Souvenirs de quarante ans/10

VIII


Vous pouvez imaginer dans quel état d’esprit se trouvaient les témoins de ces déplorables scènes quand ils se revirent le lendemain de cette cruelle journée : la consternation était peinte sur tous les visages ; la mort était dans tous les cœurs ; c’était le commencement d’une agonie qui devait, à chaque instant, devenir plus douloureuse.

M. le Dauphin, malgré sa jeunesse, qui l’empêchait de sentir toute l’horreur de la situation, était touchant à voir : ses yeux étonnés se portaient sur ses parents ; il ne parlait point ; il ne pouvait se rendre compte des émotions dont il était entouré, de celles qu’il ressentait ; mais par ses caresses au Roi, à la Reine, il prouvait qu’il devinait leur souffrance, qu’il cherchait à les consoler.

Madame, plus âgée, sentait vivement les maux de sa famille. Pendant la journée du 20 juin, un garde national avait dit à la Reine, en lui montrant la jeune princesse : « Quel âge a Mademoiselle ? » La Reine répondit, avec un accent que je crois entendre encore : « Un âge où l’on ne sent que trop l’horreur de pareilles scènes. » La Reine disait vrai : Madame Royale avait été profondément frappée de ce qu’elle avait vu. Elle pouvait pressentir les suites funestes de la situation où nous étions ; son caractère devint sérieux ; elle perdit tout ce qui tenait à l’enfance, et sembla dès lors associer son jeune courage à celui de sa mère.

À cette époque, madame de Tarente, qui fut depuis votre marraine, mon cher fils, cette bonne princesse de Tarente[1], dont bientôt tant de périls communs firent pour moi une amie si précieuse, était dame du palais de la Reine. Elle était si tendrement attachée à cette princesse, qu’elle désira ne plus s’éloigner d’elle, et pria ma mère de lui permettre d’occuper une chambre de son appartement. Liées intimement comme nous l’étions, partageant les mêmes sentiments, appelées à partager les mêmes dangers, il nous était doux de nous rapprocher dans ces terribles épreuves.

Ce fut aussi vers ce temps-là qu’il m’arriva une petite aventure fort maussade dont je veux vous dire un mot.

Une de mes amies d’enfance, mademoiselle de Vintimille, qui venait d’épouser le prince de Belmonté, m’écrivit de Naples. Heureusement sa lettre ne contenait que des assurances d’amitié et d’intérêt sur la position où nous nous trouvions. Je perdis cette lettre dans les troubles du 20 juin ; mais, à mon grand étonnement, à mon grand chagrin, je la retrouvai, vous ne devineriez jamais où : on la criait dans les feuilles du Père Duchêne, infâme journal de l’époque : Lettre de la princesse Vintimille de Belmonté à mademoiselle Pauline de Tourzel, et l’on induisait de la lettre que m’écrivait mon amie qu’il y avait une correspondance organisée entre les émigrés et le château des Tuileries. Heureusement qu’il ne résulta de la dénonciation de ce grand complot que beaucoup d’embarras pour moi et la douleur de savoir que mon nom figurait dans les feuilles infâmes du Père Duchêne.

Justement effrayé de ces troubles qui se renouvelaient sans cesse, le Roi exigea que la Reine, qui, seule, logeait au rez-de-chaussée, vînt coucher dans l’appartement de M. le Dauphin. La Reine prit le lit de ma mère, pour qui on dressa chaque soir un lit de veille ; quant à moi, l’on me fit coucher sur un canapé dans un cabinet à côté de la chambre. Comme personne dans la maison ne se doutait que la Reine eût changé d’appartement pour la nuit, ma mère et moi nous prenions les précautions de sûreté ; je me relevais quand la Reine était couchée, et avec ma mère nous nous assurions de la fermeture des portes, et nous mettions les verrous intérieurs.

Le cabinet que j’occupais servait de passage à la {{Corr| Famille|famille}} royale quand elle allait souper. J’étais couchée de bonne heure, souvent je feignais de dormir lors du passage des princes, et je les voyais l’un après l’autre s’approcher de mon canapé ; j’entendais quelques mots de bonté et d’intérêt dont j’étais l’objet, et je remarquais leurs précautions pour ne point troubler mon sommeil.

Les circonstances devenaient de plus en plus menaçantes, et l’on sentait que le dénoûment de l’agonie politique de la Royauté approchait. Dès le 10 juillet 1792, le ministère girondin avait donné sa démission. C’était un symptôme qui nous annonçait l’approche de la crise finale.

La conduite des Girondins, depuis qu’ils étaient dans l’Assemblée, n’avait pas cessé d’être hostile au Roi. Comme chefs de l’opposition, ils avaient tout fait, au début de la Législative, pour placer le Roi dans l’impossibilité d’exécuter la Constitution, en déterminant l’Assemblée à voter deux décrets, dont le premier violentait la conscience catholique de Louis XVI, et le second déchirait son âme paternelle. Il s’agissait du décret relatif aux prêtres qui avaient refusé le serment à la constitution civile du clergé et qui, déclarés suspects, étaient privés de leur traitement et livrés à la persécution. Le second décret déclarait passibles de la peine de mort les émigrés qui, passé le 1er janvier 1792, demeureraient à l’étranger. Les frères du Roi se trouvaient dans cette catégorie. Enfin les Girondins ne cessaient de pousser à la guerre, dont la perspective enflammait toutes les passions révolutionnaires. C’étaient eux qui avaient demandé la mise en accusation de Lessart, ministre des affaires étrangères, qui avait la part principale à la confiance du Roi, et Vergniaud, l’un de leurs chefs, avait attaqué la Reine elle-même dans un discours célèbre où il semblait déjà la décréter d’accusation. « Je vois d’ici le palais, s’était-il écrié, où des conseillers pervers trompent le Roi que la Constitution nous donne, forgent des fers dont ils veulent nous enchaîner, et ourdissent les trames qui doivent nous livrer à la maison d’Autriche. L’épouvante et la terreur sont souvent sorties, aux temps antiques, de ce palais du despotisme ; qu’elles y rentrent aujourd’hui au nom de la loi ; qu’elles y pénètrent tous les cœurs ; que tous ceux qui l’habitent sachent que la Constitution ne promet l’inviolabilité qu’au Roi ; qu’ils apprennent que la loi y atteindra tous les coupables, et qu’il n’y sera pas une seule tête convaincue d’être criminelle qui puisse échapper à son glaive ! »

Ce fut cette harangue, dans laquelle on sentait déjà le tranchant de la hache du 16 octobre, qui obligea le Roi de donner le ministère aux Girondins pour qu’ils ne le prissent pas par une journée révolutionnaire. Ministres, ils avaient continué leur guerre d’embûches et de calomnies contre le Roi, et l’on put croire qu’ils n’étaient entrés dans la place que pour en agrandir les brèches. C’étaient eux qui avaient fait licencier la garde constitutionnelle et fait décréter d’accusation le duc de Brissac, qui la commandait. Un d’entre eux, Servant, qu’ils avaient fait placer au ministère de la guerre, avait proposé à l’Assemblée, sans prendre l’avis du Roi, de placer un camp de vingt mille fédérés dans les environs de Paris : c’était une force révolutionnaire que les Girondins préparaient à l’Assemblée pour abattre la Royauté quand le moment serait venu. Enfin, voyant que Louis XVI, révolté par tant d’exigences et tant de perfidie, s’était montré décidé à rompre avec eux, l’un des ministres, Roland, avait lu dans le conseil cette lettre pleine d’astuce qu’il destinait dès lors à la publicité et qui devait porter au Roi le coup mortel : « Prenez garde, disait-il dans cette lettre, la défiance n’est pas loin de la haine, et la haine ne recule pas devant le crime ; si vous ne donnez pas satisfaction à la Révolution, elle sera cimentée par le sang ; ratifiez les mesures propres à étouffer le fanatisme des prêtres ; sanctionnez les mesures qui appellent un camp de citoyens sous les murs de Paris. Encore quelques délais, et l’on verra en vous un conspirateur et un complice. »

Lire publiquement une pareille lettre à l’Assemblée, comme le fit Roland après sa sortie du ministère, c’était dénoncer le Roi à la vindicte populaire, c’était le livrer à la Révolution.

Quand l’Assemblée législative apprit que le ministère girondin se retirait, elle déclara la patrie en danger, à cause des menées des rois de Hongrie et de Prusse. On s’attendait à tout au château. On crut d’abord que le mouvement aurait lieu le 14 juillet, anniversaire de la Fédération ; mais la journée se passa sans trouble. On cria seulement beaucoup : Vivent les sans-culottes ! vive Pétion ! Des voix plus insolentes ou plus franches ajoutaient : À bas le Roi ! La famille royale, qui avait dû se rendre au Champ de Mars, put les entendre. À mesure que nous approchions des derniers jours de juillet, la violence des passions augmentait, et les manifestations devenaient plus menaçantes. L’Assemblée recevait tous les jours des pétitions demandant la plupart la suspension du Roi, plusieurs sa déchéance, quelques-unes sa mise en accusation. Les sections de Paris demandèrent, au nombre de quarante-six sur quarante-huit, qu’il fût statué sur la déchéance du Roi. Les pétitionnaires ouvraient la voie aux émeutiers ; on avait peu à peu obtenu le départ de la plus grande partie de la garnison pour les frontières ; la garde constitutionnelle était dissoute, la Révolution était maîtresse. Elle préludait par l’outrage aux derniers coups qu’elle avait à frapper. La Reine fut obligée, à la fin du mois de juillet, de renoncer à toute promenade dans les Tuileries. Elle était allée prendre l’air avec Madame Royale dans le petit jardin du Dauphin, situé à l’extrémité des Tuileries, vers la place Louis XV. Elle fut grossièrement insultée par des fédérés. Quatre officiers suisses percèrent la foule qui entourait la Reine, la placèrent au milieu d’eux ainsi que Madame Royale, et les ramenèrent au château ; deux grenadiers suisses ouvraient la marche. Arrivées dans les appartements, la Reine et Madame remercièrent leurs défenseurs de la manière la plus expressive et la plus touchante, mais la Reine renonça dès ce jour-là à sortir.

Mais dans les derniers jours du mois il y eut des tentatives pour forcer la porte du château.

Cette vie d’inquiétudes et d’alertes dura jusqu’au moment de la terrible journée du 10 août.

Des processions d’hommes des faubourgs, d’hommes à piques, comme on les appelait, préludèrent à cette journée : ils se rendaient à l’Assemblée pour y faire ce que l’on appelait des motions ; ils chantaient des paroles effroyables, et leurs promenades tumultueuses autour du château y portaient la terreur. On eût dit qu’ils venaient reconnaître les lieux avant de les attaquer.

Il était évident que les révolutionnaires de Paris attendaient des auxiliaires pour agir. Ces auxiliaires, c’étaient les Marseillais. Ils arrivèrent à Paris dans les derniers jours de juillet, et les assassinats, préludes d’une lutte plus sérieuse, commencèrent. Santerre ayant annoncé que les sans-culottes de Paris donneraient un banquet aux Marseillais dans le club des Jacobins, le bataillon des grenadiers des Filles-Saint-Thomas, où les royalistes étaient encore en majorité, se réunit pour dîner aux Champs-Élysées. On voulait ainsi opposer une manifestation royaliste à une manifestation révolutionnaire. Les convives du banquet des Champs-Élysées étaient au nombre de cent cinquante. Trois cents Marseillais, à qui l’on avait dit qu’il y avait aux Champs-Élysées un banquet d’aristocrates, se présentèrent en armes et engagèrent le combat. Les gardes nationaux, surpris ou moins aguerris, se défendirent mal ; la plupart se dispersèrent ; quelques hommes isolés, ayant essayé de se défendre, furent égorgés.

Chaque soir je descendais dans l’appartement de ma mère pour y souper ; je passais par l’escalier noir réservé à la Reine et à ma mère, de sorte que je voyais peu ce qui se passait dans le château hors de l’appartement.

Le 9 août, apparemment pour qu’en cas de péril rien ne pût indiquer cette communication secrète, ma mère ne m’en donna pas la clef, et je fus obligée de passer par le grand escalier et par la cour.

Après avoir soupé avec madame de Tarente, et en retournant à l’appartement de M. le Dauphin par la cour, je fus étonnée et toute troublée de trouver cet escalier, que je venais de descendre deux heures auparavant sans y avoir rencontré personne, couvert de gardes suisses assis, couchés sur toutes les marches.

On avait des craintes.

Elles étaient malheureusement trop fondées : on était prévenu que le château devait être attaqué.

Tout le monde veilla.

Dès cinq heures du matin, nous entendîmes sonner le tocsin et battre la générale. Quelques bataillons de gardes nationaux se rendirent au château pour repousser par la force ceux qui s’étaient annoncés comme devant l’assaillir.

Vers sept heures du matin, le Roi passa dans les cours la revue des gardes suisses et des gardes nationales.

Le bataillon de la section des Filles-Saint-Thomas, presque entièrement composé de gens dévoués, fut introduit dans l’intérieur du château. Réunis dans la galerie de Diane, la Reine, M. le Dauphin, Madame et Madame Élisabeth, accompagnés de ma mère et de moi, se présentèrent à eux et furent accueillis par les assurances du plus entier dévouement. La Reine parla à ces hommes de cœur de la confiance qu’elle mettait en eux de manière à redoubler leur enthousiasme.

Au retour du Roi, toute sa famille et les personnes attachées à la famille royale se trouvèrent dans le cabinet du Roi. On savait que les faubourgs étaient en marche vers le château.

L’anxiété était à son comble quand M. Rœderer vint parler au Roi.

Il l’engageait fortement à quitter le château, à se rendre à l’Assemblée : « Là seulement, disait-il, le Roi pouvait être en sûreté lui et sa famille. »

Le Roi refusa longtemps d’obtempérer à ce conseil : il ne voulait point abandonner tant de gens qui s’étaient rassemblés dans le dessein de le défendre…

Rœderer insista ; il parla du sang qui allait couler ; des dangers que courait la vie de la Reine, du Dauphin et de Madame Royale…

Enfin le Roi céda.

Chacun se disposait à suivre le Roi, mais Rœderer exigea que la famille royale seule se rendît à l’Assemblée.

Ma mère accompagnait les enfants de France ; Rœderer voulut s’y opposer ; mais le Roi insista en disant que, étant gouvernante de ses enfants, elle ne pouvait les quitter.

Je ne pus donc être admise à suivre ma mère. Le départ fut si précipité, qu’elle n’eut que le temps de m’embrasser et de me recommander aux soins de la princesse de Tarente.

De la fenêtre de la chambre du Roi nous vîmes passer ce triste cortège, à pied, traversant le jardin des Tuileries, escorté de quelques gardes nationaux, de quelques membres de l’Assemblée, et accueilli par le silence le plus profond. C’était un spectacle à serrer le cœur. L’idée d’un convoi funèbre se présenta à mon esprit ; c’était, en effet, le convoi de la Royauté.

Pour ce qui m’arriva dans cette funeste journée et dans celles qui la suivirent je ne puis vous dire rien de plus complet et de plus précis que ce que vous trouverez dans la lettre que je vais vous lire. Je l’écrivis après ma sortie de prison à ma sœur, madame de Sainte-Aldegonde. Quand cette lettre fut écrite, mes impressions avaient conservé toute leur vivacité, mes souvenirs toute leur fraîcheur. J’étais comme un naufragé qui, au sortir de la tourmente, raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a souffert, ce qu’il a craint et comment il a été sauvé.

  1. La princesse de Tarente, duchesse de la Trémoille, fille de la duchesse de Châtillon.