Souvenirs des Côtes de Californie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 67-92).
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L’HACIENDA DE LA NORIA.




I.

LE DOMPTEUR DE CHEVAUX,

SCÈNES DE LA VIE DES BOIS EN AMÉRIQUE.[1]




Bacuache n’était point le but unique de mon excursion dans les solitudes septentrionales du Mexique : je voulais pousser jusqu’à la limite du désert, c’est-à-dire jusqu’au préside de Tubac. Mon guide Anastasio, que je consultai sur ce nouveau voyage, m’engagea vivement à revenir sur mes pas. L’honnête et fidèle garçon avait promis à son maître de me ramener sain et sauf ; il ne voulait pas manquer à son serment. Je réussis pourtant à vaincre sa résistance. Vingt lieues environ séparent Bacuache de Tubac. Bien qu’Anastasio n’eût pas un jour à perdre pour aller dénoncer à Arispe la mine d’or trouvée par son frère, il voulut faire avec moi une partie de la route et me conduire à une distance assez rapprochée du préside pour que je pusse le gagner sans danger. De mon côté, je promis, une fois seul, de suivre scrupuleusement l’itinéraire tracé par mon guide et de ne point m’écarter des chemins battus, ou du moins des vestiges de sentiers qui portent ce nom au Mexique. En conséquence je renonçai à ma visite à l’hacienda de la Noria, qui m’eût imposé un long et périlleux détour. Tous ces points arrêtés, nous convînmes de partir avant le jour, pour arriver le surlendemain de bonne heure à l’endroit où Anastasio pourrait me quitter et reprendre la route d’Arispe. L’Obscurité la plus profonde régnait encore quand nous quittâmes le village des gambusinos. Nous traversâmes silencieusement le rio de Bacuache, non sans que je me fusse retourné en arrière pour jeter un dernier coup d’œil sur le placer auquel je disais adieu. Quelques feux brillaient encore à travers les interstices des cabanes de bambous. Le sommet de la sierra, dépouillé par l’incendie de sa couronne de verdure, dessinait son arête tranchante sur le ciel sans étoiles. Nous donnâmes de l’éperon à nos chevaux, et bientôt nous eûmes perdu de vue le placer. Quand parurent les premières blancheurs de l’aube, elles éclairèrent devant et derrière nous un nouvel horizon. Des plaines arides et sans eau, tel était le pays que nous avions à traverser. Outre la portion de pinole contenue dans la valise d’Anastasio, chacun de nous s’était muni d’une outre pleine. C’étaient là, du moins je le croyais, toutes nos provisions. Quand le jour fut venu, je ne vis pas sans surprise une tête de mouton fraîchement coupée qui pendait à la selle d’Anastasio, et je lui demandai ce qu’il en comptait faire.

— C’est l’espoir de notre déjeuner de demain, me répondit le guide. Ce sera le dernier repas que nous ferons ensemble, et je veux que vous me disiez si vous avez jamais mangé rien de plus succulent qu’une tête de mouton, tatemada, cuite à l’étouffée, relevée de piment et arrosée «l’eau-de-vie. Je porte tout ce qu’il faut dans une de mes mochitas[2].

A mesure que nous avancions, le paysage prenait un aspect tout nouveau. Jusque-là quelques sentiers à peine tracés avaient guidé notre marche dans ces solitudes ; ces sentiers vinrent aboutir à d’immenses savanes, prairies sans arbres, sans buissons, mais qui, couvertes de hautes herbes dont la tige grêle se courbait au moindre souffle d’air, présentaient, au milieu de leur ceinture de collines bleues, l’image d’un golfe agité. De loin en loin s’élevaient, pareilles à des dunes, quelques collines sablonneuses. Çà et là des troncs d’arbres desséchés figuraient au-dessus de ces vagues de verdure les mâts d’un navire à la cape sur une mer houleuse. C’est en vain cependant que nous pressions le pas de nos chevaux ; les horizons de collines tour à tour franchis semblaient reculer à l’infini devant nous. Bientôt le soleil couchant jeta ses derniers rayons sur les sommités des grandes herbes. Dans la savane, éclairée de lueurs crépusculaires, tout encore rappelait l’aspect de l’océan. Un buffle attardé, qui regagnait sa querencia lointaine, montrait, comme la baleine, son dos brun à la surface des herbes ; un daim bondissait de dune en dune et se perdait au loin, comme le souffleur qui s’élance au-dessus des eaux pour se replonger dans l’abîme. Enfin, quand la lune vint briller sur un ciel pur, ses rayons frissonnèrent sur des flots mobiles tour à tour voilés d’ombres et inondés de clartés argentées, tandis que des essaims de mouches à feu traçaient en tout sens des raies lumineuses comme les étincelles phosphorescentes des vagues. Les yeux fixés sur l’étoile du nord, qui nous servait de boussole, nous avancions toujours. Bientôt cette végétation devint moins pressée et ne ressembla plus qu’à des flaques d’eau espacées ; nous atteignîmes enfin des landes sablonneuses. Les arbres reparurent alors, et nous fîmes balle au milieu d’un petit bois qui étendait son taillis épais à droite et à gauche.

Une fois notre frugal repas du soir terminé, Anastasio songea au déjeuner du lendemain. Les préparatifs dont il s’occupa méritent d’être mentionnés. Tirant son couteau de sa gaîne, il creusa dans cette terre friable un trou d’un pied de profondeur environ sur une largeur à peu près égale, et remplit cette cavité d’herbes sèches auxquelles il mit le feu, en y ajoutant de temps à autre une poignée de menues branches. Quand il eut ainsi formé un foyer de braises ardentes, il combla le trou avec du bois plus gros, qui ne tarda pas à s’enflammer à son tour, et enfin couvrit ce bûcher d’un lit de pierres. A mesure que le bois se consumait, les cailloux s’échauffaient, rougissaient, et, le bûcher s’affaissant de plus en plus, ils atteignirent bientôt le fond de la cavité, dont les parois de terre furent dès-lors suffisamment chauffées. Anastasio jeta dans ce four la tête de mouton couverte de son cuir, et boucha de nouveau l’orifice avec des branches de bois vert sur lesquelles il étendit et foula les déblais de terre. Cela fait, il m’annonça que nous n’avions plus qu’à dormir jusqu’au lendemain matin.

Le lendemain, dès que le soleil parut à l’horizon, Anastasio sella et brida nos deux chevaux pour la dernière fois. Quand il les eut attachés à côté de nous, il tira des broussailles où il les avait déposées pour rafraîchir nos outres, hélas ! déjà diminuées, et mit son flacon d’eau-de-vie à notre portée. Restait à creuser de nouveau le trou dans lequel cuisait à l’étouffée la tête de mouton, espoir de notre déjeuner. A peine le couteau eut-il légèrement remué la terre, qu’une odeur aromatique s’éleva du sol comme d’un flacon qu’on débouche. La tatemada, tirée du four, me parut d’abord médiocrement appétissante : ce n’était plus qu’une masse informe carbonisée ; mais Anastasio, écartant avec précaution les parties consumées, mit à découvert la chair purpurine que cachait cette carapace noirâtre, et je dois avouer que notre repas d’adieu fut des plus succulens. Le moment vint enfin de nous séparer. Toujours respectueux, Anastasio vint encore me tenir l’étrier. Je pressai sa main comme celle d’un ami, puis le cœur gros, mais la bouche muette, pour ne pas trahir une faiblesse bien excusable, nous nous dîmes adieu du geste. Je me dirigeai vers le nord, Anastasio se tourna vers le sud, et le galop de son cheval l’eut bientôt dérobé à ma vue. Les instructions multipliées d’Anastasio me laissaient sans inquiétude sur le chemin que je devais suivre ; je me mis donc résolument en marche. Mon cheval pouvait, grâce à la sobriété de ces animaux au Mexique, fournir encore sans boire la journée qui nous séparait d’une petite rivière. Mon outre était à moitié pleine. Il était à peine huit heures du matin, et j’avais encore dix heures de soleil ; mais ce soleil qui m’éclairait embrasait aussi le désert. A mesure qu’il s’élevait sur l’horizon, une réverbération brûlante montait du sol jusqu’à moi, des rayons de feu me faisaient courber la tête et resserraient autour de mes pieds gonflés le cuir de mes chaussures. Le souffle du midi desséchait ma bouche ; c’était du feu et non de l’air que j’aspirais par les poumons. A mes côtés, les bois morts craquaient comme aux émanations d’une fournaise. Je marchais depuis deux heures, quand un malaise étrange s’empara de moi ; un frisson parcourut mon corps, puis je tremblai de froid au milieu de cet océan de feu. J’eus beau m’envelopper de mon manteau, tout fut inutile. Je reconnus le retour d’un accès de ces fièvres intermittentes que j’avais gagnées à San-Blas, où elles font tant de ravages. Après avoir lutté quelques instans contre la courbature subite qui brisait mes membres, je mis pied à terre et me couchai sur le sol. J’étais au milieu d’un sentier tracé dans un bois épais ; j’espérais me réchauffer sur le sable brûlant. En effet, une chaleur dévorante ne tarda pas à succéder au froid qui me faisait trembler, et dans l’ardeur de la fièvre, sans penser à l’avenir, j’épuisai ce qui me restait d’eau. Cependant le soleil s’élevait toujours. La soif me dévorait de nouveau sous l’haleine suffocante du vent qui murmurait tristement dans les feuilles ; mais j’étais dans un de ces momens où le malaise physique endort la raison : je prêtai l’oreille au bruissement du feuillage qui me semblait le murmure de l’eau, et cette illusion apaisa momentanément ma soif. L’accès parut même diminuer d’intensité, et je n’éprouvai plus au bout de quelques instans qu’une extrême faiblesse. Je voulus alors remonter à cheval, et la lassitude me rejeta découragé sur le sable de la route. La soif revint en même temps plus ardente que jamais. Vide de sa dernière goutte d’eau, mon outre gisait à côté de moi, raccornie déjà par la sécheresse. De nouvelles tentatives pour me remettre en route n’aboutirent qu’à me démontrer plus clairement mon impuissance. Je finis par tomber dans une langueur somnolente qui allait se changer en assoupissement, quand j’entendis un bruit lointain, semblable à celui d’un fourreau d’acier qui bat des éperons de fer. Bientôt un cavalier bien armé et monté sur un cheval vigoureux s’arrêta devant moi. J’ouvris les yeux.

— Holà ! l’ami, me demanda-t-il d’une voix rude, que faites-vous donc là ?

Ma longue barbe, mes habits usés et souillés de poussière, pouvaient excuser jusqu’à un certain point cette apostrophe impérieuse et familière. Je n’en fus pas moins choqué, et je répondis d’abord assez brusquement à mon interlocuteur : — Vous le voyez, je suis occupé… à mourir de soif.

L’étranger sourit. Une outre rebondie pendait à l’arçon de sa selle. Cette vue, en redoublant ma soif, fit évanouir ma fierté. Je repris la parole pour demander humblement à l’inconnu qu’il voulût bien me passer l’outre précieuse.

— A Dieu ne plaise que je vous la refuse ! me dit-il alors d’un ton plus doux. J’étendis avidement la main ; mais le cavalier, me voyant disposé à ne pas laisser une goutte d’eau dans la bouteille de cuir, remplit une calebasse qu’il me tendit, et dont j’avalai d’un trait le contenu. Quand je fus un peu soulagé, mon sauveur me demanda quel chemin je suivais et où j’allais.

— Au préside de Tubac, lui dis-je.

— Au préside de Tubac ! répondit-il d’un air étonné ; mais, vive Dieu ! vous lui tournez presque le dos.

Dans l’agitation de la fièvre, j’avais oublié les instructions du pauvre Anastasio, et je m’étais trompé de route ; le chemin que je suivais se dirigeait vers l’ouest, ainsi que je le vis à la position du soleil.

— Écoutez, me dit l’inconnu en me donnant de nouveau à boire, mais aussi parcimonieusement que la première fois, vous pouvez arriver au coucher du soleil à l’hacienda de la Noria. Suivez mon conseil, allez à l’hacienda, vous y serez bien reçu.

J’alléguai mon extrême faiblesse. L’inconnu réfléchit, puis il reprit :

— Je ne puis vous attendre pour vous y conduire ; des raisons impérieuses m’obligent à me trouver bien loin d’ici à la chute du jour. Des motifs non moins puissans devraient peut-être m’interdire l’accès de l’hacienda ; mais, comme ma route me conduit tout près, j’y passerai pour vous faire envoyer un cheval de rechange et de l’eau, car, exténué comme vous semblez l’être, ainsi que votre monture, vous n’arriveriez pas seul aujourd’hui, et dans ces solitudes sans eau, avec un soleil comme celui-ci, quand on n’arrive pas aujourd’hui, on n’arrive pas demain. Tâchez cependant de reprendre des forces et d’avancer un peu : en suivant pas à pas la trace de mon lazo, que je laisserai traîner dans le sable, vous ne serez plus exposé à vous égarer de nouveau.

Je le remerciai vivement de sa bonne intention. — Une dernière recommandation, ajouta-t-il : n’oubliez pas de dire que le hasard seul vous a conduit à l’hacienda.

En disant ces mots, le cavalier déroula le faisceau que formait sa courroie de cuir tressé et s’éloigna au grand trot en laissant derrière lui un léger sillon sur le sable. L’espoir d’arriver bientôt à un endroit habité, l’eau qui m’avait un peu désaltéré, me rendirent quelque force. Pour la première fois, ma position m’apparut ce qu’elle était réellement, et je remontai sur mon cheval, que j’avais accroché par la bride ; mais le pauvre animal n’avait pas trouvé comme moi de l’eau pour apaiser momentanément sa soif, et, le cou tendu, l’oreille basse, l’œil éteint, il se traînait plutôt qu’il ne marchait, malgré les sollicitations réitérées de l’éperon. En vain les molettes de fer tourmentaient ses flancs ensanglantés : ces efforts redoublés ne parvenaient point à lui faire hâter le pas. De temps en temps, je m’arrêtais, cherchant à distinguer les traces à peine visibles du lazo sur le sable, espérant aussi que les voix de ceux que j’attendais frapperaient mon oreille ; mais tout faisait silence. Des bouffées de vent chaud, haleine embrasée du désert, rasaient seules la terre en soupirs inégaux. Je reprenais alors ma marche pénible en répétant machinalement cette phrase : « Quand on n’arrive pas aujourd’hui, on n’arrive pas demain. » Déjà l’ombre des bois de fer s’allongeait sur le sable, qui, échauffé par le soleil de toute la journée, renvoyait des effluves brûlantes ; des nuées de moucherons, avant-coureurs du crépuscule, bruissaient au loin ; tous les signes précurseurs de la nuit se montraient un à un, et personne ne venait. La douleur physique se joignait à l’angoisse morale ; je sentais ma langue se gonfler, ma gorge s’embraser. Tout à coup mon cheval hennit, et, comme si quelque mystérieux avertissement lui arrivait sur l’aile du vent, il prit aussitôt une marche presque rapide. Moi-même, au moment où le disque du soleil s’échancrait sur la lisière du bois à l’horizon, je crus entendre des mugissemens lointains de bestiaux. Plus de doute, je devais être près de quelque rancho. Une demi-heure me suffit pour atteindre ces arbres derrière lesquels le soleil était descendu. Une plaine immense s’ouvrit alors devant moi, et j’eus sous les yeux le spectacle le plus radieux, spectacle dont je voudrais pouvoir décrire le charme et la majesté, mais dont ceux-là seuls peuvent se faire une idée qui ont éprouvé les tortures de la soif au milieu de déserts enflammés dont ils ignoraient l’étendue.

Un large tapis d’un gazon vert et lustré, découpé sous les pieds des hommes et des animaux en chemins tortueux, couvrait la surface de cette plaine. De nombreux gommiers serrés les uns contre les autres suppléaient, par l’entrelacement de leurs cimes, à la maigreur de leur feuillage, et protégeaient ces gazons de leur ombre. L’air humide et frais qui venait caresser mon visage au sortir des bois étouffans que je laissais derrière moi m’annonçait que l’eau devait circuler partout sous une légère croûte de terre, et féconder cette délicieuse oasis. En effet, au milieu de ce vert tapis et sous l’ombrage de beaux frênes, une source abondante remplissait une large citerne. Une vaste roue mise en mouvement par quatre paires de mules vidait et remplissait tour à tour les cent seaux de cuir attachés à sa circonférence, et versait à flots, dans de gigantesques troncs d’arbres creusés, une eau limpide et pure qui étincelait glorieusement aux rayons du soleil couchant. Épanchée en mille filets de rubis au pied des gommiers, cette eau abreuvait leurs racines et portait jusqu’à l’extrémité de leurs branches une fraîcheur vivifiante. Des milliers de bestiaux de toute espèce venaient s’abreuver dans les auges de bois sans pouvoir tarir la source féconde qui les remplissait. Plus loin, au milieu d’une poussière dorée soulevée sous leur galop retentissant, une troupe immense de chevaux bondissaient, les naseaux ouverts, la crinière au vent, dans toute l’impétuosité sauvage de leurs allures. C’étaient des courses folles, des ruades furieuses, des élans indomptés, un tournoiement à donner le vertige. Le bruit des sabots qui frappaient le sol retentissait comme un tonnerre lointain. Les rauques hennissemens des étalons, les mugissemens des taureaux, dominaient de temps en temps ce formidable et joyeux tumulte. Parfois un escadron nombreux se détachait du groupe des chevaux, et se précipitait l’œil enflammé vers le commun abreuvoir. Les moutons s’écartaient en bondissant, tandis que les taureaux, levant leur mufle humide et noir, se disposaient à repousser les envahisseurs à coups de cornes. Des chacals et autres rôdeurs nocturnes, poussés aussi par la soif, et oubliant que le soleil brillait encore, que l’homme était proche, montraient de loin leurs museaux effilés, leurs yeux brillans, sans pouvoir attendre le retour des ténèbres pour prendre leur part à la noria[3], qui, comme la providence de ce désert, versait à tous sans distinction le trésor de ses eaux. Telles devaient être les citernes des temps bibliques auprès desquelles les patriarches plantaient leurs tentes et donnaient l’hospitalité aux anges voyageurs.

En un instant, cheval et cavalier, nous nous mîmes à boire comme si nous eussions voulu épuiser la noria. Il fallut cependant s’arrêter pour reprendre haleine, et c’est alors que je crus entendre parler tout près de moi. Je prêtai l’oreille et j’entendis le dialogue suivant, car un groupe de frênes me dérobait les interlocuteurs.

— Allons, Juan, je pense qu’il est temps de me mettre en route, car depuis bientôt quatre heures que je te donne des revanches, le voyageur à la recherche duquel on m’a envoyé doit avoir eu plusieurs fois le temps de mourir de soif.

— Tu es bien pressé parce que tu gagnes, José, et tu n’es si humain à présent que parce que tu veux faire charlemagne. A l’heure qu’il est, ton voyageur a déjà cessé de vivre, et tu le retrouveras toujours.

— Tu n’es pas raisonnable non plus, Juan. Je m’arrête un instant pour remplir la gourde qu’on m’envoie porter à un pauvre diable qu’on trouve à moitié mort sur le chemin, tu veux me démontrer une martingale infaillible, et en conséquence tu ne cesses de perdre depuis quatre heures ; il faut que tout cela finisse. Je serai bien avancé quand, pour te gagner ton dolman, j’aurai laissé un homme mourir de soif !

Presque au même instant je vis les deux joueurs sortir de l’espèce de bosquet où ils s’étaient retirés. Je reconnus le perdant au dolman qu’il tenait à la main, comme pour tenter la cupidité de son antagoniste et le décider à lui offrir une dernière revanche. L’autre joueur tirait un cheval par la bride ; il me demanda si je n’avais pas rencontré un voyageur étendu sans connaissance sur le grand chemin.

— Si c’est de moi que vous parlez, lui dis-je, vous pouvez gagner le dolman de ce drôle, car, Dieu merci ! je ne vous ai pas attendu.

— Ah ! vive Dieu ! que je suis aise ! s’écria le joueur malheureux. Benito, mon ami, tu ne peux, à présent, refuser mon enjeu.

Une expression de mauvaise humeur se peignit sur la figure de Benito ; il était évidemment contrarié que je ne fusse pas mort de soif et que ma résurrection lui enlevât le prétexte de ne plus risquer son gain. En revanche, Juan était radieux. Je sentis instinctivement que, par un brusque revirement d’idées, j’avais un ami dans l’homme qui avait voulu me sacrifier à l’espoir d’une revanche, et un ennemi dans celui qui tout à l’heure plaidait ma cause avec tant d’humanité.

Je laissai les deux joueurs continuer leur partie, et je m’acheminai, suivi de mon cheval, vers l’hacienda. J’étais encore à quelque distance de la ferme, et déjà le crépuscule envahissait le paysage, quand je remarquai de vastes enclos de pieux (toriles) qui s’élevaient à droite et à gauche de la route. L’un était désert ; dans l’autre, la poussière était soulevée en épais tourbillons. Quelques mugissemens étouffés se faisaient entendre. M’étant approché de l’enclos, je distinguai à travers les pieux un taureau qui se débattait, et, monté sur le taureau, un homme armé d’un couteau, tandis qu’un autre individu entourait de cordes les pieds de l’animal et le maintenait de haute lutte. L’homme au couteau semblait aiguiser, en les amincissant à l’extrémité, les cornes de la bête, qui luttait en vain pour se débarrasser de sa rude étreinte. Le taureau ayant fini par rester immobile, le cavalier trempa avec précaution dans une calebasse une espèce de tampon grossier qu’il promena plusieurs fois sur les cornes de l’animal, comme pour les enduire d’une préparation liquide. Cette opération terminée, le taureau fut délivré de ses liens, et, au moment où il se relevait furieux, les deux individus avaient gagné et barricadé avec de fortes traverses de bois une entrée du toril opposée à l’endroit où je me trouvais, et déjà ils s’éloignaient en toute hâte. J’avais reconnu dans l’homme monté sur le taureau le cavalier dont la gourde pleine d’eau et les renseignemens m’avaient été si utiles quelques heures auparavant. Quel motif avait pu retenir à l’hacienda cet homme, qui paraissait craindre de s’y présenter ? Une nouvelle rencontre, plus imprévue encore que la précédente, vint bientôt donner un autre cours à mes pensées. La taille et la tournure d’un cavalier qui passa près de moi au galop me rappelèrent un homme dont le souvenir se mêlait à une scène terrible qu’un intervalle de six mois ne m’avait pas fait oublier : je veux parler du contrebandier Cayetano[4]. Ce ne fut pas sans effort que je surmontai l’impression pénible causée par cette apparition, en cherchant à me convaincre que j’étais la dupe de quelque étrange ressemblance. J’arrivai ainsi, fort préoccupé, devant la porte de l’hacienda, et j’entrai dans la cour, qu’à mon grand étonnement je trouvai déserte.

Avant de raconter les scènes dont je fus témoin dans l’hacienda, Je dois dire en quoi consistent les métairies qui portent ce nom au Mexique. Dans les contrées centrales de la république, les haciendas sont pour ainsi dire des forteresses, bien qu’elles n’aient ni ponts-levis, ni tours, ni fossés. Construites en pierres de taille ou en briques, avec leurs terrasses crénelées, leurs portes massives, les barreaux de fer de leurs fenêtres, elles peuvent être facilement défendues. L’histoire des guerres civiles du Mexique depuis quelques années est féconde en exemples de sièges réguliers soutenus par ces espèces de manoirs féodaux. Ce dernier mot est exact, bien qu’appliqué à une république : les tenanciers de ces haciendas ne sont, à proprement parler, que des vassaux, pour ne pas dire des serfs. Construites au milieu de vastes solitudes, ces métairies voient se grouper autour de leur enceinte un grand nombre de familles errantes, heureuses de trouver, dans les momens de crise, une protection dans les murs des fermes, du travail sur leurs terres et une consolation religieuse dans leurs chapelles. La condition de ces travailleurs est certes inférieure à celle des nègres de nos colonies, car ils ne peuvent pas, comme eux, racheter leur liberté par leur travail. Les propriétaires les paient, il est vrai, en argent ; mais au bout de quelques jours, forcé d’acheter de son maître, qui les vend à un prix quintuple de leur valeur, tous les objets de consommation, le travailleur libre du Mexique devient bientôt un débiteur tellement insolvable, qu’il ne peut même s’acquitter par toute une vie de labeur, tant le salaire qu’il reçoit est inférieur à la dépense que le monopole lui impose !

Ce qui est vrai des contrées centrales de la république peut aussi s’appliquer aux contrées reculées, comme celle où est située l’hacienda de la Noria. Seulement les haciendas, n’ayant pas été bâties par les Espagnols, n’ont pas l’air de grandeur qui caractérise tous les travaux des conquérans du Mexique. L’hacienda de la Noria était un bâtiment en pisé, recrépi et blanchi à la chaux. Ce bâtiment formait un vaste parallélogramme dans lequel étaient compris les logemens des maîtres et ceux des hôtes nombreux qu’il pouvait accueillir. Plus loin s’élevaient des communs destinés aux serviteurs de toute espèce. Il était à remarquer qu’on n’y voyait ni étables, ni écuries, non plus que dans les autres fermes de ce genre. Hormis de vastes enclos de pieux où les moutons et les chèvres sont parqués la nuit, chevaux, mules, vaches et taureaux sont abandonnés à l’état sauvage. On retrouve la même insouciance dans les travaux de culture : l’homme ne vient que très peu à l’aide de la nature pour fertiliser les pâturages où ces troupeaux innombrables doivent trouver leur subsistance. Chaque année, avant le retour de la saison des pluies, lorsque huit mois de soleil ont jauni l’herbe des plaines et des collines, il incendie ces chaumes desséchés pour faire place à l’herbe nouvelle. Souvent alors le voyageur voit le soir les collines en flammes rougir l’horizon et jeter des lueurs ardentes au milieu des solitudes qu’il parcourt. Ce sont, à quelques exceptions près, les seuls indices d’industrie agricole qu’il remarque dans ces contrées.

Tous les ans, une recogida ou battue s’opère sur toute l’étendue de l’hacienda ; des milliers de chevaux, de mulets et de taureaux sont poussés au milieu des toriles. Les poulains, les jeunes taureaux que la reproduction a ajoutés à la richesse des propriétaires sont terrassés par les vaqueros[5] à l’aide de leur lazo et marqués du fer distinctif de l’hacienda. Les poulains âgés de cinq ans sont domptés, c’est-à-dire montés deux ou trois fois (quebrantados) ; puis novillos, génisses et poulains vont tâcher d’oublier au milieu de leurs querencias[6] la honte que la selle a imprimée à leurs flancs vierges, ou le signe de servitude que le fer rouge a creusé sur leur chair encore fumante. Ils attendent ainsi le moment où une vente définitive les enlèvera à leurs solitudes et les amènera au milieu des villes de l’intérieur. Là, aux risques et périls des propriétaires ou des passans, les chevaux s’accoutument à l’aspect des maisons, au roulement tout nouveau pour eux des voitures, et même à la présence de l’homme. Sous les rudes cavaliers mexicains, sous les piqûres des éperons de fer en usage parmi eux, éperons démesurés dont certaines molettes ont six pouces de diamètre, cette seconde éducation se fait aussi brusquement que la première. L’épithète de quebrantados (brisés), qu’on applique aux chevaux ainsi domptés, est d’une justesse irréprochable. Souvent, après trois ans d’indépendance absolue, pendant lesquels la présence de l’homme n’est pas venue leur rappeler l’affront qu’ils ont subi, ces animaux n’ont pas encore oublié les terribles vaqueros qui ont ployé leur reins et brisé leur orgueil. Dès l’enfance, le vaquero a été dressé à l’équitation ; à peine ses jambes peuvent-elles serrer un cheval, que son père l’attache avec un mouchoir au troussequin de la selle, et le fait galoper avec lui par monts et par vaux. C’est ainsi qu’il grandit. Un jour vient où ses jambes se sont arquées le long des flancs du cheval, où tout son corps s’est assoupli à ses bonds inégaux. Le vaquero apprend alors dans ses courses vagabondes à jeter le lazo, à connaître la terre (saber la tierra), c’est-à-dire à joindre au raisonnement de l’homme l’instinct du cheval, qui discerne, à vingt lieues de distance, les senteurs des plantes qu’il est accoutumé à fouler, les émanations des arbres qui l’abritent chaque nuit, et se précipite en ligne droite, à travers les plaines, les montagnes ou les torrens, vers sa querencia préférée. Au milieu des solitudes où il passe sa vie, sans chemins tracés, sans connaître les lieux où une poursuite acharnée peut l’avoir conduit, le vaquero n’hésite jamais sur le chemin qu’il doit prendre ; la mousse des arbres, le cours des rivières ou des ruisseaux, la position du soleil, l’inclinaison des herbes, les soupirs du vent, sont autant de voix, autant de signes que le désert semble multiplier sur ses pas pour lui indiquer sa route. À cette singulière finesse de perception le vaquero unit une rare sobriété : des bribes de tortillas[7], un morceau de viande séchée, une grenade, un piment, une cigarette de paille de mais, le soutiennent tout un jour ; des flaques d’eau rousse oubliées par le soleil dans l’empreinte d’un pied de buffle ou de cheval le désaltèrent ; la fraîcheur de la nuit, la chaleur du jour, le trouvent également insensible. Lancé à la poursuite de quelque animal, rien n’arrête son essor, ni ravins, ni torrens, ni bois. Vêtu de cuir des pieds à la tête, il galope intrépidement au milieu des forêts comme au milieu des plaines. Tantôt penché à droite ou à gauche de sa monture comme un corps désossé, tantôt le torse incliné sur l’avant de la selle ou la tête renversée sur la croupe du cheval de manière à éviter le choc des grosses branches qui lui briseraient le crâne, il ne ralentit jamais l’impétuosité de sa course. Quand son inévitable lazo a étreint l’animal qu’il poursuit et qu’il veut dompter, l’intrépidité vient à l’aide de la souplesse et de la vigueur. C’est alors que le rôle du vaquero est périlleux. Cependant, au bout de deux heures au plus d’une lutte dans laquelle il a senti son infériorité, le cheval revient le corps couvert d’écume, l’œil abattu, souple, docile, dompté. Parfois aussi il ramène inanimé le cavalier qu’il a brisé contre un rocher ; mais le vaquero est mort comme il devait mourir, sans avoir été désarçonné !

J’avais souvent rencontré dans mes courses à travers le Mexique quelques-uns de ces vaqueros isolés, et j’avais pris plaisir à leurs entretiens, au récit naïf de leurs sauvages exploits : jamais cependant je ne les avais vus réellement à l’œuvre. J’arrivais à l’hacienda de la Noria dans les circonstances les plus favorables pour jouir d’un spectacle que je désirais depuis long-temps.

J’avais traversé la cour déserte, et j’approchais d’un péristyle qui abritait l’entrée principale du bâtiment, quand j’entendis une voix prononcer d’un ton monotone des prières coupées de répons que d’autres voix murmuraient en chœur. C’était un samedi soir, et les habitans de l’hacienda, pour clore la semaine, récitaient le rosaire en commun, selon l’antique usage espagnol. J’attachai mon cheval à un pilier et j’entrai dans la salle. Un grand nombre de personnes, tant maîtres que valets, étaient dévotement agenouillées. La voix que j’avais entendue était celle du chapelain de l’hacienda. Un homme d’une cinquantaine d’années, qui paraissait être le propriétaire, s’inclina gravement à mon arrivée, qui n’interrompit point la pieuse occupation des assistans ; il me fit signe de prendre place parmi eux, et je m’agenouillai comme les autres, tout en promenant à la dérobée un regard curieux sur ceux qui m’entouraient.

Le lieu choisi pour la prière commune était une grande salle carrée aux murs blanchis à la chaux et enjolivés d’arabesques en détrempe où l’on reconnaissait l’imagination vagabonde et la main peu exercée de quelque artiste nomade. Les solives qui formaient le plafond étaient des troncs de palmier aussi soigneusement équarris que le permet la dureté de leurs fibres. La faible clarté qu’une seule chandelle répandait dans cette salle laissait dans une sorte de demi-obscurité les physionomies énergiques et bronzées de ces hardis habitans qui s’établissent sans crainte sur les frontières indiennes ; mais ce qui attira particulièrement mon attention fut un groupe de deux femmes agenouillées. Malheureusement des rebozos[8] de soie bleue et blanche les enveloppaient de la tête à la ceinture assez étroitement pour ne laisser apercevoir que leurs yeux. Ces yeux, comme ceux de toutes les Mexicaines, étaient grands et noirs. Une voix qu’il était permis de trouver harmonieuse et douce entre toutes, même dans un pays où les femmes ont en partage un organe séduisant, m’indiqua que l’une des deux inconnues au moins devait être jeune. Au moment où je les examinais avec attention, deux hommes entrèrent sur la pointe du pied dans la salle, et je reconnus les joueurs que j’avais laissés terminant leur partie. Les cartes avaient sans doute été favorables à Juan, car il portait encore son dolman orné de boutons à grelots. Il voulut bien, en entrant, me faire un salut gracieux, tandis que son camarade Benito, qui me gardait toujours rancune, selon toute apparence, ne daigna pas même me regarder ; il est vrai que, dès son entrée, ses yeux s’étaient fixés sur celle des deux femmes qui paraissait la plus jeune pour ne plus la quitter. Toutes ces observations faites, je n’éprouvai plus qu’un désir extrême de voir terminer cet interminable rosaire, et ce fut avec un vif sentiment de satisfaction que j’entendis résonner le dernier ora pro nobis, et que je vis tous les assistans se lever.

Des domestiques allumèrent les bougies dans leurs verrines, et, à la clarté qu’elles répandirent, je pus distinguer la taille gracieuse d’une des deux femmes voilées, qui se relevaient à leur tour ; je pus voir aussi une main blanche et mignonne ajuster coquettement les plis du voile de soie, mais ce fut tout, car les deux femmes, la mère et la fille sans doute, disparurent à l’instant. Force me fut alors de reporter mon attention sur la singulière réunion au milieu de laquelle le hasard m’avait jeté. Tous les objets qui frappaient mes yeux depuis mon entrée dans l’hacienda avaient, je dois en convenir, outre un certain caractère de féodalité rustique et de simplicité patriarcale, un parfum de mystère fort à mon goût. Le souper auquel je fus invité ne démentit pas ces premières apparences. Une table longue et si étroite que chacun des convives pouvait manger dans l’assiette de son vis-à-vis était chargée de tous les mets dont la cuisine mexicaine peut affliger un convive européen. Le haut bout de la table était occupé par le maître, qui s’appelait don Ramon, le chapelain de l’hacienda et moi. Les deux femmes que j’avais remarquées pendant la récitation du rosaire ne parurent point au souper. La foule des serviteurs des deux sexes, que les mœurs mexicaines admettent à la table du maître, étaient assis à l’autre bout. Hormis une belle pièce de venaison, les plats nombreux étalés à profusion ne pouvaient guère exciter que l’étonnement ou le dégoût. Partout on voyait des poulets, ici découpés en morceaux et nageant dans un océan de sauce au piment rouge, qu’un novice aurait prise pour des tomates, là enterrés sous une montagne de riz qui exhalait une horrible odeur de safran, et que perçaient, comme des souches dans un terrain en friche, de longs pimens verts. Plus loin, un coq laissait voir l’affreux mélange d’olives rances, de raisins secs, d’arachides et d’oignons dont il était farci. Un plat de grains de blé vert à la sauce blanche faisait pendant à un autre chargé d’épis de maïs rôti. Enfin des courges sucrées, des garbanzos, des pourpiers, des légumes sans nom comme sans couleur, flanquaient d’énormes morceaux de bœuf à moitié refroidi. La sensualité des commensaux de don Ramon se délectait néanmoins à l’aspect de tant de merveilles. L’absence de toute espèce de liquide était un fait remarquable au milieu de cette abondance de mets. Au Mexique, on ne boit qu’après le repas.

Je répondis aux questions que m’adressa mon hôte sur Arispe par quelques renseignemens que son ignorance, suite inévitable de sa vie isolée, lui rendait précieux. Ayant ainsi satisfait sa curiosité, je crus pouvoir le questionner à mon tour. Je tenais à savoir si c’était bien Cayetano que j’avais rencontré près de la porte de l’hacienda ; mais le nom du contrebandier paraissait inconnu à mon hôte ainsi qu’à tous ses commensaux.

Quand les nombreux convives eurent satisfait leur appétit, un des serviteurs se leva et apporta deux énormes verres de la capacité de plusieurs litres, comme ceux des temps antiques ; chaque convive se désaltéra l’un après l’autre dans ces verres qu’on fit circuler, puis la séance fut levée, et on alla se préparer aux fatigues du lendemain, car don Ramon m’avait annoncé pour le jour suivant un des herraderos[9] annuels. C’était en l’honneur de cette fête qu’un grand souper avait eu lieu contrairement à l’usage, qui ne compose ce repas du soir que d’une lasse de chocolat ; cette circonstance m’expliqua l’absence des maîtresses de la maison.

En prononçant au souper le nom de Cayetano, j’avais surpris dans les yeux de Benito une expression de sombre défiance ; je n’avais point alors cru devoir réitérer mes questions, espérant que bientôt l’occasion s’offrirait d’éclaircir mes doutes. Mon espoir ne fut pas trompé. Au moment où je sortais de la salle à manger, je fus accosté à la porte par mon nouvel ami Juan, ou Martingale, pour adopter le sobriquet que lui avaient donné ses compagnons, et qu’il justifiait si bien.

— Benito, me dit-il, a deviné que vous vouliez parler à don Ramon de l’homme à la cicatrice.

— Comment Benito le connaît-il ? demandai-je à Juan.

— Cela ne me regarde pas ; mais seriez-vous par hasard l’ami de Cayetano ?

— Non, je ne suis pas l’ami de cet homme.

— Tant mieux ! Alors vous êtes peut-être son ennemi ?

— Pas davantage.

— Tant mieux, reprit encore Juan.

— Il paraît donc, répliquai-je impatienté de ces questions, que j’ai des actions de grâces à rendre au hasard qui fait que je ne suis ni l’ami ni l’ennemi de Cayetano.

— Qui sait ? reprit Martingale d’un air mystérieux. Certaines gens, quand ils haïssent bien un homme, voient de mauvais œil non-seulement ses amis, mais ses ennemis ; la haine, comme l’amour, a sa jalousie. Du reste, c’est dans votre intérêt que je vous dis cela ; vous êtes ici étranger, seul, et je verrais avec peine qu’il vous arrivât malheur. Maintenant adieu, je vais poursuivre ma veine ; Benito est furieux contre vous, car j’ai déjà regagné une manche de mon dolman. Ah ! je remercie le ciel que vous ayez pu arriver jusqu’à la noria !

En disant ces mots, le drôle s’esquiva si rapidement, que je ne pus lui faire aucune question au sujet de l’ancien pêcheur de tortues. Le soir, retiré dans la chambre qu’on m’avait assignée, et dont les murailles étaient complètement nues, je réfléchissais aux événemens de la journée, tout en prêtant l’oreille aux derniers bruits qui s’éteignaient peu à peu à mesure que les valets regagnaient les communs. Le silence régna bientôt dans toute l’étendue du vaste bâtiment et ne fut plus troublé que par le murmure lointain des bestiaux qui s’écartaient des auges de la noria livrée alors aux habitans de la forêt. Je me disposais à m’endormir à mon tour, quand un bruit de pas se fit entendre à travers les barreaux de fer de ma fenêtre. Ma chambre étant située au rez-de-chaussée, je vis distinctement de l’endroit où j’étais couché deux individus passer à peu de distance en se parlant assez bas pour que je ne pusse entendre que le mot endemoniado[10], qui revint plusieurs fois de suite. Puis les deux personnages s’éloignèrent avec un éclat de rire qui ne me laissa plus de doute sur celui qui l’avait poussé : c’était bien Cayetano, c’était bien ce rire sardonique qui m’avait frappé pendant une autre nuit. La présence de cet homme dans l’hacienda me sembla de sinistre augure.

Il était à peine jour quand je me levai le lendemain matin, sans me ressentir en rien des fatigues de la veille, et je m’empressai de me rendre dans le salon (asistencia) où on avait récité le rosaire. Don Ramon, sa fille Maria-Antonia et le chapelain y étaient déjà réunis. Je pus alors admirer la beauté de la jeune fermière, que j’avais seulement devinée la veille. Le rebozo qui cachait son visage pendant la prière tombait négligemment drapé sur son épaule. Son vêtement consistait en une simple chemise brodée à manches courtes, et qui, malgré les plis du rebozo, ne cachait qu’à demi sous les garnitures de dentelle son sein et ses épaules. Un jupon de soie, serré par une ceinture de crêpe de Chine écarlate autour de sa taille que n’emprisonnait jamais le corset, dessinait les riches contours de ses hanches, s’arrêtait à la cheville et laissait dans toute sa liberté, sous un bas découpé à jour, un de ces pieds à coudes élevés, un de ces pieds petits, mignons, cambrés, qui ne paraissent faits que pour fouler la laine et chausser le satin. Bien que Maria-Antonia ne fût, à proprement parler, que la fille d’un riche paysan, le sang andalou avait gardé chez elle toute sa distinction, et la femme la plus fière de la pureté de sa race n’eût dédaigné ni ses traits gracieux ni la blancheur de ses mains. Quand j’entrai, elle jouait avec les glands d’or d’un chapeau d’homme qu’elle tenait à la main, ce qui indiquait qu’on allait monter à cheval.

En effet, des chevaux nous attendaient dans la cour. On servit le chocolat, et nous partîmes pour aller au-devant de la recogida. En sortant de la cour d’entrée, don Ramon, avec cet œil du maître auquel rien n’échappe, aperçut dans le toril le taureau que j’avais vu opérer la veille, et demanda pourquoi il se trouvait là.

— C’est le taureau du majordome, répondit Martingale, que son office retenait derrière nous.

Nous tournâmes le mur d’enceinte et nous gagnâmes un bois épais qui s’étendait à quelque distance. C’était par là que devait déboucher la recogida. Nous fîmes halle à la lisière du bois. Un dais de vapeurs épaisses s’étendait au-dessus de la cime des arbres, la forêt était ensevelie dans l’ombre et le silence le plus profond. Ce silence fut bientôt troublé par des hurlemens aigus, quoique lointains encore ; un bruit sourd se fit entendre, la terre trembla, puis ces rumeurs se rapprochèrent et grossirent ; des vaqueros débouchèrent impétueusement dans la plaine par toutes les issues du bois ; nous n’eûmes que le temps de nous jeter de côté. Une colonne serrée se précipita derrière eux avec le bruit du tonnerre, mugissant, hennissant et fuyant éperdue devant une vingtaine d’autres cavaliers qui faisaient tournoyer leurs lazos dans l’air. Ces cavaliers se lançaient à corps perdu dans le centre de ce torrent, culbutant les traînards, se ruant avec fureur sur les récalcitrans, semblables, au milieu des flots de sable soulevés par cette tempête d’animaux, à des hommes frappés de vertige. Nos chevaux bondissaient sous nous, excités jusqu’à l’ivresse par ce tumulte. Le chapelain, rejetant son capuchon sur ses épaules, fut le premier à nous donner l’exemple et à suivre le torrent. Maria-Antonia, en digne fille d’un hacendero, en digne femme future d’un de ces centaures, lâcha aussi la bride à son cheval et s’élança après le chapelain, tandis que les longues tresses de ses cheveux se déroulaient sur ses épaules. Elle était belle ainsi, belle d’une admirable et sauvage beauté. Don Ramon poussa à son tour son cheval impatient, et bon gré, mal gré, je fus forcé de suivre la cavalcade. En quelques minutes, nous atteignîmes les barrières des toriles qui se refermèrent sur le troupeau emprisonné. Ce fut pendant quelques instans une confusion inexprimable, le plus formidable tumulte qu’on puisse imaginer. De terribles élans ébranlaient les estacades ; un crescendo de hennissemens et de mugissemens furieux faisait hennir et mugir en même temps les échos des bois. Enfin ce tumulte s’apaisa, les colères impuissantes se calmèrent, et l’on procéda à l’herradero. Des trépieds chargés de bois sec avaient été allumés à l’entrée des toriles ; les fers mis sur ces brasiers furent bientôt rougis, et les vaqueros, un instant reposés, se préparèrent à commencer leur rude et dangereuse besogne.

Je ne sais si le hasard seul avait rapproché Maria-Antonia d’un vaquero qui, après s’être distingué entre tous par son activité, reprenait un instant haleine. Ce vaquero n’était autre que Benito. La mauvaise humeur qui la veille altérait sa physionomie avait fait place à une expression de noblesse intrépide dont je fus frappé pour la première fois. La fierté du sang espagnol s’alliait chez lui à l’énergie sauvage des Indiens, premiers dominateurs de ces déserts. Un teint olivâtre, une barbe un peu clair-semée, une chevelure légèrement ondée qui couronnait son front, une taille droite et souple comme un bambou, révélaient en sa personne une race perfectionnée par le croisement. Benito ne tarda pas à apercevoir la jeune fille, qui tressaillit sous ses regards de feu. Presque en même temps le visage d’Antonia se colora d’une vive rougeur ; elle se hâta de couvrir chastement de son rebozo ses tresses rebelles et ses épaules nues, mais elle ne s’éloigna pas. Je pris dès-lors un intérêt plus vif à cette rude pastorale, à ce dialogue muet et passionné entre un homme à moitié sauvage, inflexible et dur comme le bois de fer, et une amazone intrépide qui semblait ne garder de la femme que la pudeur et la beauté.

Deux sumacs chargés de leurs grappes de fleurs répandaient une ombre épaisse à quelques pieds des deux enceintes ; une estrade grossière s’élevait sous leur feuillage. Don Ramon demanda à qui ils étaient redevables de cette galanterie improvisée.

— C’est à Benito Goya, répondit Juan en portant la main à son chapeau.

Don Ramon fronça le sourcil comme s’il désapprouvait cet hommage, qui ne s’adressait pas à lui seul, mais il s’assit néanmoins sur l’estrade à côté de sa fille et du chapelain ; pour moi, préférant garder la liberté de mes mouvemens, je refusai la place qu’on m’offrit.

Les vaqueros voltigeaient en dehors des toriles. Quand leurs yeux exercés apercevaient un cheval, un taureau ou une génisse qui n’étaient pas marqués au fer de l’hacienda, leur lazo tournoyait une seconde en l’air et ne manquait jamais, au milieu de cette forêt de cornes et de têtes, d’aller atteindre la bête désignée. Alors le flot s’ouvrait devant l’animal tiré hors de l’enceinte. Un second vaquero s’approchait, jetait nonchalamment son lacet par terre, relevait brusquement, piquait sa monture, et, avant qu’il pût opposer de la résistance, le cheval ou le taureau, violemment tiré dans deux directions opposées, s’abattait lourdement sur le sable, faute de point d’appui. En un clin d’œil, le fer ardent sifflait sur la chair ; un petit nuage de fumée tourbillonnait sur le flanc de l’animal, qui tremblait douloureusement, se dégageait des liens qui cessaient de l’étreindre, et regagnait le bois ou la plaine avec l’empreinte du propriétaire. Ce fut bientôt autour de nous une vapeur épaisse au milieu de laquelle on ne distinguait plus que confusément des corps fauves frémissant sur le sable, des figures bronzées et des lueurs de fer rougi. De temps à autre, un bond prodigieux jetait partout le désordre ; c’était un vaquero emporté par un poulain encore indompté qui se débattait, mais en vain, sous la douleur de sa brûlure et sous l’étreinte de son cavalier.

J’ai dit que c’était au moment de briser le cheval que le danger commençait pour le vaquero. Voici comment il est d’usage de procéder : quand le poulain a été terrassé et marqué, selon la force de résistance qu’il oppose, on le maintient par terre ou on le laisse se relever sur ses jambes. Un bandeau de cuir est jeté sur ses yeux. L’animal, privé de lumière, se laisse presque toujours assez docilement seller et sangler. Une corde de crin est nouée au-dessus des naseaux de manière à former à la fois une espèce de caveçon qu’on appelle bozal, et une bride qui sert à diriger le cheval. Le vaquero, après s’être assuré que la selle ne tournera pas, chausse ses longs éperons, et, selon la position du cheval, se laisse enlever par lui, ou saute brusquement en selle et lève le bandeau de cuir. Le cheval hésite un instant, mais bientôt la vue des savanes qu’il a l’habitude de parcourir en liberté, l’odeur des forêts natales, le poids qui l’opprime pour la première fois, lui arrachent un hennissement de fureur ; son hésitation a cessé. Il essaie d’abord de secouer la selle, mais la sangle creuse dans son ventre un large et profond sillon. Il cherche à mordre les jambes du cavalier, mais le bozal qui comprime ses naseaux est rudement tiré en sens inverse. Il tente de se dérober en traçant des courbes immenses, en lançant des ruades désespérées ; il se dresse presque droit sur ses jambes de derrière pour jeter bas son cavalier par un bond furieux en avant. Efforts inutiles ! jusqu’alors inébranlable sur sa selle, l’homme est resté passif : il attaque à son tour. Deux coups d’éperons lancés par lui jusque sous les aines arrachent au cheval un cri rauque de surprise et de douleur. Ivre d’impuissante colère, d’orgueil froissé, l’animal furieux se ramasse sur ses jarrets nerveux, qui se détendent comme un double ressort d’acier : il franchit d’un bond une prodigieuse distance, et s’arrête subitement ; mais le vaquero a jeté instinctivement son corps en arrière, et son buste se maintient dans un merveilleux équilibre. Ses éperons retentissent de nouveau sur les flancs du cheval, qui repart sans s’arrêter parce que les molettes labourent ses lianes, et que la cuarta meurtrit sa croupe. Enfin, après cette nouvelle course, les naseaux de l’animal, comprimés par le caveçon, ne laissent plus échapper qu’une respiration sifflante, ses flancs fument et saignent. Lorsqu’il a cherché inutilement, dans l’excès de sa terreur et de sa rage, à se briser lui-même pour iriser son cavalier contre un tronc d’arbre, le cheval se reconnaît vaincu, il obéit à l’impulsion du corps, à l’éperon, à la voix ; en un mot il est dompté. Quant au vaquero, il reprend haleine, allume un cigare, et remet de nouveau sa selle, encore humide, sur le dos d’un autre animal.

— Avez-vous beaucoup d’hommes de cette trempe dans votre pays ? me demanda don Ramon en me montrant une demi-douzaine de ces vaqueros, qui, dans l’intervalle d’une lutte à l’autre, essuyaient leurs fronts ruisselans. J’évitai de répondre à cette question : la comparaison des écuyers de nos cirques avec ces hardis dompteurs de chevaux était trop humiliante pour mon amour-propre d’Européen. Je demandai à don Ramon si parfois on n’avait pas de malheurs à déplorer dans ces luttes équestres.

— Oui, oui, cela se voit de temps à autre, me répondit-il d’un air presque satisfait ; tenez, il y a l’Endemoniado que mes drôles se sont bien gardés d’amener à l’herradero.

Les vaqueros se récrièrent d’un commun accord, et l’un d’eux s’excusa en affirmant que personne ne l’avait aperçu.

— Qu’est-ce que l’Endemoniado ? demandai-je à don Ramon. Je me rappelais avoir entendu Cayetano prononcer ce nom la nuit précédente.

— C’est un cheval qui n’a été monté que deux fois, et que mes vaqueros ne se soucient pas de monter une troisième.

— Pourquoi cela ?

— Le premier qui l’a monté a été mis en pièces, le second a eu la tête brisée contre cet arbre ébranché que vous voyez là-bas.

— Et vous n’avez pas fait tuer un si dangereux animal ?

— Oh ! comme ce sont mes vaqueros et mes chevaux, ces affaires se passent en famille ; chevaux et vaqueros ont parfaitement le droit de s’entretuer sans que j’aie rien à voir là-dedans.

Un rire d’approbation grossière accueillit cette singulière profession d’impartialité, que ces hommes, qui faisaient si bon marché de leur vie, trouvèrent très facétieuse ; mais cette gaieté fut de courte durée. A la vue d’un homme qui arrivait inopinément, traînant un cheval avec mille efforts, une stupéfaction profonde remplaça sur ces rudes figures le sourire qu’avait provoqué la déclaration du maître. L’homme était Cayetano, le cheval l’Endemoniado. Un air de satisfaction féroce enlaidissait encore le visage amaigri de l’ancien contrebandier, qui apparaissait comme un fantôme sinistre au milieu de ceux dont il était venu depuis peu partager les travaux sous un nom d’emprunt. Instinctivement je me mis à l’écart pour ne pas me laisser apercevoir par Cayetano, sans cependant le perdre de vue. Un nœud coulant qu’il était parvenu à serrer à l’extrémité de la lèvre supérieure du cheval contraignait, par une étreinte douloureuse, l’Endemoniado à l’obéissance. Cette lèvre gonflée témoignait de la résistance du quadrupède, qui justifiait parfaitement son nom. C’était un alezan brûlé, à balzanes blanches, buvant dans le blanc, comme on dit en termes de manège : signe infaillible d’un caractère vicieux. Son œil, à moitié voilé par une houppe de crins qui tombait sur son front, brillait d’un morne éclat. Ses oreilles étaient pointées en avant ; sa longue crinière flottait en désordre, et ses sabots durs et pointus rendaient un son métallique contre les cailloux chaque fois qu’il s’élançait sur Cayetano, qui, d’un coup retentissant de sa cravache plombée, le repoussait en arrière. En un mot, l’aspect du cheval était plus effrayant encore que celui de son redoutable guide.

— Vos vaqueros vont me savoir gré de leur amener ce bel animal, n’est-il pas vrai ? dit Cayetano en s’adressant à don Ramon, tandis qu’un sourire brutal crispait sa figure, d’autant plus que ce n’est pas sans peine, car voilà deux jours que je le poursuis.

— En effet, dit don Ramon, j’étais étonné de ne pas te voir ici. Allons, mes enfans, qui de vous va monter l’Endemoniado ? Pour l’honneur de l’hacienda, ce cheval ne doit pas aller se vanter à ses camarades de vous avoir fait peur à tous.

Personne ne répondit à ce défi, car personne n’osait tenter l’impossible. Pendant que l’hacendero jetait autour de lui des regards mécontens, Cayetano semblait chercher des yeux quelqu’un qu’il n’apercevait pas ; tout d’un coup, à la vue de Benito, qui, malgré lui ramené vers l’estrade, s’enivrait d’une contemplation muette :

— Seigneur don Ramon, s’écria-t-il, voici quelqu’un qui ne se refusera pas à monter Endemoniado en présence de vos seigneuries.

Et il lança sur le jeune homme un regard farouche que celui-ci lui rendit aussitôt.

— Si vous pensez, dit Benito en s’avançant vers don Ramon, que je doive me faire tuer pour soutenir l’honneur de l’hacienda, je suis prêt, seigneur don Ramon, à exécuter ce que vous m’ordonnerez.

Comme le gladiateur prêt à mourir saluant César, Benito s’inclina gracieusement devant l’hacendero. Celui-ci sembla hésiter en rencontrant le regard suppliant de sa fille.

— Je n’ai pas le droit, s’écria-t-il, de l’ordonner de te faire tuer pour moi ; mais, si tu veux tenter l’aventure, je t’en accorde pleine et entière permission.

— C’est bien, reprit Benito, je monterai l’Endemoniado.

— Si cependant vous avez peur, dit Cayetano en ricanant d’un air de mépris, je le monterai pour vous.

— Chacun son rôle, reprit Benito. Vous devez, ainsi qu’il a été convenu hier, donner au taureau que nous prête don Ramon le premier coup de garrocha[11].

— Et aussi le dernier coup d’épée, si on l’exige, répondit Cayetano avec un rire bruyant.

— Non pas, s’il vous plaît ! s’écria le propriétaire ; je vous prête un taureau pour vous amuser, mais non pas pour le tuer.

On s’occupa de seller Endemoniado, tâche qui n’était pas facile, car, pour le seller, il fallait le maintenir sur ses jambes, et, comme s’il eût deviné le projet des vaqueros, il commença de lancer des ruades furieuses. Un lazo fut passé sous le paturon de la jambe gauche de derrière et serré fortement sur le poitrail du cheval, de manière à coller la cuisse contre le ventre. La jambe droite de devant fut repliée sur elle-même par un moyen semblable, et, ainsi maintenu en équilibre, l’Endemoniado fut condamné à l’immobilité. Benito saisit sa lourde selle par le pommeau et la jeta sur le dos du cheval, qui frémit et trembla quand ses reins en ressentirent le poids, et quand les larges étriers de bois rebondirent sur ses flancs. La sangle fut ensuite serrée violemment sous le ventre, puis le vaquero s’assit sur le sable pour attacher à ses pieds les courroies de ses éperons. En ce moment, je jetai les yeux sur l’estrade. Maria-Antonia était immobile ; mais ses grands yeux noirs, démesurément ouverts, étincelaient sur sa figure pâlie, et l’agitation de son sein trahissait son angoisse. Don Ramon lui-même semblait effrayé, et j’espérai un instant qu’il allait retirer la permission qui exposait l’intrépide jeune homme à une mort presque certaine ; mais il n’en fut rien. Quand Benito eut achevé de chausser ses éperons, les liens qui retenaient les jambes du cheval furent relâchés, et le bandeau de cuir attaché sur ses yeux. Cependant, quoique maintenu par la corde qui tordait sa lèvre, les écarts furieux de l’Endemoniado ne permettaient pas encore de le monter. On fut obligé de le faire agenouiller, et deux vaqueros mordant chacun une de ses oreilles le maintinrent ainsi un instant. Benito s’élança sur le dos du cheval.

— Lâchez-le ! s’écria-t-il d’une voix ferme.

Les deux vaqueros se rejetèrent vivement en arrière, tandis que l’Endemoniado se relevait comme lancé par la détente d’un ressort caché. Grâce au bandeau de cuir qui l’aveuglait, il resta d’abord frissonnant sur ses jambes, les naseaux retroussés, le corps tremblant. Benito profita de ce court répit pour s’affermir sur sa selle, se pencha en avant, et leva le bandeau qui cachait les yeux de l’Endemoniado. Alors commença entre le cheval et l’homme une lutte vraiment admirable. effrayé de revoir tout d’un coup la clarté du jour qui éblouissait ses yeux sanglans, secouant sa crinière emmêlée et que la rage hérissait, le fougueux animal fit entendre un hennissement terrible, et bondit successivement, en se tordant sur lui-même, vers les quatre points cardinaux, comme pour flairer le vent. Benito, sans paraître ébranlé de ces mouvemens impétueux, se tenait encore sur la défensive, repoussant violemment du pied les dents aiguës qui cherchaient à déchirer ses jambes. Trompé dans son espoir, l’Endemoniado s’enleva brusquement sur ses jarrets. En vain les éperons, qui frappaient ses aines, lui arrachèrent un rugissement : le cheval, au lieu de retomber sur ses jambes, s’abattit violemment sur le dos. Tous les spectateurs poussèrent un cri ; mais le pommeau seul de la selle avait heurté le sol avec un retentissement lugubre, en meurtrissant le garrot de l’animal. Benito, prévoyant le choc, avait rapidement sauté à terre. Bientôt, au milieu d’un nuage de poussière, les spectateurs émerveillés virent le dompteur de chevaux se remettre rapidement en selle, contre toutes les règles de l’équitation, du côté hors montoir, à l’instant où le cheval étonné se relevait en poussant de nouveaux hennissemens. A son tour, le vaquero paraissait ivre de fureur. Pour la première fois de sa vie, il avait vidé les arçons. Impatient de venger son affront, ses jambes ne cessèrent de serrer les flancs du cheval que pour tracer jusque sous son ventre les sillons sanglans de ses éperons ; ses bras ne lâchèrent le caveçon de crin que pour faire pleuvoir, drus comme la grêle, les coups de la cravache plombée sur la peau meurtrie de l’Endemoniado. Cependant l’avantage n’était encore ni d’un côté ni de l’autre, et, après quelques minutes de cette lutte acharnée, les deux antagonistes restèrent un instant immobiles. Des applaudissemens retentirent de toutes parts, et certes, pour mériter l’admiration de ces centaures, il fallait avoir accompli plus qu’il n’est donné à l’homme d’accomplir. Soit que le vaquero fût un de ceux que le danger ou les applaudissemens enivrent, soit qu’il se crût capable de faire plus encore, il profita de cette trêve pour tirer un couteau effilé passé dans la jarretière de sa botte.

— Holà ! s’écria don Ramon, spectateur moins impassible d’une lutte où il s’agissait, selon toute apparence, de la vie d’un cheval ; le drôle va-t-il égorger l’Endemoniado ?

Un éclair d’indignation jaillit des noires prunelles de Maria-Antonia à la supposition qu’un homme qu’elle avait distingué pût être un lâche, puis un superbe sourire d’orgueil vint éclairer ses traits à la vue de Benito, qui, dans un accès de témérité folle, enivré sans doute par la présence de l’objet aimé, coupait le caveçon du cheval, et se mettait ainsi sans bride, sans point d’appui, à la discrétion d’un animal indomptable. Débarrassé de l’étreinte du bozal qui comprimait ses naseaux, l’Endemoniado aspira bruyamment l’air des forêts, fit onduler, en secouant la tête, les flots de sa crinière dorée, et s’élança dans la direction de l’arbre ébranché. Telle était l’impétuosité de son élan, qu’on ne pouvait douter qu’il n’allât se briser lui-même à l’obstacle placé sur son chemin. Rien ne semblait donc pouvoir arracher le cavalier au sort qui l’attendait. L’Endemoniado n’était plus qu’à quelques pas du tronc fatal, quand, par un mouvement aussi subit qu’imprévu, Benito tira son chapeau à larges ailes, et, au moment où un élan suprême allait achever la lutte, le chapeau, interposé brusquement entre l’arbre et le cheval, fit faire à celui-ci un bond de terreur en sens contraire. Nous eûmes alors l’étrange spectacle d’un cavalier sans bride guidant à son gré sa monture indomptée, qui s’élançait d’un côté ou de l’autre, selon que l’épouvantail voltigeait de l’œil droit à l’œil gauche. Ce fut ainsi que l’Endemoniado repassa en frémissant de rage devant l’estrade, où Maria-Antonia paya au vaquero d’un seul regard le prix de son heureuse témérité. L’orgueil du triomphe, qui faisait éclater l’énergique et mâle beauté du cavalier et resplendir son front, au-dessus duquel le vent secouait sa chevelure flottante, justifiait merveilleusement le choix de la jeune fille. Redonnant une nouvelle impulsion au cheval haletant et déconcerté par cette résistance inattendue, Benito le laissa s’élancer dans la direction de la forêt. Nous le suivîmes encore quelques instans, balancé comme un roseau par les sauts prodigieux de l’animal qui dévorait l’espace, et nous l’eûmes bientôt perdu de vue. Quelques cavaliers s’élancèrent après lui ; mais telle était la vitesse de sa course, qu’ils revinrent promptement, renonçant à une poursuite inutile.

Je ne parlerai pas de tous les commentaires qui accompagnèrent la disparition de Benito. Les uns le regardaient comme perdu, malgré ce premier triomphe, car une des victimes de l’Endemoniado avait échappé aussi à l’arbre fatal, et ce n’était que bien loin de l’hacienda qu’on avait trouvé son cadavre, couvert de blessures et foulé aux pieds. Les autres auguraient mieux de l’habileté du jeune vaquero. L’arrivée de Martingale, qui tenait un faisceau de lances à la main, mit bientôt fin aux conjectures, en rappelant que le mayordomo (majordome, c’était Cayetano qui éait investi de cette dignité) devait commencer la course du taureau.

Les toriles étaient vides ; un taureau seul y était resté ; c’était celui que j’avais vu terrasser la veille. Cayetano, la figure encore agitée de passions jalouses, prit une des garrochas et entra seul dans l’arène. Le taureau fut détaché des liens qui le retenaient aux poteaux, et n’eut pas besoin d’être excité pour se ruer à la rencontre du toréador amateur. Cayetano fit quelques passes, en cavalier consommé, pour éviter ses premières atteintes, et attendit l’instant favorable pour piquer l’animal. L’occasion se présenta bientôt. Quand le taureau baissa la tête pour ramasser ses forces et s’élancer de nouveau sur son ennemi, la pointe de la garrocha s’enfonça à la jointure de l’épaule, et le bras vigoureux de Cayetano le contint en arrêt ; mais, au moment où il jetait autour de lui un regard de triomphe, la garrocha se brisa dans sa main, et il ne put, dans le premier moment de surprise, éviter le choc du taureau. Cayetano porta vivement la main à sa cuisse, et quelques gouttes de sang vinrent rougir ses calzoneras de toile blanche. Un juron arraché par l’humiliation plutôt que par la douleur s’échappa de sa bouche, puis il demanda une nouvelle garrocha, tandis qu’il gagnait l’extrémité opposée de la lice.

Quelques minutes se passèrent avant qu’il pût être obéi ; enfin il vint de nouveau se mettre en face du taureau. Cependant une hésitation singulière se trahissait dans son maintien ; je savais Cayetano trop brave pour attribuer son émotion à la crainte : je l’avais vu calme et froid dans des circonstances plus critiques. Bientôt, à cette hésitation succéda un air d’abattement plus inexplicable encore, car son sang ne coulait pas. Enfin, au moment où il levait machinalement une seconde fois la garrocha à la hauteur du poitrail du taureau, son cheval effrayé se cabra, recula, et, sans chercher à s’y opposer, Cayetano se laissa, à la surprise générale, entraîner hors de l’arène. Des cris, des sifflets, des huées, accueillirent la fuite du toréador, qui, insensible à ces outrages, s’éloignait en chancelant sur sa selle comme un homme ivre, et la figure couverte d’une pâleur mortelle.

— Le chapelain ! le chapelain ! crièrent quelques voix d’un ton ironique, voilà un chrétien en danger de mort. Et les sifflets poursuivirent de nouveau le majordome, objet d’une haine unanime. Cependant le chapelain, qui avait pris au spectacle un vif intérêt, paraissait se soucier assez peu d’abandonner sa place sur l’estrade. Il hésitait à prendre au sérieux cet appel à ses fonctions ; mais, sur un signe de don Ramon, il monta à cheval en maugréant et suivit le fugitif.

Profitant du tumulte et de l’issue qu’on lui laissait ouverte, le taureau s’était élancé dans la direction de la forêt sans qu’on songeât à l’en empêcher. Ce dénouement ne faisait que médiocrement le compte des vaqueros, qui fondaient sur la course du taureau l’espoir d’un amusement plus prolongé. A défaut de la course, ils se livrèrent à mille prouesses équestres qui m’eussent vivement intéressé, si ma pensée ne se fût reportée involontairement vers le héros de cette journée. En ce moment, Benito expiait peut-être un triomphe passager par une mort cruelle, loin de tout secours humain. Une angoisse bien autrement profonde était empreinte sur le visage de la fille de l’hacendero. En vain son père l’engageait à quitter l’estrade, puisque tout était fini : ses regards restaient fixés vers l’horizon, tandis que sa main froissait convulsivement les fleurs des sumacs. Le soleil montait lentement et commençait à embraser la campagne sans qu’aucun indice annonçât le retour de Benito, et cependant plus d’une heure s’était écoulée. Enfin un long soupir s’échappa des lèvres de la jeune fille, qui reprirent leur teinte rosée ; une joie indicible rayonna sur sa figure, car un léger nuage de poussière surgissait à l’horizon, et son cœur lui disait que cette poussière était soulevée par celui qu’elle attendait. Le dompteur de chevaux arrivait en effet, rapide comme le nuage poussé par le vent. Les vaqueros suspendirent leurs jeux, et n’eurent que le temps de se former en une double haie pour recevoir leur camarade victorieux. Un coup d’œil suffit pour nous apprendre que l’indomptable Endemoniado était enfin dompté. A ses flancs haletans, à ses yeux éteints, à sa croupe ternie sous une couche de poussière collée par la sueur, il était facile de voir que le redoutable animal n’obéissait plus qu’à la vive terreur que lui inspirait son cavalier. Celui-ci, la figure enflammée et sillonnée çà et là de longues déchirures, la chevelure en désordre, les habits en lambeaux, portait tous les signes d’une victoire chèrement disputée. Au moment où les derniers bonds que ses éperons arrachèrent à l’Endemoniado le firent arriver sous l’estrade, Benito se pencha brusquement en arrière et poussa un cri : le cheval s’arrêta court ; la voix de son vainqueur suffisait à le conduire. Ce fut alors un hourra général parmi les vaqueros. Avec une grâce courtoise que n’eût pas désavouée le plus parfait gentilhomme, Benito s’inclina sur la selle comme pour déposer aux pieds de Maria-Antonia l’hommage de sa victoire. De nouveaux cris s’élevèrent, et tandis qu’un mélange de confusion, d’orgueil et de joie, empourprait le beau visage de la jeune fille, une grappe fleurie de sumac vint tomber dans les mains de Benito. Le jeune homme ne put alors cacher son émotion ; il pâlit, balbutia, et, comme s’il eût faibli sous le choc d’une fleur lancée par la main d’une femme, l’inébranlable cavalier parut chanceler pour la première fois sur sa selle. Je m’approchai de lui pour le complimenter. En cet instant, ma vie avait à ses yeux un prix inestimable : n’étais-je pas le témoin du plus glorieux, du plus doux de ses triomphes ? Aussi, dans l’ivresse de sa joie, probablement aussi pour cacher son trouble, m’étreignit-il vivement dans ses bras nerveux. Benito Goya m’avait pardonné.

Quelques heures après, au moment où je rentrais seul à l’hacienda, je me croisai avec un des héros subalternes de cette journée, avec Juan, l’heureux possesseur du dolman qu’il avait regagné la veille. Malgré ce succès, il semblait plongé dans une profonde tristesse. Comme j’hésitais à l’interroger, il m’adressa le premier la parole :

— Avouez, seigneur cavalier, me dit-il, que Benito Goya est un heureux mortel, car, si je ne me trompe, nous aurons sous peu, dans sa personne, un nouveau maître à l’hacienda.

— Ce ne sera que justice, ce me semble, dis-je à Martingale, car il est aussi beau qu’il est brave ; mais est-ce cette pensée qui cause votre tristesse ?

— Oh ! non ; c’est ce pauvre mayordomo !

— Cayetano ?

— Hélas ! oui, reprit Juan avec un redoublement de grimaces mélancoliques ; il est mort !...

— Mais il était à peine blessé !

Juan prit un air mystérieux.

Il paraît, me dit-il, qu’on avait enduit les cornes du taureau avec le suc du palo mulato[12], et que la mort du pauvre majordome a été aussi horrible que prompte. Vous n’avez pas oublié l’homme qui vous a rencontré mourant de soif, et qui avait averti Benito de vous apporter de l’eau ?, Eh bien ! c’est Feliciano, le frère d’un ancien ami de Cayetano. Cet ami, possesseur d’un secret que le majordome eût voulu lui arracher avec la vie, avait confié à son frère, avec le secret fatal, les alarmes que lui causait le caractère bien connu de Cayetano. Ces alarmes n’étaient que trop fondées. Le frère de Feliciano s’est embarqué un jour avec le majordome, et depuis on ne l’a plus vu reparaître. Feliciano a compris que son frère avait été tué ; il s’est mis à la recherche de l’assassin. Ayant appris que Cayetano vivait parmi nous, il s’est rendu à l’hacienda, où il est arrivé juste à temps pour le voir mourir. Alors il lui a parlé d’événemens qui se sont passés il y a déjà long-temps ; ces révélations ont déterminé chez le moribond une crise effrayante. Il a maudit, blasphémé Dieu comme un païen, jusqu’au moment où d’horribles convulsions ont mis fin à ses souffrances. Certainement le majordome est mort en état de péché mortel, puisqu’il n’a pas voulu se confesser.

— Oui, oui, dit le chapelain, qui s’était approché de nous ; et, citant l’Evangile avec plus d’à-propos que de savoir, il ajouta : — Le Seigneur a dit : « Celui qui frappera avec l’épée périra par le taureau. »

— Amen ! dit Martingale s’inclinant avec une humilité naïve devant l’autorité de son curé ; mais qui diable a pu empoisonner les cornes du taureau ?

Si on se rappelle l’opération bizarre à laquelle j’avais assisté la veille sans être vu et la part qu’y avait prise Feliciano, on ne sera point embarrassé de répondre à cette question, sous laquelle Juan dissimulait prudemment une dangereuse complicité.


GABRIEL FERRY.

  1. Voyez la livraison du 15 août dernier.
  2. Poches en cuir faisant partie du harnachement en usage dans ces contrées, où l’on est forcé d’emporter les vivres avec soi.
  3. Noria : on appelle ainsi le chapelet hydraulique qui sert à faire monter l’eau d’un puits ou d’une citerne, et, par extension, le puits ou la citerne même.
  4. Voyez Cayetano le contrebandier dans la livraison du 15 juillet 1846.
  5. Cavaliers ; littéralement : vachers.
  6. Endroit où les troupeaux se tiennent d’habitude.
  7. Galettes de maïs cuites sur une plaque de fer, et qui remplacent le pain presque partout.
  8. Écharpes de soie ou de coton fabriquées dans le pays, qui servent à voiler la figure et les épaules.
  9. On désigne ainsi les jours consacrés chaque année à compter et à marquer le bétail.
  10. Endiablé.
  11. Lance armée d’un fer très court, entouré à sa naissance d’un bourrelet qui l’empêche de blesser mortellement le taureau.
  12. Espèce de sumac vénéneux. C’est un grand arbre à peau jaune recouverte d’un épiderme rougeâtre, continuellement exfolié. Son suc laiteux est corrosif et fournit un poison très violent.