Souvenirs de musique et de musiciens
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 400-414).
SOUVENIRS DE MUSIQUE ET DE MUSICIENS

 !
LA MAISON PATERNELLE

Je revois de loin, de très loin, sous les combles d’une maison du boulevard de Strasbourg, le salon modeste et mansardé de la « tante Edouard. » On y dansait ce soir-là. Sur un méchant piano droit, un petit garçon jouait à quatre mains, avec sa mère, certaine valse, — en fa naturel majeur, — tirée d’un cahier pour les commençants de Heinrich Enckhausen. Ma mère « faisait les basses, » moi « le haut, » et les couples se penchaient au passage pour apercevoir, derrière le piano, le jeune pianiste.

Un autre soir, vers la même époque, en famille toujours, c’était chez « l’oncle Jules » et « la tante Uranie. » Ce dernier prénom me paraissait extraordinaire. Si j’en eusse alors connu l’étymologie céleste, j’aurais trouvé surtout que ma tante était peu faite pour le porter. Les braves gens goûtaient médiocrement la musique. Mais leur fille « s’y adonnait. » Et je n’ai jamais oublié ni les airs ni les chansons que chantait, avec un fort accent artésien, la blonde et robuste fille de la tante Uranie et de l’oncle Jules.


Le seigneur qui n’a que quinze ans
Revient au printemps
Avec l’hirondelle.
Mais hélas ! passager comme elle,
Il s’enfuit toujours
Avec les beaux jours.


Ou bien :

Le gondolier, dans sa pauvre nacelle,
Retourne au toit où le bonheur l’attend.
La cloche sainte à l’église l’appelle.
Il va prier, il va dormir content.


Cela se trouve, si je ne m’abuse, dans la Reine de Chypre, d’Halévy, que Wagner a célébrée autrefois.

Ou enfin cette autre romance :


Et moi, dans mon bonheur de les voir si contents,
Je me mis à rêver comme on rêve à vingt ans.


Il y avait : « à rêver, » ensuite « à pleurer. « Le verbe changeait à chaque couplet. « Ouais ! Ouais ! » faisait l’oncle Jules, avec le même accent que sa fille. C’était sa manière, unique et brève, de montrer qu’il était content lui aussi. Musique de chant, musique de danse, voilà mes deux plus anciens souvenirs de musique et de musicien.

Ils en évoquent d’autres, du même temps, et qui me sont plus chers. Je donnerais volontiers pour épigraphe à ces premières pages le vers filial de François Coppée : « Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes. » Ma mère fut le sourire, — trop souvent hélas ! à travers ses larmes, — de mon enfance, en la vieille maison parisienne où je ne saurais dire que je vis le jour, tant elle était sombre. Donnant d’un côté sur une cour étroite et de l’autre sur une rue peu fréquentée, le silence en égalait presque la tristesse. Le coup du marteau contre la porte cochère, la cloche et l’horloge des religieuses voisines, tel était pour moi l’unique langage des choses, leur seule voix. Pourtant, les soirs d’hiver, d’autres bruits, moins familiers, arrivaient jusqu’à ma chambre. J’aimais et redoutais également de les entendre. Un orgue de Barbarie jouait dans la rue. Puis un homme commençait à crier, ou plutôt à chanter d’une voix traînante : « Lanterne magique ! » Son appel, prolongé dans les ténèbres, me charmait et m’effrayait tout ensemble. Pour y prêter l’oreille, je levais la tête de dessus mon pupitre d’écolier. J’avais bien envie que l’homme montât, mais je sentais aussi que, s’il était monté, j’aurais eu plus peur encore. L’orgue, autant que la lanterne, me semblait magique. Tous les deux me représentaient un monde inconnu, mystérieux. Je le peuplais de mes rêves et mon imagination y mêlait à des visions fantastiques de merveilleux concerts.

C’est aux environs de ma sixième année que ma mère posa pour la première fois mes doigts sur notre piano, vieil et brave Pleyel que défendait contre la poussière et l’humidité une couverture de drap bleu doublée de peau. Excellente musicienne, ma chère maman l’était à la manière ou plutôt selon l’esprit classique. A défaut de Jean-Sébastien Bach, alors à peu près ignoré des amateurs, et se défiant de Schumann qu’on traitait de révolutionnaire, ma mère jouait surtout Haydn, Mozart et Beethoven. Elle le jouait bien. Une sagesse souriante, une douce raison, l’amour de la règle et de la discipline ordonnait son jeu comme son âme et comme sa vie tout entière. Elle apportait à nos leçons un soin minutieux. Elle « comptait » tout haut, d’une voix ferme, à peine altérée quelquefois par un léger tremblement d’impatience. Pourtant, en mes jours de paresse ou d’entêtement, elle menaçait de me jeter à la figure le contenu d’un verre d’eau placé sur une tablette à portée de sa main. Vaine menace, que la peur de mouiller mon col, et plus encore de m’enrhumer, détournait infailliblement, — je le savais d’avance, — du visage enfantin où ne se peignait nulle crainte. L’heure passait et quand la leçon était finie, ma chère et scrupuleuse maman ne manquait jamais de me garder encore cinq minutes, afin de rattraper, disait-elle, le temps perdu à tourner les pages.

Premières et précieuses leçons, non pas seulement de piano, mais de musique, dont les meilleurs maîtres ne devaient ensuite que développer, fortifier en leur élève les éléments ou les principes. Ecole sérieuse et douce, où je prenais le goût de la mesure et du rythme, d’un jeu sans mollesse comme sans dureté, l’habitude d’un style sans mièvrerie, et la crainte salutaire de la pédale, cette ouvrière de trouble et de confusion. Quelquefois mes poignets, fatigués, fléchissaient. Ma mère les relevait, les soutenait un instant. J’aimais sentir contre eux la fraîcheur et la finesse de ses doigts. A la fin de la leçon, quand la leçon avait été bonne, nous exécutions à quatre mains un ou deux morceaux d’une symphonie de Haydn. Sur la couverture jaune du volume, aux quatre coins, se voyaient les médaillons de Haydn lui-même, de Mozart, de Beethoven et de Weber. Et moi, que ne voyais-je pas dans les allegro dans les andante de la Chasse ou de la Surprise, de Roxelane ou de la Reine de France ! Les enfants commencent par aimer la musique qui leur raconte des histoires. Les enfants n’ont pas si grand tort. On assure que Beethoven se proposait volontiers un sujet, ou un programme. Un jour il répondit à Schindler, qui lui demandait ce qu’il avait voulu dire dans une de ses sonates (Quasi una fantasia) : « Lisez la Tempête de Shakspeare. » Un été, mes grands parents m’emmenèrent à la campagne, sur les bords de la Seine. Là, quand je jouais une petite pièce de Dussek intitulée : Ma barque légère, j’y trouvais et je tâchais d’exprimer par mon jeu le courant, le murmure et la fraîcheur de la rivière, en un mot toute la poésie que Haendel lui-même ne se flatta sans doute jamais de mettre en ses « musiques sur l’eau. »

Aux champs, pendant les vacances, une sœur de mon père s’intéressait à ce qu’on appelait mes « dispositions. » Musicienne et pianiste autant que ma mère, elle l’était autrement : avec moins de style et de goût, plus de passion et de fantaisie. Un beau désordre lui paraissait le principal effet de l’art. Le tempo rubato était son mouvement favori. Aussi la sagesse maternelle craignait-elle pour mes commencements, sa romantique influence. Ma tante était belle de visage. Plus admirable encore, disait-on, chaude et profonde comme son regard avait été sa voix de contralto. Mais depuis la mort de ses deux fils elle ne chantait plus. Cette voix muette, mais non pas morte, cette voix que je savais toujours vivante, et vibrante, avait pour moi l’attrait d’une chose mystérieuse et presque défendue, un charme caché que je rêvais toujours de surprendre. Le soir, dans le salon obscur, près de la fenêtre ouverte sur le jardin, j’essayais timidement au piano les premières mesures d’un de ces airs fameux, Casta Diva, ou la romance « du Saule, » que ma tante avait chantés naguère. Elle s’approchait à pas lents, posait sa main sur mon épaule, et j’espérais un peu. Mais la douleur maternelle était la plus forte. La belle voix meurtrie lui demeurait fidèle et, sous les doigts de l’enfant encore une fois déçu, la ritournelle inutile achevait de mourir.

Dans les papiers laissés par Gounod j’ai trouvé cette note, à la date du 28 avril 1869 : « C’est demain la première communion d’Henry de B... J’y vais. » C’était aussi la mienne. Il y vint en effet. J’ai déjà raconté notre première entrevue. Elle n’eut rien de banal. A la sortie de l’église Saint-Thomas d’Aquin, mon père aborda le grand artiste, avec lequel il était lié depuis l’enfance. : « Cher ami, lui dit-il en me tenant par la main, voici mon fils. Il aime déjà la musique. Voulez-vous ajouter à toutes les bénédictions qu’il vient de recevoir votre bénédiction de beauté ? » Gounod alors de s’écrier : « Mon enfant, aujourd’hui je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ta chaussure. Aujourd’hui tu portes Dieu dans ton cœur et c’est à toi de me bénir. » Puis, joignant le geste à la parole, sur le pavé de la place il se mit à genoux devant moi. « Je ne savais que dire et j’ai rougi d’abord. » Ainsi naquit l’amitié qui devait pendant un quart de siècle m’unir au maître sinon comme son élève, au moins comme son disciple, et même un peu, car il continua de m’appeler de ce nom, comme son enfant.

Le premier opéra qu’on me permit d’entendre ne fut pourtant pas l’un des siens. C’était les Huguenots. Pour admirer l’œuvre, — et même aujourd’hui je dirais volontiers le chef-d’œuvre, en son genre, — de Meyerbeer, j’avais, entre autres raisons, de celles-là même que la raison ne connaît pas. Raisons filiales : la partition, richement reliée, portait sur sa garde de moire verte deux lettres d’or entrelacées, gage d’une prédilection commune à laquelle mes parents m’avaient associé. Leur espoir et le mien ne fut pas déçu. La Bénédiction des poignards me remplit d’épouvante, non moins que de pitié pour les victimes de la Saint-Barthélémy. Valentine, « cette belle fille brune, » comme dit George Sand, était Marie Sasse. Une voix éclatante animait sa robuste personne. Le ténor Colin chantait Raoul. Avec une voix délicieuse, il avait assez de jeunesse et d’élégance pour qu’on eût alors appelé de son nom certaine forme ou certain nœud de cravate. Le fameux duo du quatrième acte me fit sentir, ou pressentir, pour la première fois, la violence où peuvent atteindre « les passions de l’amour. » Tristan était encore inconnu.

Les beautés plus pures de Guillaume Tell me touchèrent moins vivement. Cependant l’entrée, — équestre en ce temps-là, — de Mathilde, sous les traits de Mme Carvalho, ne me laissa point indifférent. J’admirai quelle grandeur, quelle noblesse Faure donnait au personnage de Guillaume, quel accent de tendresse et d’angoisse au poignant arioso : « Sois immobile, » que le violoncelle accompagne et que l’artiste achevait par un cri déchirant. Mon père m’avait particulièrement recommandé cet air, « l’air de la pomme, » comme la plus belle expression musicale de l’amour paternel. Quant à l’amour filial, deux autres pages, également fameuses, du rôle d’Arnold me parurent le traduire avec non moins d’éloquence : « Asile héréditaire » et « Mon père, tu m’as dû maudire ! »

J’aimai beaucoup la Nilsson dans le rôle d’Alice, de Robert-le-Diable ; passionnément dans celui d’Ophélie, où je ne fis pourtant que l’entrevoir, une seule fois, en des circonstances qui ne sont pas à mon avantage. Depuis longtemps ma grand’mère souffrait du cœur. Un soir une crise la prit. En hâte on m’envoya quérir son médecin. Il était à l’Opéra. Je l’y trouvai dans sa loge. Avec sollicitude, car il était de nos amis, il me demanda s’il y avait urgence. Mais le quatrième acte d’Hamlet, : « l’acte de la folie, » commençait. Couronnée de fleurs, Ophélie entrait en scène. L’amour de la musique fut le plus fort. Timidement je proposai d’attendre jusqu’à la fin de l’acte. Ce fut l’affaire d’une demi-heure à peine. Ma grand’mère attendit aussi. Par bonheur elle ne s’en trouva pas plus mal.

On me conduisait parfois au concert. Un dimanche, mon père m’emmena « chez Pasdeloup, » au Cirque d’hiver. Mme Viardot, retirée du théâtre, y devait chanter un air d’Alceste et le Roi des Aulnes. Avant l’entrée de l’illustre artiste, Pasdeloup vint annoncer que Mme Viardot souffrait d’une fluxion à la joue et demandait l’indulgence du public. Elle parut. Une mentonnière, faite d’un simple mouchoir, noué sans élégance au sommet de sa tête, encadrait son visage énergique et ne l’embellissait point. Un léger mouvement se produisit dans la salle. On se permit de sourire. Elle, sans se troubler, commença. Alors, et dès les premières notes, on ne sourit plus. On ne regardait, on ne voyait plus rien d’elle, ni ses traits altérés, ni la fâcheuse compresse, et par sa bouche inspirée, qu’avait beau déformer un mal vulgaire, on entendit seulement l’âme de Gluck et de Schubert chanter.

Pourquoi l’âme de Mozart, après un demi-siècle, chante-t-elle encore pour moi dans quelques mesures ? Quelle relation mystérieuse unit donc à l’ordre musical, ou seulement sonore, le domaine du souvenir ? Mes parents étaient liés avec ce prêtre délicieux, artiste autant que philosophe et savant, que fut le Père Gratry. Une ou deux fois par mois, peut-être davantage, il les recevait à dîner, et moi, tout enfant, avec eux. Le repas était plus que frugal, — il vivait pauvrement, — et servi dans des plats de terre brune. A l’égal des mathématiques et de l’astronomie, sa science préférée, notre hôte chérissait la musique. Il lui donne, dans les Sources, une place d’honneur parmi les grandes disciplines de l’esprit et de l’âme. Le Père nous appelait en souriant ses musiciens, ou, comme disaient les princes d’autrefois, les « virtuoses de sa chambre. » Médiocres virtuoses, mais qui savaient le charmer. Après le dîner, quand c’était l’été, il aimait à me faire admirer, par la fenêtre ouverte, le dôme, tout proche, des Invalides, les coteaux de Meudon, qu’on découvrait au loin, et le ciel peu à peu nocturne où paraissaient les étoiles. Il me les nommait, et d’une voix douce, légèrement voilée, il ajoutait, comme en rêve : « Mon petit enfant, si vous ne croyiez pas qu’elles peuvent être habitées, cela me ferait beaucoup de peine. » Vivement je me défendais de ne le point croire. Puis il donnait le signal de nos modestes concerts, à « Pour nous, disait-il, et pour les Muses. » Mozart était son maître favori. C’est à Mozart qu’il revenait et nous ramenait toujours. Le début de certaine sonate pour piano et violon suffisait à le ravir. Que de fois mon père et moi, n’avons-nous pas dû reprendre pour qui la phrase exquise ! Et jamais depuis je n’ai pu la jouer ou l’écouter sans revoir le cabinet de la rue Barbet de Jouy et les visages aimés, sans ressentir encore la douceur de mon enfance mêlée à la beauté de la nuit. Qui sait, a dit Musset, parlant à la musique :


Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire,
Dans tes soupirs divins nés de l’air qu’il respire...


En ce temps-là je ne le savais pas, et je le sais à peine aujourd’hui.

Mon premier maître, après ma mère, était peu fait pour me l’apprendre. Au début de la guerre de 1870, mes parents, qui restaient à Paris, m’envoyèrent en province chez des cousins. Je reçus d’eux les soins les plus tendres et, du meilleur professeur de piano de l’endroit, les plus déplorables leçons. Le digne homme me faisait jouer la sonate Pathétique. Je l’étudiais sur un piano médiocre, au-dessus duquel un tableau, copié de Véronèse, représentait Moïse sauvé des eaux. A côté de moi, dans son berceau, comme un autre Moïse, reposait et criait tour à tour une enfant nouveau-née. Sa mère, ma cousine, me la donnait volontiers à garder, comptant, hélas ! en vain, sur la vertu de la musique pour l’apaiser et l’endormir. Je conciliais de mon mieux la garde et l’étude. C’est pourquoi j’ai souvent mêlé dans mes souvenirs la sonate Pathétique, la fille de ma cousine et celle du Pharaon.

Mon professeur m’enseignait la sonate tout de travers. J’y mettais de la fausse sensibilité, de l’affectation et de l’emphase, enfin tous les défauts les plus opposés aux qualités classiques du style maternel. Je ne m’en sentais pas moins fier d’interpréter une œuvre dont rien que le nom suffisait à m’émouvoir. Je me figurais que nulle autre, de Beethoven, ou même de la musique entière n’était vraiment ce qu’on peut appeler « pathétique. » Et puis, et surtout, par son titre et par son caractère, la sonate me paraissait répondre aux malheurs de la patrie. Elle en devenait pour moi la représentation et la peinture sonore. Dans un genre plus tempéré, je me plaisais à parcourir un recueil de nos vieux chants : les Échos de France. La première page portait cette dédicace : « A mon enfant bien-aimé. Souvenir lointain, mais bien tendre, de sa vieille mère et plus fidèle amie. » Un demi-siècle après, en des jours de guerre aussi, mais. Dieu soit loué ! d’une autre guerre, il devait m’arriver quelquefois de rouvrir, avec plus d’émotion encore, pour y chercher le courage et l’espoir, le livre mélodieux.

La musique ancienne, ou classique, avait été jusque-là pour moi la seule musique. Je ne connaissais et même je n’imaginais qu’elle. Au printemps de 1871, une autre me fut révélée. : Je crus en quelque sorte la voir naître, vivre, jeune et fraîche, devant moi. Encore une fois c’était au printemps. C’était à la campagne, dans le riant vallon de Sainte-Adresse, près du Havre. C’était chez des amis très chers, et c’était la musique de Fauré. L’accueillante demeure comptait plus d’un artiste parmi ses hôtes : Léonard, le grand violoniste belge, le violoncelliste hollandais Hoffman, de Bailly, contrebassiste à la barbe fleurie, quelquefois André Messager, que je crois bien avoir rencontré là pour la première fois. Mais pas un ne possédait au même degré que le jeune Fauré ce don mystérieux que nul autre ne remplace ou ne surpasse, le charme. En lui, de lui, tout séduisait. Très brun de visage, avec des yeux et des cheveux sombres, sa personne avait un air de rêve et de mélancolie. Profond et doux était le son de sa voix. Agé de quelque vingt-cinq ans, mes douze ans à moi le regardaient et surtout l’écoutaient comme un grand, très grand frère, un frère inspiré. Parmi les mélodies qu’il écrivait alors, compagnes et presque sœurs de ma première adolescence, il en est une surtout dont je ressens encore le vieil et toujours nouvel enchantement. « Levati, sol, che la luna è levata. » Sur ce texte italien, Mme Viardot avait, disait-on, mis au concours, entre amis, la composition d’une mélodie à l’italienne, entendez par là, comme elle faisait elle-même, dans le style des grands Italiens d’autrefois. Celle de Fauré l’emporta sur les autres. L’inspiration plus encore que l’imitation y était sensible. J’éprouvai tout de suite pour ce chant une prédilection passionnée. Il me paraissait d’abord admirable en lui-même. Et puis c’était l’Italie, toute l’Italie, inconnue mais rêvée, dont je croyais en lui reconnaître la voix et l’appel même. Je n’ai jamais cessé d’en éprouver le charme. Pour le jeune homme qui venait de l’écrire et pour l’enfant qui l’écoutait avec délices, je lui sais gré d’avoir tenu toutes ses promesses : la renommée pour l’un ; pour l’autre une mutuelle et longue amitié. De là vient que je ne peux jamais l’entendre sans un obscur désir de larmes.

Cette année-là, nous revînmes à Paris pour la rentrée des classes. Ma mère, trop modeste, ne se croyant pas capable de continuer mon éducation musicale, on me donna pour maitre un professeur de l’excellente école Niedermeyer. Il s’appelait Laussel. J’ai conservé de ses leçons un souvenir très vif. Sans aller jusqu’à me battre, à la moindre faute, il me prenait par le col de ma veste et me secouait rudement. Mais je lui pardonnais, bien plus j’admirais presque ses fureurs. Elles me semblaient, ce qu’elles étaient en réalité, l’effet d’une passion, d’un enthousiasme pour la musique, où je voyais quelque chose de sacré. Grand, svelte, avec ses yeux de flamme, sa chevelure fauve en désordre et sa voix tonnante, je trouvais, en bon élève de quatrième, épris de mythologie, que j’étais alors, je trouvais à mon maître irrité, mais superbe, des airs d’Apollon Pythien. Un jour, à la fin de la leçon, il demanda mon père et, d’un ton menaçant, il le somma de m’enlever tout de suite à mes études littéraires pour me consacrer à la seule musique. Au nom des droits supérieurs de l’art, il en appelait au sentiment du devoir et de la responsabilité paternelle. Son appel ne fut point entendu. Fût-ce pour Bach et Mozart, mon père ne me permit point d’abandonner Homère et Virgile. Et mon père fit bien.

Après Laussel, un poète, l’honnête Fissot me fit l’effet d’un bourgeois. L’un était artiste jusqu’au fond de l’âme ; l’autre seulement pianiste jusqu’au bout des doigts, qu’il avait gros, courts et légers. Bon exécutant, sans être ce qu’on appelle un virtuose, il manquait d’idées générales, et ce manque, en musique même, est fâcheux. Il ne m’apprenait un morceau, comme il le comprenait sans doute, que par le menu. Le « doigté » tenait dans son enseignement une place qui me paraissait dès lors excessive. Il me souvient de certain rondo capriccioso de Weber, où chaque note était par lui marquée d’un chiffre, quelquefois de plusieurs, à choisir, et je m’étonnais que dans la musique, surtout dans cette musique-là, mon professeur ne me montrât guère, au lieu du caprice et de la fantaisie, que des numéros.

Un autre maître allait bientôt me donner d’autres leçons. A cette époque-là, des amis parlèrent à mes parents d’un jeune, très jeune « prix de Rome, » rencontré par eux en Italie. Il avait été l’un de ces enfants qu’on appelle prodiges. On louait en lui plus que l’espérance. Elève du Conservatoire, premier prix de piano à douze ans, il jouait alors par cœur, et dans tous les tons, les quarante-huit préludes et fugues du Clavecin bien tempéré. Pour le moment, il revenait de la Villa Médicis, ou plutôt il en était revenu depuis trois ou quatre ans, à l’âge où communément les autres y arrivent à peine. Et l’on savait peu de chose de lui, sinon que ses vingt ans, — il n’en comptait pas beaucoup davantage, — avaient rapporté de là-bas une chanson de printemps. Chanson d’amour aussi, qui voltigeait sur toutes les lèvres, et que je connaissais bien. Après la mélodie de Fauré, sur un mode moins grave, elle me parlait encore de l’Italie. Et puis, je trouvais au nom, rien qu’au nom de l’auteur, un son délicieux. Quant à l’auteur lui-même, on le disait « charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi. » Et c’est bien ainsi qu’apparut Paladilhe à l’élève qui, du premier jour, admira son maître et l’aima. Aussi bien il n’en fut jamais de plus aimable. Rien en lui ne sentait le magister, encore moins le pédant. Il donnait à ses leçons la grâce et le sourire de sa jeunesse. Sans nul souci de l’heure, il les prolongeait en amicales et libres causeries. Indulgent, familier, il faisait de moi son disciple et son camarade. Il m’enseignait les secrets, les procédés même de notre art, mais surtout il m’en découvrait, — de loin encore, — le mystère. Par lui, l’esprit des sons me devenait intelligible, et sensible leur âme. Quelle musique ne passa pas alors par ses mains, par les miennes, par les nôtres en- semble ! De sa musique à lui j’entendis bientôt parler, mais non par lui, car, en ces temps très anciens, Paladilhe, jeune, était déjà modeste. Le Passant, à l’Opéra-Comique, fut son premier ouvrage. Il ne m’invita point à l’entendre et j’en eus, je crois, un peu de peine. Mais au bout de deux jours, je savais la partition par cœur. Je ne jouais plus qu’elle. La fameuse « mandolinata » y avait trouvé place. Mais d’autres passages ne me ravissaient pas moins, qui n’ont pas cessé de me plaire. C’était un arioso de Zanetto ne demandant à Silvia que la faveur de vivre à ses genoux, en chantant. Je sais encore, à peu près, l’amoureuse prière. Et je n’ai pas non plus oublié la phrase délicieuse, épanouie, de Silvia : « Là-bas, Florence dort sons l’azur scintillant, » où je croyais voir s’étendre au-dessus de ma tête la splendeur nocturne du ciel italien. Ah ! cette musique du Passant, que je l’ai donc aimée alors ! Elle était de mon maitre et j’avais l’âge du Passant.

A la même époque j’aimai, — jusqu’à la folie, — d’autre musique et je ne rougis point de cet amour. On ose à peine parler aujourd’hui du Stabat Mater de Rossini. Qu’importe ! Il parle, il chante encore lui-même. Et comme jadis il chantait ! Comme le chantait une grande artiste, digne fille de son père, Mme de Caters-Lablache, sous les hautes voûtes où se déployait, telle une draperie de fête, le velours splendide de sa voix ! C’était le vendredi-saint, à Saint-Eustache, et c’était en avril. Devant la vieille église des Halles passaient et repassaient les premières voitures de fleurs, et le printemps, et les parfums, et les mélodies éclatantes s’accordaient pour emplir de joie les jeunes cœurs.

Le Requiem que Verdi venait de composer à la mémoire de Manzoni ne me causa pas une émotion moins vive. Un moment j’eus grand’peur de ne pouvoir l’entendre. On devait le donner plusieurs fois à l’Opéra-Comique, en matinée, mais non le jeudi ni le dimanche. Or tous les autres jours, sans exception ni dispense paternelle, étaient pour moi jours de collège. Alors le collégien s’avisa d’écrire au directeur de l’Opéra-Comique, — il s’appelait du Locle, — une lettre suppliante et signée seulement : « Un élève de Paladilhe, » Mon maître, mis dans le secret, appuya ma requête, et du Locle accorda le changement de jour imploré. Ce fut le plus beau jeudi de ma vie scolaire. Il me semblait que l’œuvre était exécutée pour moi seul. Tous les détails de cette exécution me demeurent présents. J’entends encore les deux voix incomparables, — ou seulement comparables entre elles, étant égales en magnificence, — le soprano de la Stolz et le contralto de la Waldmann, se fondre dans le savoureux unisson de l’Agnus Dei. Un autre souvenir, d’un ordre différent, mais non moins vif, me reste aussi : la présence, dans une loge, de Croizette, la belle comédienne du Théâtre-Français, pour laquelle il n’y avait pas dans Paris un lycéen qui ne sentit battre son cœur. Sa vue, et son voisinage, ce jour-là, mit le comble à ma félicité. Enfin, quel chef, quel maitre m’apparut pour la première fois au pupitre en la personne de Verdi ! Quelle force avait son geste, et ses yeux quelle flamme ! Où donc ai-je lu cette pensée : « Notre prunelle dit quelle qualité d’homme il y a en nous. » La qualité de cet homme-là, je ne pouvais même pas la pressentir encore. Je ne savais pas qu’il me serait donné, quinze ou vingt ans après, de l’éprouver et de la comprendre ; je ne devinais pas l’admiration que m’inspireraient les deux œuvres suprêmes de l’illustre musicien et l’honneur que me ferait son amitié.

Le concert, le théâtre, était encore pour moi divertissement rare. Mais dans l’habitude de notre vie familiale, la musique avait tenu de tout temps une grande place. Modeste musique d’ « amateurs, » par où j’entends, sans nul dédain, un petit nombre d’exécutants et d’auditeurs que possédait vraiment son amour. Deux fois par mois, le samedi soir, on « faisait des quatuors » à la maison. Mon père était l’âme de ces réunions sans apprêt : âme grave, un peu sévère même, et rigide à force de droiture, mais humble avec sincérité. Violoniste passable, il se déclarait et se jugeait médiocre, tout au plus. Il me racontait volontiers l’histoire d’un fameux virtuose qui donnait des leçons de violon à un roi et lui fit un jour ce compliment : « Sire, les violonistes peuvent se diviser en trois classes : ceux qui ne jouent pas du tout, ceux qui jouent mal, et ceux qui jouent bien. Votre Majesté s’est déjà élevée jusqu’à la seconde classe. » C’est dans celle-là que mon père se rangeait. Seul, le premier violon de notre quatuor était tenu par un artiste véritable, qui fut longtemps Léopold Dancla. Mon père jouait second violon, avec une attention, que dis-je ? une tension telle — en apparence au moins, — de tout son être, que sa physionomie, son attitude donnaient à son jeu, comme, je crois, son plaisir même, le sérieux d’un travail ou d’un devoir. exigeait de l’auditoire, non pour lui, mais pour les maîtres, un respect silencieux. Le moindre mot, risqué tout bas, une entrée intempestive, était punie d’un « chut ! » ou d’un regard sans aménité. Aussi bien l’auditoire, comme les exécutants, n’avait rien que de modeste. Peu nombreux étaient les appelés, et ceux-ci, — qui n’étaient pas très difficiles, — se croyaient vraiment des élus. Ils formaient un groupe d’amis indulgents, nos voisins pour la plupart. A Paris alors, comme l’a dit Anatole France, « les gens étaient plus près les uns des autres. » Ils l’étaient même par l’esprit, par une commune simplicité de goûts et de mœurs. A se voir, à se recevoir sans faste, ils trouvaient un plaisir délicat, « une intime et cordiale douceur. Il était moins que somptueux, le petit salon de la rue Saint-Guillaume, avec son plafond bas, ses boiseries blanches, ses meubles de palissandre, recouverts de velours bleu. Et que ce velours fût capitonné, cela ne me paraissait déjà plus, comme lorsque j’étais tout enfant, un signe de goût et d’opulence. De même, j’avais cessé d’éprouver, depuis longtemps, la moindre admiration pour la salle à manger, pour les chaises à haut dossier en chêne « tourné, » pour les compotiers de moderne Chine, montés sur des pieds dorés, et pour la cheminée du poêle que surmontait, République ou Minerve, une tête féminine et vaguement grecque. Sous ses yeux sans regard on s’asseyait pour une collation légère après la musique. Mais de cette musique du moins je conserve un cher, un émouvant souvenir. C’est vraiment en ce temps-là que s’ouvrit pour moi « le royaume où demeurent les enchantements célestes des sons. » Le programme de chaque séance comprenait ordinairement deux quatuors à cordes et, comme intermède, un trio, quatuor, ou quintette avec piano, dont j’étais le pianiste. Il n’existe peut-être pas une seule œuvre des maîtres qu’en l’espace de quatre ou cinq ans nous n’ayons ainsi jouée et rejouée. Haydn, Mozart et Beethoven, les premiers ; après eux, Mendelssohn et Schumann, initiaient mon oreille et mon esprit à ce mode, à cette forme, pure, entre toutes, de la beauté musicale qu’est la musique dite « de chambre. » Quatre ou cinq instruments, pas davantage. Mais que de musique, et laquelle ! en si peu de sons ! Combien de fois depuis n’ai-je pas rêvé d’une loi salutaire, qui ne laisserait à certains assembleurs de sonorités innombrables et vaines que l’usage de ces modiques ressources ! Deux violons, un alto et un violoncelle ; quand ils auraient fait de ces quatre « parties, » ou de ces quatre voix, ce qu’un bon musicien peut en faire, on verrait à leur permettre peu à peu l’usage des autres, mais un usage prudent, économe, et toujours surveillé.

De temps en temps, un concerto de piano figurait au programme. Nos amis appelaient cela nos « jours de magnificence. » Alors le quatuor à cordes était doublé. On y ajoutait une contrebasse, et ma mère exécutait sur un second piano les parties, réduites à cet effet, des instruments à vent. Paladilhe me préparait à mon rôle de soliste. Avec infiniment de goût il composait les « cadences » où pourrait se donner carrière l’apprenti virtuose. C’est un répertoire admirable que celui des concertos de piano. Deux au moins, de Beethoven, comptent parmi les chefs-d’œuvre symphoniques du maître : le quatrième et le cinquième et dernier, surnommé « l’Empereur. » Parmi ceux, — beaucoup plus nombreux, — de Mozart, il en est deux, au moins, qui déjà me semblaient et me paraissent encore au-dessus de tous les autres : l’un en ré mineur, avec un premier « tempo » plein de grandeur et de force, que suit une « romance » divine ; l’autre en mi bémol, dont le finale annonce un finale beethovenien, après un andante à la Gluck, où se trahit, à la fin surtout, la plus profonde et pourtant la plus noble douleur.

Ces beautés, et d’autres encore, je commençais à faire mieux que les soupçonner et les entrevoir. Le cœur me battait pendant le premier tutti d’orchestre, de notre orchestre en miniature, avant l’entrée du piano solo. Je me préparais à cette entrée avec recueillement, avec un peu de crainte aussi, mais surtout avec une juvénile et légère allégresse. Le moment était venu. Le solo commençait. Alors, de ne plus entendre que moi, de voir, immobiles et muets, nos amis et mes partenaires n’écouter que moi, cela me causait une émotion délicieuse où se mêlait quelque innocent orgueil. J’étais donc, au moins pour un instant, pendant quelques mesures, l’interprète unique d’un grand musicien. Vraiment je croyais avoir charge d’âme, de son âme à lui. Je le priais tout bas de me secourir, de m’aider non seulement à comprendre son génie, mais à le révéler. Le petit salon ne me paraissait plus si petit, puisque l’esprit de la musique pouvait, tout entier, s’y répandre. Et puis, autour de moi, les visages ne trahissaient qu’une attention sympathique, une bienveillance heureuse. Je m’en sentais enveloppé comme le chef-d’œuvre, avec le chef-d’œuvre que j’essayais de traduire ; entre mes parents, au milieu d’amis, je respirais une atmosphère de tendresse. Les maîtres eux-mêmes, un Mozart, un Beethoven, je les aimais de toutes les forces de mon jeune cœur. J’étais heureux de les servir, et que ce fût au foyer paternel, où, dès mon enfance, on m’avait enseigné leur service. Par leur invisible présence, notre maison me semblait honorée, embellie. Tout, en me demeurant familier, m’y devenait auguste, et l’idéal m’y apparaissait à la fois supérieur et prochain.

Je venais d’achever ma dix-septième année. Mes classes finies, mon père avait décidé que je ferais mon droit. Il était reconnu déjà que ce n’est pas faire grand’chose. Personnellement, j’estimais que ce n’était rien, ou du moins rien qui me charmât. En guise d’étude supplémentaire, et pour moi consolatrice, je ne voyais, je ne souhaitais que la musique. Mes parents souscrivaient à mon désir. Paladilhe assura qu’il ne me serait pas très difficile d’entrer au Conservatoire. Il répondait même du succès. Mes parents voulurent bien le croire. Je ne leur en saurai jamais assez de gré. Le mot seul de Conservatoire ne laissa pas d’effaroucher d’abord quelques honnêtes personnes de ma famille. C’est même à compter de ce jour qu’un oncle de province me baptisa « le jeune histrion. » Je n’en travaillai pas moins, pendant les vacances, l’examen d’admission. Au mois d’octobre 1875, j’étais reçu dans la classe de piano de Marmontel.


CAMILLE BELLAIGUE.