Souvenirs de quarante ans/13

XI


« La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit, lorsque nous entendîmes frapper.

« À travers la porte de notre chambre on nous signifia, de la part de la Commune de Paris, l’ordre qui venait d’être donné d’enlever du Temple la princesse de Lamballe, ma mère et moi.

« Madame Élisabeth se leva sur-le-champ ; elle-même m’aida à m’habiller, m’embrassa et me conduisit chez la Reine. Nous trouvâmes tout le monde sur pied.

« Notre séparation d’avec la famille royale fut déchirante, et, quoique l’on nous assurât que nous reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un sentiment secret nous disait que nous la quittions pour longtemps.

« On nous fit traverser les souterrains aux flambeaux. À la porte du Temple, nous entrâmes dans un fiacre, et l’on nous conduisit à l’Hôtel de Ville : un officier de gendarmerie était avec nous dans la voiture.

« Arrivées, on nous fit monter dans une grande salle, et l’on nous fit asseoir sur une banquette : pour nous empêcher de causer ensemble, on nous avait séparées en plaçant entre nous des officiers municipaux.

« Nous restâmes assises sur cette banquette plus de deux heures. Enfin, vers les trois heures du matin, on vint appeler la princesse de Lamballe pour l’interroger : ce fut l’affaire d’un quart d’heure, après lequel on appela ma mère ; je voulus la suivre, on s’y opposa en disant que j’aurais mon tour.

« Ma mère, en arrivant dans la salle d’interrogatoire, qui était publique, demanda que je fusse ramenée auprès d’elle ; mais on le lui refusa très-durement en lui disant que je ne courais aucun danger, étant sous la sauvegarde du peuple.

« On vint enfin me chercher et l’on me conduisit à la salle d’interrogatoire ; là, montée sur une estrade, on était en présence d’une foule immense de peuple qui remplissait la salle ; il y avait aussi des tribunes remplies d’hommes et de femmes.

« Billaud-Varenne, debout, faisait les questions, et un secrétaire écrivait les réponses sur un grand registre.

« On me demanda mon nom, mon âge, et on me questionna beaucoup sur la journée du 10 août, m’engageant à déclarer ce que j’avais vu, ce que j’avais entendu dire au Roi et à la famille royale.

« Ils ne surent que ce que je voulus bien leur dire, car je n’avais nullement peur ; je me trouvais comme soutenue par une main invisible qui ne m’a jamais abandonnée et m’a fait toujours conserver ma tête et beaucoup de sang-froid.

« Je demandai très-haut d’être réunie à ma mère et de ne la plus quitter ; plusieurs voix s’élevèrent pour dire : « Oui… Oui… » d’autres murmurèrent.

« On me fit descendre les marches du gradin sur lequel on était élevé, et, après avoir traversé plusieurs corridors, je me vis ramenée à ma mère, que je trouvai bien inquiète de moi ; elle était avec la princesse de Lamballe ; nous fûmes toutes les trois réunies.

« Nous étions dans le cabinet de Tallien et nous y restâmes jusqu’à midi.

« On vint alors nous chercher pour nous conduire à la prison de la Force. On nous fit monter dans un fiacre ; il était entouré de gendarmes, suivi d’un peuple immense. C’était un dimanche ; il y avait un officier de gendarmerie avec nous dans la voiture.

« Ce fut par le guichet donnant sur la rue des Balais, près la rue Saint-Antoine, que nous entrâmes dans cette triste prison.

« On nous fit d’abord passer dans le logement du concierge pour inscrire nos noms sur le registre.

« Je n’oublierai jamais que là un individu fort bien mis, s’approchant de moi, restée seule dans la chambre, me dit : « Mademoiselle, votre position m’intéresse, je vous donne le conseil de quitter les airs de cour que vous avez, d’être plus familière et plus affable. »

« Indignée de l’impertinence de ce monsieur, je le regardai fixement et lui répondis que telle j’avais été, telle je serais toujours, que rien ne pourrait changer mon caractère, et que l’impression qu’il remarquait sur mon visage n’était autre chose que l’image de ce qui se passait dans mon cœur indigné des horreurs que nous voyions.

« Il se tut et se retira, l’air fort mécontent.

« Ma mère, qui, pendant ce temps, était dans une pièce à côté pour y signer le registre des écrous, rentra dans la chambre, mais, hélas ! ce ne fut pas pour longtemps.

« Madame de Lamballe, ma mère et moi, nous fûmes séparées : on nous conduisit dans des cachots différents.

« Je suppliai qu’on me réunît à ma mère, mais on fut inexorable. Ainsi je me trouvai seule dans cette infâme demeure.

« Peu de moments après, le guichetier entra pour m’apporter une cruche d’eau… Cet homme était un très-bon homme… Voyant mes pleurs et mon désespoir d’être séparée de ma mère, entendant mes supplications d’être réunie à elle, il fut réellement touché, et, dans un excellent mouvement dont je garde une vraie reconnaissance, voulant me distraire de ma peine, il me dit : « Je vais vous laisser mon chien ; surtout ne me trahissez pas ! j’aurai l’air de l’avoir oublié par mégarde. »

« À six heures du soir il revint : il m’apportait à manger ; et, m’invitant à prendre quelque chose : « Mangez, mangez, me dit-il, cela vous donnera des forces. » Je n’avais aucune disposition à manger… « Écoutez, me dit-il à demi-voix, je vais vous confier un secret qui vous fera plaisir… Votre mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre ; ainsi vous n’êtes pas bien loin d’elle… D’ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir dans une heure la visite de Manuel, procureur de la Commune, qui viendra pour s’assurer si tout est dans l’ordre : n’ayez pas l’air, je vous en prie, de savoir ce que je vous dis. »

« Effectivement, quelque temps après, j’entendis tirer les verrous du cachot voisin, puis ceux du mien : je vis entrer trois hommes, dont un, que je reconnus très-bien être Manuel, le même qui avait conduit le Roi au Temple.

« Il trouva le cachot où j’étais très-humide et parla de m’en faire changer.

« Je saisis cette occasion de lui dire que tout m’était égal, que la seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était d’être réunie à ma mère… Je le lui demandai avec une grande vivacité, et je vis que ma prière le touchait… Il réfléchit un moment, et me dit : « Demain je dois revenir ici, et nous verrons ; je ne vous oublierai pas. »

« Le pauvre guichetier, en fermant ma porte, me dit à voix basse : « Il est touché, je lui ai vu les larmes dans les yeux ; ayez courage : à demain ! »

« Ce bon François, car c’était le nom de ce guichetier, me donna de l’espoir et me fit un bien que je ne puis exprimer.

« Je me mis à genoux ; je fis ma prière avec un calme et une tranquillité parfaite, je me jetai tout habillée sur l’horrible grabat qui servait de lit ; j’étais abîmée de douleur et de fatigue ; je dormis jusqu’au jour.

« Le lendemain, à sept heures du matin, ma porte s’ouvrit, et je vis entrer Manuel, qui me dit : « J’ai obtenu de la Commune la permission de vous réunir à votre mère ; suivez-moi. »

« Nous montâmes dans la chambre de ma mère ; je me jetai dans ses bras, croyant tous mes malheurs finis, puisque je me trouvais auprès d’elle…

« Elle remercia beaucoup Manuel ; elle lui demanda d’être réunies à la princesse de Lamballe, puisque nous avions été transférées avec elle… Il hésita un instant, puis il dit : « Je le veux bien : je prends cela sur moi. » Il nous conduisit alors dans la chambre de madame de Lamballe, et à huit heures du matin nous étions toutes les trois seules ; nous éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos infortunes.

« Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet venant du Temple : c’étaient nos effets que nous renvoyait la Reine : elle-même, avec cette bonté qui ne se démentit jamais, avait pris soin de les rassembler. Dans le paquet se trouvait cette robe de Madame Élisabeth dont je vous ai parlé plus haut ; elle devient pour moi un gage d’un éternel souvenir, d’un éternel attachement, et je la conserverai toute ma vie.

« L’incommodité de notre logement, l’horreur de la prison, le chagrin d’être séparées du Roi et de sa famille, la sévérité avec laquelle cette séparation semblait nous annoncer que nous serions traitées, tout cela m’attristait fort, je l’avoue, et effrayait extrêmement cette malheureuse princesse de Lamballe.

« Quant à ma mère, elle montrait cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes circonstances de sa vie ; ce courage qui, n’ôtant rien à sa sensibilité, laisse cependant à son âme toute la tranquillité nécessaire pour que son bon esprit puisse lui être d’usage. Elle travaillait, elle lisait, elle causait d’une manière aussi calme que si elle n’eût rien craint : elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même inquiète. »