelant parmi ses accessoires, imagina tout à coup l’éclairage par une grosse lanterne à la Goya, posée de biais sur la table du conseil de guerre, et parsemant les visages d’une lumière louche. Ce sont là de ces inventions qui jaillissent sans trêve de son inépuisable ingéniosité. Il faut absorber la vie par tous ses pores pour arriver à la reconstituer ainsi.
Par sa simplicité apparente et sa sournoise complexité, par sa verve douloureuse et son goût de chair, l’aventure du cocu consolé Boubouroche s’apparente aux drames de Molière. Là, comme dans le Train de 8 h. 47, Courteline a eu son illumination. C’est un personnage de conte de fées que Georges Courteline, avec sa petite taille, son teint de papier mâché, ses yeux mobiles, ses paletots aux manches trop longues et sa grosse serviette. Je l’ai vu maintes fois sortir du sol, comme dans les féeries, s’asseoir à une table de café, discutant déjà avec force gestes, pour convaincre de choses futiles quelques messieurs accompagnés de dames, des confrères, des ambulants ou de simples pochards. Il a la fureur de persuader et la constance de démontrer. Il est bon comme le pain, vif comme l’argent, aigu comme un couteau, gai comme un verre d’Anjou blanc, ou mélancolique comme un capitaine de gendarmerie, calé sur le Code comme un huissier de campagne, noctambule comme un chat de Montmartre, amical, blagueur et délicieux. Ne pas avoir connu Courteline est une lacune grave dans le plaisir d’une existence. Ne pas l’apprécier est un signe de maladie du foie. Ne pas admirer sa fantaisie, bridée de classique, est un manque de goût littéraire. Car sa folle drôlerie n’est que l’envers d’une tapisserie aux nuances harmonieuses et il vend la logique tantôt dans des verres de coco, tantôt dans de petites boîtes, cocassement ciselées.
Mon père, qui le chérissait et savait par cœur le Train de 8 h. 47, me disait souvent : « Comment attirer Courteline ? Les salons l’embêtent. Il faudrait lui aménager ici un petit café, avec de la sciure et des boules de métal où mettre les torchons.
— Attention ! — ripostait Coppée. J’ai connu une jeune femme qui avait organisé cela chez elle, afin de retenir son mari. Mais il déserta bientôt le café conjugal, sous prétexte que la bière manquait de pression.
À défaut de pression, j’étais chargé de relancer Courteline, presque aussi insaisissable qu’Antoine, pour d’autres raisons. Il avait plusieurs domiciles, sans compter celui de ses parents à Saint-Mandé, où, en fils modèle, il touchait chaque jour. D’autre part, il ne répond que rarement aux lettres et télégrammes dont je suppose bourrée sa fameuse serviette. Même quand on met, après de longues recherches, la main sur lui, il suit sa pensée et le fil de son récit, de sorte qu’il est très difficile de fixer son attention. Enfin il n’a pas de carnet où inscrire ses invitations, et sa mémoire sur ce point est défaillante. De sorte que la même comédie recommençait chaque fois.
— Courteline, j’ai un mot à vous dire.
— Mais comment donc, cher ami.
— Mon père vous supplie, vous conjure, vous adjure de venir dîner jeudi prochain chez lui. Vous êtes libre ?
— Attendez donc, cher ami, attendez donc. Nous sommes mercredi. Sauf erreur, c’est demain jeudi. J’ai ma chronique à faire pour le Journal. Mais, bah ! je la reculerai. Garçon, de l’encre et du buvard. Je vais écrire un mot à Xau.
— Inutile. Je vois Xau dans une demi-heure. Je lui ferai votre commission. Alors nous comptons sur vous, 31, rue de Bellechasse, huit heures, en veston.
— Pour vendredi, cher ami, parfaitement.
— Non, pas vendredi, jeudi, saperlipopette ! Comment vous graver cela dans la tête ?
— C’est bien simple. Jules, — ici Courteline appelait le garçon, — vous me rappellerez demain que je dîne chez Alphonse Daudet. Ça colle, hein ? et pas de blagues.
— Monsieur Courteline, vous pouvez y compter.
Le lendemain, à partir de sept heures et demie, Alphonse Daudet, qui, lui, n’avait pas oublié, me demandait, non sans inquiétude : « Tu es sûr que Courteline va venir ?
— Ah ! papa, j’ai fait de mon mieux. Il m’a promis d’être exact, mais avec lui… »
À chaque coup de sonnette, nous répétions : « C’est lui. » Mais non : c’était tantôt Armand Charpentier, auteur malheureux du Roman d’un singe, et pareil lui-même à un rat bouilli, tantôt Toudouze, tantôt un autre aussi décevant. Car il est remarquable que ce qui trompe l’attente est en général insignifiant. Celui qui guette un télégramme de sa bonne amie ouvre toujours à un porteur de prospectus. Enfin, à huit heures un quart, mon père devait se mettre à table, aussi mélancolique que Tristan privé de son Yseult. On essayait d’évoquer l’absent. On citait des répliques de Boubouroche ou de Lidoire, qui aiguisaient le désir davantage. La soirée se passait dans cette petite angoisse. Le lendemain, je tombais sur Courteline qui rugissait : « Ah ! saperlipopette, cher ami, c’est bien ce soir vendredi que je devais dîner chez votre père… Mais imaginez-vous qu’une promesse antérieure… »
La vérité est que son amour de l’indépendance lui rend le sédentaire d’une soirée extrêmement pénible. Il m’a conté souvent que son plaisir consiste à prendre un train pour une petite ville de province, de préférence un samedi soir, et à se mêler, par une consommation offerte à point, par le billard, les cartes ou autrement, à la vie locale, aux habitudes des gens. C’est ainsi en écoutant le tiers et le quart, qu’il s’est formé son excellente syntaxe, laquelle colle à la réalité comme le maillot au torse du coureur… « Tel sur le papier qu’à la bouche », a dit Montaigne de ce style-là, et je sais qu’il prévoyait Courteline. Mais, s’il l’avait invité à dîner chez lui, Courteline, que les châteaux embêtent autant que les salons, lui eût certainement fait faux bond.
Cet ironiste de grande allure a la sensibilité la plus aiguë, la plus directe, et toutes ses qualités en place. Il défend ses amis comme un lion, avec toutes les ressources de son esprit et de sa colère, au milieu d’une mimique désespérée. Il serait d’une folle imprudence d’attaquer feu Mendès devant lui. Notez qu’il ne peut ignorer aucune des tares, aucun des insupportables travers de Mendès. Mais sur ce point, c’est l’aveuglement systématique et son œil inquiet a l’air de dire : « Si je cédais grand comme ça, il faudrait abandonner tout le reste. Or j’aimais Mendès. Donc, je préfère bloquer. »
Il s’est composé une collection originale de tous les tableaux de rencontre et de brocante, les plus falots, les plus burlesques qu’il a pu dénicher. Il en parle avec amour. On sent qu’ils lui fournissent la clé de traits de nature similaires et correspondants. Cependant il a l’esprit scientifique et j’ai souvent admiré la facilité avec laquelle il déblaye le secondaire, pour aller à l’essentiel d’un vice, d’un travers ou d’une maladie. Courteline, tout modeste qu’il est, me représente une des physionomies les plus caractéristiques de notre temps et je suis bien tranquille sur la place que réservera à son œuvre la postérité. Il a donné une note si juste, avec un instrument si particulier !
Parmi les auteurs joués chez Antoine, je citerai encore Porto-Riche, juif de l’espèce tourmentée et don Juanesque, de qui ses compatriotes ont voulu prématurément faire un maître. J’ai rencontré quelquefois, non sans intérêt, ce front soucieux, ridé, cette tignasse « à l’artiste » devenue grise à regret, ces yeux pénétrants, fureteurs, derrière lesquels, à certains éclairs, transparaît un immense orgueil. Il a adopté une fois pour toutes le genre plaintif, le « que vous ai-je fait ? » des écorchés vifs. J’ai de lui une de ses pièces, avec cette dédicace qui le peint : « À Léon Daudet, quand même… » Pourquoi quand même ? Parce que je n’aime pas Israël et que je le dis ? Mais si ses tarabiscotages d’Amoureuse et du Vieil Homme m’amusaient, je le dirais aussi, et sans me gêner. L’homme et l’œuvre me donnent la même courbature, éprouvée régulièrement devant les explications de caractère qui n’en finissent pas. En outre, les marivaudages des galants messieurs du théâtre de Porto-Riche m’apparaissent trop proches de la sexualité et de la muflerie pour m’émouvoir. Ce sont des Hébreux empressés et pressés. À mon avis, rien n’est plus loin de la passion vraie, conçue à la française, toujours chevaleresque par endroit. Le satyre à concetti, le cochon mélancolique sont deux types que je ne puis pas du tout supporter.
On m’a conté ceci. Un soir dans une des maisons où il est roi, quelques jeunes zélateurs entouraient Porto-Riche, lui immolaient successivement Sophocle, Racine, Musset et Shakespeare. Lui écoutait, l’air las, dolent, ses fines mains tapotant un éventail. Il n’interrompait pas, mais quand ce fut fini : « Alors vous aimez un peu ce que je fais ?… » soupira-t-il, les larmes aux yeux, à la façon d’un homme qui confond l’oignon et le laurier. Pour en finir avec Antoine, j’ajouterai qu’il est distrait. François de Curel lui racontait ironiquement un mot de sa cuisinière, conseillant la suppression de telle ou telle scène du Repas du lion ou de la Fille sauvage, qui à son avis faisait longueur. Antoine, n’ayant pas écouté, haussa les épaules et lui jeta un « foutez-vous de ça », encourageant, comme s’il se fût agi de rejeter l’avis motivé d’un critique sévère. Curel, paraît-il, en demeura pantelant.
Les Lockroy, Edmond de Goncourt et mes parents louaient en commun, d’abord à la Gaîté-Montparnasse, puis boulevard de Strasbourg, une grande avant-scène pour chaque première représentation du Théâtre libre. Ce qui fit qu’un soir le prince Louis Napoléon, amené par Goncourt, se trouva aux côtés de Georges Hugo. La salle, oubliant le spectacle, considérait avec curiosité ce rapprochement imprévu du neveu de Napoléon III et du petit-fils de l’auteur des Châtiments. La conversation, à laquelle je pris part, entre les deux jeunes gens fut très cordiale ; mais je sus plus tard que l’insupportable Frédéric Masson, apprenant la chose, avait levé ses grands bras de chimpanzé au ciel et vomi un flot d’imprécations : « Ah ! monseigneur, monseigneur, si votre pauvre père, mon auguste maître, avait vu ça ! » J’ai déjà dit que Masson, pour faire sa cour, a adopté le genre bourru et qui-qu’en-grogne. Il rechigne et regimbe afin de s’aplatir.
Aux premières solennités du Théâtre libre, apparaissait, dans l’ombre de Zola, Paul Alexis, le porte-étendard, ou mieux le porte-excrément du naturalisme. Il signait quelquefois Trublot, qui est le nom du chasseur et pinceur de bonnes dans Pot-Bouille. C’était un homme sans méchanceté, rond, grisâtre et stupide, d’une fidélité à toute épreuve. Zola le blaguait, le tripotait, le faisait tourner en bourrique comme un animal familier. Alexis écrivait, selon la formule du maître, des bouquins pauvres et tristes, où les cabinets et la basse coucherie tenaient la place réglementaire, et pour lesquels on le complimentait modérément. Quand Jules Huret ouvrit au Figaro une enquête, demeurée célèbre, sur l’évolution des genres littéraires, Paul Alexis lui envoya ce télégramme, où se peint sa candeur : « Naturalisme pas mort, lettre suit. » Il avait de gros yeux de ruminant, la voix sourde, le geste rare. Mais quand Zola voulait prendre quelqu’un à témoin, c’était à lui de préférence qu’il s’adressait : « Hein, Alecfis, hein, mon bon, c’est bien fa ? »
Oscar Méténier, camarade et collaborateur du précédent, était petit, noiraud et pétulant. Chien de commissaire de police, il se servait de sa fonction pour tirer d’ennui à l’occasion les copains aventurés comme Jean Lorrain et aussi pour documenter ses romans-feuilletons et ses pièces réalistes. Fureteur, cancanier, inventif, il nourrissait Edmond de Goncourt d’anecdotes plus ou moins authentiques, qui sont demeurées consignées dans le Journal. Même quand leur auteur n’est pas nommé, je le reconnaîtrais entre mille. Dès qu’il est question des bas-fonds de Paris, des mœurs des apaches et de leurs compagnes, ou de quelques vices « estranges et espovantables », c’est que Méténier a passé par là. Il appartenait au genre dit « tournée des grands-ducs ». Il aurait fait un chef d’informations incomparable pour la rubrique des faits divers ; il en aurait certainement rajouté.
Catulle Mendès, dont Antoine devait jouer la reine Fiamette, parcourait, flanqué de sa changeante mais perpétuelle petite amie, les étroits corridors du Théâtre libre en agitant sa crinière déjà clairsemée. Puant le bourgogne, l’éther et la colle, il approuvait ou désapprouvait bruyamment, prêt à en découdre avec toute personne qui n’était pas de son avis. Toute sa vie il a cherché à se faire, parmi les jeunes gens, une clientèle qui lui a toujours claqué dans la main. Mais ces soirées, prétendues d’avant-garde, sont liées pour moi au souvenir de son odeur, de son rire et de sa piaffe romantico-parnassienne. Je le vois aussi jouant des épaules derrière Bauer, à la porte de la loge minuscule où Antoine se grimait à la galope, distribuait des observations à son personnel : « Espèce d’animal, tu ne pouvais pas éteindre le premier lointain… Toi, mon gosse, la prochaine fois que je te vois rigoler dans le dos de Mme Barni, je te fiche à la porte avec mon pied quelque part… » En ce temps, — je ne sais ce que leurs relations sont devenues depuis, — il était toujours flanqué d’Ajalbert, qui l’adorait et lui répétait : « Hein, mon vieux, en quoi puis-je te rendre service ?
— En ne te foutant pas tout le temps entre mes pattes. »
Ajalbert me prenait à part : « Tu sais, mon vieux, Antoine est un zigue. Nous soupons tous les soirs ensemble. Tu devrais venir. Il se fait servir un vrai déjeuner : des œufs, une côtelette et des pommes de terre, mais tout ça très chouette, et un petit vinasson à hauteur. Hein, qu’est-ce que tu en penses, vieux ? »
Manger chaud la nuit est en effet une condition indispensable de la sauvegarde de l’estomac. Antoine avait trouvé — Ajalbert disait « dégoté » — ça tout seul et nous en demeurions émerveillés. Ce n’était pas le pauvre Sardou, c’était plutôt lui le diable d’homme !
Quand les pièces étaient emboîtées ou maussadement accueillies, les Antoinistes s’agitaient, protestaient, hurlaient, menaçaient les Philistins, les épaisses brutes, bouchées à toutes les innovations artistiques. Antoine, par contre, demeurait fort calme, retirait sa barbe de paysan libidineux ou ses favoris de notaire véreux, ou son calot de soldat insoumis, avec une grande placidité. Souvent même il riait de bon cœur, étant de ceux que les mouvements du public n’impressionnent guère. Il recrutait ses figurants un peu partout, jusque dans les bals musettes du voisinage, ce qui fait qu’à la première de la Patrie en danger les coulisses de son théâtre étaient encombrées de mines patibulaires. L’inquiétude de ses visiteurs l’amusait. Il répétait : « Ce sont de bons bougres. Ne leur confiez pas votre porte-monnaie, voilà tout. »
Le dîner « de la Banlieue », — nous l’appelions plutôt « des types épatants » — fut moins durable, mais appartenait au même cycle artistique et littéraire que l’éclosion du Théâtre libre.
Pourquoi « de la banlieue » ? D’abord parce qu’il eut lieu une fois ou deux hors de Paris. Ensuite parce que Raffaelli était un de ses fondateurs. Ce peintre, tant discuté jadis lui aussi, était et est le meilleur des hommes. Toujours de bonne humeur, toujours la main tendue, excellent camarade, il est comparable à un de ces paysages clairs, où tous les points de vue sont souriants. Avec lui jamais d’ennui, jamais de bobo, jamais de brouille, même passagère. En outre, il acceptait gentiment qu’on blaguât ses « bonshommes repeignant la barrière de leurs maisons » ou ses perspectives de talus et de cheminées. Signe particulier : on le voyait souvent en redingote grise, comme Bonaparte, mais infiniment plus abordable.
Chéret et Monet étaient du dîner. Le premier, grand, svelte, blanchissant, genre anglais, pas bavard. On admirait beaucoup ses affiches et il était de bon ton d’affirmer, dans le jargon de l’époque, « qu’elles mettaient une gaieté sur les murs sombres de Paris ». Le second, barbu et assez renfermé, d’une grande finesse, et ne s’exaltant que pour parler des fleurs et de la nature, où son lumineux génie baigne spontanément. Geffroy et Mirbeau, Franz Jourdain et moi, répétions très souvent en parlant de Monet et de Rodin : « Il est épatant… ses cathédrales et ses meules sont épatantes… sa porte de l’Enfer est épatante… quel coloriste épatant… quelle épatante vision des formes ! » De là, je crois bien, est venu le sobriquet de « types épatants ». J’aime mieux avouer tout de suite que ce point de vue est demeuré le mien. Monet est un des très rares peintres qui aient su capter les rayons du soleil, les rayures de la pluie, et les jeux des couleurs ardentes parmi le soleil et la pluie. Comme le vieil Hokousaï, il est fou de l’aspect des choses. Il est de ceux qui ajoutent à l’univers par la représentation qu’ils en font. J’ai admiré à travers les grilles, sans entrer, — car vous ne voudriez pas qu’on dérangeât un pareil artiste, — ses fameux jardins de Giverny, qui ressemblent tellement à ses toiles. Quant à Rodin, toutes les plaisanteries faciles qu’on peut faire sur ses mutilations volontaires, sur son emballeur qui casse tout, n’empêchent qu’il est un des très rares mortels parvenus au cœur des formes, au point flamboyant d’où elles jaillissent pour composer la beauté des corps, dans la tension ou dans la pâmoison, et porter partout le désir avec la douleur. Le plus fort c’est que, monstre du muscle masculin ou de la douce ligne féminine, c’est que magicien de la volupté, il est tout intelligence, logique et encore intelligence. La surfusion de son instinct chauffe les plus hautes régions de son esprit. Il sait ce qu’il veut et il le réalise. Il est le maître de l’eau et du feu, comme un Triton issu de Vulcain.
Par un remarquable privilège, Rodin est un des grands artistes au sujet desquels on a dit le plus de sottises, cela dans le camp de ses détracteurs, comme dans celui de ses admirateurs. Il est dommage que son splendide Balzac notamment, ce moulage héroïque du rêve balzacien, n’ait pas retenu, tels les bronzes d’Egypte, les insanités proférées à son endroit et ne les restitue pas au crépuscule. Ce serait un répertoire de la niaiserie ambiante, plus complet certes que Bouvard et Pécuchet. Au dîner de la banlieue, Rodin tenait à voix basse, en caressant sa barbe, des propos brefs mais essentiels, ou bien il pouffait d’un bon rire à quelqu’une de nos plaisanteries.
Il y avait aussi Gallimard le riche, qui est rouge de visage, imberbe, moustachu et collectionneur. Il ressemble à une longue pivoine, au milieu de laquelle serait fiché un nez humain. Je n’ai jamais très bien compris son rôle ici-bas ; il profère rarement un son ; il n’est pas très dépensier, dit-on ; mais c’est un ubiquiste. Des personnes dignes de foi l’ont rencontré simultanément à des répétitions générales, dans des soirées fort éloignées les unes des autres et jusque dans des villes différentes. Le plus probable c’est qu’il y a plusieurs Gallimard, également écarlates, exactement semblables et interchangeables, dont l’un collectionne des autographes, un autre des dessins, un autre des eaux-fortes, etc. Il m’est arrivé d’envoyer un manuscrit à l’un de ces Gallimard pour ses vitrines, mais jamais je n’ai visité personnellement les collections du ou des Gallimard et je compte demeurer dans cette bienheureuse ignorance.
Il n’y a qu’un seul Georges Lecomte, qu’aucun de nous n’a lu, mais que tout le monde connaît. Les motifs pour lesquels nous ne lisons pas Georges Lecomte sont nombreux et variés, presque aussi variés que ceux pour lesquels nous ne lisons pas Paul Adam, quoique fort différents. Cependant Lecomte a écrit les Valets et les Cartons verts, qui sont, m’affirme-t-on, des études de mœurs très consciencieuses, très soignées. En outre il est président de la Société des Gens de Lettres, il l’a été, il le sera encore ; et ce devrait être un devoir pour tous les membres de la Société des Gens de Lettres, de lire et de méditer les ouvrages de leur Président. Enfin Lecomte est un confrère aimable, serviable, poilu, optimiste, penché sur les grands problèmes patriotiques, politiques et sociaux — un peu à la façon de Raymond Poincaré, son modèle — et il n’y a aucune raison pour lui faire la moindre peine même légère, comme chante la romance. Alors ?… Eh bien, alors, j’aime mieux déclarer tout de suite que je ne lirai jamais Georges Lecomte et que plusieurs de mes confrères ont fondé en catimini une petite ligue des non-lecteurs de Georges Lecomte. C’est vilain, c’est peut-être injuste, c’est ainsi.
En ce temps-là, Lecomte, convive irrégulier du dîner de la Banlieue, était tout à l’impressionnisme. Il exprimait tout haut ses sympathies et enthousiasmes en criant : « N’est-ce pas, oui, n’est-ce pas ! » et quelquefois : « Enfin, n’est-ce pas ! » Je l’imitais dans la perfection. Il détenait au complet le formulaire esthétique 1887-1892 ; les « comme c’est dans l’air », « comme ça respire », « l’intense de ça », « la noblesse et la beauté de ça » qui sont aujourd’hui fatigués pour avoir trop couru. Il parlait vite, en hennissant, à la façon d’un cheval joyeux, et il piaffait aussi, en levant perpendiculairement le genou comme un cheval. Il avait un faible pour Pizzaro, van Gogh et les paletots à pèlerine. Nous ne supposions pas qu’il serait un jour dans les honneurs, ni qu’il déposerait des discours sur toutes les tombes officielles ou semi-officielles. L’aurions-nous turlupiné, ce bon Lecomte, si nous avions pu nous douter de sa fortune future et qu’on le décorerait à verse et qu’on l’appellerait « Monsieur le Président ».
Après le dîner des types épatants, on se reconduisait, et les causeries et les discussions se prolongeaient fort avant dans la nuit ou à des tables de café. Enfin, je vous conterai comment, à une certaine époque, ce dîner eut une sorte de succursale dans les salles de garde des hôpitaux, par le mélange de médecine et de littérature qui s’opérait, grâce à moi, chez Alphonse Daudet.
Il serait injuste d’omettre la maison de Mme Dardoize parmi les plus accueillantes et les plus fréquentées par les écrivains. Si la fortune ne fait pas le bonheur, elle ne fait pas non plus les réceptions agréables. On meurt d’ennui dans les trop beaux salons, comme à ces tables de salle à manger où chaque convive est séparé de sa voisine par deux mètres et un grand larbin. Mme Dardoize n’était pas riche. Elle habitait, au deuxième étage et demi, un appartement exigu, dans la même maison que Banville, rue de l’Éperon. Ce qui fait que nous chantions en chœur :
Quartier de l’Eperon,
Près de ce domicile,
D’où s’envola Banville
Vers le noir Achéron.
Cependant les soirées que donnait périodiquement cette charmante femme, aussi spirituelle que Mme Geoffrin, et d’une exquise bonté, réunissaient un grand nombre d’artistes, de savants, d’hommes de lettres. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la très bonne musique, on y soupait par petites tables. Mon père y venait volontiers ainsi qu’Edmond de Goncourt, qui y vit représenter son À bas le Progrès. Je vous promets qu’ils ne pontifiaient pas. Gravement malade et sans quitter son fauteuil, Alphonse Daudet organisait des farandoles de jeunes gens, de jeunes filles et de jeunes femmes, que nous menions, pendant trois kilomètres, sur un espace de trois mètres carrés. Edmond Haraucourt et son effroyable laideur prenaient part à ces divertissements. Le jeu consistait à provoquer chez Haraucourt, bombant le torse et tendant le jarret comme un coq à tête de batracien, une crise soudaine de fatuité. Il suffisait pour réussir de lui confier en secret qu’une personne de l’assistance, d’une grande beauté et colossalement riche, l’avait distingué et souhaitait qu’il récitât quelques-uns de ses taenias à la Leconte de Lisle. Aussitôt l’auteur de la Légende des sexes, se dressant ainsi que messer Priapus dans Rabelais, avançant son menton en peau de crapaud sous ses pommettes de Samouraï, commençait à beugler ses alexandrins. Certain soir, le déclenchement d’un coucou, remonté par une main scélérate, vint au beau milieu lui couper son effet. Il me voua à partir de là une haine mortelle et je crois bien qu’en effet il avait deviné le coupable.
Paul Mariéton, qui ne pouvait pas plus que moi sentir Haraucourt, le prenait à part et lui confiait en bégayant : « Ne f……aites pas cette fi…… figure-là, cher ami. Il y a ici une dame dans une si… situation intéressante. Si vous occasionniez un accident.
— Quelle figure ? — demandait Haraucourt l’œil à la glace.
— La… la… fifigure d’Haraucourt… s’écriait Mariéton en pouffant.
Aussitôt un de nous, s’approchant du poète ébahi, le suppliait d’épargner Mariéton qui était sans fiel, de ne pas occire, tel l’affreux Tybalt, ce Mercutio ivre du vent qui passe et de l’odeur des roses. Plus Haraucourt, désireux d’en finir, se défendait de toute intention homicide, plus le bon apôtre insistait, plus le débat accaparait l’attention. Ce pendant que Mariéton déclarait à haute voix : « Je… je… lui fais des eeexcuses, s’il propromet de ne jamais plus p…pondre un seul vers. » Saluant les dames : « C’est de la momoralité élémentaire… »
Je ne quitterai pas la rue de l’Eperon sans célébrer la divine perfection des petits dîners à six ou sept chez M. et Mme Théodore de Banville. On y mangeait aussi bien — c’est tout dire — que dans ces contes éperdus de Banville, où la maîtresse de maison n’a jamais prononcé le mot de « sauce madère » et où chaque plat est un petit poème du goût. Cela commençait par un bouillon incomparable, moelleux et sucré à la seule carotte, d’une densité proche de la gelée, qui arrachait des cris d’admiration à mon père, à Coppée et à Goncourt. Cela continuait par un vol-au-vent, comme on n’en mange plus qu’en province, chez les familles où s’est continuée une longue tradition de la vraie quenelle de brochet et des multiples ingrédients qui composent, dans une sauce liée sans farine, ce mets délicieux. Puis, selon la saison, un gibier net, classique, sur croûtons imbibés, ou un filet saignant à point, accompagnés d’un légume frais comme le potager à l’aube, d’une salade que le maître de maison, Toto — ainsi l’appelait Mme de Banville — assaisonnait et fatiguait lui-même, selon le rite. Les vins étaient dignes du menu, bien que Banville n’attachât d’importance qu’à sa mince cigarette, allumée par lui sitôt après le rôti.
Afin d’aiguiser ces délices, les convives citaient les demeures célèbres pour leur exécrable table et énuméraient les horreurs compliquées que l’on y dressait. Coppée et mon père abondaient en détails horrifiques sur les menus de Pailleron et de Charles Buloz, comme si une malédiction gastronomique eût pesé sur la Revue des Deux Mondes.
— On vous sert là, — gémissait Coppée, — de ces oiseaux en forme de côtelettes, qui n’ont plus ni pattes, ni bouche, ni derrière… Oui, oui, c’est affreux… et la barbue a l’air d’un gilet de flanelle.
— Le mancenillier des familles, — ajoutait mon père, — quel beau titre pour une revue à couverture saumon !
Cependant Banville, chassant sa fumée, une petite calotte de
velours sur le crâne, célébrait certains restaurants d’autrefois,
où les garçons, « admirables de discrétion, vous me comprenez,
mon cher ami », — je l’entends toujours serrer les dents,
de sa voix fine, un peu nasillarde — « ne vous forçaient point
à manger des reliefs et hachis de la veille, baptisés de noms
extravagants ». Goncourt déplorait la fin du salmis de bécasses,
ancienne gloire des cuisinières lorraines.
— Allons, voyons, Toto, intervenait doucement Mme de Banville,
il faut consoler M. de Goncourt. Nous lui ferons un salmis,
à notre mode, la prochaine fois.
- ↑ Erratum : au lieu de Calmann-Paris, lire Calmann-Paris.