Souvenirs de quarante ans/19

XVII


Nous quittâmes Meillant et revînmes à Paris. Madame de Charost, si bonne, si tendre sœur, était devenue le centre autour duquel se réunissait toute la famille. M. de Charost, cet excellent homme qui avait pour la famille de sa femme les sentiments d’un fils et d’un frère, avait recueilli dans sa maison sa belle-mère, ses beaux-frères et bellessœurs ; et cette maison offrait l’image de la plus tendre union. Nous étions heureux de vivre ensemble, et notre bonheur eût été sans mélange si les événements politiques n’étaient pas encore venus troubler notre repos.

Une nuit, madame de Charost éveillée ouvrit un volet de sa chambre à coucher, dont la vue donnait sur les Tuileries. Elle fut grandement surprise et effrayée en apercevant des troupes, des canons qui entraient dans le jardin. Elle fit appeler M. de Béarn ; celui-ci fut d’avis qu’il fallait quitter immédiatement Paris, et se rendre à Abondant, terre située près de Dreux, et appartenant à mon frère, qui s’y trouvait dans ce moment avec sa femme.

Cet avis fut adopté, mais l’exécution était difficile.

Votre père voulut que, sans paquets, en évitant tout ce qui pourrait indiquer un départ, nous quittassions sur-le-champ l’hôtel en lui donnant le bras. Il se chargeait de nous faire sortir de Paris. Hors les murs, nous prendrions une de ces petites voitures publiques qui mènent à volonté, l’important était de ne point perdre de temps ; les barrières devaient probablement être fermées, et les difficultés croîtraient dès que la nouvelle de ce qui se passait à Paris se serait répandue. Ma mère, ma sœur et moi suivîmes notre guide, qui nous mena vers la barrière de Grenelle. Des bateaux conduisaient au bas de Passy, hors la barrière, de sorte que, embarqués dans Paris, nous devions débarquer hors Paris sans avoir eu rien à démêler avec les gardiens des portes.

Les choses se présentaient à merveille ; nous allions entrer dans le bateau, quand des gardes de la barrière de Grenelle, qui nous aperçurent, nous firent signe de nous arrêter.

La crainte de leurs fusils nous obligea à leur obéir, et il nous fut signifié que, les ordres étant donnés de ne laisser sortir personne de Paris, on ne pouvait passer l’eau à cet endroit.

Mon mari objecta qu’étranger à Paris, venu de la veille et sans paquets, il voulait retourner chez lui, et qu’il était d’autant plus pressé de s’en aller que sa femme était grosse, et qu’on paraissait craindre qu’il n’y eût du désordre dans la capitale.

Il fallut assez longtemps pérorer. Enfin, M. de Béarn obtint qu’on nous laisserait passer, nous autres femmes ; quant à lui, il dut renoncer à nous accompagner.

Nous nous embarquâmes donc, et nous atteignîmes l’autre rive, non sans éprouver un vif regret de laisser M. de Béarn au milieu du désordre que nous fuyions. Il nous vit monter dans une de ces voitures à volonté qui conduisent dans tous les environs de Paris, et le lendemain il trouva le moyen de venir nous rejoindre.

L’événement qui troublant notre repos nous chassait ainsi de Paris, c’était la journée du 18 fructidor, qui eut des suites si graves.

La commotion passée, Paris nous rappela encore, mais nous ne tardâmes pas à avoir une nouvelle alerte. M. Boulay (de la Meurthe) avait proposé à l’Assemblée une loi qui devait chasser de France tous les nobles : on vint nous annoncer que la loi avait passé. Votre père, mon fils, prenant vite son parti, décida sur-le-champ qu’il m’emmènerait le lendemain en Suisse pour y faire mes couches. Heureusement la nouvelle du succès de la proposition de M. Boulay était fausse, la loi avait été rejetée. Nous restâmes donc à Paris, et le 25 décembre 1797 Dieu m’envoya votre sœur, cette Pauline que j’ai nourrie avec tant de tendresse, qui nous donna tant d’inquiétudes dans ses premières années, et qui nous coûta tant de larmes quand nous la perdîmes, douze ans et demi après sa naissance.

Ma santé, qui s’était trouvée si forte pendant les temps d’épreuves, devenait chancelante. Les eaux me furent ordonnées. Je fis deux années de suite le voyage de Barèges. J’emmenai vos deux sœurs, quand vous, mon cher enfant, encore trop jeune pour me suivre dans ce long voyage, je vous laissai aux soins de ma mère.

Au retour de mon second voyage, je m’établis chez moi ; je pris mon ménage, et, entourée de mes enfants, j’oubliais bien des peines quand un grand chagrin vint m’assaillir.

Ma mère, mon frère, mes sœurs, furent exilés de Paris par ordre de l’Empereur... de l’Empereur, car pendant que, tout entière aux devoirs et aux joies de la famille, je ne vivais que pour mon intérieur, le Directoire avait succédé à la Convention, le Consulat au Directoire et l’Empire au Consulat.

Vous jugez de mon désespoir. Votre père, que l’Empereur avait appelé près de lui, fit tout ce qui était en lui pour obtenir le retrait de cette mesure si rigoureuse. Ses efforts furent inutiles. Ma famille dut partir ; elle alla s’établir à la campagne, chez mon frère.

Profondément affligée, je ne savais quel moyen employer pour obtenir le retour de ma famille. Le temps s’écoulait ; l’absence de ces êtres qui m’étaient si chers se prolongeait ; je n’avais négligé aucunes démarches, mais elles restaient toutes infructueuses. Il était cependant de mon devoir d’user de tous les moyens possibles pour ravoir ma mère et ma famille. Je me décidai à demander une audience à l’Empereur. J’eus peine à obtenir cette audience. Enfin elle me fut accordée.

Après tant d’années, je fus introduite dans ces Tuileries que j’avais quittées dans des circonstances si cruelles. Je ne pus les revoir sans que mille souvenirs du passé, mille sensations douloureuses, vinssent me serrer le cœur. J’étais certainement plus troublée, plus malheureuse, plus souffrante que le jour où je quittai le Château sous la protection de cet homme qui, le 10 août 1792, m’en avait tirée avec madame de Tarente.

L’Empereur me reçut avec un visage sévère, dans lequel je crus démêler cependant un rayon de bienveillance ; mais, quelle que fût mon insistance, je ne pus obtenir la bonne parole que j’étais venue chercher. « Nous verrons cela plus tard », me dit-il au moment où je pris congé de lui.

Ainsi cette démarche qui m’avait tant coûté avait échoué, et je prévoyais qu’il faudrait la renouveler plus d’une fois avant d’arriver au but auquel j’aspirais si ardemment. Cette pensée n’avait rien qui pût ramener le calme dans mon pauvre cœur. J’étais condamnée à subir longtemps encore cette douloureuse séparation.

Cependant la vue de mon frère s’affaiblissait de jour en jour, et il était menacé de devenir entièrement aveugle. Cette circonstance ajoutait aux chagrins de ma famille et aux miens. Je n’y pouvais plus tenir. Je me décidai à tenter, coûte que coûte, un nouvel effort.

Je pars seule de Paris, j’arrive à Compiègne, où était l’Empereur. Votre père sollicite pour moi une audience ; il vient m’annoncer que dans la matinée je serais reçue. On me fait descendre dans le salon qui précède le cabinet. J’attendis avec une anxiété que vous pouvez comprendre, j’attendis... toute la journée, et j’attendis vainement ; la porte ne s’ouvrit pas pour moi. Je ne fus pas reçue. Vous sentez tout ce que j’éprouvai pendant cette journée d’attente mortelle. N’importe ! mon parti était pris. J’étais fille, j’étais sœur, j’étais décidée à aller jusqu’au bout. Le lendemain, on me donna le même espoir que la veille. Je recommençai. Je descendis de nouveau, je fus introduite dans le même salon, je m’établis à la même place, je m’armai de patience, j’attendis. J’attendis encore toute la journée, et je ne fus pas plus reçue que le premier jour. S’il s’était agi de moi, je n’aurais pas renouvelé l’épreuve, mais il s’agissait de ma mère, de mon frère, de ma sœur. Je vins reprendre mon poste le troisième jour ; et je fus enfin admise près de l’Empereur, dans ce cabinet que pendant les deux jours précédents j’avais vu s’ouvrir tant de fois inutilement pour moi.

L’Empereur me fit une réception gracieuse ; mais, feignant d’ignorer le motif de ma démarche, il me demanda quel était l’objet de ma visite. J’exposai ce que je désirais si vivement et depuis si longtemps.

Avec quelle anxiété j’attendais la réponse ! Elle fut favorable. Il m’accordait le retour de ma mère, de ma famille. Mon cœur se rouvrit au bonheur. Il est vrai que l’Empereur fit suivre les paroles consolantes qu’il venait de m’adresser d’un long sermon politique sur la conduite à tenir, sur la prudence à observer. N’importe ! il me rendait ma mère et ma famille. Je le quittai touchée et reconnaissante.

Après ces quatre ans d’exil qui nous avaient séparés, nous nous retrouvâmes donc encore une fois tous à Paris. Nous pûmes avec sécurité, avec tranquillité reprendre cette vie de famille qui était pour nos cœurs d’un si grand prix, car le monde s’était beaucoup rétréci pour nous. Passant l’été à la campagne, l’hiver à Paris, nous vécûmes ainsi, en trouvant le bonheur dans notre intérieur, jusqu’à cette année 1813 qui fut si désastreuse pour les armes de la France.

L’année 1814 s’ouvrit sous des auspices plus menaçants encore. La victoire abandonnait les drapeaux de Napoléon qu’elle avait si longtemps suivis. L’étranger avait pénétré sur notre territoire, les armées coalisées marchaient sur Paris ; le sort de cette grande ville était bien incertain.

Nous quittâmes Paris ; nous nous mîmes en route pour la Rochebeaucourt ; nous emmenâmes nos enfants, tout notre monde, dans un lieu inhabité depuis cinquante ans, dans un château sur lequel vingt ans de révolutions avaient passé en laissant des traces de leur passage. Vous rappelez-vous que, pour nous rendre dans nos chambres nous traversions les corridors un parapluie sur la tête ? Il me semble encore entendre votre oncle nous raconter qu’il a été tourmenté toute la nuit par un cauchemar horrible, et qu’il a découvert le matin que ce cauchemar avait été causé par un filet d’eau qui, filtrant à travers le plafond de sa chambre, lui était tombé goutte à goutte sur le creux de l’estomac.

Enfin, tout mal que nous fussions, nous pensions être à l’abri des dangers dont nous croyions Paris menacé. Nous attendions les événements sans pouvoir les prévoir. Cette immense fortune qui avait rempli le monde allait-elle tomber ?