Souvenirs de prison/Chapitre 10

X

Le « gouverneur. »

M. Morin — de son prénom Joseph — était notre geôlier.

Il se faisait appeler le gouverneur. — « Le gouverneur vient de passer dans le 15… », se chuchotaient entre eux les détenus.

Si vous n’avez jamais été en prison, chère madame, c’est en vain que je tenterais de vous expliquer le sens profond que prenaient alors pour nous ces quatre syllabes : le gou-ver-neur.

Lui-même ne les prononçait jamais sans une certaine solennité. Il avait, notamment, une façon à lui de dire : « Ça, ça regarde le gouverneur… », qui évoquait tout de suite quelque chose de grand. — Pour cette âme simple, nul titre ne passait en majesté celui-là. M. Morin ne l’eût pas échangé contre un sirage. On l’eût presque insulté en lui disant Excellence, et je sais qu’il considérait comme un grave manque de respect qu’on l’appelât Monsieur

Avant de gouverner la prison de Québec, avec ses vingt-trois gardes et ses soixante-seize détenus, M. Morin avait eu un jour l’ambition de gouverner la Province de Québec. On retrouve en effet son nom dans la liste de nos législateurs, à quelque dix ans en arrière, comme représentant d’une quelconque circonscription d’en bas de Québec, Matane ou Rimouski, je ne sais plus au juste… Comme il était naturel, la politique devait le conduire à la prison. — Mais, tout d’abord, qu’est-ce qui l’avait conduit à la politique ?

En ce temps-là, M. Morin jouissait déjà de quelque notoriété parmi les pêcheurs de la côte et les habitants des concessions. C’est qu’il exerçait, comme l’auteur de ces lignes, un métier qui conduit à tout. Il commerçait sur les bœufs. Dans cette carrière, un homme est toujours sûr de se populariser. M. Morin, pour sa part, n’y manqua point. Tout en achetant des bêtes pour le marché, il travaillait ferme à se faire des amis parmi les électeurs. Bœufs à bœufs, il préparait sa majorité. (Aïe, typographe, attention !…)

Au moment que je le connus, M. Morin mesurait environ cinq pieds onze pouces. Comme il avait alors cinquante-trois ans révolus, j’ai lieu de croire qu’il n’a pas grandi depuis. En revanche, on m’apprend, de diverses sources, qu’il a notablement engraissé. Mettons qu’il ait gagné cinquante livres : il devrait être aujourd’hui dans les 275… C’est beaucoup, mais ce n’est pas excessif. À la ferme modèle d’Oka, l’an passé, j’en ai vu qui pesaient bien près du double. Il a, pour le reste, de larges épaules, et, comme marchand de bœufs, tout à fait le physique de l’emploi. Voici d’ailleurs sa photographie :

Le gouverneur Morin.
Cliché Montminy, Québec.

Il serait vraiment dommage, pour l’honneur de la race, qu’une telle figure pérît tout entière. Notre gouvernement se doit à lui-même de fixer dans le métal qui dure cette tête toute d’élégance et de distinction. Espérons qu’un jour ou l’autre M. Chevré sera chargé d’en prendre un moulage, pour orner la prison de Québec.

Il en pourrait faire une gargouille.


Toutes ses manières à notre égard, — que nous fussions condamnés pour vol, pour adultère ou pour libelle, — étaient empreintes tour à tour, ou même à la fois, de condescendance et de brutalité. « Je sens deux hommes en moi », disait saint Augustin, cité par Daudet. Comme ce grand saint, M. Morin sentait deux hommes en lui : c’est à savoir, le député ou le candidat (ce qui, on le sait, veut dire la même chose) et le commerçant d’animaux. Selon qu’il était l’un ou l’autre, c’est-à-dire selon qu’il traitait les détenus en électeurs ou en bœufs, ceux-ci passaient du comble de la joie aux extrémités de l’infortune. — Il arrivait même assez fréquemment que les deux personnages en lui se mêlaient, sans qu’on pût dire exactement où commençait le député, où finissait le marchand de bestiaux.

J’ai, je puis m’en flatter, bien connu l’un et l’autre, — et singulièrement le second…