Souvenirs de quarante ans/4

II


Vous savez avec quelle rapidité inouïe la révolution marcha après la journée du 14 juillet. Les personnes désignées aux haines populaires n’étaient plus en sûreté à Paris ni en France ; le comte d’Artois partit ainsi que ses deux fils, le duc d’Angoulême et le duc de Berry, qui émigrèrent sous la conduite du duc de Serent. Le prince de Condé, le duc de Bourbon et le duc d’Enghien, désignés, comme le comte d’Artois, aux haines populaires, s’éloignèrent de Chantilly le 27 juillet 1789 ; les paysans des environs étaient soulevés, et heureusement que la voiture des princes avait dépassé Pont-Saint-Maxence avant l’arrivée de la multitude, qui aurait pu se porter à des violences. Les esprits étaient à cette époque, dans presque toute la France, sous le coup d’une de ces paniques qui se changent facilement en fureur. Avec ces mots : « Voici les brigands qui arrivent ! » on avait mis la population tout entière sur pied. Où étaient-ils ? personne ne le savait, et par cela même on les voyait partout. D’où viendraient-ils ? on l’ignorait, et on les attendait par toutes les routes. Ces populations exaspérées de peur et de colère se livrèrent aux plus grands excès. La guerre aux châteaux commença, surtout en Provence, en Alsace, en Franche-Comté, en Guyenne, en Normandie et en Bourgogne. On ajoutait : Paix aux chaumières, mais la paix n’était nulle part. C’est ainsi que l’émigration commença. Les premiers menacés quittèrent la France les premiers. Il y eut plusieurs flots dans l’émigration, parce qu’il y eut plusieurs phases dans la révolution, qui finit par atteindre tout le monde.

Madame de Polignac, que la Reine avait nommée gouvernante de ses enfants après la retraite de madame de Guéménée, était, dès 1789, au nombre des personnes en butte aux haines populaires. La Reine, qui avait pour elle des sentiments de véritable amitié, voyant l’opinion se prononcer contre elle avec une si grande violence, crut devoir sacrifier ses affections à la sûreté de son amie et à l’intérêt du trône ; elle demanda à madame de Polignac de s’éloigner.

Il fallut la remplacer auprès des enfants de France. Le choix était difficile. Il importait, en effet, de trouver une personne qui satisfît aux exigences de l’opinion et qui en même temps eût toutes les qualités requises pour mériter qu’on lui confiât un dépôt si précieux.

La Reine jeta les yeux sur ma mère[1], sur cette mère qui ne vivait que pour ses enfants, qui ne donnait au monde que le peu d’instants que lui laissaient les devoirs qu’elle s’était imposés et qu’elle remplissait avec tant de dévouement, qu’elle était tout pour nous, et que nous étions tout pour elle.

Ce choix de la Reine, qui pour beaucoup d’autres eût été une satisfaction d’amour-propre et d’ambition, fut pour ma mère un coup accablant. Les devoirs de la mission à laquelle elle était appelée, l’importance des fonctions qu’elle aurait à remplir et que les circonstances rendaient si difficiles, lui apparurent ; en même temps ses enfants qu’il faudrait quitter… sa famille… à laquelle il faudrait s’arracher, se présentèrent à son esprit. Elle ne pouvait se résoudre à accepter.

Le combat entre ses affections particulières et le souvenir de la bonté que le Roi et la Reine lui avaient témoignée, à l’époque de la mort de mon père, dura plusieurs jours. Mais le sentiment des malheurs de cette royale famille, le spectacle de l’abandon où beaucoup de ceux qui l’entouraient l’avaient laissée, l’emportèrent. Elle se résigna au sacrifice qu’on lui demandait ; c’en était un alors, et un bien grand : on pouvait déjà prévoir quelques-uns des malheurs cachés dans l’avenir.

Ma mère vit la Reine. Voici les premières paroles que celle-ci lui adressa :

« Madame, j’avais confié mes enfants à l’amitié, aujourd’hui je les confie à la vertu. »

Mes sœurs étaient mariées[2]. Restée seule près de ma mère, je la suivis à Versailles ; ma mère prêta entre les mains du Roi le serment de gouvernante des enfants de France et entra en fonctions.

L’appartement qu’elle occupait se trouvait entre l’appartement de M. le Dauphin et celui de Madame Royale[3]. Toutes les nuits, ma mère couchait dans la chambre de M. le Dauphin et ne le quittait en aucun moment du jour. Je menai donc une vie un peu triste et un peu solitaire dans le court espace qui sépara notre installation à Versailles, au mois d’août 1789, des journées des 5 et 6 octobre suivants.

Logée dans un entre-sol donnant sur une petite cour intérieure fort obscure, dès deux heures de l’après-midi j’étais obligée d’avoir de la lumière ; ma chambre se trouvait précisément placée sous le cabinet de la Reine, qui, malgré ses magnificences de dorures et des plus belles sculptures, n’avait vue, comme mon entre-sol, que sur cette cour.

Un inconvénient grave, résultant de la mauvaise distribution de cette partie du château, excita chez moi des scrupules faciles à comprendre, et ajoutait encore à l’incommodité de ma sombre demeure : tout ce que la Reine disait dans son cabinet s’entendait distinctement dans ma chambre. Tous les jours, à une heure, le Roi venait chez la Reine, et sa voix forte faisait arriver toutes ses paroles jusqu’à moi. Ma mère crut devoir en prévenir la Reine, en lui disant que j’avais le soin de tenir ma fenêtre habituellement fermée. Celle-ci, avec cette grâce et cette bonté qui se retrouvaient dans toutes ses actions et dans toutes ses paroles, lui répondit : « Qu’importe ? je n’ai rien à craindre, quand mes plus secrètes pensées tomberaient dans le cœur de notre chère Pauline. »

Deux mois s’écoulèrent ainsi, et nous étions arrivés au mois d’octobre 1789. Les passions continuaient à fermenter. Une vague inquiétude tenait le château en éveil. Les rapports qui arrivaient de Paris étaient alarmants : on parlait de troubles, de projets de révolte ; une grande agitation régnait à la cour. Les personnes dévouées sentaient augmenter leur attachement, en raison même des bruits qui devenaient plus menaçants, et des périls croissants de la famille royale.

Les gardes du corps, voulant donner un témoignage éclatant de leur fidélité, et en même temps sceller l’union des défenseurs de la famille royale, eurent l’idée d’offrir un repas aux officiers du régiment de Flandre, qui venait d’être appelé à Versailles. Rien de mieux motivé que l’arrivée de ce régiment. M. de la Fayette, qui n’a jamais passé pour alarmiste, avait écrit à M. de Saint-Priest, alors ministre de l’intérieur, pour l’avertir qu’il y avait à Paris de mauvais desseins, et qu’on cherchait à répandre dans la garde nationale parisienne l’idée d’aller à Versailles. M. de Saint-Priest avait porté la lettre au conseil, et proposé de fortifier la garnison. Le ministère, suivant le loi nouvellement établie, en avait référé à la municipalité, et c’était celle-ci qui avait demandé un renfort de troupes. Tout s’était donc passé selon les règles, et la constitution avait été observée dans toutes ses prescriptions. Il n’y avait rien d’inconstitutionnel dans l’idée des gardes du corps d’offrir un dîner à leurs camarades du régiment de Flandre, et les circonstances étaient assez difficiles, les menaces des ennemis de la royauté assez flagrantes, pour que l’utilité d’une pareille manifestation fût incontestable. Le repas eut lieu le 1er octobre ; les gardes du corps y avaient invité non-seulement les officiers du régiment de Flandre, mais ceux des gardes suisses et de la garde nationale ; et, comme nulle part on n’avait pu trouver un local assez vaste pour une si nombreuse réunion, le Roi fit mettre à leur disposition la salle d’opéra du château. On conseilla au Roi de paraître à cette fête, à laquelle toutes les personnes de la cour, assises dans leurs loges, assistèrent. Il était impossible qu’il refusât de se rendre au désir de tant de braves gens prêts à mourir pour lui ; il s’y rendit.

La Reine aussi parut à ce repas avec ses enfants ; ma mère et moi, nous la suivîmes. La présence de la Reine, qui tenait dans ses bras le second Dauphin, excita un vif enthousiasme. La musique joua l’air : Ô Richard, ô mon roi ! qui était malheureusement de circonstance. Par un mouvement spontané, tous les convives se levèrent, et, tirant leur épée, jurèrent de verser pour la famille royale jusqu’à la dernière goutte de leur sang. L’émotion était à son comble, et tout le monde pleurait.

Ce spectacle fit sur moi une impression que je ne peux rendre, et que rien n’a pu effacer.

Je sentis que je m’unissais au serment de ces serviteurs fidèles, de ces braves officiers, et mon cœur se dévoua pour ma vie.

  1. Madame la marquise de Tourzel, depuis duchesse de Tourzel.
  2. Madame la duchesse de Charost, madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, madame la comtesse Louis de Sainte-Aldegonde.
  3. Madame Royale, titre que portait la fille de Louis XVI, depuis duchesse d’Angoulême et Madame la Dauphine.