Souvenirs de quarante ans/8

VI


On était entré dans l’année 1791 ; la Révolution marchait à grands pas, et la position du Roi et de la famille royale devenait de jour en jour difficile et plus critique, celle des personnes qui les entouraient plus douloureuse. Necker, naguère l’idole du peuple, avait été déjà depuis quelque temps forcé de quitter le ministère, après avoir vu tomber en peu de mois cette popularité dont il était si vain. La constitution civile du clergé avait été votée par l’Assemblée, et le clergé français, auquel on voulait l’imposer au nom de la loi, la repoussait au nom de sa conscience et de sa fidélité au chef de l’Église. Mirabeau, qui, après avoir fait tant de mal à la monarchie, s’était rapproché du Roi et avait essayé de soutenir le trône dans les derniers temps de sa vie, venait de mourir à la fin de mars.

Il y avait eu des révoltes terribles dans les troupes, travaillées par les révolutionnaires, et M. de Bouillé n’avait réussi à réprimer celle de Nancy qu’après un combat sanglant. Chaque jour, Paris était troublé par des émotions populaires dont le contre-coup retentissait au château. Le Roi et la famille royale ne pouvaient plus sortir de la ville, et c’est avec peine que, vers la fin du mois de février, on avait laissé partir Mesdames de France ; nous apprîmes même qu’elles avaient été arrêtées à Arnay-le-Duc, parce qu’elles n’étaient pas munies d’un passeport de l’Assemblée.

Le bref du Pape portant condamnation de la constitution civile du clergé rendait la position du Roi encore plus difficile, car ce prince, catholique convaincu, s’était montré résolu à conformer sa conduite au décret émané du Saint-Siège. Or, dès le 10 juillet 1790, le Pape avait écrit au Roi : « S’il était à votre disposition de renoncer même à des droits inhérents à la prérogative royale, vous n’avez pas le droit d’aliéner en rien, ni d’abandonner ce qui est dû à Dieu et à l’Église, dont vous êtes le fils aîné. » Cet avertissement avait été réitéré le 13 septembre de la même année ; et enfin, le 13 avril 1791, le Pape, dans un bref aux cardinaux, avait qualifié de schisme le serment prêté à la constitution civile du clergé.

Dans la seconde quinzaine d’avril, le Roi ayant voulu se rendre à Saint-Cloud, les journaux révolutionnaires annoncèrent que c’était pour recevoir la communion d’un prêtre non assermenté. Ce soupçon suffit pour amener une violente irritation dans les clubs et dans toutes les sociétés populaires. Il y eut un arrêté du club des Cordeliers, affiché au Palais-Royal, qui déclarait « que, le premier fonctionnaire public de la nation souffrant et permettant que des prêtres réfractaires se retirassent dans sa maison, et y exerçassent, au grand scandale des Français et de la loi, les fonctions publiques qui leur sont interdites par elle, la société arrêtait que ce premier fonctionnaire public, ce premier sujet de la loi serait dénoncé aux représentants de la Nation comme réfractaire aux lois constitutionnelles qu’il a juré de maintenir ». Le jour où le Roi devait se rendre à Saint-Cloud avait été publiquement annoncé. Dès le matin, la générale battit, la place du Carrousel, la place Louis XV et le chemin de Saint-Cloud furent couverts d’une grande foule. Lorsqu’à midi le Roi sortit en voiture avec sa famille, cette foule se précipita à la tête des chevaux pour les arrêter. Ce fut en vain que la Fayette et Bailly essayèrent d’obtenir passage pour le Roi. La garde nationale leur désobéit et se mit avec la foule, en criant comme elle : « Ne le laissez pas passer, il ne passera pas. » Le Roi renonça à se rendre ce jour-là à Saint-Cloud, et, le lendemain, se présentant à l’Assemblée, il lui dit qu’il n’avait pas voulu faire cesser, la veille, par la force la résistance qu’on avait opposée à son départ pour Saint-Cloud, parce qu’il avait craint de provoquer des actes de rigueur contre une multitude trompée, mais qu’il importait de prouver à la Nation qu’il était libre pour l’autorité même des sanctions et des acceptations qu’il avait données aux décrets de l’Assemblée. C’était pour cela qu’il persistait dans l’idée de se rendre à Saint-Cloud. L’Assemblée ne daigna même pas ouvrir une délibération sur la communication du Roi.

Au milieu de ces persécutions cruelles, incessantes, et de ces alertes continuelles, la Reine cessa de venir chez ma mère ; elle craignait de compromettre les personnes auxquelles elle aurait donné trop de marques d’affection ou de confiance. Les distractions que l’on permettait à Madame furent interrompues ; elle passait les soirées chez elle, et, fréquemment, après le coucher de M. le Dauphin, je montais et j’assistais au souper de Madame, après lequel nous faisions une partie de reversi.

Mais ma santé avait souffert de tant d’événements dont j’avais été témoin, de tant d’émotions cruelles qu’il fallait renfermer en moi.

Ma mère jugea nécessaire de me distraire et de m’éloigner pour quelque temps de ce théâtre de tant de maux.

Elle exigea une séparation, la première entre elle et moi ; elle me confia aux soins de ma sœur, la duchesse de Charost ; nous partîmes pour aller près de Lille, chez madame de Sainte-Aldegonde, une autre de mes sœurs ; et là nous arrêtâmes un voyage en Zélande qui fut pour moi une vraie partie de plaisir.

Mon oncle et ma tante de Montsoreau furent des nôtres. Nous partîmes tous les quatre ; nous vîmes Tournai, Bruxelles ; nous nous embarquâmes à l’Écluse pour Middelbourg. Nous vîmes ces digues fameuses d’Ombourg et West-Capel. Et comme en ce moment une foire avait lieu à Middelbourg, nous jouîmes du spectacle de la réunion d’une infinité de costumes des environs, qui, tous, élégants et de la plus grande magnificence, formaient par leurs contrastes mêmes un ensemble des plus attrayants.

Nous revînmes par Flessingue à l’Écluse. Nous étions parties sans femmes de chambre, sans domestiques, voulant nous donner le plaisir de l’incognito ; chacun de nous portait son petit paquet, qui, dans une seule occasion, nous parut lourd. Nous arrivâmes à l’Écluse par un soleil du mois de juin ; nous gagnâmes à pied les portes de la ville, comptant bien ne pas attendre longtemps un lieu de repos, mais il en fut autrement. La ville était une ville fortifiée, elle avait un gouverneur ; et, pendant le dîner de M. le gouverneur, les portes en étaient soigneusement fermées.

Quand nous nous présentâmes pour entrer et que nous demandâmes le passage, on nous signifia que les portes ne seraient ouvertes que lorsque M. le gouverneur aurait dîné.

Force nous fut de rester en dehors, et, faute d’asile, il nous fallut demeurer au grand soleil, assis sur nos paquets. Le dîner du gouverneur nous parut long, je l’avoue, et le repos que nous prîmes devant cette porte nous mit en nage.

Nous visitâmes Ostende, Bruges, Gand, et vînmes à Tournai, où nous devions séjourner.

Ce voyage fut délicieux pour moi : du mouvement, des choses nouvelles, des lieux nouveaux, une grande variété d’impressions, une liberté que je n’avais pas encore connue, tout fut jouissance et bonheur ; mais, hélas ! bonheur de bien courte durée.

Tout à coup, vers la fin du mois de juin 1791, nous apprenons que madame la comtesse de Provence[1] est arrivée à Tournai, se sauvant de Paris, et que le Roi aussi a quitté les Tuileries. Notre saisissement peut se concevoir. Nous courûmes chez la princesse ; elle nous dit le départ du Roi et de sa famille pour se rendre à Montmédy, ville forte située près de la frontière, et où commandait M. de Bouillé ; ma mère les accompagnait.

Que d’inquiétudes, de craintes, de tourments ! Ces craintes étaient mêlées d’espérances. Le Roi et la famille royale allaient peut-être échapper à cette demi-captivité dont j’avais été témoin. Établi dans une place forte, au milieu d’une armée fidèle, Louis XVI aurait un point d’appui pour traiter avec l’Assemblée.

Notre agitation nous porta partout où nous pouvions espérer quelques détails, quelques renseignements. La nuit se passa dans de cruelles anxiétés. Le lendemain matin on vint nous apprendre l’arrestation du Roi à Varennes et son retour forcé sur Paris.

La famille royale ! ma mère ! quel sort leur était réservé ! l’attente des nouvelles était un supplice… Enfin, au bout de quelques jours mon frère arrive : il quittait ma mère, il nous apportait de ses nouvelles. Elle était aux Tuileries, en état d’arrestation, dans l’appartement de M. le Dauphin, n’ayant pas même la permission d’en sortir pour entrer chez elle ; un aide de camp de M. de la Fayette, chargé de la surveiller dans tous ses mouvements, couchait dans une chambre à côté de la sienne ; du moins sa santé n’avait pas trop souffert. Elle nous faisait dire d’attendre, pour revenir à Paris, des ordres de sa part.

Nous apprîmes en même temps les détails de ce triste voyage de Varennes : ma mère portait le nom de la baronne de Korf, dame russe qui avait mis son passe-port à la disposition de la famille royale ; Madame Royale et le Dauphin, qu’on avait déguisé en fille, passaient pour ses enfants, sous les noms d’Amélie et d’Aglaé ; la Reine, sous le nom de madame Rocher, jouait le rôle de gouvernante des enfants ; Madame Élisabeth, demoiselle de compagnie, sous le nom de Rosalie ; le Roi enfin, intendant de la baronne russe, sous le nom de Durand. Deux gardes du corps, MM. de Maldent et de Moustier, passaient pour des domestiques ; un troisième garde du corps, M. de Valori, courait en avant pour faire préparer les chevaux. Tout avait été à peu près bien jusqu’à Sainte-Menehould. Mais là le Roi avait été positivement reconnu au relais. C’est de là que le maître de poste, partant à franc étrier, était arrivé à Varennes, où la municipalité avertie avait convoqué la garde nationale ; les populations de tous les environs, ameutées, s’étaient levées en masse. Il n’avait pas été possible de surmonter cet obstacle. Après avoir en vain parlementé, le Roi et la famille royale avaient été contraints d’obtempérer au décret de l’Assemblée apporté par M. de Romeuf, aide de camp de M. de la Fayette, et qui prescrivait de ramener le Roi à Paris, en quelque lieu qu’il fût atteint. Quel retour ! que de périls ! que d’outrages ! que de fatigues ! Un voyage fait au pas par des routes encombrées d’une population hostile, sous les rayons d’un soleil brûlant. La famille royale n’avait pas même eu la consolation de pouvoir cacher ses souffrances à ceux qui en étaient les auteurs. Les trois commissaires de l’Assemblée, Latour-Maubourg, Barnave et Pétion, avaient pris place dans cette voiture, où l’on étouffait et où l’on était si à l’étroit, que Madame Royale avait dû faire une partie du voyage assise sur les genoux de Pétion. Ce n’était que le 25 juin, à sept heures du soir, qu’on était entré à Paris. Quelle morne et cruelle réception ! Je croyais voir le triste cortège traversant l’avenue des Champs-Élysées, dont les allées étaient remplies par trois cent mille spectateurs, dont aucun ne donna à la famille royale un témoignage de respect, pas même un signe de pitié. La garde nationale, dont les armes étaient renversées, pour qu’on vît qu’elle n’était pas là pour rendre les honneurs militaires au Roi, faisait la haie. Toutes les têtes étaient couvertes. Les gardes du corps assis sur le siège avaient été l’objet des insultes les plus grossières, et, à peu de distance des Tuileries, il avait fallu l’intervention de la garde nationale pour préserver leur vie. Enfin on était entré dans le jardin par le pont tournant, et le Roi avec toute sa famille était devenu le prisonnier de M. de la Fayette, investi par un décret de l’Assemblée du gouvernement du château et de la garde de la famille royale. La rigueur de cette captivité avait été si grande, que par surcroît de précaution on avait supprimé la messe de la chapelle du château, parce qu’on trouvait cette chapelle trop éloignée des appartements, et qu’on craignait que, dans le trajet, il n’y eût quelque tentative d’évasion. On avait dressé dans une pièce contiguë à ces appartements un autel de bois, et on en avait fait une chapelle provisoire où le Roi et sa famille entendaient la messe. La Reine, qui occupait l’appartement du rez-de-chaussée, montait-elle chez le Dauphin par l’escalier intérieur, elle trouvait toujours la porte fermée. Un des officiers frappait alors en disant : « La Reine ! » À ce signal, deux des officiers qui gardaient pour ainsi dire à vue ma mère ouvraient la porte. C’était déjà le régime de la prison qui commençait aux Tuileries.

Tant que ce régime dura, ma mère nous prescrivit de rester où nous étions.

Le temps pendant lequel nous attendîmes notre rappel nous parut un siècle. Nous vivions en famille, mais toutes nos pensées n’avaient qu’un même objet, et l’inquiétude de chacun augmentait l’inquiétude de tous.

Enfin quand, au mois de septembre 1791, l’Assemblée qui, pendant cette suspension des pouvoirs du Roi, avait attiré à elle tout le gouvernement, eut terminé la Constitution, elle rendit au Roi, sinon la réalité, du moins l’apparence du pouvoir. Il y eut une amnistie générale et toutes les consignes furent levées. Ma mère, après deux mois et demi de captivité, libre des liens qui lui avaient été imposés, nous manda de revenir à Paris.

Je repris mon logement et me revis avec délices près de ma mère, de M. le Dauphin et de Madame.

On retrouva l’ancienne manière de vivre, avec cette différence que ce qui venait de se passer avait encore augmenté l’affection que le Roi et la famille royale avaient pour nous et le besoin que nous avions de leur prouver notre tendre attachement.

  1. Madame la comtesse de Provence (princesse de Savoie), femme du comte de Provence, depuis Louis XVIII.